La magie de la musique

   Là, Edlana sortit sa flûte en entama une mélodie en clef majeure, au dixième accord. De nouveau, un halo argenté l'enveloppa et, quand il se dissipa, la flûte était devenue d'argent et Edlana elle-même ressemblait à une princesse de légende, vêtue des pieds à la tête d'une robe d'or. Les gardes ne parurent même pas s'apercevoir qu'elle entrait et soudain, une flûte apparut sur les genoux d'Aelfilia tandis qu'une voix lui ordonnait :
    - Joue ! Joue le vingt-neuvième accord avec le dix-huitième. Je sais que tu les connais.
   Sans hésiter, Aelfilia abandonna la main de Géalan et s'empara de la flûte. Elle ferma à demi les yeux et laissa ses doigts courir sur l'instrument. Dès les premières notes, tous les autres instruments se turent et le son d'une autre flûte s'éleva à son tour. Le son en était plus riche, plus profond et la mélodie bien plus complexe, car Edlana mêlait le douzième accord, un des sept complexes, avec le trente-cinquième, celui de la réalité, conjugués avec le vingt-quatrième, un des accords spéciaux. Personne ne semblait voir la silhouette dorée illuminée d'un halo, mais chacun contemplait, les yeux perdus dans le vide, des hordes de fantômes déferlant sur Yslaire, la silhouette d'Erza brandissant son sceptre derrière eux. Vers la fin de ce cauchemar, quelques notes de harpe intervinrent. Il s'agissait de Valinosque ; il n'avait plus rien d'un courtisan, ses paupières relevées laissaient passer le feu glacé de son regard bleu et son visage avait pris un air résolu, tandis que ses doigts caressaient les cordes de son instrument. Edlana répondit à la harpe et un court dialogue s'installa entre Valinosque et la musicienne, sans pour autant sortir les autres elfes de la torpeur où ils étaient plongés. Puis le harpiste sembla s'aligner sur la mélodie que continuait à jouer Aelfilia, à une octave supérieure et avec quelques différences, tandis que Edlana entamait un chant mêlant deux complexes, le premier et le vingt-cinquième. Le premier accord était celui de l'illusion, et la jeune elfe présenta Ukkraq comme un héros de légende, se posant en défenseur du monde contre la puissance malfaisante d'Erza. Le jeune homme ne put s'empêcher de sourire un peu amèrement à cette vision.
   La mélodie se modifia vers la fin, les trois instruments se rejoignant sur le vingtième accord, apaisant. Puis, subitement, la dernière note s'envola et Edlana disparut de la salle, la flûte se volatilisant en même temps des doigts d'Aelfilia. Les elfes regardèrent autour d'eux, l'air un peu hébété ; Valinosque était de nouveau à côté de son frère, arborant son air mou de courtisan, et il n'y avait plus trace de sa harpe. Dans les airs résonnait encore la dernière note et dans les yeux des elfes, il y avait partout la même horreur.
   Edlana se tenait à la porte, vêtue de son armure de cuir marron, sa flûte de simple bois à la main. Ukkraq la rejoignit, habillé de sa tenue habituelle.
    - Viens, allons-y, fit Edlana.
    - Et Larenor ?
    - Val se chargera de l'avertir.
   Elle ouvrit la porte de l'écurie. Ukkraq sella immédiatement Erythr d'Elmakandor, tandis que Edlana s'attardait à câliner Népenthès. Elle soupira et alla vers Jehanum. Elle ne lui mit ni selle, ni bride, et jeta juste ses sacoches sur son dos. Ukkraq ne posa pas de questions et se contenta de la mettre en selle. Pour une fois, le fougueux étalon noir restait calme et il suivit docilement Erythr d'Elmakandor. La route commença en silence, puis Ukkraq demanda :
    - Où est Ilyar ?
    - Avec Népenthès. Eliman aura deux compagnons de jeu.
    - Comment le saura-t-il ? Tu ne lui as pas parlé !
    - Siyana le lui dira.
   Il y eut de nouveau le silence, mais Ukkraq le rompit à nouveau, comme s'il ne pouvait pas le supporter.
    - Tu y as été un peu fort, tout à l'heure, à mon sujet.
    - Je n'y peux rien. Je n'influe pas sur le futur, je dis seulement ce qui va être.
    Ukkraq la regarda d'un air ébahi.
    - Sais-tu ce que sont les Veilleurs prophétiques ? demanda doucement Edlana.
    - Oui... J'en ai entendu parler.
    - Je suis la première d'entre eux, conclut simplement la jeune elfe, ses doigts jouant machinalement avec le collier d'émeraudes qui ornait son cou.
    - Par Sorcerak ! s'exclama Ukkraq, stupéfait.
    A ce moment, un phénix descendit vers eux en piqué ; Jehanum renâcla et fit un pas en arrière. Le phénix se transforma en jeune homme et ils eurent devant eux le visage sans âge de Sorcerak.
    - Hâtez-vous, dit-il sombrement. Hâtez-vous, car les Bois des Ames en peine viennent de faire leur apparition.
   Il n'ajouta rien et cette fois-ci, les deux aventuriers ne prirent pas garde au phénix qui prenait son envol. Ils savaient ce qu'étaient les Bois des Ames en peine, forêt magique créée par Erza qui apparaissait sur les plaines de Droth quand la déesse avait besoin d'âmes. Ce fut à peine s'ils se concertèrent du regard ; Erythr d'Elmakandor et Jehanum, comme de leur propre initiative, partirent ensemble au galop. Il s'avéra très vite que Jehanum était le plus rapide et le plus endurant des deux, mais Erythr d'Elmakandor soutenait la comparaison. Edlana se pencha sur l'encolure de sa monture, enfouissant ses longs doigts dans l'épaisse crinière noire qui lui fouettait le visage et, de nouveau, la fusion opéra entre Jehanum et elle. C'était un même coeur qui battait dans deux poitrines. L'étalon noir au regard fou précipita son allure, la joue d'Edlana appuyée contre son encolure. Erythr d'Elmakandor réagit avec quelques secondes de retard, puis s'élança à son tour dans un galop furieux. Les eux étalons rivalisèrent de vitesse mais, si Ukkraq était un excellent cavalier, il n'avait pas pour lui l'étrange relation qui liait Edlana et sa monture.
    - Edlana ! appela mentalement Jehanum. Edlana, j'ai envie d'aller au bout de mes forces, quelque chose m'y pousse !
    - Non, Jehanum, répondit le jeune elfe, tentant de calmer la peur qu'elle sentait dans la voix mentale de l'étalon. N'écoute pas cette envie, c'est Erza qui te parle !
   Mais la folie de l'étalon, exacerbée par la volonté d'Erza, submergea la lucidité d'Edlana et les sabots de Jehanum frappaient le sol de plus en plus vite. Ukkraq comprit aussitôt que quelque chose n'allait pas. Il se pencha à son tour sur l'encolure d'Erythr d'Elmakandor et l'excita de la voix et des jambes. Progressivement, poussé par son cavalier, l'étalon alezan brûlé remonta le cheval fou.
    - Edlana ! hurla Ukkraq ! Elly ! Arrête-toi tout de suite ! Elly !
   La jeune elfe se redressa sur le dos de Jehanum et tira sur les crins noirs. Renâclant, secouant la tête pour se dégager, l'étalon noir finit par céder, plus sous l'emprise de la fusion que par la traction opérée sur sa crinière. Ukkraq referma sa main sur le coude d'Edlana qui tremblait violemment.
    - Edlana, ça va ? Elly !
   Elle tourna vers lui un regard d'un vide presque abyssal. Il la prit par les épaules et la secoua sans ménagements. Au début, elle n'eut aucune réaction, puis des larmes lui montèrent aux yeux et elle hoqueta de douleur. Jehanum ne paraissait guère dans un meilleur état.
    - Elly, réponds-moi !
   Elle tenta de se dégager, mais elle était trop faible. Ukkraq continuait à la secouer et les larmes coulaient maintenant le long de ses joues. Elle eut un hoquet plus violent que les autres tandis que Jehanum tremblait de tous ses membres, parcouru par un brusque frisson et laissant échapper un hennissement plaintif.
    - Tu fais mal, articula Edlana avec difficulté.
   Ukkraq se laissa glisser à terre et attrapa son amie par la taille, pour la faire descendre de cheval. Il la porta sous un arbre et l'allongea sur un lit de mousse. Mais Edlana refusait de défaire le collier de ses bras et il resta penché sur elle. Elle ouvrit les paupières et, de nouveau, Ukkraq tomba sous le charme des yeux d'or. Elle l'attira doucement à elle, mais il résista.
    -Est-ce toi qui le veux ou est-ce Erza qui t'y pousse ?
    - C'est moi. Il n'y a que moi... que moi...
   Un léger bruit les fit se redresser. Edlana regarda Jehanum, maintenant calmé, une lueur d'interrogation dans les yeux. Comme l'étalon lui faisait part de son ignorance, elle se leva et sortit sa flûte. Quelques notes lui suffirent pour savoir qu'elle était l'origine du bruit et pour chasser le danger. Elle se tourna vers Ukkraq et la peur se lisait dans son regard. Mais le jeune homme lui entoura affectueusement les épaules de son bras, en une rapide étreinte fraternelle, et dit tranquillement :
    - Heureux de te retrouver, Edlana.
    Le ton était léger et la jeune elfe se détendit imperceptiblement. Elle remonta en selle et Jehanum partit d'un pas tranquille. De ses sacoches, elle sortit une magnifique lyre de bois précieux incrusté d'or, aux cordes d'une finesse remarquable. Elle laissa ses doigts glisser le long d'une corde, en tirant des notes d'une pureté telle qu'elles se fondaient parfaitement dans l'air. Elle joua quelques instant sans mélodie précise, tandis que Ukkraq venait chevaucher botte à botte avec elle, puis ses yeux reprirent leur éclat et ses doigts s'animèrent sur l'instrument.
    - Salut à toi, lumière sombre,
    Pareille à l'ombre !
    Ton essence nocturne,
    Due au temps taciturne,
    Prend son origine
    A la cascade divine.

    Salut à toi, lumière sombre,
    Transperçant la pénombre !
    Toujours plus obscure,
    toujours plus pure,
    Tu illumines les ténèbres
    Et leurs chants funèbres.

    Salut à toi, lumière sombre,
    Survivant au décombre !
    Dans ta triste solitude,
    Où je sens percer ta lassitude,
    Je t'offre le chant de ma voix
    Pour te faire oublier tous les cris d'effroi.

    Salut à toi, lumière sombre,
    Errant depuis des siècles sans nombre !
    Côtoyant sans cesse les morts,
    Tu sens monter en toi les remords
    Et tu soupires après la lumière claire
    Pour, de sombre, de venir stellaire.
   La voix d'Edlana s'éteignit doucement et elle rangea sa lyre en multipliant les précautions. Puis, sans transition, avant que Ukkraq ait pu dire quelque chose, elle saisit sa flûte et la porta à ses lèvres. Les notes s'envolèrent, gaies et légères, tourbillonnant autour d'eux comme une nuée d'oiseaux. La mélodie devint de plus en plus gaie, comme une joie totalement débridée, prit un motif qui devenait de plus en plus complexe et Ukkraq sentit que la magie entrait en action. Sous ses mains, sur les épaules d'Erythr d'Elmakandor, il sentit les muscles de l'étalon se gonfler imperceptiblement. L'écume et la sueur disparurent et les deux montures redressèrent la tête, toute leur vigueur retrouvée. Levant la tête, il s'aperçut que les notes se transformaient effectivement en oiseaux, des oiseaux blancs au plumage étincelant. Edlana le regardait, une lueur malicieuse dansant au fond de ses yeux. Ses doigts couraient de plus en plus vite sur son instrument et des animaux commencèrent à sortir des bois environnants pour les suivre. Un oiseau vint se poser sur le front d'Erythr d'Elmakandor et se transforma en une lueur argentée qui se répandit sur toute la face du cheval, puis sur son encolure, descendant le long de ses jambes. La même chose se passait pour Jehanum et Ukkraq put clairement voir que toute la lueur pénétrait dans les fers du cheval. Ceux-ci émirent une brusque lumière et devinrent couleur d'arc-en-ciel, aux couleurs tournantes comme si les fers eux-mêmes tournaient sur le sabot. Ukkraq leva sur Edlana un regard incrédule. La mélodie se ralentit, comme un adieu, et le cortège d'animaux qui les suivait se dispersa lentement. Les notes arrêtèrent de prendre des ailes et restèrent de simples notes. Etrangement, Edlana termina son morceau en une explosion de joie, puis arracha la flûte de ses lèvres. Ukkraq se pencha en avant et regarda les sabots d'Erythr d'Elmakandor illuminés d'une lumière multicolore et tourbillonnante.
    - Qu'est-ce que c'est ? s'informa-t-il d'une voix calme.
    - Des fers enchantés, dit-elle fièrement. Erythr d'Elmakandor et Jehanum ne connaîtront plus la fatigue tant que je ne romprai pas le charme.
    Ukkraq eut un air suspicieux.
    - Mm... La magie prend toujours sa source quelque part. D'où cet enchantement tire-t-il sa force pour durer aussi longtemps que tu le veux ?
    Edlana haussa les épaules.
    - De moi, bien sûr. C'est pourquoi je ne le prolonge jamais très longtemps. En avant, Jehanum !
   Les deux étalons s'élancèrent dans le même mouvement et derrière eux, leurs fers enchantés laissaient une traînée d'étincelles. Le souffle inépuisable, leurs forces intactes, ils se dirigeaient à une allure vertigineuse vers les plaines de Droth où se dressaient les Bois des Ames en peine, plus connus sous le nom de Forêt d'Erza. Tout en goûtant l'ivresse de cette course folle, Ukkraq regardait Edlana à la dérobée. Il s'aperçut qu'elle avait changé sans qu'il le vît ; il avait tellement l'habitude d'être avec elle qu'il ne faisait plus attention et il la vit maintenant avec des yeux neufs. Il remarqua ce que Elior avait vu du premier regard : Edlana avait terriblement maigri et pâli. La légère rondeur de ses joues avait fondu, son visage était pâle et tiré, marqué par les cernes bleuâtres. Cela faisait longtemps qu'ils n'étaient pas partis à l'aventure ensemble, mais normalement, elle n'utilisait pas tant la magie et préférait généralement attendre l'ennemi l'épée à la main. Et pourtant, l'épée de givre pendait toujours au côté de la jeune elfe. Inlandsis ; Edlana n'avait jamais voulu lui dire d'où elle provenait. Que s'était-il passé ? Et cette perfection de la musique, ces accords que peu percevaient... Il se rappela alors ce qu'elle lui avait dit : les enchantements prenaient leur force en elle. La magie lui détruisait la santé, rongeant ses forces et son énergie vitale !
    - Edlana, pourquoi utilises-tu tant la magie ? demanda-t-il brusquement.
   La jeune elfe tourna la tête vers lui et, malgré la vitesse et le vent qui lui fouettait le visage, elle lut dans les yeux d'Ukkraq qu'il savait. Elle haussa les épaules.
    - La musique est magie et je suis musicienne avant tout.
    - Ce n'est pas une raison.
   - Je n'ai plus la force d'utiliser autre chose, avoua Edlana, se penchant en avant pour appuyer sa joue contre l'encolure humide de Jehanum.
    - Et Inlandsis ?
    - Inlandsis, si. Je pourrai encore l'utiliser quand je n'aurai plus de forces pour me tenir debout, mais je n'ai pas le droit de m'en servir n'importe quand.
   Insensiblement, les chevaux avaient ralenti, mais les fers enchantés d'Edlana devaient avoir d'autres propriétés que de rendre infatigables les montures, car ils étaient au niveau de la dernière ville avant les plaintes de Droth et, déjà, en quelques foulées, ils la laissaient derrière eux. En une seule traite, ils avaient parcouru la moitié du continent et il semblait à Ukkraq que Jalis, le soleil jaune et brûlant, avait à peine bougé dans le ciel. De quelques notes presque distraites, Edlana mit fin à l'enchantement, ce qui parut l'accabler aussitôt de fatigue. Ukkraq arrêta Erythr d'Elmakandor et se laissa glisser à terre. Sans consulter la jeune elfe, Jehanum s'arrêta aussi et souffla fortement par terre, tapant du sabot sur la marque d'étincelles qu'il avait laissée dans le sol. Edlana regarda Ukkraq sans comprendre.
    - Descends, ordonna-t-il d'un ton sans réplique, et explique-moi tout.
    - Ta mission prime avant tout, Ukkraq, et si Sorcerak lui-même est venu nous dire de nous hâter, ce n'est certes pas pour que tu t'arrêtes pour écouter une belle histoire.
    - Raison de plus. Ne discute pas. Par Sorcerak, Elly ! Que s'est-il passé pour qu'un tel mur se dresse entre nous, pour que tu ne me racontes plus rien ? Je sais que deux ans, c'est long, mais je croyais que notre amitié était au-dessus de ça !
    - Tu tiens vraiment à le savoir ? insista sombrement Edlana.
    - Oui.
    -Très bien. Retourne-toi.
    Ukkraq obéit. ; il entendit quelques notes de lyre et sur que Edlana faisait appel à la magie. Il sentit que si elle ne le racontait pas de vive voix, c'était qu'il y avait quelque chose qui la dérangeait. Il ouvrit la bouche pour l'arrêter, renonçant à savoir, mais l'enchantement l'en empêcha. Un mur d'air se forma devant lui, puis se brouilla pour laisser place à un paysage familier, la forêt de Silveranost.

Texte © Azraël 1998 - 2002.
Bordure et boutons Hummingbird Dreams, de Silverhair, inspiré par un dessin d'Amy Brown

Amy Brown Fantasy Art

Silverhair