Ventisca

   La Edlana qui apparaissait sur cette sorte d'écran était plus jeune, avec les joues plus rondes, les os ne saillant pas comme ils le faisaient actuellement. Elle avait la main posée sur l'encolure d'une licorne et semblait dialoguer avec la créature majestueuse. La licorne désigna une direction et Edlana acquiesça. Alors sortit des fourrés un liskar, un de ces petits chevaux noirs à la queue et à la crinière argentées. La jeune elfe monta sur son dos et il partit au galop. Ukkraq remarqua que Inlandsis n'était pas dans le fourreau, mais qu'il y avait seulement une épée ordinaire. Le liskar franchissait les distances comme s'il avait les fers enchantés aux couleurs de l'arc-en-ciel et Ukkraq reconnut le lieu : il s'agissait de Hydranis, demeure de Hydana, la déesse de l'eau, seulement constituée de glace et où même Jalis aux rayons ardents perdait tout pouvoir. Le liskar continuait son chemin comme si de rien n'était et son galop sec et rapide ne fut pas modifié ni ralenti par la neige qui collait à ses sabots, ni par son souffle qui se condensait sur ses naseaux. Il s'arrêta devant un amas de rochers de glace, près d'une étroite fissure. Edlana se laissa glisser à terre son visage juvénile arborait un air sérieux qui faisait oublier les rondeurs enfantines de ses joues. Elle prit son épée à plat dans ses paumes et s'agenouilla, tendant ses mains comme si elle offrait son arme à quelqu'un. Sa voix enchanteresse s'éleva en une prière et Ukkraq apprit avec stupéfaction que, non contente d'être disciple d'Urien, elle était aussi prêtresse de Denethor, le dieu-elfe de la musique. Son dieu lui répondit, nimbant son épée d'un éclair azuré ; alors elle la planta devant elle et résolument, se glissa dans la fissure, armée en tout et pour tout d'une simple flûte de bois.
   Le chemin était de glace presque bleutée et une lumière irréelle flottait dans ce lieu étrange, semblant provenir d'étoiles de givre. Un escalier se présenta devant Edlana qui commença la descente la main sur la rampe verglacée. A quelques marches de la fin, elle prit sa flûte et murmura :
    - O Denethor, permets-moi d'être digne de toi !
   Elle porta sa flûte à ses lèvres et les premières notes s'élevèrent, à la sonorité rendue plus pure et plus cristalline par la voûte de glace. L'instrument se transforma en une magnifique flûte d'argent, tandis que Edlana restait toujours aussi simplement vêtue de son armure de cuir marron. Le chant qu'entama Edlana était d'une complexité inouïe, à la fois guerrier et pacifique, gai et triste, exaltant et déplorant ; elle semblait raconter l'histoire d'un guerrier fameux poussé par le désespoir et sa musique prenait des accents consolateurs. Tout en jouant, elle continuait son chemin et Ukkraq vit de quel guerrier il était question : il s'agissait d'un gigantesque dragon blanc, magnifique de fierté et de beauté. Le jeune aventurier n'aurait jamais pensé voir cela ; il avait toujours cru que les dragons blancs, en général de mauvais alignement, faisaient partie des plus petits dragons et des moins intelligents. Mais celui-là... assurément, ce n'était pas son cas. Un corps tout de puissance, aussi grand que celui du plus grand dragon rouge ou que Draghnien, le dieu dragon géant, où chaque écaille blanche ressemblait à un bijou de platine soigneusement poli, à l'éclat rehaussé par les quelques diamants encastrés comme par hasard entre les écailles. Sa longue queue s'enroulait nonchalamment autour de lui ; sa tête fine était surmontée de deux cornes torsadées, un peu tordues, pointées vers l'arrière, d'une blancheur étincelante et la trace de la torsade semblait être un fil de givre. Son regard d'un vert doré brillait d'intelligence et de tristesse ; sa gueule était un brasier aux mille couleurs dorées, comme un feu céleste, à la gorge rougeoyante, tranché par les longues dents, fines et tranchantes, semblables à des aiguilles de glace. Derrière lui, Ukkraq apercevait un tas brillant, sans doute le trésor du dragon, mais la magnifique créature blanche semblait uniquement passionnée par la musique qu'elle entendait. Le jeune aventurier voyait les doigts d'Edlana trembler légèrement, mais la musique s'élevait toujours aussi pure et juste, sans que transparaisse la peur que devait ressentir l'interprète. Quand les dernières notes s'éteignirent, le dragon soupira, faisant quasiment doubler de taille un monticule de glace à côté d'Edlana.
    - Très bien. Tu as parfaitement interprété mon chant. Maintenant, dis-moi qui tu es.
   Ukkraq sursauta : au lieu de la voix rocailleuse qu'il attendait, il entendait une voix mélodieuse, grave et douce.
    - Personne, seigneur Ventisca, dit-elle humblement. Une simple elfe.
    Seigneur Ventisca ! Ukkraq se souvenait, maintenant : le seigneur Ventisca de Escarcha, dit aussi Blizzard de Givre, était un seigneur dragon célèbre, un solitaire qui se battait aussi bien contre les dragons métalliques que chromatiques, sans chercher le combat, mais sans l'éviter non plus ; de mémoire d'homme - et de dragon - il n'avait jamais été battu et les plus grands champions dragons avaient renoncé à le vaincre. Ventisca était jeune pour un dragon, puisqu'il avait à peine trois cents ans, mais sa réputation n'était plus à faire. Il privilégiait sa tranquillité avant tout et des ossements au fond de sa grotte de glace montraient assez qu'il n'aimait pas les importuns.
    - Est-ce ce que je dois écrire sur ta tombe ? demanda ironiquement Ventisca. Ci-gît une simple elfe ?
   Edlana releva la tête et plongea son regard doré dans les profondeurs vertes des yeux de Ventisca.
    - S'il s'agit de ce que vous souhaitez, seigneur Ventisca, faites-le, répondit-elle simplement.
   Le grand dragon blanc leva une patte et une griffe en jaillit, longue et étincelante comme un pic de glace. Elle plana un moment au-dessus de la tête d'Edlana, puis, avec une délicatesse surprenante, avec l'extrémité de sa griffe où perlait une goutte d'eau, Ventisca remit en place une mèche cuivrée.
    - Tu as gagné, petite elfe, reprit-il sans ironie. Tu m'intrigues. Tu viens t'offrir à la mort avec une flûte pour seule arme, tu me charmes avec ta musique et tu me défies de ton regard d'or. Que veux-tu ?
   Edlana ne répondit qu'en portant sa flûte à ses lèvres. Ukkraq reconnut la mélodie avec stupéfaction : il s'agissait de l'esquisse de la partition de Lumière, le poème qui avait rendu Edlana célèbre et qu'elle avait écrit il y avait onze ans de cela, pour le mariage d'Ukkraq et de Salmeera. Ventisca ferma à demi les paupières pour écouter la musique, tout en remarquant que des larmes coulaient sur les joues d'Edlana pendant qu'elle jouait. Vers la fin, il tendit de nouveau la patte en avant, cueillant une larme du bout de sa griffe. Ce fut à peine si Edlana sursauta.
   Quand le morceau fut fini, il y eut un moment de silence, puis l'image du dragon blanc se brouilla pour laisser place à un jeune homme d'une beauté stupéfiante : une chevelure d'un blanc neigeux, un peu trop longue, retenue par un serre-tête semblable à ses cornes de dragon, la peau très blanche, les mêmes yeux vert doré intelligents et tristes, une armure d'écailles de platine d'une finesse extrême, barré d'un baudrier incrusté de diamants et, à son côté, pendait une épée que Ukkraq reconnut sans hésitation : Inlandsis. Ventisca s'approcha d'Edlana et tendit sa main vers la jeune elfe.
    - Ma foi, il me semble que je le pourrais sans peine, dit-il en effleurant délicatement le visage humide de larmes. Et toi ?
   Edlana ferma les yeux un instant, tremblant de tous ses membres.
    - Je ne sais pas, seigneur..., balbutia-t-elle.
    - Et pourtant, tu es venue, en sachant ce que ton dieu attendait de toi.
    - Oui.
   Ukkraq comprit que la mélodie jouée par Edlana expliquait la raison de sa venue et que Ventisca l'avait compris, voire semblait l'accepter.
    - J'admire vos exploits, continua Edlana, mais je vous connais à peine et... et je sais que vous avez tué.
    - Toi aussi, jolie elfe, répondit Ventisca sans s'offusquer.
   Il la regarda longuement.
    - Edlana, n'est-ce pas ? Edlana Erythr d'Elmakandor.
   Il ferma à demi les yeux et sa voix prit un ton plus monotone :
    - Edlana, je vois ton avenir, petite elfe. Un avenir...
    - Non ! hurla la jeune elfe.
   Elle se jeta en avant, plaquant sa main sur la bouche de Ventisca.
    - Non, seigneur, ne le dites pas, je vous en prie !
   Doucement, Ventisca enleva la main d'Edlana et se pencha vers la jeune elfe, la tenant captive sous son regard. Puis subitement, il se rejeta en arrière, repoussant Edlana.
    - Non ! gronda-t-il à son tour. Qu'en sais-je, si tu dis la vérité ? Tu arrives ici, jouant à merveille, et je devrais te croire ?
    Edlana serra les poings.
    - Parce que vous croyez que ça me plaît ? cria-t-elle. Moi, avec un dragon ? Vous avez beau être célèbre, beau, riche et triste, je préférerais encore un elfe des bois avec pour toute richesse son arc qu'il aurait fabriqué lui-même avec du bois d'if !
   A sa grande surprise, Ventisca éclata de rire et referma ses bras sur Edlana ; la jeune elfe se débattit, mais Ventisca était un dragon bien avant tout et sa force était bien supérieure à celle d'Edlana. Elle se cacha le visage entre les mains et, entre ses bras, le jeune homme la sentit se calmer ; elle leva vers lui un regard résigné et glissa ses bras autour du cou de Ventisca. Ses lèvres vinrent effleurer celles du jeune homme et ce fut comme si les yeux d'un vert doré se dessillaient : il sut que Edlana disait vrai et il rendit à la jeune elfe son baiser avec une passion qui l'étonna lui-même.
    - Quel est donc ce charme qui est le tien ? balbutia-t-il à moitié. Je n'ai jamais éprouvé pareille chose...
   Edlana ne répondit rien. Elle tremblait simplement et ses yeux étaient emplis de larmes.
    - Edlana..., murmura Ventisca. Ton prénom est tout, Edlana... Toute ta personnalité est concentrée dans ce nom, Edlana !
    - Seigneur, ne jouez pas ainsi...
    - Pour toi, petite elfe, je ne suis pas un seigneur. Je suis simplement Ventisca. Et je ne joue pas ; pas avec toi, Edlana.
    - Je vous connais à peine !
    - Ce n'est pas ce qu'il faut dire, Edlana, mais : Ventisca, je veux apprendre à te connaître. Dis-le, Edlana. Moi, je ne veux pas te perdre, Edlana. Si les dieux nous ont destinés l'un à l'autre, pour une fois, je m'incline, et de bon coeur. Et toi, que veux-tu ?
   Le regard d'or liquide brillant de larmes se perdit dans les profondeurs du vert doré des yeux de Ventisca, ces yeux fascinants au regard magnétique et suppliant.
    - Ventisca, je veux apprendre à te connaître, s'entendit-elle dire.
   Aussitôt, elle poussa un hurlement, comme quelqu'un qui sait qu'il se perd par ces paroles, échappa à l'étreinte de Ventisca et s'enfuit dans un recoin.
    - Non ! Non ! Je veux être libre !
    - Edlana, non ! Pas par là ! cria Ventisca en écho.
   Le jeune homme se jeta en avant, mais il était déjà trop tard : près du mur qui conduisait de l'escalier au trésor, le sol se déroba sous les pieds d'Edlana, en un piège soigneusement conçu.
    - Ventisca !
   La jeune elfe se tenait à une aspérité de glace, les pieds à quelques centimètres de pics étincelants et, sur l'un d'eux s'était fichée sa flûte. Ventisca lui tendit la main, mais elle était trop loin pour l'atteindre. De plus, elle essayait d'attraper sa flûte.
    - Je vais descendre, dit-elle d'une voix qu'elle essayait de maîtriser, et une fois en bas, je pourrai récupérer ma flûte.
    - Non ! s'exclama Ventisca. Ce piège n'a pas de fond !
   Quelques bouts de glace s'effritèrent du rebord où se tenait Edlana et tombèrent entre les pics. Ventisca se força à se calmer, car il savait que sa voix pouvait provoquer un éboulement.
    - Laisse cette flûte, Edlana. Je t'en offrirai une autre.
    - Non, c'est celle de Denethor !
   Ventisca sembla prendre une décision.
    - Tu peux tenir encore ?
    - Oui.
   Alors il se faufila dans la fosse, trouvant des prises quasi invisibles dans la glace glissante, descendit à hauteur de la flûte qu'il glissa à sa ceinture. Il savait ce qui allait se passer ; toutes les prises disparurent, exceptées celles auxquelles ils se tenaient, et les pics s'écartèrent légèrement.
    - Edlana, promets-moi de ne pas bouger, quoi qu'il arrive. Promets-le-moi maintenant.
    - Je te le promets, Ventisca.
   Alors il lâcha sa prise et se laissa tomber dans la fosse qu'il avait dite être sans fond.
    - Ventisca, non ! hurla Edlana.
    Des larmes coulèrent sur ses joues dans qu'elle pût s'en empêcher et elle n'avait qu'une envie : tout lâcher pour s'écraser sur les pics de glace.
    - Ventisca, Ventisca... répétait-elle sans fin.
   Son coeur saignait et elle ne pouvait penser qu'à une seule chose : Ventisca était mort. Toute volonté l'abandonna et ses doigts commencèrent à glisser sur la glace fondante.
   Soudain une vague de froid remonta du fond du puits et les pics s'encastrèrent violemment dans les parois, créant un choc qui fit lâcher prise à Edlana. Elle tomba, tomba pour une chute sans fin et son coeur n'aspirait qu'à une seule chose : rencontrer le sol pour que cette douleur prenne fin. Pendant cette chute, des images étranges passèrent devant ses yeux, se fixant dans sa mémoire sans qu'elle y prît garde. A moitié abrutie, elle se sentit atterrir sur ce qui paraissait être une longue rampe d'écailles blanches. Comme dans un rêve, elle vit deux yeux d'un vert doré se tourner vers elle avec anxiété et, lentement, le dragon remonta, plantant ses griffes dans la paroi, protégeant soigneusement Edlana sans se soucier des plaies que lui infligeait la glace coupante qu'il démolissait au passage. La jeune elfe ne réagit que, lorsque, une fois sorti, le dragon reprit sa forme de jeune homme. Elle se jeta dans ses bras, se serrant contre lui de toutes ses forces, mouillant de ses larmes l'amure de platine. Ventisca referma ses bras sur elle, caressant ses cheveux, sans se préoccuper de salir Edlana avec le sang qui le couvrait. Pleurant toujours, Edlana releva la tête et l'embrassa ; il sentit qu'elle se donnait toute entière dans ce baiser et qu'il venait d'elle, non de la volonté des dieux.
    - J'ai cru te perdre, j'ai cru te perdre !
    - Je sais, je suis désolé.
   Leurs deux voix n'étaient qu'un murmure. Ventisca réagit le premier et écarta doucement Edlana de lui. La douleur qu'il lut dans les yeux de la jeune elfe faillit le faire se raviser, mais il se retint.
    - Edlana, je sais que tu dois repartir. Ta musique me l'a appris. Denethor ne veut pas laisser une de ses prêtresses dans les griffes d'un dragon blanc dont on ne sait comment il va réagir.
    - Je ne pars pas tout de suite.
    - Je le sais. Avant, je t'apprendrai ce que Denethor veut que tu saches. Tu seras une magicienne de musique, je te le promets.
    - Je ne veux pas que tu te croies obligé de...
    - Chut ! Je le fais parce que je le veux bien. J'aime ta façon de jouer et t'entendre encore sera ma joie.
    - Alors écoute !
   Edlana recula, reprenant sa flûte au passage. De nouveau, en quelques notes, elle transforma son instrument en une magnifique oeuvre d'art d'argent. Denethor voulut sans doute faire de même sur elle, car elle se trouva auréolée d'argent, mais, de quelques notes stridentes, elle fit comprendre au dieu qu'il n'en était pas question. Alors sous ses doigts naquit la plus belle mélodie d'amour que Ukkraq et Ventisca aient jamais entendue ; les yeux d'or d'Edlana restaient fixés sur le jeune homme avec une telle intensité qu'il ne put résister et fit les trois pas qui le séparaient de la jeune elfe pour la prendre dans ses bras. Elle abaissa sa flûte et il l'embrassa en murmurant :
    - Si tu continues comme ça, tu n'apprendras jamais rien, parce que je ne pourrai jamais me retenir !
   Il sentit que Edlana souriait, un sourire plein de bonheur, et il oublia complètement tout ce qui n'était pas elle.

Texte © Azraël 1998 - 2002.
Bordure et boutons Hummingbird Dreams, de Silverhair, inspiré par un dessin d'Amy Brown

Amy Brown Fantasy Art

Silverhair