L'homme-lézard

Kal Homel : Les Jeux - Les gladiateurs

   Le lendemain était réservé à quelques attraction sans beaucoup d'intérêt, même si les spectateurs pouvaient assister aux combats entre animaux et hommes. En réalité, ce jour était plutôt réservé pour la détente, car Zal Hyrda voulait des spectateurs attentifs pour la deuxième partie des Jeux. La journée aussi se terminait plus tôt, afin de remettre le sable de l'arène dans un état parfait pour les combats à venir.
   Et le quatrième jour, les gradins de l'arène étaient pleins à craquer. C'était le début des gladiateurs. De nouveau, comme chaque année, ils défilèrent, droits et fiers, par équipe, le morgoun à l'extérieur, le sindar à l'intérieur du cercle. Olyana connaissait le protocole des Jeux et elle resta calme, sans prendre grand intérêt aux combats qui se déroulaient devant elle. La première journée, les morgouns combattaient durant la matinée, puis venaient les culiairs. Les sindars et les filynns ne venaient que le lendemain. Elle n'eut de regain d'intérêt que lorsque Elya Jumy elle-même parut en lice. Les adversaires avaient été tirés au sort auparavant par Zal Hyrda, chaque groupe se voyant affecter un numéro. Ensuite, le vainqueur du groupe numéro un affrontait celui du groupe numéro deux et ainsi de suite. Zal Hyrda ne laissait rien au hasard et il choisissait toujours le nombre d'équipes comme divisible par deux infiniment. Cette année, le nombre était de seize équipes.
   Lorsque la jeune zarvale fit son entrée, si aisément reconnaissable à sa fierté et à la longue chevelure bleue qui dansait dans son dos, ce fut une véritable ovation qui l'accueillit. Beaucoup de ceux qui étaient présents dans les gradins avaient également assisté à son combat pour la liberté et appréciaient qu'elle soit restée plus longtemps, donnant plus de piment encore aux Jeux. Rhak Deor lui-même se redressa dans son siège, suivant les mouvements précis de la jeune zarvale avec un vif plaisir. Zamil Polea se renfrogna légèrement dans son coin, mais elle savait au fond d'elle-même que Elya Jumy n'était pas une rivale pour elle.
   Comme chacun s'y attendait, Elya Jumy gagna son combat, avec une certaine facilité. Les gladiateurs engagés dans les Jeux n'étaient pas souvent à la même hauteur que les vedettes et les premiers affrontements se terminaient en général rapidement. Le deuxième tour s'avérait déjà plus coriace. Et chaque fois que Elya Jumy revenait au centre de l'arène, les vivats éclataient de partout. Pour ceux qui n'étaient pas de Kal Homel, ou même d'Iriss Zaiv, il était difficile de comprendre l'engouement de toute cette foule pour celle qui paraissait n'être qu'un simple gladiateur, mais Elya Jumy, elle, savait bien que la foule aurait du chagrin de la voir mourir. Après huit ans où elle avait été en vedette, la foule s'était attachée à elle et il y avait entre le gladiateur et les spectateurs un lien spécial fait d'admiration, de soutien et de reconnaissance.
   Au troisième tour, Olyana et Rhak Deor commencèrent à devenir plus nerveux, comme presque tous les admirateurs d'Elya Jumy. Il ne restait plus que quatre équipes en lice et le milieu de la journée était déjà largement dépassé, tant les combats du deuxième tour avaient été rudes. L'équipe d'Elya Jumy portait le numéro seize et elle faisait toujours son apparition en dernier. Et il était visible qu'elle était fatiguée. Au combat précédent, elle avait rencontré une fine lame, qui n'était ni un gladiateur à l'origine, ni un condamné à mort, mais un engagé volontaire, tel qu'il en existait de temps en temps, à la recherche de la gloire. Car gagner les Jeux, c'était gagner l'estime de tout un peuple pour le restant de ses jours. Et lors de ce combat, elle avait été blessée et elle avait dû donner beaucoup d'elle-même pour ne pas être tuée. Pourtant, quand elle vint se planter au milieu de l'arène, l'épée basse, sa démarche était assurée, son maintien tout aussi fier que d'ordinaire et son regard doré tout aussi bravache. Son visage était souillé de sang, de poussière et de sueur, même si elle avait vaguement tenté de se nettoyer un peu avec l'eau de sa gourde ; car le règlement était strict : pour un gladiateur combattant, interdiction durant tout le jour où il se battait d'aller dans ses quartiers se rafraîchir, se reposer ou se restaurer. Ils n'avaient droit qu'à une gourde d'eau et deux bâtons de viande séchée affreusement salée, mais revigorante.
   Cette fois-ci, elle commença par adopter le style d'Elizan, calme et pondéré, attendant la faute adverse. Elya Jumy disposait d'une faculté de récupération assez phénoménale, pouvant reprendre des forces lorsqu'elle combattait de cette manière. Elle pouvait alors ensuite utiliser le style bondissant de Gor Kee, poussant l'adversaire jusque dans ses derniers retranchements. Ce fut la tactique qu'elle utilisa lors de ce troisième combat, mais resta longtemps sur ses positions avant de passer à l'attaque, ayant tellement énervé son adversaire par cette technique sans engagements qu'il l'attaquait sans cesse avec des rugissements, découvrant ses points faibles. Elya Jumy avait l'oeil entraîné et il lui suffit d'une seule attaque éclair pour étendre son adversaire raide mort à ses pieds. De nouveau, les ovations éclatèrent, mais la jeune zarvale gardait un mauvais goût dans la bouche. Elle n'aimait pas tuer et c'était la raison pour laquelle elle n'aimait pas les Jeux. C'était son troisième mort de la journée et elle commençait à trouver que cela faisait beaucoup pour une première fois.
   Le dernier combat fut à la fois le plus dur et le plus spectaculaire. Elle avait à peine eu le temps de se reposer, mais essayait de ne rien en laisser paraître. Elle connaissait son adversaire, c'était un des gladiateurs que Zal Hyrda sortait des profondeurs des Souterrains spécialement pour cette occasion, entraînés pour tenir tête aux vedettes dans le but de donner du spectacle. Zal Hyrda n'était pas fondamentalement mauvais, mais il savait bien qu'il ne gardait la tête sur les épaules que tant que les Jeux donnaient satisfaction. Pour sa part, il détestait cette tradition de mise à mort lors des Jeux, car cela rendait le début de la saison suivante difficile, par manque de gladiateurs de haut niveau. Mais cette fois-ci, il fondait de grands espoirs sur l'équipe numéro seize. Le seul point faible de l'équipe, jugeait-il en lui-même, c'était Ank Gyul. Non qu'il n'ait pas confiance dans le zarval géant, mais c'était juste qu'il ne l'avait pas entraîné lui-même. Certes, l'entraînement de la Quanywa était dur, mais Zal Hyrda ne se fiait qu'à lui-même.
   Les deux adversaires tournaient autour d'un point invisible, épée basse. Ils étaient tous les deux aussi épuisés l'un que l'autre, mais cela ne les empêcha pas de se jeter l'un sur l'autre comme deux bêtes assoiffées de sang. Les épées s'entrechoquèrent violemment et puis, Elya Jumy, qui avait décidé que ce combat serait court, car sa blessure l'affaiblissait, parut glisser ; un cri monta dans la foule. Mais ce n'était qu'une feinte : dans cette position de déséquilibre, Elya Jumy porta une attaque particulièrement vicieuse que, à sa grande surprise, son adversaire para, avec quelque difficulté néanmoins. La jeune zarvale n'eut d'autre solution que de rouler rapidement en arrière avant de se relever. Ses yeux dorés étincelaient de rage.
    - Zal Hyrda, songea-t-elle, furieuse, j'aimerais bien que tu n'apprennes pas à tous les gladiateurs mes bottes secrètes, ça m'arrangerait prodigieusement !
   Elle savait que les gladiateurs que Zal Hyrda produisait uniquement lors des Jeux étaient surentraînés pendant un an et que, sans vergogne, le vieux zarval leur enseignait, à coups de trique s'il le fallait, toutes les bottes possibles et imaginables, aussi bien les siennes que celles de ses élèves.
   Et le combat reprit, plus rude et plus acharné encore. Elya Jumy feintait sans cesse, mais trouvait toujours une épée en face de la sienne. Son adversaire semblait s'amuser prodigieusement à la narguer de cette manière. La jeune zarvale renvoya ses cheveux en arrière d'un geste bravache, rentra la tête dans les épaules, prête à bondir comme un fauve à l'affût, et marmonna entre ses dents :
    - Mon vieux, on va voir si tu connais celle-là !
   Elle passa à l'attaque ! L'épée haute, se découvrant avec une folle intrépidité, elle se rua sur son adversaire. Celui-ci ne pouvait pas laisser passer pareille ouverture, sauf s'il connaissait la botte. Mais visiblement, ce n'était pas le cas, car il agit ainsi que l'escomptait la jeune zarvale. Tout se passa en une fraction de secondes : Elya Jumy s'effaça au tout dernier moment, la pointe de l'épée éraflant quand même ses côtes, et plongea son arme dans le flanc de son adversaire. Celui-ci s'arrêta net, se raidit et s'effondra, arrachant l'épée des mains d'Elya Jumy. Sous le choc, la jeune zarvale chancela, mais fit appel à toute sa volonté pour rester debout. Elle reprit son arme et la darda vers le ciel, tachée de sang, avec un hurlement de victoire. Elya Jumy était le vainqueur des morgouns.
   Toute la foule bondit sur ses pieds, criant et riant à qui mieux mieux. Olyana, un sourire réjoui aux lèvres, se tourna à demi vers Rhak Deor et un courant de complicité passa entre eux. Indiscutablement, le Quanyw était heureux de la victoire de son gladiateur préféré. Souriante aussi, Zamil Polea se leva également pour féliciter à distance le vainqueur. Etonné, Rhak Deor regarda sa femme qui lui rendit son regard, sans perdre son sourire.
    - Tu avais raison ; c'est vraiment une excellente combattante !
   Elya Jumy, épuisée, salua son public, un large sourire aux lèvres, puis retourna lentement vers les Souterrains. Elle prit sa gourde et but à longs traits, sans pourtant la terminer. Si Ank Gyul perdait son combat, elle aurait de nouveau à retourner dans l'arène pour affronter le vainqueur des culiairs.

   Les culiairs entrèrent en lice à leur tour. Les spectateurs avaient pu acheter de quoi manger aux employés de l'arène qui passaient parmi eux, afin de ne pas perdre une miette du spectacle. Le combat des culiairs était le plus étrange de tous les combats, car ces gladiateurs étaient les seuls à ne pas utiliser de lames. Il n'y avait que les fouets qui claquaient et les gémissements sourds lorsque la fine lanière frappait un endroit non protégé.
   Ank Gyul se montra à la hauteur de son équipe. Le zarval géant maniait le fouet avec maestria, mais il y eut un problème lors de son dernier combat. Elya Jumy, qui n'avait pas pu regagner ses quartiers, à cause du règlement de Zal Hyrda, restait avec son coéquipier pendant ses périodes de repos et elle le vit boire juste avant de partir affronter son dernier adversaire. Ank Gyul semblait confiant et ses forces n'avaient visiblement pas été trop entamées. Pourtant, à plusieurs reprises, elle le vit chanceler et se passer la main sur le front. Il ne paraissait pourtant pas affaibli, car ses coups de fouet résonnaient toujours autant et son adversaire grimaçait de douleur à chaque fois que la lanière le touchait. Et puis, Ank Gyul réussit à enrouler son fouet autour du cou de son adversaire et tira violemment. Elya Jumy se redressa brutalement, mue par un mauvais pressentiment. Sa vue, comme celle de tous les zarvals, était perçante et elle vit les veines d'Ank Gyul se gonfler démesurément, puis le géant s'abattit sur place, foudroyé. Son adversaire se releva, visiblement stupéfait d'être encore en vie. Elya Jumy ne fit ni une, ni deux : elle bondit dans l'arène et tomba à genoux à côté de son coéquipier. Il ne lui fallut qu'un rapide examen pour comprendre que sa mort n'avait rien de naturel. Elle se souvint des vertiges qu'il paraissait avoir, puis une image s'imposa à son esprit : celle d'Ank Gyul buvant à sa gourde, juste avant de retourner combattre. Elle ne l'avait pas quitté de toute la journée, sauf quand elle combattait elle-même, et elle savait que c'était la première fois qu'il buvait à sa gourde. Elle retourna à l'endroit où les gladiateurs attendaient et prit la gourde d'Ank Gyul. Zal Hyrda vint la trouver ; tout le monde était pétrifié et personne n'avait la présence d'esprit de s'enquérir des manoeuvres étranges de la jeune zarvale.
    - Que se passe-t-il, Elya Jumy ? fit le vieux zarval d'une voix sèche.
   Elya Jumy ne répondit pas tout de suite ; elle huma doucement l'air qui provenait de la gourde, puis la vida dans une vasque. L'eau avait une légère couleur brune et quand Zal Hyrda se pencha, il sentit aussi les effluves amers.
    - On a empoisonné l'eau d'Ank Gyul ! s'exclama Elya Jumy, la voix vibrante de colère.
   Zal Hyrda savait que c'était vrai ; Ank Gyul ne pouvait pas lui-même avoir introduit ce produit dans son eau, croyant peut-être que ça lui donnerait des forces. Il avait remarqué aussi que la gourde du géant était restée longtemps scellée et si Ank Gyul avait voulu tricher, il l'aurait fait avant. Il prit la gourde et l'examina attentivement. Au niveau de la couture du côté, il remarqua un trou minuscule, à moitié caché par le sceau qui avait fermé la gourde. Très pâle, il vint lui-même au centre de l'arène, à côté du cadavre d'Ank Gyul et son adversaire encore choqué.
    - Mon Quanyw, je suis au regret de vous annoncer que la mort d'Ank Gyul n'est pas naturelle. Il a été empoisonné. Je ne peux donc pas déclarer Nar Sioul vainqueur des culiairs.
   Rhak Deor fronça les sourcils.
    - Comment vas-tu régler ce problème, Zal Hyrda ? demanda-t-il, l'air contrarié.
   Elya Jumy, qui avait suivi le vieux zarval sans l'ombre d'une hésitation, se baissa et prit le fouet dans la main crispée d'Ank Gyul, puis se redressa, l'air bravache.
    - Si mon Quanyw le permet, lança-t-elle de sa voix claire, je lutterai en nom et place de mon coéquipier !
    - Si tu perds, Elya Jumy, Nar Sioul sera vainqueur de culiairs et des morgouns !
    - Mon Quanyw, si je perds maintenant, ce sera comme si Ank Gyul avait perdu. Donc j'aurais dû affronter Nar Sioul de toute manière.
   Zal Hyrda s'en alla de son petit pas trottinant, donnant à Elya Jumy son aval quant à ce qu'elle escomptait. Deux employés de l'arène vinrent enlever le corps d'Ank Gyul, laissant sur place ses protections de jambes.
   Rhak Deor allait acquiescer à la demande d'Elya Jumy, quand Zamil Polea se dressa à son tour à côté de son époux.
    - Mais tu ne peux, Elya Jumy ! s'exclama-t-elle, l'air inquiète. Tu es une morgoun, et non une culiair ! Tu seras désavantagée de combattre en culiair !
   Alors la jeune zarvale brandit son fouet et hurla :
    - Je suis Elya Jumy, d'Iriss Zaiv ! Je suis gladiateur depuis dix ans, je suis vedette depuis huit ans ! Je suis Elya Jumy ! J'ai été entraînée par Zal Hyrda en personne ! Je sais me battre en morgoun ou en culiair ! Je sais me battre en sindar ou en filynn ! Je suis Elya Jumy !
   A chaque fois qu'elle criait "Je suis Elya Jumy !", la foule scandait son nom, proche de l'hystérie. Zamil Polea, l'air pincé, se rassit et laissa toute latitude à son mari.
    - Elya Jumy, je te donne le droit de combattre en nom et place d'Ank Gyul, déclara-t-il lentement.
   Puis il se rassit à son tour. Elya Jumy eut un grand sourire, puis mit un genou en terre pour commencer à lacer les protections autour de ses jambes. Elle remonta ses longs cheveux bleus en chignon sur sa tête, pour dégager son cou, comme son adversaire, et se mit en garde, assurant son fouet dans sa main.
   En vérité, elle avait un peu exagéré ; Zal Hyrda, pendant les deux ans où il formait ses vedettes, les forçait à combattre selon tous les styles, mais plus tard, il était plus rare qu'elle sorte de son domaine. Elle n'avait pas combattu en culiair depuis bien longtemps maintenant, mais elle serra les dents et se promit en elle-même de venger Ank Gyul.
   Les premiers coups de fouet furent pour elle de cuisantes blessures, mais rien ne pouvait l'arrêter. On aurait pu croire qu'elle était plus fraîche, moins fatiguée que Nar Sioul, mais ses muscles avaient eu le temps de se refroidir et protestaient vigoureusement contre le traitement qu'elle leur faisait subir. Elle se défendait bec et ongles, la belle Elya Jumy, et croyait presque entendre la voix sèche de Zal Hyrda lui crier dessus lors de son entraînement :
    - Elya Jumy ! Cesse immédiatement de te servir de ton fouet comme d'une épée ! Elya Jumy ! Tu as deux mains, sers-t'en ! Mais non, imbécile, pas de cette manière ! Arrête-moi ce massacre ! J'ai dit, arrête !
   Plus jeune de neuf ans, elle s'était arrêtée, essoufflée.
    - Dis-moi, Elya Jumy, est-ce que par hasard, tu me prendrais pour un imbécile ?
    - Oh non, Zal Hyrda !
    - Donc, à ton avis, pourquoi crois-tu que j'ai inclus deux bracelets dans la tenue du gladiateur ? Pourquoi ?
   Elya Jumy lui avait jeté un regard à moitié terrifié.
    - Je... je ne sais pas, Zal Hyrda, avait-elle bégayé.
   Le vieux zarval avait eu un reniflement réprobateur, puis s'était armé d'un fouet avant de se planter devant elle. Comme toujours, il portait la tenue complète du gladiateur culiair.
    - Attaque-moi ! avait-il ordonné d'un ton rogue.
   Elle avait obéi... et avait vite compris : Zal Hyrda avait interposé son poignet protégé entre la lanière et lui, et le fouet s'était enroulé autour de son bras. Tirant brusquement vers lui, il avait abattu son propre fouet sur l'épaule de la jeune zarvale, qui avait senti le bout de la lanière lui caresser le cou.
   Cette manoeuvre du vieux maître d'armes lui revint à l'esprit et elle décida de l'appliquer. Comme prévu, la lanière de Nar Sioul s'enroula autour de son avant-bras ; elle tordit légèrement son poignet et referma sa main sur la lanière, qu'elle amena brutalement à elle. Son fouet siffla l'air, alors que Nar Sioul, déséquilibré, tentait désespérément de dégager son arme. La lanière d'Elya Jumy s'enroula autour du cou de son adversaire et elle tira à elle, laissant son adversaire s'arc-bouter de toutes ses forces. Alors, très vite, elle dégagea son poignet et Nar Sioul, surpris, roula en arrière ; mais Elya Jumy avait prévu le coup et elle se raidit en attendant le choc, si bien que Nar Sioul s'étrangla lui-même par sa chute. La jeune zarvale se pencha pour récupérer son fouet, puis releva fièrement la tête, dénouant ses cheveux pour les laisser cascader sur ses épaules.
    - Elya Jumy, annonça Rhak Deor, par ta victoire, tu viens de gagner le titre de vainqueur des morgouns et des culiairs. Et, bien qu'il soit mort, je déclare que Ank Gyul est vainqueur de Nar Sioul !
   Elya Jumy salua brièvement et retourna aux Souterrains. Zal Hyrda était là, sur son passage et il la regardait avec un léger sourire. Cédant à une impulsion qui lui était bien peu habituelle, elle se pencha vers le vieux zarval et l'embrassa sur la joue.
    - Merci, Zal Hyrda, murmura-t-elle avant de filer dans ses quartiers pour se reposer.
   Le vieux zarval resta sidéré de ce qu'elle venait de faire ; il avait tout sacrifié à son métier et se targuait d'être un vieux solitaire. C'était sans doute la première fois qu'une femme l'embrassait et, après un certain temps de réflexion, il décida que ça lui avait énormément plu.
   La première journée des gladiateurs était terminée et Elizan et Gor Kee retrouvèrent leur amie dans ses appartements.
    - Ça me fait tout drôle de ne plus avoir Ank Gyul et ses "princesse", avoua-t-elle tristement. Je m'étais habituée à sa présence...
    - Oui, c'est triste. Il était devenu un bon ami, approuva Elizan.
   Gor Kee gardait les sourcils froncés.
    - S'il a été empoisonné, c'est peut-être parce que quelqu'un ne veut pas que nous soyons vainqueurs des Jeux. Mais pourquoi s'attaquer à Ank Gyul plutôt qu'à l'un de nous trois ?
    - Parce qu'il était il n'y a pas longtemps au service de Zamil Polea, rappela Elya Jumy. C'est tellement simple de faire la relation : Zamil Polea, furieuse de son échec, vindicative, empoisonne son ancien garde du corps, faisant perdre en même temps notre équipe. Elle avait alors beaucoup de chances de voir disparaître une bonne partie d'entre nous. Oui, tout semble accuser la Quanywa, mais je ne pense pas qu'elle soit coupable.
    - Pourquoi ? fit Gor Kee, surpris.
    - Parce que, justement, c'est trop visible ! Et puis, Zamil Polea n'a franchement aucun intérêt à notre mort, sérieusement ! Elle peut éventuellement m'en vouloir pour avoir sauvé Ank Gyul, mais c'est une zarvale intelligente et elle sera revenue à la raison.
   Gor Kee restait sombre.
    - Quoi qu'il en soit, dit-il en se levant, restons sur nos gardes. Il ne s'agit pas que la même chose nous arrive demain, à Elizan ou à moi.
    - Où vas-tu ? demanda Elizan, étonné de le voir quitter si vite la pièce.
    - Voir Zal Hyrda. Il m'avait l'air légèrement accablé par cet... accident. Ça doit être la première fois que ça lui arrive et ça lui a fait un sacré coup !
   Gor Kee referma la porte derrière eux et Elizan se fit la remarque en lui-même qu'il avait l'air fatigué et soucieux.

   Les combats des filynns ouvrit le cinquième jour. Elizan et Gor Kee se retrouvaient côte à côte, déjà casqués. Cela aussi faisait partie du règlement de Zal Hyrda. Le jour de leur combat, ni les filynns, ni les sindars ne devaient quitter leur casque de toute la journée. Leur gourde avait un bec spécial qui leur permettait de boire sans se découvrir. Le mystère que Zal Hyrda maintenait autour de sa Garde Dorée, comme on appelait les filynns et les sindars, augmentait l'intérêt que la foule leur portait le jour des Jeux. En général, chacun avait un signe distinctif, mais leur nom était inconnu du public. Elizan portait en travers de la poitrine une barre d'écailles blanches adroitement ajoutée à son armure sans que cela puisse lui apporter un quelconque désavantage. Plusieurs autres gladiateurs avaient ainsi une barre de couleur et ils étaient surnommés d'après cette couleur. Pour le public, Elizan était le Filynn Blanc. Gor Kee portait quant à lui une griffe noire stylisée sur son armure d'écailles rouges ; le noir n'était pas très bien vu chez les zarvals, mais cette griffe noire était devenue un symbole pour les fidèles de l'arène. Le jeune zarval portait normalement le nom de Sindar à la Griffe Noire, vite raccourci en Griffe Noire.
   Comme Elya Jumy et Ank Gyul précédemment, Elizan passait le dernier de tous les filynns. Il avait son épée et son bouclier, sur lequel se détachait nettement la barre d'écailles blanches. C'était un ajout à son bouclier, car Zal Hyrda calculait tout à la pièce près et il n'était pas question pour lui de perdre de l'argent à faire des boucliers personnalisés à chaque gladiateur, même si les symboles revenaient régulièrement. Le jeune zarval garda sans cesse son style sobre et calme, laissant ses adversaires s'enferrer eux-mêmes. Si sa technique ne passait pas pour très physique, elle nécessitait un don d'observation très développé, car la moindre erreur pouvait lui être fatale. Elizan avait surtout un énorme défaut, qui faisait hurler Zal Hyrda : à trop s'entraîner avec Gor Kee, Elizan n'utilisait pas beaucoup son bouclier et le vieux zarval n'arrêtait pas de grommeler que Elizan ferait mieux de combattre en sindar. Il avait essayé de le changer de catégorie ; le résultat avait été pire, car Elizan se servait de sa deuxième lame comme d'un bouclier. Il était fait pour être filynn, indiscutablement, mais avec une méthode assez particulière.
   Au troisième combat, il se retrouva face à une autre vedette, qu'il connaissait bien, pour l'avoir affronté plusieurs fois en combat amical. Il s'interrogeait d'ailleurs sur ce point : pourquoi Zal Hyrda avait-il jeté toutes ses meilleures vedettes dans ces Jeux ? Normalement, le vieux zarval gardait quelques-unes d'entre elles pour l'année à venir, répartissant ses meilleurs éléments sur plusieurs Jeux, afin d'avoir toujours de quoi satisfaire l'exigeant public de l'année. Or, cette année-ci, on aurait dit qu'il voulait que ces Jeux soient les plus beaux, les plus inoubliables. Tous les préférés de la foule étaient là et pas un seul instant, le public ne relâchait l'attention qu'il portait au spectacle.
   Les deux combattants se saluèrent d'un léger signe de tête avant de se jeter l'un sur l'autre. Elizan ne rompait pas d'un pas, c'était contraire à sa technique. Il forçait l'autre à tourner autour de lui, se servant de sa jambe droite comme pivot, s'effaçant aux moments dangereux quand il ne contrait pas avec son bouclier. Son adversaire, Nar Sieval, le frère de Nar Sioul, connaissait son style par coeur, et, au contraire des autres gladiateurs, parvenait à conserver son calme face à une telle attitude. La plupart des zarvals, qui ne comprenaient que la violence, la rapidité et l'action, avaient peine à supporter ce style sobre, calme, basé sur l'attente. Etrangement, la foule aimait bien Elizan, ou plutôt le Filynn Blanc, et redoublait d'attention, essayant d'apercevoir la faute fatale en même temps que le gladiateur. Elizan ne relâchait pas un seul instant sa concentration et quand, après une attaque particulièrement vicieuse de Nar Sieval, il dut contrer avec son bouclier tout en s'effaçant de son côté gauche, il s'aperçut que son adversaire était en déséquilibre, lui offrant une ouverture magnifique. D'un geste fluide, Elizan se fendit et son épée pénétra dans les chairs. Nar Sieval leva la tête vers lui, semblant interroger le casque muet qui lui faisait face, puis s'abattit sur les genoux, avant de tomber face en avant dans le sable. Elizan retira son épée d'un coup sec et, sans accorder de regard à son adversaire vaincu, regagna son siège, à côté de Gor Kee.
   Son ami lui tendit sa gourde et Elizan la prit sans crainte. Pour calmer les gladiateurs, Zal Hyrda avait vidé et rincé toutes les gourdes de la Garde Dorée avant de les remplir de nouveau, devant chaque groupe de deux. Les gladiateurs n'avaient donc jamais quitté leur gourde des yeux, leur coéquipier veillant dessus quand ils allaient combattre. Les peurs s'étaient estompées et le calme était revenu. Aucun gladiateur ne souhaitait mourir empoisonné, même si la majorité d'entre eux savait qu'elle allait mourir. La mort par le poison, c'était leur voler la gloire de leur mort, c'était les dépouiller de leur unique chance de liberté, et aucun d'entre eux ne voulait mourir dans l'infamie.
   Elizan ne se reposa pas longtemps. En fait, il ne s'était même pas assis. Comme il portait le numéro seize, il combattait en dernier et donc enchaînait les troisième et quatrième combats sans repos. Son adversaire était un colosse trapu, aux larges épaules, dont il avait pu observer la technique lors des combats précédents. Il avait l'habitude de déséquilibrer son adversaire à coups de bouclier. Pour échapper à cela, il n'y avait pas trente-six solutions : soit il fallait utiliser la technique de Gor Kee, bondissante et légère, ce que Elizan ne voulait surtout pas, soit se raidir et s'arc-bouter dans le bon sens en prévision du coup. Mais Elizan prit tout son temps ; il se campa au milieu de l'arène, sans se soucier de son adversaire, et énonça lentement le nom des Treize, terminant par :
    - ... Ara Vehorn et Elya Jumy ! Si je gagne ce combat, mon nom sera ajouté à la liste !
   Rhak Deor hocha affirmativement la tête, tandis que Elizan venait se placer face à son adversaire, serrant la courroie de son bouclier de sa main gauche, et l'épée basse.
   Le colosse n'essaya pas tout de suite son coup classique. Il jaugea d'abord son adversaire, notant la résistance et la souplesse d'Elizan. Le jeune zarval fit tout pour le conforter dans l'idée qu'il avait l'intention de résister au coup de bouclier, sans céder d'un seul pas et sans chanceler. Il remarqua, à quelques signes infimes, que le colosse devenait de plus en plus sûr de lui et qu'il n'allait pas tarder à attaquer. Alors il redoubla d'attention et son style se fit encore plus fluide. Finalement, le colosse attaqua ! Et toute la foule se dressa d'un bloc devant ce qui venait d'arriver : au moment où le bouclier aurait dû heurter celui d'Elizan, le colosse s'était aperçu que le jeune zarval n'était déjà plus là mais, emporté par son élan, ne put se rétablir à temps ; une lame vint le cueillir doucement au creux de l'estomac et il ne s'aperçut même pas qu'il tombait sur le sable de l'arène. Elizan avait un genou en terre, le bouclier dressé à côté de lui et il se releva lentement, secouant son épée ensanglantée. Il s'était servi de son bouclier pour focaliser l'attention de son adversaire, ce qui lui avait permis, lors de son pivotement, de s'écarter totalement de la trajectoire du colosse. En se relevant, il songeait avec un léger sourire sous son casque que Gor Kee aurait certainement obtenu le même résultat que lui, utilisant le même coup, mais qu'il serait arrivé à cette position après avoir roulé sur le sol et s'être relevé à la vitesse de l'éclair. Elizan ne pouvait pas vraiment lui en vouloir : c'était aussi une des caractéristiques des sindars que de tabler sur leur vitesse. Sobrement, Elizan leva légèrement son épée vers le ciel, avec un geste de la tête pour répondre aux vivats de la foule. Il était vainqueur des filynns et laissait maintenant le terrain libre pour les derniers affrontements, ceux des sindars.

   Gor Kee semblait dormir sur sa chaise, les yeux mi-clos, tête tournée vers l'arène où les premiers sindars s'affrontaient. Mais Elizan savait que ce n'était qu'un subterfuge. Il jouait avec un bâton de viande séchée, roulant et déroulant la viande, comme si rien d'autre n'importait. Et puis, alors que ce fut son tour, il glissa le morceau de viande entre ses dents et partit vers le centre de l'arène, les cimeterres en main.
   Olyana commençait à sentir l'inquiétude grandir en elle. Elle savait que Keezan avait combattu sous ses yeux, mais elle ne l'avait pas reconnu. Il lui avait dit qu'il porterait un signe distinctif, mais tous les gladiateurs de la Garde Dorée portaient un signe distinctif ! Comment pouvait-elle savoir lequel était son champion ? Allait-elle devoir attendre le quatrième combat et, si quelqu'un la réclamait comme soeur, en déduire qu'il s'agissait de lui ? Mais s'il était vaincu avant ? Elle essayait de rester calme, pour ne pas donner prise à la langue venimeuse de Zamil Polea, et reporta son attention sur le combat qui se déroulait sous ses yeux. L'un d'eux portait la marque d'une griffe noire sur son armure d'écailles rouges. La foule scandait parfois son nom et elle crut se souvenir qu'il faisait partie de l'équipe d'Elya Jumy. La jeune zarvale à la longue chevelure bleue était son seul point de repère.
   Gor Kee expédia ses deux premiers duels avec une rapidité qui priva un peu la foule de son plaisir, mais l'agilité et la maestria du jeune zarval la séduisirent quand même. Olyana elle-même se redressa, prêtant plus d'attention à ce jeune combattant. Se pouvait-il que ce soit lui, Keezan, enfin ? Et puis, juste à la pointe de la griffe d'écailles noires, elle distingua quelque chose qui l'intrigua ; elle se pencha en avant et reconnut une pièce métallique comme il y en avait parfois sur les harnachements des hommes dorés. Elle regarda autour d'elle ; aucun gladiateur ne portait de telles décorations. Elle baissa les yeux et s'aperçut alors avec surprise qu'il manquait une pièce à ses cuirs. Elle releva vivement la tête et fixa de nouveau Griffe Noire, comme l'appelait la foule. C'était Keezan ! Et puis, elle se renfrogna légèrement. Non, ce n'était pas Keezan, c'était Gor Kee, qui avait pris le droit de la libérer. Néanmoins, elle suivit ce sindar avec plus d'intérêt encore.
   Le troisième combat fut éprouvant. Gor Kee semblait moins rapide, probablement trop fatigué pour réagir aussi vite qu'il le faisait habituellement. Ses deux lames courbes étaient toujours en mouvement, servant tantôt à l'attaque, tantôt à la défense, et Olyana comprit ce que voulait dire Keezan quand il lui avait expliqué que le sindar n'avait pas besoin de bouclier. La foule encourageait bruyamment son préféré et ce ne fut qu'un cri quand l'on vit le sabre de l'autre sindar se teinter de sang. Gor Kee tomba à genoux, s'appuyant sur un de ses cimeterres. Son adversaire s'approcha, avec l'intention évidente de lui porter le coup fatal.
    - Griffe Noire ! Griffe Noire ! scanda la foule, entonnant en même temps le chant des gladiateurs.
   Olyana s'agrippait aux barreaux dorés de la tribune principale et, au milieu des cris d'encouragement, par trois fois, elle appela :
    - Gor Kee ! Gor Kee ! Gor Kee !
   Elle se moquait de savoir si Rhak Deor et Zamil Polea l'avaient entendue. Elle voulait seulement que le jeune zarval se relève et continue la lutte. Et puis, alors que le deuxième sindar levait déjà le bras, Gor Kee releva la tête, se laissa tomber sur le côté pour éviter le coup mortel, et, à une vitesse inouïe, se releva sur un genou et se fendit ; l'un de ses cimeterres avait écarté le sabre de défense et l'autre avait plongé dans le flanc découvert. Le sindar baissa la tête vers la lame enfoncée entre ses côtes, puis regarda Gor Kee avant de s'effondrer doucement sur les genoux. Gor Kee se releva, s'appuyant sur ses cimeterres, et, au petit trot, regagna l'endroit où se trouvait Elizan, son allure vive rassurant la foule qui l'avait cru grièvement blessé. Il se réfugia dans l'ombre des Souterrains, suivi de son ami, et ôta rapidement son armure d'écailles rouges.
    - Vite, aide-moi ! siffla-t-il.
   La foule attendit un petit moment son favori et celui qui revint sur le terrain n'avait pas la même démarche que celui qui en était parti, mais personne ne le remarqua. Griffe Noire vint se placer au milieu de l'arène et récita à son tour les noms des Treize :
    - ... Ara Vehorn, Elya Jumy et le Filynn Blanc ! Si je gagne ce combat, mon nom sera ajouté à la liste !
   De nouveau, Rhak Deor hocha la tête, sans relever le fait qu'il ait ajouté de son propre chef le nom d'Elizan, alors que le Quanyw n'avait pas ratifié l'ajout. Griffe Noire s'appuya sur un de ses cimeterres et continua, d'une voix un peu altérée :
    - Si je gagne ce combat, mon équipe sera victorieuse des Jeux !
   Encore une fois, Rhak Deor acquiesça d'un signe de tête. Ce serait l'apothéose des Jeux. Alors Griffe Noire se redressa de toute sa taille.
    - Mon Quanyw, si je gagne ce combat, je voudrais pour récompense que la belle esclave dorée Olyana d'Iridium devienne ma soeur.
   Zamil Polea blêmit de rage. Comment, elle aurait enlevé cette fille à Lhe Mandha, histoire de garder un oeil sur elle, et un gladiateur inconnu la lui reprendrait par un simple combat ? Mais Rhak Deor ne pouvait pas refuser une telle faveur. Si Griffe Noire l'avait voulu, il aurait pu réclamer le titre de Quanyw et il n'aurait rien pu faire.
    - Si tu la réclames pour soeur, s'exclama son adversaire, belliqueux, moi, je la veux pour esclave !
   Rhak Deor leva les mains pour réclamer le calme.
    - Olyana d'Iridium sera donnée à celui qui gagnera ce combat, dit-il, jetant un long regard désolé vers la jeune fille dorée.
   Etonné, il constata qu'elle ne semblait pas avoir peur. Se rasseyant, il lui glissa à l'oreille :
    - Prie pour que ce soit Griffe Noire qui gagne !
   Elle lui répondit par un lumineux sourire.
    - Il ne peut pas perdre ! affirma-t-elle tranquillement.
   Et le combat commença. Le deuxième sindar n'avait à l'origine aucune prétention sur Olyana, mais savoir que cette belle jeune fille lui appartiendrait lui donnait une nouvelle vigueur. Etonnamment, Griffe Noire ne semblait pas mettre beaucoup d'ardeur à se défendre. Olyana referma ses mains sur les barreaux dorés et murmura :
    - Keezan, Keezan ! Va, mon champion, va !
   Elle avait oublié les visites de Gor Kee, elle ne se souvenait plus que de celles de Keezan, notamment celle où il lui avait expliqué que son adversaire la réclamerait certainement à son tour. Et sa question "Alors tu me tueras, n'est-ce pas, Keezan ?" résonnait encore dans sa tête.
   Comme si Griffe Noire percevait les pensées de la jeune fille, il se recula légèrement et regarda du côté de la tribune, la voyant appuyée aux barreaux. Il eut un vague geste de la main, comme pour la saluer, et refit face à son adversaire. Il sembla prendre une grande inspiration et se lança dans la bataille. Il était partout, bondissant, léger, insaisissable, et seuls les éclairs d'argent de ses cimeterres permettaient de le localiser. Mais son adversaire ne fut pas décontenancé : lui aussi était un sindar et était rompu à toutes les techniques requérant de la vitesse. Certes, la rapidité de Griffe Noire l'étonnait un peu, mais il parvenait encore à ne pas se laisser déborder. Le sindar vedette comprit vite qu'il s'épuiserait avant de trouver une faille chez son adversaire et ralentit son rythme. Le ralentit tellement que la foule crut qu'il avait été sérieusement blessé. Son adversaire reprit du poil de la bête et porta plusieurs attaques vicieuses que Griffe Noire para sans problème, mais sans aucune vigueur.
    - Il est épuisé, à bout ! songea le deuxième sindar avec un sourire torve, imaginant déjà que Olyana était sienne.
   Ce moment de distraction lui fut fatal : Griffe Noire n'avait pas manqué de constater ce court instant de déconcentration et il bondit sur son adversaire, le renversa à terre et lui plongea son cimeterre dans la gorge. Levant son autre arme vers le ciel, il hurla :
    - Les Treize sont désormais Quinze !
   Elizan et Elya Jumy vinrent le rejoindre, alors que les employés de l'arène se précipitaient pour enlever le corps. Rhak Deor se leva et déclara :
    - Elya Jumy, Filynn Blanc et Griffe Noire, vous voici désormais libres !
   Il se retourna vers sa femme, lui prit des mains la chaîne retenant Olyana prisonnière et la donna à un garde.
    - Amène cette jeune fille à son vainqueur, ordonna-t-il.
   Elya Jumy, Elizan et Gor Kee virent donc Olyana venir vers eux. Gor Kee prit sa main et s'inclina devant elle. Il brisa calmement sa chaîne et déclara fièrement :
    - Voici ma soeur, peuple de Kal Homel !
   Les trois amis, accompagnés maintenant d'Olyana, quittèrent l'arène et regagnèrent les ombres des Souterrains. Aussitôt hors de vue, ils accélèrent l'allure. Elya Jumy emmena Olyana avec elle tandis qu'elle allait se débarrasser de ses attributs de gladiateurs, les deux zarvals faisant de même de leur côté. Alors qu'ils allaient sortir des Souterrains, définitivement cette fois-ci, songea Elizan avec un sentiment de bonheur et il lança un sourire à son ami, le jeune zarval se rappela soudain ce qu'il avait pensé des efforts de Zal Hyrda sur les Jeux de cette année. Il arrêta le vieux zarval qu'ils rencontrèrent en partant et qui les regardait d'un air triste.
    - Zal Hyrda, pourquoi tant de faste déployé pour les Jeux de cette année ?
    - C'est ma dernière année, Elizan, répondit tristement le vieux zarval.
    - Ta dernière année ? répéta Elya Jumy en écho. Mais Zal Hyrda, tu n'es pas si vieux que ça et tu es le meilleur combattant de tout Kal Homel !
    - Le Quanyw en a décidé autrement, reprit Zal Hyrda, lugubre. Son fils va venir me remplacer à la tête de l'arène. Il paraît que c'est pour le former.
   Elizan broya amicalement l'épaule du vieux zarval.
    - Ne t'inquiète pas pour cela, Zal Hyrda ! A ta place, je me préparerai à rester ici encore longtemps ! Je ne crois pas que le fils du Quanyw viendra te chasser d'ici !
    - Bonne chance à vous, où que vous alliez ! souhaita Zal Hyrda, sans se dérider.
   Les quatre amis s'éloignèrent.
    - Comment va-t-il faire pour demain, puisque c'est une équipe qui a gagné ? demanda Elizan en fronçant les sourcils. Je ne me souviens plus de la dernière journée des Jeux, dans ce cas.
    - C'est vrai que ça arrive si rarement, renchérit Elya Jumy. Il me semble qu'il y a d'autres combats de gladiateurs, les vedettes de l'année, mais sans mise à mort, non ?
    - C'est exactement ça, confirma une voix qui fit que Olyana se cacha à moitié derrière Gor Kee.
   Lhe Mandha était là, comme promis, avec ses hommes, et quatre hydraguis attendaient les vainqueurs des Jeux. Ils montèrent rapidement en selle et s'éloignèrent en toute hâte vers les portes de la ville.
   Elizan songeait encore à Zal Hyrda. La dernière journée des Jeux était plus dure à organiser, car le vieux zarval ignorait totalement comment les combats allaient se finir. Si les vainqueurs morgoun, culiair, filynn et sindar ne faisaient pas partie d'une même équipe, il fallait organiser les combats les opposant pour déterminer le vainqueur des vainqueurs. Les règles changeaient alors ; le combat était toujours à mort, mais il se déroulait auparavant en plusieurs rounds ; il fallait que l'un des deux combattants gagne cinq rounds et alors, le round suivant était un round de mort subite : il fallait tuer son adversaire le plus vite possible. La suite était plus cruelle : si les deux vainqueurs des combats étaient ceux qui avaient gagné les cinq rounds, ils étaient déclarés libres tous les deux ; en général, l'un des deux défiait l'autre en duel et ils s'entre-tuaient en toute impunité. C'était pour la façade ; les règles étaient bien strictes : pas de gagnants multiples, sauf faisant partie d'une même équipe. Mais si l'un des deux vainqueurs intermédiaires n'avait pas gagné les cinq rounds, il était mis à mort par son adversaire sans autre forme de procès. Enfin, si les deux vainqueurs étaient ceux qui avaient perdu les cinq rounds, ils s'entre-tuaient également, mais c'était pour regagner leur honneur.
   Il arrivait parfois qu'une équipe ait un point faible et que trois de ses membres gagnent leur partie respective, mais non le quatrième. Alors le vainqueur solitaire affrontait son adversaire légal, soit un de la Garde Dorée pour un sindar ou un filynn, soit un de la Garde Libre pour un culiair ou un morgoun. Si celui faisant partie d'une équipe gagnait, alors le reste de l'équipe était déclaré vainqueur ; sinon, le vainqueur solitaire affrontait un des membres restants et ce, jusqu'à ce qu'il succombe ou qu'il reste seul vainqueur. Elizan se souvenait des Jeux, quatre ans auparavant ; un des culiairs, Shal Vaïr, était devenu un vainqueur solitaire et en face de lui, avait les trois membres d'une équipe de colosses. Mais Zal Hyrda savait ce qu'il faisait parfois et certains murmuraient même que le vieux zarval savait à l'avance qui allait gagner les Jeux. Shal Vaïr avait d'abord affronté le morgoun de l'équipe et, armé de son seul fouet face à l'épée longue, il l'avait vaincu, l'étranglant sans trop de peine. Il s'était ensuite trouvé face au filynn ; le bouclier lui avait causé plus de problèmes, mais il s'en était finalement sorti. Enfin, le sindar lui avait donné des sueurs froides, car il avait bien failli lui couper la lanière de son fouet. Mais Shal Vaïr avait triomphé et, épuisé, couvert de sang, avait réclamé sa liberté qu'il attendait depuis douze ans. Shal Vaïr était une légende parmi les culiairs, même s'il n'avait pas son nom parmi les Quinze, car Zal Hyrda ne l'avait fait combattre que très irrégulièrement, si bien qu'il n'avait jamais pu accumuler le nombre de victoires nécessaires pour gagner sa liberté.
   Ils étaient maintenant arrivés aux portes de la ville et, comme promis, Lhe Mandha s'arrêta.
    - Gardez les montures, fit-il alors que Elya Jumy s'apprêtait à mettre pied à terre. Si jamais vous revenez à Kal Homel, ma porte vous est ouverte à toute heure du jour et de la nuit.
   Il se tourna ensuite vers Olyana, qui gardait les yeux fixés sur la monture du chasseur, laquelle était Leanor.
    - Olyana d'Iridium, j'espère que tu me pardonneras un jour toutes les humiliations que tu as subies par ma faute. Si je ne t'avais pas capturée, tu ne te serais jamais trouvée entre les mains de Zamil Polea, Quanywa de Kal Homel.
   Olyana releva la tête.
    - Certes, Lhe Mandha de Kal Homel, mais je n'aurais pas rencontré non plus les trois amis qui m'entourent, ni n'aurais su que tu étais aussi un ami. Se découvrir quatre amis ne vaut-il pas quelques humiliations sans grande gravité ?
   Lhe Mandha eut un sourire indéchiffrable, puis fit faire volte-face à Leanor. Il distingua quelque chose qu'il lui fit mettre la main à la ceinture, où pendait une longue épée.
    - Allez, dit-il, je crois que le comité veut vous dire au revoir. Nous allons les retenir. Partez !
    - Nous nous reverrons, Lhe Mandha, promit Elya Jumy, alors que son hydragui franchissait les portes de la ville.
   Les quatre amis étaient libres et, enfin, ils étaient délivrés de la haine de Zamil Polea.

Texte © Azraël 1999 - 2002.
Bordure et boutons Taurus, de Moyra/Mystic PC 1998.

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