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Kal Homel : Les Jeux - La course d'hydraguis
Les Jeux constituaient la plus grande attraction de Kal Homel. La ville zarvale connaissait alors une affluence incessante et les visiteurs étaient aussi bien zarvals que humains. Lors des Jeux, les gladiateurs livraient des combats à mort et le vainqueur des Jeux, quel qu'il soit, gagnait sa liberté s'il était gladiateur et avait droit à une faveur du Quanyw. En plus des combats de gladiateurs, il y avait également des joutes à mains nues, sans mise à mort, des courses d'hydraguis... Les vainqueurs avaient toujours droit à de grandes faveurs, mais on voyait rarement deux années de suite les mêmes participants. Lhe Mandha, un des meilleurs chasseurs zarvals, participait régulièrement aux courses d'hydraguis, qu'il remportait tout aussi régulièrement et pour cette raison, il était adoré de la foule.
Elizan, Elya Jumy, Ank Gyul et Gor Kee se tenaient à l'entrée des Souterrains.
- Ça me fait bizarre de penser que nous allons participer pour la première fois aux Jeux en tant que vedettes, déclara Elizan. D'habitude, nous étions seulement là pour occuper la foule entre deux combats, mais... C'est la mort ou la liberté qui nous attend.
- Zal Hyrda exagère, commenta Gor Kee. Il sait très bien que c'était notre dernier combat, mais en nous mettant vedettes des Jeux, nous sommes condamnés à gagner tous les Jeux pour être libres. On ne peut même pas crier le nom des Douze... je veux dire, des Treize.
- Ce soir, Gor Kee, mon ami, les Treize seront Quinze ou nous serons tous morts, dit fermement Elya Jumy.
- Non, Elya Jumy, rétorqua Elizan. Tu sais très bien que les vainqueurs des Jeux ne comptent jamais parmi les Douze, enfin, les Treize. Ils n'ont pas fait leur quota de victoires. Zal Hyrda nous vole notre renommée, Gor Kee a raison.
- Mais si vous vous réclamez des Treize juste avant le combat final, vous aurez votre nom ajouté, persista Elya Jumy. Zal Hyrda m'a parlé de ça, une fois.
- Beaucoup de choses à faire pour ce dernier combat, murmura Gor Kee.
Elizan lui jeta un regard un peu perplexe, mais ne dit rien.
- Allons nous préparer, intervint Ank Gyul. Zal Hyrda va nous tuer si nous sommes en retard pour les Jeux !
Les trois autres acquiescèrent et retournèrent dans les profondeurs des Souterrains.
Elizan et Gor Kee venaient de mettre la dernière touche à leurs préparatifs, quand un cri retentit. Les deux amis se regardèrent.
- C'était Elya Jumy, fit Elizan, agité.
- Eh bien, on y va !
Comme un seul homme, ils s'élancèrent en avant, dégainant leurs armes en même temps. Dans ses quartiers, Elya Jumy était agressée par deux hommes, alors que Ank Gyul gisait par terre, du sang coulant de son crâne. La jeune zarvale n'avait pas eu le temps d'atteindre ses armes et elle louvoyait comme elle le pouvait pour éviter les coups que lui portaient ses agresseurs. L'intervention de Gor Kee et d'Elizan fut rapide comme l'éclair ; sans se soucier de faire de quartiers, Gor Kee cueillit le premier zarval sur la lame courbe de son cimeterre, tandis que Elizan passait le deuxième au fil de son épée. Ce dernier laissa tomber son arme et se précipita vers Elya Jumy.
- Ça va ? s'inquiéta-t-il.
- Je crois. Par contre, Ank Gyul...
Gor Kee était accroupi à côté du zarval géant et l'examinait.
- Ce n'est pas grave. Ils ne voulaient pas le tuer, juste l'assommer. Il pourra combattre.
Zal Hyrda déboula de son petit pas trottinant.
- Que faites-vous tous ici ? demanda-t-il sévèrement. Elya Jumy, pourquoi n'es-tu pas encore prête ? Et qu'est-ce que c'est que ces deux cadavres de gladiateurs ?
Il s'arrêta de lui-même, examina rapidement les corps et reconnut aussitôt l'origine des blessures.
- Gor Kee, pour quelle raison as-tu tué ce gladiateur ?
- Parce qu'il attaquait Elya Jumy, répondit calmement l'intéressé en enlevant son casque qu'il tint sous son bras.
Zal Hyrda le regarda un moment, puis hocha la tête.
- C'est une bonne raison, acquiesça-t-il. Préparez-vous, maintenant.
Le vieux zarval quitta la salle en trottinant, l'air perplexe. Gor Kee retourna son gladiateur du bout du pied, le fixa quelques instants et cracha :
- Un homme de Zamil Polea.
- C'est exact, confirma la voix basse d'Ank Gyul. Ces deux hommes font partie de ses gardes du corps.
Elya Jumy ne dit rien ; elle enfila rapidement l'armure d'écailles rouges et saisit son épée qu'elle glissa dans son fourreau. Elya Jumy était morgoun, Elizan filynn, Gor Kee sindar et Ank Gyul devenait le culiair de l'équipe. Les combats lors des Jeux suivaient des règles strictes. Les gladiateurs étaient répartis par équipes de quatre, chacun représentant un type de gladiateurs. Zal Hyrda avait constitué les équipes peu de temps auparavant et avait mis ensemble Elya Jumy, Elizan et Gor Kee, qui avaient l'habitude de combattre ensemble, ajoutant Ank Gyul pour faire bon poids. Chaque gladiateur combattait un autre du même type d'une équipe adversaire, et ce, jusqu'à ce qu'il reste une seule équipe en lice. Si, comme il arrivait souvent, les gladiateurs encore vivants ne faisaient pas partie de la même équipe, le morgoun affrontait le culiair et le filynn le sindar ; les deux vainqueurs se battant ensuite pour déterminer qui était celui qui garderait la vie sauve. Aux Jeux, il pouvait avoir jusqu'à quatre gladiateurs libérés en même temps, mais, plus généralement, il n'y en avait qu'un.
Ce jour-là, jour d'ouverture des Jeux, les gladiateurs défilaient juste pour le salut. Leurs combats étaient gardés pour la fin des Jeux, car c'était l'attraction la plus prisée. En premier lieu se déroulaient les combats à mains nues, pour mettre les spectateurs dans l'ambiance. Il y avait bien, çà ou là, des gladiateurs qui faisaient une brève apparition, mais c'était en entracte, pendant que les suivants se préparaient. Les gladiateurs, alignés par quatre, tous portant leur armure d'écailles rouges, défilèrent majestueusement, la main droite sur la poignée de leur arme, la main gauche le long de la jambe. Les quatre amis sentirent le regard d'Olyana qui s'attardait sur les gladiateurs, les dévisageant avec insistance, mais les sindars et les filynns portaient tous leur casque et il était impossible de les distinguer les uns des autres. Silencieusement, comme toujours - un gladiateur devant mourir en silence, dignement - , ils regagnèrent les Souterrains sous les ovations. Les gladiateurs suscitaient un véritable engouement dans la foule, qui avait ses préférés qu'elle avait l'occasion de voir durant toute l'année. Certains se demandaient comment Zal Hyrda faisait pour avoir autant de gladiateurs lors des Jeux, quand on savait qu'il prenait deux ans pour former un gladiateur en vedette et que généralement, il n'exposait pas ses vedettes avant quelques années. En vérité, une partie des gladiateurs qui venaient combattre lors des Jeux étaient des condamnés à mort et une autre venait droit des Souterrains, d'où ils n'étaient jamais sortis avant ce jour.
Les lutteurs prirent place devant les spectateurs et les Jeux commencèrent. Les gladiateurs regagnèrent leurs quartiers ; ils n'interviendraient pas avant le quatrième jour et tiendraient jusqu'à la fin de la semaine. Le sixième jour saluerait celui, ou ceux, qui allait gagner sa liberté. Gor Kee resta appuyé à l'entrée des Souterrains, son regard fixé sur Olyana. La jeune fille dorée était aux pieds de Zamil Polea, comme de coutume, le menton au creux de sa paume. Ses yeux étaient posés sur les lutteurs, mais elle ne les voyait pas. Devant ses yeux flottait l'image de Keezan, un peu mystérieuse, puisqu'elle ne l'avait vu que dans les ténèbres des souterrains. Etait-il passé là, juste devant elle, et avait-elle été incapable de le reconnaître ? Il lui avait dit qu'il porterait un signe distinctif et elle n'avait rien remarqué de particulier dans la tenue des gladiateurs. L'attention d'Olyana n'était aucunement focalisée sur les lutteurs et ses yeux se tournaient fréquemment vers l'entrée des Souterrains où elle apercevait une silhouette appuyée.
Rhak Deor suivait le spectacle avec intérêt, légèrement penché en avant. Il adorait les Jeux et les combats en général. De temps en temps, il jetait un coup d'oeil en direction d'Olyana d'Iridium, étonné par les souvenirs que la jeune fille faisait revivre en lui. Elle lui rappelait tellement Ran Vinyr ! Il savait que c'était pour cette raison que Zamil Polea l'avait enlevée à Lhe Mandha. Le grand zarval était venu présenter son butin au palais, comme au retour de chaque chasse, et la Quanywa s'était figée dès qu'elle avait vu la jeune fille dorée. Elle avait tout de suite remarqué la ressemblance entre la princesse et l'esclave morte. Et, en un instant, sa décision avait été prise : pas question de la laisser aux mains de Lhe Mandha ! Elle devait garder cette jeune fille à l'oeil. Rhak Deor haussa intérieurement les épaules. Zamil Polea ne voulait pas perdre son rang de Quanywa, mais elle ne comprenait pas que pour lui, la seule femme qui compterait jamais était Ran Vinyr, de son vrai nom, Elisea. Dans une pièce secrète où il se rendait fréquemment, et que Zamil Polea n'avait pas encore découverte, il y avait le corps d'Elisea, enchâssé dans du cristal. Ça lui avait coûté une petite fortune, qui avait mobilisé les plus experts artisans zarvals, mais qu'était-ce ? Elisea était avec lui jusqu'à la fin de ses jours maintenant et même Zamil Polea ne pouvait plus rien contre elle.
La première journée des Jeux se termina avec la victoire de quatre lutteurs, parmi lesquels des zarvals libres de Kal Homel. Le lendemain, il y aurait les courses d'hydraguis et de mankors. Comme chaque soir, un garde du corps de Zamil Polea raccompagna Olyana d'Iridium à sa prison. La jeune fille dorée savait fort bien que la Quanywa n'avait aucunement besoin d'elle : elle avait déjà une dizaine d'esclaves zarvales à ses ordres et elle ne gardait Olyana auprès d'elle que pour ennuyer à la fois son mari et Lhe Mandha, qu'elle n'aimait visiblement pas. Olyana espérait que Keezan viendrait la voir cette nuit ; elle détestait ne pas savoir quand le jeune homme allait arriver, car les dates de ses visites étaient assez fantaisistes. Il pouvait venir régulièrement pendant une semaine, et ne pas se manifester durant toute la semaine suivante.
Elle reçut bien une visite, mais son visiteur était casqué et ses mains étaient celles d'un zarval. Elle se recroquevilla sur sa planche ; elle ne craignait pas les zarvals, mais en voir un dans sa prison en pleine nuit ne la rassurait pas.
- Qui es-tu ?
- Je m'appelle Gor Kee, répondit le zarval d'une voix qui lui était familière, puisqu'elle ressemblait beaucoup à celle de Rhak Deor.
- Je connais ton nom, répondit Olyana. Que viens-tu faire ici ?
- Keezan ne combattra pas pour toi, déclara Gor Kee d'un ton qui parut infatué à Olyana. C'est moi qui te délivrerai.
Olyana se redressa sur sa planche, stupéfaite.
- Comment...
- Je suis aussi bon combattant que Keezan, voire meilleur. Je peux te délivrer à sa place. Je prends des risques en le laissant prendre ma place lors des Jeux. S'il perd, non seulement je ne serai pas libre, mais en plus, à cause de lui, mon équipe sera vouée à la disparition, puisqu'un seul aurait le droit de survivre.
- Mais si tu perds, c'est la même chose, objecta Olyana.
- Elizan, Elya Jumy et moi préférons mourir que de vivre l'un sans les autres. De plus, si j'échoue, Keezan aura son propre combat de libération pour tenter de te délivrer.
- C'est valable pour toi aussi, rétorqua Olyana qui tenait à lui montrer que, quoi qu'il dise, Keezan pouvait très bien faire cela à sa place.
- Olyana d'Iridium, s'exclama Gor Kee en colère, je suis l'héritier quanyw ! J'ai préséance sur Keezan !
- Keezan est de ma race, il a donc plus de droits que toi de me délivrer.
Gor Kee éclata de rire.
- Keezan est un zarval à déficiences génétiques. On ne peut naître dans une famille zarvale et ressembler à un humain sans modifications génétiques.
- Je ne crois pas qu'il soit né dans une famille zarvale, contra Olyana.
- Tu as tort. Keezan est le fils d'un de mes serviteurs et je l'ai vu naître. Je n'étais pas bien vieux à cette époque, mais il n'empêche que je l'ai vu naître. C'est mon père qui l'a encouragé à devenir gladiateur pour me protéger. Alors, Olyana d'Iridium, m'acceptes-tu pour champion ?
- Je veux en parler avec Keezan tout d'abord. Il serait injuste que tu récoltes tout le fruit de son travail, simplement parce que tu es héritier quanyw.
- Tu es une femme dure, Olyana d'Iridium.
- Je suis princesse d'Iridium, souligna Olyana.
- En ce cas, n'est-il pas mieux que ce soit un prince zarval qui te délivre ?
Olyana ne dit rien. Gor Kee rit doucement et dit :
- Je reviendrai, Olyana d'Iridium.
Il quitta la pièce et, à peine une heure plus tard, Keezan fit son apparition, aussitôt attaqué par un rat qu'il étrangla sans autre forme de procès.
- Comment vas-tu, Olyana d'Iridium ?
- J'ai reçu la visite de Gor Kee. Il veut me délivrer à ta place.
Keezan resta silencieux à l'annonce de cette nouvelle. Quand il parla, sa voix était chagrinée.
- Il a raison. Il a préséance sur moi ; je ne suis pas héritier quanyw !
- Keezan, c'est toi qui as tout fait, tu ne vas pas abandonner maintenant !
- Gor Kee est mon maître, Olyana d'Iridium, je ne peux lui désobéir s'il a décidé de te libérer lui-même.
- Cela ne sera pas, Keezan ! Je ne veux pas être libérée si ce n'est toi qui...
- Olyana d'Iridium, fit Keezan d'un ton sévère. Ne fais pas l'enfant. On ne joue pas sa liberté sur la personne qui ouvre la porte de la prison, quand il n'y a pas de condition à la clef. Gor Kee a raison, ta famille préférera sans doute qui tu aies été libérée par un prince que par un simple serviteur.
- Et peu importe ce que je pense, fit Olyana amèrement.
Keezan s'approcha davantage de la planche de bois où se trouvait la jeune fille et s'assit en tailleur devant elle.
- Olyana d'Iridium, commença-t-il doucement, pourquoi ne veux-tu pas que ce soit Gor Kee qui te délivre ?
- Keezan, c'est toi qui as pris tous les risques, venant ici la nuit pour m'apporter à manger et une couverture, c'est toi qui as empêché qu'ils ne me délivrent en avance au risque de déclencher le courroux de Zamil Polea, et Gor Kee en aurait tous les bénéfices, se réservant la partie la plus glorieuse ? Non, ce n'est pas juste !
- Olyana d'Iridium, qu'importe ce qui est juste ou non. Gor Kee et moi avons un but commun, te délivrer. Tu sais que si je te délivre moi-même, je ne pourrais pas t'accompagner dans ton chemin vers la liberté, puisque je suis encore gladiateur pour cinquante combats.
Olyana releva la tête.
- Qu'aurais-tu fait, alors ? M'aurais-tu gardée avec toi dans les Souterrains, jusqu'à ton combat pour la liberté ?
- Non pas, Olyana d'Iridium. Je t'aurais confiée aux mains d'Elizan, Gor Kee et Elya Jumy, qui ont autant à coeur que moi ta libération. Comme tu peux le voir, Gor Kee aurait eu tous les honneurs quand même.
Keezan se releva.
- Es-tu sûre que dans ta haine pour Gor Kee, il n'y a pas le fait qu'il soit zarval ?
- Ça n'a aucune espèce d'importance, s'emporta Olyana. J'ai des esclaves zarvales à Iridium et je m'entends très bien avec elles. Par contre, je n'aime pas sa façon de dire que tu es... anormal.
- Mais je suis anormal, Olyana d'Iridium, sourit Keezan.
Il y eut un silence, puis le jeune homme reprit :
- Gor Kee va certainement revenir. Je t'en prie, dis-lui que tu acceptes sa candidature.
- Mais toi ?
- Je ne suis qu'un garde du corps, Olyana d'Iridium. Te savoir libre m'apportera plus de joie que tout le reste.
- C'est donc un adieu, Keezan de Kal Homel ?
- Selon toute probabilité, ma princesse.
Olyana eut un pauvre sourire.
- Je ne devrais pas te laisser m'appeler ainsi, murmura-t-elle, mais...
Keezan eut l'air surpris.
- Et pourquoi donc ?
- Mais appeler ainsi une femme, c'est... seuls sa famille ou son fiancé ont droit de l'appeler ainsi !
- Je suis désolé, ma... Olyana d'Iridium. Pour un zarval, c'est une marque de respect. Je n'avais pas de mauvaise intention en le faisant.
Olyana resta pensive.
- Je n'arrive vraiment pas à t'associer à un zarval, avoua-t-elle finalement. Pour moi, tu es un homme !
Keezan s'inclina devant elle.
- Olyana d'Iridium, je te dis adieu.
- Adieu, Keezan de Kal Homel.
Le jeune homme disparut et la jeune fille soupira. Gor Kee allait certainement revenir.
Et il revint. Il s'inclina devant Olyana.
- Quelle est ta décision, Olyana ?
- Je t'accepte pour champion, Gor Kee.
Le jeune zarval remarqua le ton peu enthousiaste et resta silencieux un moment.
- Keezan a plaidé ma cause, n'est-ce pas ?
- Oui. J'eusse de très loin préféré que ce soit lui qui me libère, mais puisqu'il souhaitait lui-même que...
- Tu es quelqu'un d'étrange, Olyana d'Iridium, dit seulement Gor Kee avant de partir.
Les courses d'hydraguis ouvraient la nouvelle journée des Jeux. Lhe Mandha était présent, avec son hydragui déjà trois fois vainqueur. Le zarval, spécialiste de la chasse, était également un maître dans l'art de dresser les hydraguis ou les mankors. Grand, mince, les cheveux vert foncé coupés courts, Lhe Mandha était un beau zarval, très recherché, même s'il avait une réputation de ne pas être tendre avec les esclaves. Il détestait Zamil Polea, qui le lui rendait bien, et ne craignait pas de lui mettre les bâtons dans les roues aussi souvent qu'il le pouvait. Le dernier coup de la Quanywa - lui prendre Olyana - l'avait mis dans une colère noire. En réalité, Lhe Mandha n'était pas cruel avec ses esclaves, mais il était tant jalousé que certains de ses détracteurs faisaient courir les pires bruits sur lui et, de plus, il recevait régulièrement la visite des sbires de Zamil Polea, qui cherchait à l'éliminer, lesquels rencontraient toujours ses esclaves en premier lieu. Maintenant, Lhe Mandha n'avait plus d'esclaves, mais des guerriers surentraînés qui tenaient tête aux tueurs envoyés après lui. Les attaques de Zamil Polea avaient cessé depuis deux semaines, sans doute parce qu'elle était lassée de ne voir revenir aucun des hommes qu'elle avait envoyés.
Le grand zarval avait de plus une particularité qui ajoutait encore à la haine que la Quanywa lui portait : ses écailles bleues et vertes étaient presque irisées, proches de la teinte de celles des zarvales et Zamil Polea, qui se vantait d'avoir la plus belle couleur d'écailles, entendait avec dépit que celles de Lhe Mandha étaient les plus belles de toute la cité. De plus, Lhe Mandha avait une élégance innée et portait autour du cou une lourde chaîne d'or où pendait une décoration donnée à son père par le précédent Quanyw.
Lhe Mandha était déjà sur le dos de son hydragui, équipé comme il se devait de la lourde selle de cuir marron. Il leva la tête vers Zamil Polea à qui il lança un sourire démoniaque, salua son Quanyw et fixa un instant la jeune fille dorée qui le regardait avec dégoût. D'un coup de genou, le chasseur fit avancer sa monture et lança d'une voix forte :
- Si aujourd'hui je gagne la course, je souhaite déposer mon trophée aux pieds d'une belle étrangère à la peau dorée.
Zamil Polea pâlit de rage, Rhak Deor dissimula un sourire amusé et Olyana se redressa à moitié, l'air abasourdie. Mais Lhe Mandha ne faisait déjà plus attention à elle et ramenait sa monture vers la ligne de départ. Les autres concurrents étaient alignés, attendant le signal. Quelques-uns lancèrent un coup d'oeil admiratif à Lhe Mandha. Plus d'un rêvaient de défier Zamil Polea comme il venait de le faire, mais peu osaient. Les gens qui n'aimaient pas Zamil Polea n'étaient pas si nombreux qu'il le paraissait ; en fait, suivant les critères zarvals, la Quanywa était parfaite. Les zarvals ne prêtaient pas beaucoup d'attention à la vie des autres, voire à leur propre vie, et les esclaves étaient vus comme peu importants. De plus, pour les zarvals, leur peuple constituaient l'aboutissement de la création et les humains, comme la belle Olyana, n'étaient qu'un essai raté vers la perfection. Mais les ennemis de la Quanywa étaient acharnés à la faire tomber ; malheureusement, Zamil Polea connaissait tous les noms de ceux qui tentaient de s'opposer à elle et plus d'un fut retrouvé mort dans sa maison.
Lhe Mandha vint s'aligner avec les autres et il sentit contre ses jambes les muscles de son hydragui commencer à se tendre. C'était une bête qu'il aimait bien ; extérieurement, elle ne payait pas de mine : elle avait l'air lourde, endormie et marchait à une allure de tortue. Mais quand il s'agissait de courir, elle relevait la tête et jetait toutes ses forces dans la course. Le signal tomba et les hydraguis s'élancèrent tous en même temps. Il y avait quatre tours de piste à parcourir et, comme d'habitude, le quatrième tour serait fatal à beaucoup de participants. Lhe Mandha était un vieil habitué des courses. Il y participait depuis maintenant cinq ans, ce qui faisait que la foule attendait toujours avec impatience les courses d'hydraguis, car il était son préféré. Le désavantage était que, comme il était connu, il avait moins l'effet de surprise et devait se battre plus hargneusement.
Cette fois-ci, il se trouvait quatrième ; il maintenait son hydragui à une vitesse rapide, mais sans forcer. L'hybride de dragon tirait visiblement sur les rênes, mais les mains de Lhe Mandha étaient douées d'une force inimaginable. En tête, ils forçaient leur bête dans l'espoir de mettre de la distance entre eux et Lhe Mandha. Lentement, ils prenaient de l'avance, creusant la distance à chaque minute qui passait. Lhe Mandha menait maintenant le petit groupe de six qui constituait la queue. Et puis, à la fin du deuxième tour, la distance entre le groupe de tête et Lhe Mandha commença à décroître. Le chasseur ne semblait pourtant pas avoir demandé plus d'efforts à sa monture. La foule comprit : les bêtes de tête, épuisées par l'effort violent qu'elles avaient fourni dès le début, commençaient à ralentir et ce n'étaient pas les coups que leur donnaient leurs cavaliers qui allaient les faire accélérer. Elles étaient déjà vidées de leurs forces. Lhe Mandha et son petit groupe remontaient progressivement et le chasseur, à la tête des autres concurrents, ressemblait à un général menant ses troupes à la victoire. Et puis, Lhe Mandha se pencha en avant et ses doigts relâchèrent leur emprise sur les rênes. Son hydragui bondit en avant, toute mesure oubliée, soulevant des montagnes de poussière. Les concurrents de tête se retournèrent en entendant les cris de la foule et redoublèrent de coups en voyant Lhe Mandha qui se rapprochait d'eux. Le troisième tour venait de se terminer et c'était le dernier tour. La piste était lourde et les bêtes fatiguées ; pourtant, l'hydragui de Lhe Mandha semblait voler littéralement. Fini l'air endormi, la lourdeur de son pas ! Sa course était légère et rapide, rien ne pouvait arrêter sa remontée fulgurante. Déjà Lhe Mandha était derrière le troisième, luttant pour la place. Le concurrent qui lui disputait sa place abattit son court fouet sur le flanc de sa monture, frôlant l'hydragui du chasseur au passage. L'hybride de dragon fit un écart, se désunit, perdit du terrain et son adversaire remit un peu de distance entre lui et Lhe Mandha. Le grand zarval resta calme ; l'erreur n'avait pas été volontaire. Doucement, mais fermement, il remit sa monture dans la course et très vite, l'hydragui retrouva sa vitesse première.
- Va, Leanor, va !
Le chasseur était décidé à ne pas laisser l'autre concurrent refaire peur à sa monture ; mais quand il arriva à hauteur de son adversaire, celui-ci se tourna vers lui avec un léger sourire, faisant passer son fouet dans la main du côté de Lhe Mandha. Le chasseur lui rendit calmement son regard et murmura entre ses dents :
- Utilise ton fouet, mon ami, utilise-le donc !
L'autre abattit son fouet, donnant un regain d'énergie à sa monture, mais la courte lanière n'effleura pas le flanc de Leanor : ce fut la jambe de Lhe Mandha qui reçut le coup. Le chasseur n'eut qu'un sourire impertinent et donna une nouvelle impulsion à Leanor, qui allongea sa foulée et distança son adversaire. Lhe Mandha se retourna, toucha sa blessure et sourit :
- Sans rancune !
Leanor continua sa remontée fulgurante. Il restait un demi-tour et deux adversaires. Lhe Mandha se dressa sur ses étriers et, comme si ce geste constituait un signal pour Leanor, l'hydragui jeta toutes ses forces dans la course. Ses foulées puissantes dévoraient l'espace et la voix de son maître le stimulait à chaque pas.
Les deux derniers adversaires se battaient pour la première place, donnant coup de fouet sur coup de fouet, tentant de redonner de l'énergie à leurs bêtes fatiguées. Le coeur de l'une d'elles lâcha et l'hydragui perdit toute sa vitesse. Leanor le dépassa comme une flèche et se rapprocha dangereusement du premier concurrent. Il restait un quart de tour. Alors que les deux prétendants à la première place étaient côte à côte, l'adversaire de Lhe Mandha assura son fouet dans sa main et le lança en direction des cornes de Leanor. La fine lanière s'enroula autour des cornes de l'hydragui. Le zarval eut un sourire de mauvais augure et se raidit, tirant brutalement sur son fouet. C'était un coup permis dans la course, même si le risque étant grand, car il était arrivé que des hydraguis aient le cou rompu à la suite d'une telle manoeuvre. Mais les juges avaient décidé que, puisqu'il s'agissait d'une manoeuvre dangereuse pour le zarval qui la tentait, elle était autorisée. Peu de concurrents savaient comment la contrer, car elle n'était pas souvent utilisée. Mais ce n'était pas à un vieil habitué comme Lhe Mandha qu'on allait faire le coup. Alors que son adversaire se raidissait en prévision du choc, le chasseur avait dégainé la fine lame qu'il portait toujours et d'un coup sec, trancha la lanière. Lhe Mandha était le seul cavalier qui avait une lame plutôt qu'un fouet et personne n'avait jamais compris pourquoi. Maintenant, ils savaient. Son adversaire, surpris par le manque de tension, passa par-dessus le haut troussequin de sa selle et retomba sur le dos. Aussitôt, il se roula en boule et s'écarta de la piste avant que les derniers concurrents ne l'écrasent par inadvertance. La route était libre pour Leanor qui, un bout de lanière pendant à sa corne, franchit la ligne d'arrivée sans ralentir. Pour la freiner, Lhe Mandha dut se dresser sur ses étriers, enroulant plusieurs fois les rênes autour de ses poignets et tirant de toutes ses forces.
Une ovation salua la victoire du jeune zarval. Lhe Mandha, ayant enfin arrêté Leanor, revint vers la tribune, essuyant vaguement son visage souillé de poussière et de sueur. Olyana fut frappée par l'intensité du regard doré à l'étrange pupille verticale.
- Lhe Mandha, je te déclare vainqueur de la course d'hydraguis, annonça Rhak Deor d'une voix forte, en se levant. Tu as exprimé le voeu que ton trophée soit donné à une femme dorée. Il y en a une ici ; il s'agit d'Olyana d'Iridium. Souhaites-tu que ton trophée lui soit remis ?
- Oui, si mon Quanyw est d'accord.
Rhak Deor acquiesça, ne voyant aucune objection à cette étrange requête, certain qu'il y avait encore quelque chose où trempait Zamil Polea dans cette affaire. Le trophée de Lhe Mandha, qui consistait en une dague richement ornée, fut donc remis avec toute la pompe habituelle à Olyana. La princesse dorée prit l'arme avec un éclair de joie dans les yeux et la glissa rapidement dans un fourreau de son harnachement, avant que Zamil Polea n'ait pu la lui prendre des mains. Elle adressa un sourire de reconnaissance à Lhe Mandha, s'interrogeant quand même sur les motivations du chasseur zarval. Alors le vainqueur fit faire une volte à sa monture et se dirigea vers les Souterrains. A l'entrée, il y avait Gor Kee. Les deux zarvals ne s'aimaient guère, mais ils se respectaient mutuellement. Lhe Mandha regarda un instant le gladiateur du haut de sa selle, puis dit doucement, avec un sourire :
- Tu vas délivrer Olyana d'Iridium, n'est-ce pas, Gor Kee ?
Un peu surpris, Gor Kee pesa rapidement le pour et le contre ; pouvait-il faire confiance à Lhe Mandha ? Il se souvint que le chasseur était un ennemi implacable de Zamil Polea et il décida de le mettre dans la confidence.
- C'est exact, répondit-il, plantant ses yeux dans ceux du grand zarval qui attendait patiemment sa réponse.
Lhe Mandha sourit de nouveau.
- Je serai là, à la sortie des Souterrains, et je vous escorterai jusqu'à la sortie de Kal Homel. Les sbires de Zamil Polea vont rarement plus loin. Mes hommes sont habitués à les affronter.
Sans laisser à Gor Kee l'occasion de répondre, Lhe Mandha réveilla Leanor d'un coup de genou et l'hydragui s'ébranla, rentrant dans les profondeurs des Souterrains, se dérobant aux ovations de la foule en délire, qui ne prêtait même pas attention aux deux gladiateurs qui s'affrontaient sous ses yeux pendant que les employés des Jeux remettaient la piste en état pour la course de mankors. Gor Kee le suivit du regard un moment et se demanda si Lhe Mandha faisait attention à Olyana pour le simple plaisir de contrer Zamil Polea ou pour une autre raison inconnue du jeune gladiateur.
La course de mankors suscitait toujours moins d'intérêt que celle d'hydraguis, sans doute parce que les zarvals n'utilisaient pas beaucoup les mankors. De plus, les plus valeureux zarvals participaient à la course d'hydraguis, plus dangereuse, à cause de la vitesse et des cornes des montures. Il était arrivé que des hydraguis encornent un cavalier concurrent, ou sa monture, et la piétinent sauvagement avant de poursuivre la course. Les hydraguis n'étaient pas toujours bien dressés et avaient un caractère assez imprévisible. Cependant, il y avait des passionnés de courses de mankors.
Texte © Azraël 1999 - 2002.
Bordure et boutons Taurus, de Moyra/Mystic PC 1998.
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