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Viliometolc : Meztli
Olyana était assise sur un somptueux lit, dans une chambre magnifiquement meublée et Catequil lui avait attribué une esclave, alors qu'elle était censée en être une elle-même. Elle ignorait ce qui faisait que le noble s'intéressait à elle ; elle s'interrogeait surtout sur ce que lui avait dit Pillan Camaxtli. Comment pouvait-il avoir un message de la part de Keezan ?
On frappa à sa porte. Elle alla elle-même ouvrir, ayant dit à Lipochtli, son esclave, qu'elle pouvait aller se reposer. Sur le seuil de la porte se tenait le jeune guerrier qui avait vaincu le géant Huitzi, Pillan Camaxtli lui-même. Elle s'effaça pour le laisser entrer, puis referma la porte derrière lui. Sa vue lui faisait mal : il ressemblait tellement à Keezan ! Elle n'essayait pas d'analyser ce qu'elle éprouvait pour le jeune homme de Kal Homel. Elle savait très bien que jamais elle n'aurait pu épouser un zarval, puisque Keezan se disait tel. Elle préférait penser à lui comme un ami très cher et sa disparition la faisait souffrir.
- Olyana d'Iridium, je venais simplement m'assurer que tu étais bien installée, dit finalement Pillan, rompant enfin le silence. Comme je suis responsable de ta présence ici, je me considère comme...
- Merci de m'avoir délivrée de Milenac et de Michek, l'interrompit Olyana. Comme tu l'as certainement remarqué, Pillan Camaxtli de Viliometolc, je ne souhaitais pas ce mariage. Mais la vie m'était devenue indifférente. Alors, dis-moi, qu'est devenu celui qui t'a donné le message que tu m'as dit dans la salle du trône ? Je sais qu'il est mort, mais est-il mort dans tes bras, en t'appelant son frère, comme il est souvent de coutume lors d'un combat loyal ? A-t-il eu des funérailles dignes de lui ?
- Et si je te disais, Olyana d'Iridium, qu'il était vivant ?
Elle eut un geste de recul et ses lèvres esquissèrent une moue de dégoût.
- Après ce que tu as fait pour moi, je pensais que tu étais mon ami, le sien peut-être ! Si tel est le cas, pourquoi souhaiterais-tu me faire souffrir davantage ? Sa mort est déjà pour moi une douleur suffisante. Dis-moi la vérité, Pillan Camaxtli.
Le jeune homme soupira intérieurement et répondit doucement :
- Il est mort dans mes bras, comme tu l'as dit. Il m'a donné cette pièce métallique en me demandant de te la remettre et de te dire de vivre. Il m'a fait jurer de te protéger, y compris de toi-même, tant que je le pourrais sans faillir à l'honneur. J'espère être capable de remplir ce rôle.
- Lui avez-vous donné une sépulture digne de lui ?
- Oui, Olyana d'Iridium, ses funérailles furent celles d'un grand guerrier.
- Pillan Camaxtli, dis-moi, seras-tu mon ami ?
- Je serai ton esclave, Olyana d'Iridium. Mes armes sont à ton service, nuit et jour, répondit Pillan.
Il s'inclina et sortit de la pièce. Olyana eut un léger sourire : elle avait au moins un ami dans la place ! Bien sûr, elle aurait aimé aussi savoir où étaient Elizan et Elya Jumy, mais elle se doutait qu'ils devaient profiter de leur bonheur tout neuf et de l'ivresse de savoir qu'ils étaient aimés.
Catequil ne venait que rarement voir la jeune fille, toujours avec politesse, s'enquérant de ses désirs. Olyana trouvait qu'il n'y avait que peu de comparaison avec le noble désagréable qu'elle avait vu le premier jour et qui avait visiblement tout fait pour énerver Milenac. Elle ne revit pas le jeune guerrier, mais elle sentait une présence amie autour d'elle. Plusieurs fois, Lipochtli lui avait dit qu'il y avait eu des bruits de lutte à sa porte, la jeune esclave dormant dans une pièce plus proche du couloir que celle d'Olyana. La jeune fille savait que son défenseur était Pillan Camaxtli. Elle n'avait jamais vu aucune des traces de ces combats, mais l'air soucieux que Catequil arborait de temps en temps lui disait que Lipochtli avait raison et que ceux qui étaient défaits faisaient sans doute partie des hommes de Milenac.
Tous les matins, Pillan faisait un rapport à Catequil sur ce qu'il s'était passé durant la nuit, puis allait prendre quelques heures de repos après s'être assuré que Olyana était protégée. Les deux hommes, Catequil et Pillan, étaient aussi soucieux l'un que l'autre, car ils savaient qu'ils s'attaquaient à plus fort qu'eux. Lors de leurs réunions matinales, car le jeune guerrier revenait vers la fin de la matinée, les deux hommes discutaient dans le bureau de Catequil, une pièce placée au dernier étage de sa maison, aux portes gardées par les hommes les plus fidèles au noble, impossibles à corrompre, et Catequil avait personnellement vérifié que personne ne pouvait venir écouter par la fenêtre. Catequil était généralement assis derrière son bureau, les coudes sur la table et le menton au creux des mains, les sourcils froncés, alors que Pillan était soit sur une chaise devant le bureau, soit déambulant dans la pièce. Les discussions étaient souvent âpres, mais les deux hommes s'entendaient merveilleusement bien ; une sorte de complicité s'était tissée entre le noble et le jeune guerrier, une complicité surtout basée sur un but commun : Milenac.
Pillan n'avait pas les mêmes griefs que Catequil pour en vouloir à Milenac, mais il avait été révolté d'apprendre comment le Quan avait agi avec la fiancée de Catequil. A Kal Homel, jamais aucun zarval digne de ce nom n'aurait agi de façon aussi infamante envers une zarvale libre. Et, au fond de son coeur, il avait eu une peur terrible, celle que Milenac n'agisse de même avec Olyana. Après avoir vérifié les dires de Catequil, sans le dire au noble, même s'il se doutait bien que celui-ci était au courant, il avait adhéré pleinement à ses vues. Il ignorait pourquoi Catequil l'avait pris ainsi en amitié et la raison qui avait fait qu'il ne l'avait pas laissé mourir de ses blessures. Le noble ne pouvait pas ne pas avoir remarqué que Pillan n'était pas un homme brun de naissance, mais il devait penser qu'il avait été enlevé tout bébé de Viliometolc. Pillan avait donc accepté d'être surentraîné pour pouvoir défier l'actuel champion de Milenac, le géant Huitzi. La renommée du géant faisait un peu frissonner le jeune guerrier, mais il se souvenait des conseils de Zal Hyrda qui hurlait souvent, exaspéré, qu'une réputation servait bien plus à faire peur à l'adversaire qu'à se défendre.
- On ne craint pas une réputation, ne cessait-il de répéter, on craint un homme. Mais seulement une fois qu'on l'a rencontré.
Alors il s'était entraîné, plus durement encore qu'avec Zal Hyrda, car Catequil était un maître sévère. Le maître d'armes du noble, celui que l'on soupçonnait de se cacher dans les souterrains de Catequil et d'entraîner secrètement tous ses gardes, était en fait un tout jeune homme, qui ne devait certes pas avoir plus de vingt-cinq ans, mais qui se battait avec une habileté redoutable. En voyant ses yeux, Pillan en avait compris la raison : Uyitzin, le jeune homme, avait visiblement vécu un terrible drame et en était ressorti sans aucune envie de vivre. Il ne craignait pas la mort et c'était ce qui faisait sa force. Les premiers combats furent rudes pour Pillan, qui se flattait d'être un bon guerrier : Uyitzin le vainquit sans aucun mal dès les premières passes. Mais le jeune homme le rassura : Pillan était effectivement un bon combattant, puisque Catequil l'avait choisi et qu'il avait réussi à tuer trois des gardes du noble que, lui-même, Uyitzin, avait entraîné.
Intrigués l'un par l'autre, les deux jeunes hommes passèrent de plus en plus de temps ensemble, presque toujours les armes à la main. Pillan apprit à Uyitzin les techniques de combat propres aux zarvals, mettant l'accent sur le style du sindar, qu'il maîtrisait parfaitement, et le jeune maître d'armes affina ses réflexes, faisant de lui une véritable machine de guerre. Les affrontements devinrent de plus en plus difficiles pour Uyitzin et Catequil, qui les observait de temps en temps, restait stupéfait par les progrès de Pillan et par leur façon de combattre. Il n'y avait pas un seul temps mort dans leur lutte, sans cesse l'un d'eux attaquait, parait, feintait, le tout à une vitesse sidérante. Catequil était présent lorsque Pillan battit Uyitzin pour la première fois et le jeune maître d'armes baissa ses lames.
- Il est prêt pour affronter Huitzi, dit-il sobrement.
- C'est peut-être un coup de chance, hasarda Catequil.
- Non, fit Uyitzin en secouant la tête. C'est moi qui ai bénéficié de chance jusqu'à maintenant.
Les combats suivants démontrèrent que Uyitzin avait raison : il ne se passait plus deux affrontements sans que Pillan ne touchât le jeune maître d'armes. Alors Catequil décida de passer à l'attaque ; fortuitement, il apprit le jour où Elizan allait mener son premier combat dans l'arène et choisit ce jour pour frapper. En attendant, Uyitzin et Pillan travaillèrent à affiner plus encore leur technique, cherchant la parade à des attaques particulièrement vicieuses qui étaient réputées pour être mortelles.
Maintenant, avec le problème des hommes de Milenac qui entraient chez Catequil comme dans un moulin, Catequil, Pillan et Uyitzin devenaient soucieux. Le jeune maître d'armes ne participait pas aux réunions matinales, mais Pillan passait toujours plusieurs heures dans l'après-midi à discuter avec son ami, lui résumant le contenu des discussions avec Catequil. Uyitzin n'avait peut-être plus le goût de vivre, mais il comprenait fort bien que certains l'aient toujours et il cherchait tout aussi activement que son ami comment aider leur maître et ami.
Catequil ressemblait beaucoup à Milenac par certains côtés : il était mince, musclé - sa réputation à l'épée n'était plus à faire -, portait un harnachement plus simple encore que celui de son Quan, presque comme celui qu'il avait donné à Pillan, de bonne qualité, mais usé ; ses cheveux noirs étaient mêlés de gris au niveau des tempes, mais son regard gris sombre avait des reflets d'acier. Sa bouche mince gardait un pli un peu méprisant, dû au fait qu'il tenait sans cesse ses lèvres serrées d'un air réprobateur. Si son visage avait la même impassibilité que celui de Pillan, ses gestes trahissaient parfois ses pensées. Il n'avait pas fallu longtemps au jeune guerrier pour comprendre que la scène jouée devant le Quan lors de la capture d'Elizan, d'Elya Jumy et d'Olyana, scène rapportée par Olyana, n'avait été qu'un moyen d'énerver Milenac.
Par prudence, Pillan n'avait pas revu Elizan, ni Elya Jumy. Parfois, Akanchob venait faire une visite à Catequil, pour lui demander si son champion accepterait de se battre contre un jeune espoir, mais toujours Catequil refusait ; il craignait une traîtrise de la part de Milenac, comme une lame empoisonnée qui lui aurait enlevé Pillan. De temps en temps, Huitzi accompagnait Akanchob et les deux guerriers avaient mis au point un langage des signes pour pouvoir communiquer sans mettre la puce à l'oreille d'éventuels observateurs. Il apprit ainsi que Milenac ne causait pas d'ennuis à Elizan et Elya Jumy et que les deux zarvals vivaient parfaitement heureux à Viliometolc. A cette nouvelle, il avait senti son coeur se serrer un peu ; maintenant qu'ils s'étaient enfin rejoints, Elizan et Elya Jumy oubliaient leur ami. Mais son visage n'avait rien trahi, entraîné par les années de pratique à Kal Homel. Cette annonce avait aussi déterminé une idée qu'il ruminait depuis quelque temps déjà : ramener Olyana chez elle, à Iridium. Il avait d'abord compté le faire avec l'aide d'Elizan et d'Elya Jumy, mais maintenant, s'orientait plutôt vers une solution solitaire.
Un soir, sa décision fut prise. Il alla voir Catequil, avec qui il parla longtemps ; le noble rechignait à le laisser partir, même avec la promesse de revenir, car il craignait un peu que Milenac ne profite de l'absence de son champion pour porter un grand coup.
- Uyitzin m'a promis de veiller la nuit à ma place, plaida Pillan. De plus, si jamais tu as un problème, va voir Elizan de Kal Homel et Elya Jumy d'Iriss Zaiv de ma part. Dis-leur que Keezan leur demande de t'aider. Ils viendront à ton secours et ce sont de fines lames. Je pense aussi que Huitzi les accompagnera. Non, Catequil, tu n'as rien à craindre.
A contrecoeur, Catequil finit par donner son accord. Alors Pillan attendit que toute la maisonnée soit endormie pour se glisser dans la chambre d'Olyana.
Un de ses premiers soins avait été de faire de Lipochtli une de ses amies. La jeune fille brune aurait fait n'importe quoi pour lui, aussi n'éprouva-t-elle pas la moindre frayeur en voyant le jeune homme au pied de son lit en pleine nuit.
- Vite, va réveiller Olyana d'Iridium et dis-lui que Pillan Camaxtli veut lui parler.
Lipochtli exécuta promptement ce qui lui avait été demandé et bientôt, Olyana se dressait devant Pillan, tandis que la jeune esclave se mettait dans un coin.
- Olyana d'Iridium, je t'ai dit le premier jour que j'étais ton esclave. Aujourd'hui, je viens pour réaliser une des promesses que j'ai faites : celle de te ramener chez toi, dans ton pays.
Olyana se redressa à moitié, son visage s'éclairant.
- Tu ferais cela, Pillan Camaxtli ? s'exclama-t-elle.
- Je le ferai, Olyana d'Iridium, car je l'ai promis.
La jeune fille dorée comprit qu'il l'avait promis à Keezan mourant, alors qu'il voulait dire qu'il le lui avait promis à elle, sous le nom de Keezan.
- Je te suis, Pillan Camaxtli, dit-elle, frémissante.
Le jeune homme inclina simplement la tête ; il s'effaça pour la laisser passer, mais, alors qu'il allait refermer la porte, une mince silhouette se jeta sur lui.
- Ne me laisse pas ici, Pillan ! supplia Lipochtli. Emmène-moi avec Olyana et toi, je t'en prie !
Pillan allait refuser, pour ne pas compromettre la sécurité d'Olyana, mais le regard de Lipochtli était si empli de prière qu'il ne put pas fait autrement que céder. Il entrouvrit légèrement la porte et la jeune fille se coula hors de la pièce, puis leva vers lui un visage illuminé de joie.
Pillan, Olyana et Lipochtli sortirent de la maison sans problème, sachant où se trouvaient les gardes. Une fois dans la rue, Pillan redoubla de prudence ; d'une part, il y avait des gardes qui faisaient des rondes durant la nuit et d'autre part, les assassins de Milenac pouvaient très bien arriver à ce moment. Louvoyant avec art dans les rues sombres, profitant des instants de nuit totale quand la lune se cachait derrière un nuage, ils atteignirent la porte de la ville. Là, Pillan vérifia quelque chose, puis sortit à découvert, s'avançant vers le garde qui était nonchalamment appuyé contre le mur.
- C'est moi, Tetlicoah, dit-il à mi-voix, posant la main sur l'épaule de l'homme.
Il le sentit s'affaisser légèrement sous son emprise et, regardant d'un peu plus près, il s'aperçut que Tetlicoah avait été tué. Comprenant qu'ils étaient épiés, il manoeuvra la porte lui-même, puis fit un geste à l'adresse des deux jeunes filles restées dans l'ombre. Le geste était si péremptoire que Lipochtli comprit immédiatement qu'il s'agissait d'une urgence et elle s'élança de toute sa vitesse, entraînant Olyana avec elle dans sa course. Un cri donna l'alarme et quatre guerriers se précipitèrent vers les fuyards. Pillan se campa devant la porte ouverte et dégaina ses cimeterres qui sortirent de leur fourreau dans un sifflement de mort.
Le premier guerrier tomba sans avoir le temps de comprendre comment. Alors que Pillan faisait face aux autres, une mine silhouette se glissa à côté de lui et ramassa le harnachement du guerrier mort, qu'elle ajusta sur elle. L'épée sortit à son tour de son fourreau et une nouvelle lame vint seconder celles de Pillan.
- Va-t'en, Lipochtli ! gronda Pillan. Va-t'en et protège Olyana !
- Pas sans toi, Pillan Camaxtli, répondit la jeune esclave d'un ton têtu.
D'abord inquiet, Pillan la surveilla du coin de l'oeil, puis se détendit légèrement : Lipochtli maniait l'épée d'une main sûre et le guerrier qui lui faisait face, hésitant parce qu'elle était une femme, se vit tuer proprement. Le combat était maintenant à égalité, Pillan et Lipochtli ayant chacun un adversaire, et se termina rapidement. Après un regard de connivence, les deux jeunes gens sortirent de la cité et Pillan ferma la porte, la laissant légèrement entrebâillée. Non loin des murs, il avait caché deux itixtls, ces montures des hommes bruns, proches des mankors, mais avec la vitesse d'un hydragui. Il prit Lipochtli sur son itixtl sans faire de commentaires, puis ils s'éloignèrent de Viliometolc.
En chemin, Lipochtli lui dit que son vrai nom était Meztli, mais que Catequil le lui avait changé, car sa fiancée s'appelait ainsi. Pillan la regarda, eut un drôle de sourire, puis dit :
- Meztli est un bien plus beau nom que Lipochtli et te sied très bien. C'est un nom pour une jeune fille courageuse.
Meztli rougit légèrement, mais ne dit rien. A côté d'eux, Olyana regardait droit devant elle, un sourire heureux sur ses lèvres. Puis soudain, elle se tourna vers Pillan.
- Dis-moi, Pillan Camaxtli, ta technique de combat n'est pas très habituelle à Viliometolc. Elle me rappelle plutôt celle des zarvals de Kal Homel.
- Le maître d'armes de Catequil connaît ces techniques, répondit Pillan d'un ton léger. Et j'ai discuté avec Elizan de Kal Homel.
- Mais, insista Olyana, Elizan est un filynn et non un sindar ! Or tu combats en sindar !
- Oublies-tu que Elizan allait combattre en sindar contre Huitzi lors des jeux ? De plus, je préfère les lames courbes.
- Tu parles de sindar comme si tu connaissais bien le sujet.
- C'est le cas, Olyana d'Iridium. J'ai beaucoup discuté avec Elizan.
Le ton de Pillan était sec et Olyana se tut, jusqu'à la pause du midi. Meztli, apportant les sacoches de Pillan près du camp, les renversa par terre dans un faux mouvement et Olyana eut un cri en voyant un harnachement qu'elle aurait reconnu n'importe où. Elle prit les cuirs dans ses mains, reconnaissant l'écusson au niveau de l'épaule, et notant avec un serrement de coeur une trace de sang au niveau de la taille. Elle leva les yeux vers Pillan.
- C'est le harnachement de Keezan ! accusa-t-elle, des larmes aux yeux. Tu m'avais dit qu'il avait eu un enterrement digne de lui !
- A Viliometolc, on n'enterre pas un grand guerrier avec son harnachement de combat. On lui met des cuirs de parade, très beaux et solides, ainsi si on retrouve son cadavre des années plus tard, on verra à ce harnachement qu'il était très respecté. En général, on donne les cuirs du mort à sa famille ou à ses proches. Les veux-tu, Olyana d'Iridium ?
La jeune fille caressa les cuirs doucement, mais secoua négativement la tête.
- Non, je n'ai aucun droit sur eux. Reprends-les, Pillan Camaxtli.
Elle les tendit au jeune homme qui se tenait debout à côté d'elle et, levant les yeux vers lui, elle aperçut toutes les cicatrices qui constellaient son corps, notamment la vilaine balafre qui lui traversait l'abdomen et qui correspondait exactement avec la trace de sang qui marquait le harnachement, ainsi que les blessures les plus récentes et qui ne pouvaient provenir que d'un combat déséquilibré contre des adversaires puissants. Ses yeux s'élargirent, incrédules, ses lèvres s'entrouvrirent légèrement, puis elle murmura :
- Keezan ? Keezan, c'est bien toi ?
Il prit le harnachement et le laissa tomber sur ses sacoches.
- C'est moi, dit-il doucement. Je ne suis pas mort, ma princesse.
Meztli était plus loin, s'occupant du feu pour faire cuire un petit animal que Pillan avait attrapé en chemin et elle n'entendit jamais le jeune homme appeler Olyana "ma princesse". Mais la jeune fille dorée détourna la tête et rougit.
- Non, Keezan, tu ne dois pas m'appeler ainsi. Quand nous étions à Kal Homel, je n'ai trop rien dit, car je ne croyais pas qu'un jour je rentrerai chez moi. Mais maintenant, c'est différent et... tu ne peux appeler ainsi une femme déjà promise.
Malgré toute sa maîtrise de lui, Keezan laissa apparaître sa détresse sur son visage. Il baissa la tête et, quand il la releva, ses traits étaient de nouveau impassibles.
- Alors, Olyana d'Iridium, ne m'appelle plus jamais Keezan. Je suis et resterai Pillan Camaxtli, car je reviendrai vivre à Viliometolc. Toi seule aurais pu me détourner de cette idée, mais par ces quelques mots, tu viens de me faire comprendre que cela était impossible. Néanmoins, je reste ton esclave et je te conduirai à Iridium, pour te remettre aux mains de ton fiancé.
Il s'inclina légèrement et rejoignit Meztli auprès du feu, sans voir la douleur qui se peignait sur les traits d'Olyana. La jeune esclave leva la tête vers lui, lui sourit et lui tendit une part de viande déjà cuite. C'était une belle fille que Meztli, d'une minceur presque frêle, à la peau délicatement brunie, aux longs cheveux noirs sévèrement tressés, aux yeux d'un gris très doux mêlé de vert et à la bouche petite dont le sourire découvrait des dents parfaites. Les cuirs que lui avait attribués Catequil étaient plus fins que ceux que le noble portait lui-même, plus souples et rehaussaient encore sa beauté par leur légère fantaisie par rapport à ceux beaucoup plus stricts que portait le maître.
Voyant Pillan préoccupé, Meztli s'assit à côté de lui et mit sa main sur son bras.
- Que se passe-t-il, Pillan ? demanda-t-elle doucement.
Il sourit, puis secoua la tête.
- Rien d'important. Dis-moi plutôt comment tu as fait pour être l'esclave de Catequil, alors que tous ses gens ont le statut d'hommes libres.
Meztli entoura ses genoux de ses bras et ses yeux se perdirent dans le vide.
- Ma mère était une des femmes de Milenac. Cuycha la belle, dit-elle avec orgueil. Elle portait l'enfant de Milenac, mais elle voulait fuir. Je crois qu'il avait failli la tuer lors d'une crise, mais je ne suis pas sûre : elle n'a jamais vraiment voulu me dire ce qu'il s'était passé. Une nuit, elle réussit quitter le palais, par les souterrains. Il semblerait que Akanchob l'ait aidée à gagner la maison de Catequil, qui était le seul endroit où elle pouvait espérer trouver un asile. Deux catégories de personnes savent qui est réellement Catequil : ceux qui vivent chez lui et les gens de Milenac.
- L'homme qui ose s'opposer à son Quan...
- Oui, confirma Meztli. Comme prévu, Cuycha, ma mère, fut recueillie par Catequil, qui respecta son souhait de ne jamais être vue par quelqu'un d'extérieur à la maison. Cuycha mit au monde son enfant et l'éleva sans être inquiétée. Mais Catequil avait des ennuis avec Milenac, qui venait de lui voler Meztli, sa belle et douce fiancée, qu'il aimait comme un fou. Je crois qu'il soupçonnait que la disparition de ma mère en était la cause, une vengeance de Milenac, en somme, mais il n'en a jamais voulu à Cuycha. Quand Meztli s'est suicidée après la naissance de Michek, il n'a pas laissé le chagrin le consumer : ma mère était malade et il s'est dévoué à son chevet. C'est alors qu'il s'est souvenu de l'existence de l'enfant de Cuycha, qui le regardait de ses yeux brouillés de larmes en tenant la main de sa mère agonisante. Il a reçu un choc en apprenant le nom de l'enfant : elle s'appelait Meztli. Il ne l'a jamais appelée autrement que Lipochtli, qui veut dire " petite fille ". Cuycha est morte, mais Lipochtli est restée chez Catequil, cachée, car elle ressemblait trop à sa mère. Catequil eut toujours beaucoup de mal à réaliser que Cuycha, pour porter bonheur à sa fille, lui avait donné le nom de la fiancée de son sauveur, laquelle fiancée fut souillée par Milenac, son père, de la même façon qu'il avait souillé la mère !
- Tu es la fille de Milenac ? s'exclama Pillan, étonné.
- Oui, fit Meztli d'un ton amer. Mais cela ne veut pas dire grand-chose. Milenac est le père de beaucoup des enfants vivant au palais. Il a tous les droits, c'est notre Quan.
- Tu connais Uyitzin, n'est-ce pas ?
- Oui, il m'a appris à manier l'épée et à ne pas craindre la mort. Si Milenac m'avait trouvée, je me serais tuée. On disait qu'il était très amoureux de Cuycha.
- Voilà donc pourquoi la rumeur accuse Catequil d'avoir tué la fiancée de Milenac ! Le mystère autour de sa disparition a dû faire croire qu'il y avait quelque chose de bizarre là dessous.
Pendant le récit de Meztli, Olyana s'était rapprochée et, en la voyant, la jeune fille brune s'écarta vivement de Pillan pour laisser la place à la princesse d'Iridium. Les yeux de Pillan n'exprimaient rien quand ils se détournèrent de Meztli pour venir se poser sur Olyana.
- Mange vite ta part, Olyana d'Iridium, dit-il en lui tenant un morceau de viande, à moins que tu ne préfères manger en selle.
- Avons-nous des risques d'être poursuivis ? demanda Olyana en hésitant.
- Non, répondit Pillan. Akanchob et Huitzi feront leur maximum, ainsi que Elizan, Elya Jumy et même Uyitzin. De toute façon, Michek a perdu son pari et, en face de lui, il y a Catequil, l'ennemi le plus redouté de son père. Et Michek ne s'attaquera pas impunément à Catequil.
Alors Olyana s'assit à côté de lui et commença à manger. Meztli avait fini depuis longtemps déjà et, assise sur ses talons, elle attendait patiemment, ses yeux gris-vert fixés sur Olyana. Pillan sembla comprendre ce qu'elle pensait et lui mit la main sur l'épaule. Elle tourna vers lui ses yeux étonnés.
- Pas de cela, Meztli, fit-il fermement. Catequil n'a jamais eu d'esclaves et si jamais quelqu'un ose dire que tu es une esclave, je déclare que, moi, Pillan Camaxtli, je t'ai rendu ta liberté.
Il lui sembla qu'un éclair étrange passait dans les beaux yeux de Meztli.
- Non, Pillan, répondit-elle tout aussi fermement en secouant la tête, ce n'est pas vrai. Je ne sais pas ce que c'est que d'être libre, je préfère être une esclave. J'étais celle de Catequil, maintenant, je suis la tienne. Mais Catequil avait confié Olyana à mes soins, aussi, avec ta permission, je continuerai à la servir.
Pillan saisit Meztli aux épaules.
- Ecoute, enfant, j'ai été longtemps esclave moi aussi, dix ans, mais on n'oublie jamais ce que c'est que la liberté.
- Si, Pillan, dit doucement la jeune fille en tremblant sous la chaude étreinte des mains de Pillan, si, on oublie, quand on n'a jamais su ce que c'était.
- Catequil ne t'a jamais traitée en esclave, Meztli, intervint Olyana en avalant sa dernière bouchée de viande. Ta mère n'était pas une esclave, donc tu n'es pas née esclave. Pillan a raison.
Pillan, voyant Meztli se buter, se leva, mettant fin à la conversation. Il monta sur son itixtl, après avoir mis Olyana en selle, puis hissa Meztli derrière lui, et le chemin reprit en silence.
Au bout de quelque temps, Pillan demanda à la jeune fille dont il sentait le souffle léger sur son épaule :
- Dis-moi, Meztli, tu n'as jamais guidé ton propre itixtl, n'est-ce pas ?
- Non, Pillan.
Jetant son bras en arrière, le jeune homme ramena Meztli devant lui sans même lui arracher le moindre cri. Il la tint serrée contre lui, refermant ses grandes mains brunes sur celles de la jeune fille qui tenait les rênes.
- Sens-tu, à travers les rênes, la force de ton itixtl ? demanda-t-il.
Meztli hésita un instant, puis acquiesça. D'un coup de talon, Pillan fit légèrement accélérer sa monture. L'itixtl eut un instant de flottement, car Pillan l'avait plutôt dressé à réagir aux rênes.
En cours de route, Pillan remit son armure d'écailles et son harnachement de Kal Homel, comme s'il avait du mal à s'habituer à celui de Viliometolc. Meztli regardait cela d'un air étonné, mais Olyana comprenait mieux ce que cela voulait dire. Pillan avait beau déclarer que désormais, il appartenait à Viliometolc et non plus à Kal Homel, il ne pouvait oublier facilement plus de vingt ans passés à vivre comme un zarval, la race supérieure.
Si bien que lorsqu'ils approchèrent d'Iriss Zaiv, la ville d'Elya Jumy, Pillan ayant enfoncé sur ses cheveux châtains le casque qui ressemblait à une tête de zarval, les zarvals de la ville ne leur causèrent pas d'ennuis. Ils échangèrent quelques paroles amicales, Pillan s'étant réclamé presque immédiatement d'Elya Jumy, qui, malgré son absence de quelque dix ans de la ville, y était toujours connue, car il arrivait que des zarvals d'Iriss Zaiv aillent aux jeux de Kal Homel, en spectateurs. Elya Jumy était considérée comme une héroïne à Iriss Zaiv et ils en étaient fiers.
Un seul éprouva une sorte de doute en l'entendant se réclamer d'Elya Jumy ; il s'agissait du frère de la jeune zarvale.
- Qu'est-ce qui nous prouve que tu n'es pas un de ceux qui l'ont capturée ? demanda-t-il d'un ton rogue. Tu es de Kal Homel, tes cuirs le montrent, donc tu connais Elya Jumy. Prouve-nous que tu étais bien un de ses compagnons !
- Je suis Griffe Noire, dit simplement Pillan. Je me suis battu aux côtés d'Elya Jumy, d'Elizan et d'Ank Gyul lors des jeux et nous avons gagné notre liberté.
- Où est Elya Jumy actuellement ?
- Elle vit avec Elizan à Viliometolc. Ils... ils se sont déclarés leur amour.
- Tu mens ! hurla le frère d'Elya Jumy. Elle n'aurait jamais aimé un zarval au nom d'homme !
L'homme qui était maintenant connu comme Pillan Camaxtli haussa dédaigneusement les épaules. Un autre zarval, plus âgé, mit la main sur l'épaule du frère d'Elya Jumy pour le calmer et regarda Pillan.
- Montre-nous que tu es un sindar, dit-il simplement.
Pillan hocha la tête et se prépara à descendre de son itixtl. Il se tourna un court instant vers Meztli.
- Tiens bien les rênes, Lipochtli, chuchota-t-il à la jeune fille.
Elle acquiesça sans un mot et Pillan se laissa glisser à terre. Ses pieds n'avaient pas encore touché sol que ses deux lames courbes étaient déjà entre ses mains, prêtes à démarrer le combat.
Ce fut le frère d'Elya Jumy, Juman Irviss, qui se posta en face de lui ; il n'avait pas les armes du sindar, mais plutôt celui du filynn, ce qui convenait parfaitement à Pillan : il avait l'habitude de lutter contre des filynns, qui constituaient la catégorie favorite de Zal Hyrda pour servir d'adversaire aux sindars.
Trente secondes après, le combat commençait. Pillan s'aperçut vite que Juman Irviss n'était pas un débutant dans l'art de se battre, mais il n'avait pas eu Uyitzin comme entraîneur, ni Zal Hyrda. Le frère d'Elya Jumy grinça des dents en constatant que les lames qui s'opposaient à la sienne étaient de haut niveau. Pillan voyait bien que la lueur dans les yeux de Juman Irviss devenait peu à peu une lueur meurtrière. Ce n'était plus un combat pour vérifier son identité, mais pour tuer : le frère d'Elya Jumy, humilié que cet étranger se montre meilleur que lui, voulait l'éliminer.
Il ne dut pas être le seul à s'en apercevoir, car il sentait que Meztli s'agitait derrière lui et il remarqua que le zarval plus âgé marquait une légère désapprobation. Mais il ne pouvait guère calmer Juman Irviss, alors il précipita la danse de ses lames, agissant comme il l'avait fait face à Huitzi. Le zarval se fit peu à peu déborder ; Pillan devait avouer qu'il se défendait bien, mais il n'était pas à la hauteur.
- Arrête, Griffe Noire, fit soudain la voix du zarval plus âgé. Nous reconnaissons que tu es un sindar, et un des meilleurs.
Pillan baissa aussitôt la pointe de ses lames, mais recula d'un bond en même temps, prévoyant une manoeuvre traître de la part de Juman Irviss, mais le jeune zarval n'avait pas bougé ; sa lame était aussi fichée en terre. Il regardait Pillan avec un air admiratif.
- Tu es bien l'un des compagnons d'Elya Jumy, dit-il avec un grand sourire. Je reconnais le style de celui qui a lutté dans l'arène, celui qu'on a cru blessé, mais qui s'est si bien défendu.
Pillan hocha la tête sans rien dire.
- Pouvons-nous t'aider, Griffe Noire ? reprit le vieux zarval.
- J'accepterai volontiers un peu de nourriture, mais ce sera tout, répondit Pillan. Nous allons continuer notre route.
Aucun zarval ne lui demanda quelle était sa destination : la question aurait été indiscrète. Le vieux zarval n'eut qu'un geste et des rations furent apportées et les gourdes des trois voyageurs furent remplies de l'eau légèrement acidulée par le jus de quelques baies pressées. Pillan remercia les habitants d'Iriss Zaiv, remonta en selle derrière Meztli, à qui il reprit les rênes, et les itixtls se remirent en route.
Pillan songea à quelque chose qui le dérangeait depuis un certain temps sans qu'il arrive à mettre le doigt dessus.
- Meztli, avant que nous arrivions à Viliometolc, Elizan, Elya Jumy, Olyana d'Iridium et moi, Elya Jumy a dit que personne n'était jamais revenu de Viliometolc et qu'il arrivait souvent que des zarvals disparaissent lorsqu'ils s'approchaient trop près de la " ville fantôme ". Pourtant, d'après ce que Huitzi m'a raconté, ils avaient l'air très surpris de voir Elizan, comme s'ils n'avaient jamais vu un zarval de leur vie. Comment se fait-il ?
- Parce que vous êtes les premiers prisonniers qui aient jamais pénétré les murs de Viliometolc, répondit Meztli, un peu gênée. Aucun étranger n'a franchi les portes de la ville. Ils ont tous été tués avant.
- Catequil ? demanda Pillan, ne pouvant croire une telle chose de l'homme qui luttait de toutes ses forces contre les injustices commises par Milenac.
- Non. Catequil n'est responsable de la garde de la ville que depuis peu. En fait, trois ou quatre mois avant votre arrivée, il y a une attaque contre Viliometolc, des hommes dorés comme Olyana d'Iridium ; les hommes de Milenac, qui défendaient la ville, allaient avoir le dessous, jusqu'au moment où les troupes de Catequil ont fait une sortie éclair. En quelques instants, le sort s'est retourné et les hommes dorés sont tous morts jusqu'au dernier. Depuis ce temps-là, Catequil a la garde de la ville. Cela donne plus de liberté à Milenac à l'intérieur des murs : il croit que, parce que Catequil surveille les extérieurs, il a moins d'hommes à lui à l'intérieur. Il se trompe, car maintenant, les assaillants ne sont plus tués, sauf par erreur : Catequil les garde et les forme.
- Je n'ai guère vu d'hommes dorés parmi les hommes de Catequil, réfléchit Pillan à voix haute.
- Il n'y a pas que des hommes dorés qui nous attaquent ; il y a d'autres cités d'hommes bruns autour de nous et ce sont eux nos plus féroces ennemis, parce que Viliometolc est une ville riche et que ses femmes sont jolies. De plus, Catequil cache ses hommes dorés : il leur teint la peau, pour que Milenac ne sache rien. Catequil n'a pas beaucoup d'amis, mais ceux qu'il a sont fidèles et personne ne le trahira.
Pillan hocha la tête. La raison en était fort simple : ceux qui connaissaient bien Catequil savaient la vérité à propos de Milenac et comme Catequil était aussi riche que le Quan, ils n'avaient aucune raison de trahir.
Texte © Azraël 1999 - 2002.
Bordure et boutons Taurus, de Moyra/Mystic PC 1998.
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