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Jehanum
Edlana regarda autour d'elle, laissa tomber ses sacoches par terre et se blottit dans un immense fauteuil dans lequel elle disparaissait toute entière et qui faisait face à la fenêtre. Il ne fallut pas longtemps pour que deux mains aux longs doigts nerveux viennent se poser sur ses épaules. Elle pencha la tête et appuya sa joue sur la main gauche. Ukkraq vint devant elle et l'attira sur sa poitrine ; elle poussa un petit soupir, ferma les yeux et abandonna sa tête contre la solide épaule, se laissant envelopper par cette étreinte tendre et rassurante. Il caressa ses cheveux, puis appuya doucement ses lèvres contre le front un peu pâli.
- Ne fais pas ça, murmura Edlana en se dégageant. Je suis sale.
Son regard aux profondeurs dorées accrocha les yeux verts au reflet sérieux, tandis que la grande main brune venait se poser sur sa joue.
- Tu passes ton temps à me dire que tu es sale ou que Eliman ne comprendrait pas, fit Ukkraq d'un ton légèrement accusateur.
L'air triste qu'arbora Edlana lui fit aussitôt regretter ses paroles.
- Je suis désolé, Elly, murmura-t-il. Je suis un rustre de te torturer ainsi.
Elle eut un pauvre sourire. Ukkraq la reprit dans ses bras et la serra affectueusement contre lui. Puis il la relâcha et se redressa.
- Je vais y aller, annonça-t-il. Je venais juste voir si Elior t'avait laissé sortir.
Une fois de plus, il y avait de l'hostilité dans la voix du jeune homme alors qu'il parlait d'Elior. Edlana savait qu'il n'appréciait pas tout ce qu'elle faisait pour sa soeur, mais elle n'avait pas envie de lui expliquer les raisons de son attitude.
- A ce soir, dit-elle en souriant, passant gentiment ses doigts dans les doux cheveux cuivrés bien trop longs.
Ukkraq sourit, un sourire éblouissant qui laissait voir ses dents blanches et que Edlana adorait, et partit de la pièce. Edlana se laissa retomber dans son fauteuil, s'y roulant presque en boule ; elle ôta ses bottes qu'elle lança dans un coin, remonta ses genoux sous son menton et appuya sa tête contre le dossier.
Un petit bruit lui fit dresser l'oreille. Elle se redressa et regarda vers la porte. Une silhouette s'y encadrait, se tenant timidement sur le seuil, sans oser le franchir.
- Launesse ! s'exclama Edlana , toute heureuse.
Elle traversa la pièce en deux bonds et attira l'elfe dans la petite pièce chaleureuse, le bras autour de ses épaules. Elle s'assit sur un divan et l'attira à côté d'elle ; il y avait juste de la place pour eux deux et ils étaient serrés l'un contre l'autre. L'elfe qu'elle avait appelé Launesse avait un visage d'une stupéfiante beauté, un esprit des plus fins et des plus pénétrants, un coeur débordant d'amour et d'une délicatesse extrême, mais tout le reste de son corps était contrefait. Il était craint pas les elfes de Silveranost, car il lui arrivait de parler de choses terribles où revenait sans cesse le nom d'Erza. Seule Edlana voyait plus loin que son physique et l'accueillait les bras ouverts. Elle caressa la joue douce où se détachait nettement la trace d'une meurtrissure.
- Encore une pierre lancée par des enfants ? dit-elle tout bas.
Launesse baissa la tête sans répondre. Contrairement à la majorité des habitants de Silveranost, il n'avait pas les cheveux argentés, mais plutôt d'une étrange couleur proche du bronze et ses yeux étaient d'un vert aux reflets changeants.
- Ce n'est rien, répondit-il de sa voix chante, repoussant doucement les doigts légers.
Mais Edlana ne voulut rien entendre ; elle prit la tête de Launesse entre ses mains et appuya ses lèvres contre le front pâle.
- Ne t'inquiète pas, ils finiront par me tuer, continua l'elfe d'un ton tranquille.
- C'est justement cela qui m'inquiète, Launesse ! Il n'est pas question que je te laisse te faire tuer ! Tu n'es pas le seul de ton espèce, tu sais, ajouta-t-elle en espérant peut-être le calmer. Tu es ce que l'on appelle un Veilleur prophétique. Les dieux eux-mêmes s'expriment par ta bouche.
Alors le calme affecté par Launesse s'effrita et il murmura sourdement :
- Avaient-ils besoin de me punir en me faisant contrefait ?
Edlana ne répondit pas directement, mais l'étreinte de son bras autour des épaules de l'elfe se resserra.
- Je suis le pâle Veilleur prophétique
Celui qui connaît le futur énigmatique.
Passé, présent, avenir, malgré la loi,
Ne sont plus des secrets dignes de moi.
Je suis le jeune compteur d'astres
Et de l'univers, je connais tous les désastres.
Les hommes m'appellent sorcier de la mort
Quand de la sagesse, je garde le trésor.
- Comment sais-tu ? fit Launesse avec une violence inhabituelle, se dégageant brutalement et regardant Edlana avec horreur. Comment peux-tu le savoir ?
Edlana lui rendit gravement son regard et murmura :
- Alors tu es comme les autres... Tu crois que je mens, que j'invente ces histoires pour me rendre intéressante... Ce texte, Launesse, ce texte, c'est moi qui l'ai écrit !
Le regard exorbité, Launesse fixait Edlana, l'air terrifié.
- C'est toi... c'est toi, toi... Mais qui es-tu vraiment ?
La jeune elfe se leva et alla près d'une fenêtre. Elle eut un rire nerveux, puis fit de nouveau face à Launesse.
- Je suis la première Veilleuse prophétique, dit-elle calmement. Je sais qui sont les autres et je crée toujours avec eux un lien très spécial.
Launesse se leva à son tour et, avec sa taille d'enfant, sa jambe gauche plus courte que la droite, sa tête penchée sur le côté, il avait un tel air bancal que Edlana se mordit la lèvre devant sa colère.
- Alors ton amitié pour moi..., dit-il d'une voix hachée. C'est pour ça...
- Non, Launesse ! Non, ne crois jamais ça, je t'en prie ! s'écria Edlana en s'élançant en avant.
- Ne m'approche plus, sorcière ! cria le jeune elfe. C'est de ta faute ! Tout est de ta faute !
Trébuchant, des larmes plein les yeux, il s'enfuit en boitant, tandis que Edlana s'effondrait au milieu de la pièce, le coeur déchiré par une douleur terrible, pendant qu'elle avait l'impression qu'un vide abyssal s'installait en elle. Elle se releva mécaniquement, alla chercher ses bottes dans sa chambre, les remit, et descendit, fermant la porte derrière elle. Elle alla à l'écurie qui se trouvait derrière la maison d'Elior, mais n'accorda qu'une rapide caresse à Népenthès. Elle ouvrit la stalle d'une grande bête racée, nerveuse, entièrement noire, et à la lueur de folie dans le regard. Elle s'appelait Jehanum et il s'agissait d'un étalon quasiment sauvage. Edlana lui mit juste une bride, sauta sur son dos, à cru, et serra les jambes. Jehanum, surpris de se retrouver en liberté, ne fit aucunement attention au poids léger qui se trouvait sur son dos et fila au galop dans les profondeurs sylvestres sans plus attendre. Edlana prit bien garde à ne pas le gêner, le laissant entièrement libre de ses mouvements, et se grisa de vitesse. C'était la deuxième fois qu'elle montait Jehanum et elle redécouvrait toutes ses qualités ; certes, cet étalon était à moitié fou, il avait déjà tué deux cavaliers et blessé trois autres, mais il était indéniablement puissant. Edlana sentait contre ses jambes les muscles jouer sous la peau, ses mains, par l'intermédiaire des rênes, percevaient la fermeté de bouche et la soif de liberté. Elle se pencha en avant, enfouissant son visage dans l'épaisse crinière noire, et souffla :
- Va, Jehanum, va !
Et le fier étalon réagit au son de sa voix. L'envie de se rebeller n'avait pas eu le temps de naître ; tous deux sentaient qu'ils vivraient au même rythme, que la même sauvagerie les habitait, la même indépendance. Jehanum précipita son allure, ses sabots heurtant régulièrement le sol dur, et Edlana goûta sans retenue à cette ivresse que lui procurait la vitesse et la puissance de l'étalon. Ses cheveux se mêlaient à la crinière flottant dans le vent comme un étendard sombre et, collée contre sa monture, elle ne faisait plus qu'une avec elle. Elle avait perdu la notion du temps, de la réalité, et des larmes lui piquaient les yeux fouettés par le vent.
De l'écume apparut aux coins de la bouche de Jehanum, mais l'étalon ne ralentit pas pour autant. Lui aussi profitait de cette liberté retrouvée et Edlana savait, sans même avoir essayé, qu'il serait difficile d'arrêter Jehanum maintenant. Ses oreilles bourdonnaient et elle n'entendait plus que le roulement des sabots sur le sol et sa voix qui répétait ses "Va ! Va !" qui résonnaient comme un claquement de fouet pour Jehanum. Dans un coin de son cerveau, une partie lucide hurlait. Elle hurlait que Jehanum était fou et qu'il était en train de lui communiquer sa folie, elle hurlait qu'elle était épuisée et qu'elle serait incapable de rentrer si Jehanum la désarçonnait, elle hurlait que se griser de vitesse ne lui ferait pas oublier le vide qui l'habitait, elle hurlait...
Edlana ferma ses oreilles et laissa sa folie commune avec Jehanum submerger cette partie lucide. Elle ne voulait pas penser au passé, ni au futur, juste au présent, à cet instant précis où elle était en une communion presque douloureuse avec Jehanum. Elle sentait contre sa joue l'encolure luisante de sueur du cheval et l'écume de l'étalon mouillait sa peau. Même si Jehanum prenait sèchement ses virages, rien ne surprenait Edlana : elle sentait ce qu'il sentait, elle savait ce qu'il comptait faire. Soudain, Jehanum pila net ; une licorne majestueuse se tenait devant eux et elle posait sur eux son pensif regard noir empli d'une sagesse millénaire.
- Rentrez, enfants, fit une voix douce dans la tête d'Edlana et la jeune elfe sut d'instinct que Jehanum l'entendait aussi. Il est tard et vous vous êtes aventurés bien plus loin que vous ne l'auriez dû.
Edlana sentit une douleur presque intolérable lui déchirer la poitrine et, comme Jehanum s'ébrouait nerveusement, elle comprit qu'il ressentait la même chose. Elle prit conscience qu'elle ne voulait pas rentrer ; elle voulait continuer à galoper jusqu'à la fin des temps, ne pas briser cette relation exceptionnelle avec Jehanum.
- Enfants, reprit la licorne avec autorité. Soyez raisonnables.
A regret, Jehanum piétina un moment, puis fit demi-tour. Edlana appuya de nouveau sa joue contre son encolure et leurs esprits n'en formèrent plus qu'un. Ils ne pouvaient pas désobéir, ils le savaient tous les deux, mais ils se firent la promesse que rien ne viendrait plus les séparer. Le fier étalon reprit le galop sur le chemin du retour ; son souffle était inépuisable, ses forces intactes et rien ne semblait pouvoir entamer son insolente vigueur. Ses muscles puissants roulaient sous sa peau et Edlana les sentait contre la paume de ses mains, contre ses jambes, à travers le cuir des jambières ; l'encolure se tendait dans l'effort, qu'il intensifiait toujours plus, et le roulement des sabots sur le sol dur emplissait les oreilles d'Edlana de son chant incessant. Jehanum ne connaissait pas la fatigue et si la sueur couvrait son encolure et ses flancs, si l'écume marquait les coins de sa bouche, rien n'aurait pu le forcer à ralentir. Il serait allé au bout de ses forces pour cet instant de liberté pure.
- Va, Jehanum, va !
Edlana n'avait pas besoin de parler ; penser suffisait. L'étalon savait. Il trouva de nouvelles forces pour précipiter encore son allure, arrachant des larmes à sa cavalière et lui coupant le souffle. La vitesse de devenait vertigineuse ; la forêt défilait autour d'eux comme dans un rêve. Edlana songea étrangement aux rênes serrées dans ses doigts gourds ; elles ne servaient à rien. Jehanum allait où il voulait, leur volonté était la même. Se penchant en avant, au risque de tomber et de se rompre le cou, elle défit les boucles, ôta la bride et l'accrocha au passage à une branche basse. Jehanum venait d'être libéré de sa dernière entrave. Les doigts d'Edlana se refermèrent sur les crins noirs et elle murmura dans un souffle rauque :
- Va, Jehanum, va !
L'étalon bondit en avant, ivre de liberté. Ce fut un ouragan noir qui fit irruption à Celebrin. Ukkraq attendait auprès de la maison d'Elior. Il n'aperçut tout d'abord pas Edlana, mais quand Jehanum s'arrêta enfin, frissonnant de tous ses membres, et que Edlana se redressa, le jeune aventurier fut frappé par sa pâleur. Elle se laissa glisser à terre et serait tombée si Ukkraq ne l'avait pas retenue. Il constata qu'elle tremblait autant que Jehanum et que leur respiration était la même. Elle s'approcha de l'étalon et appuya son front contre celui de son cheval.
- Edlana ! Recule tout de suite !
C'était Ysolder et il était visiblement terrifié. Ukkraq nota l'étrange réaction : Edlana et Jehanum, épaule contre épaule, reculèrent du même pas, la même lueur de folie et de sauvagerie dans le regard. La fusion était trop forte et les faisait agir comme s'ils n'avaient été qu'un.
- Ce cheval est fou, Edlana ! Je te l'ai déjà dit mille fois. Je vais le faire abattre.
Un cri inhumain s'échappa des lèvres d'Edlana et la jeune elfe devint exsangue.
- Si tu fais ça, Ysolder, tu me tues en même temps, articula-t-elle avec difficulté.
Elle pivota sur ses talons et se dirigea vers les écuries. Elle ne touchait pas Jehanum, mais l'étalon restait à sa hauteur. Elle pansa Jehanum jusqu'à ce qu'il soit parfaitement propre, regagna son pavillon de quartz rose et s'immergea toute entière dans un bain sentant bon la mûre sauvage.
Elle achevait juste de nouer ses cheveux mouillés sur sa nuque quand une jeune elfe se présenta à elle. Livaniel était la plus jeune des trois soeurs d'Ysolder, une mince elfe à la longue chevelure argentée.
- Mon frère m'envoie pour vous aider, annonça-t-elle d'une voix basse où pointait de l'hostilité.
Edlana marmonna quelque chose et s'approcha de Livaniel. Elle observa un instant la jeune elfe entre ses paupières mi-closes et souleva l'épaisse cascade d'argent entre ses mains. Livaniel la regarda faire avec surprise.
- Dites-moi ce que je dois faire, reprit-elle.
- Chut, Livaniel, fit distraitement Edlana. Je réfléchis. Je dirais du vert. Oui, du vert pâle. Avec du jade.
- A quoi jouez-vous ?
Edlana lui releva le menton et plongea son regard dans les yeux vert clair cerclés de noir autour de l'iris.
- Et pour le parfum... jacinthe en note de tête et lilas blanc en coeur. Viens, enfant.
Livaniel était tellement ébahie qu'elle ne songea même pas à relever le terme ; elle ne faisait que seize ans, même si elle était sans doute beaucoup plus âgée que cela. Elle se laissa faire par Edlana qui lui fit prendre un bain dont elle avait soigneusement parfumé l'eau, la revêtit d'une longue robe vert pâle magnifique qui dégageait bien les épaules et moulait les bras minces et la parfuma à petites touches avec une essence qu'elle avait composée elle-même à partir de petits flacons entreposés dans une armoire. Elle entreprit ensuite de démêler la longue chevelure argentée et en releva la partie supérieure en un chignon complexe composé de multiples tresses parsemées de minuscules pierreries recouvrant toutes les teintes de vert, et lissa la partie de la chevelure qui cascadait sur les épaules nues en de lourdes vagues d'argent brillant. Ouvrant ensuite un coffret de bois précieux, Edlana en tira des pendants d'oreilles en jade, ainsi que le collier, les bracelets et la bague assortis. Eperdue, Livaniel ne savait plus quoi faire.
- Ma dame, c'est moi qui devais vous aider ! gémit-elle doucement.
- Je sais, enfant. Mais une princesse ne se met pas au service d'une manante par pur caprice de son frère, répondit Edlana.
Elle soupira.
- Bon, je suppose que Elior, comme d'habitude, s'est mise en bleu.
- Non, ma dame. Elle a choisi du vert foncé, parce qu'elle voulait absolument mettre un collier d'émeraudes.
- Pas ma dame, enfant, rectifia Edlana. Edlana tout court.
La jeune elfe ouvrit les portes de son armoire et compara les quelques tenues qu'il y avait avec les bijoux gisant épars dans le coffret. Puis elle eut un sourire étrange et ouvrit un autre coffret où se trouvait une magnifique parure de perles. Elle sortit alors de l'armoire une longue robe de soie couleur crème et passa dans une pièce voisine pour la revêtir. Livaniel retint un cri d'admiration devant la jeune elfe qui réapparut : la robe, parfaitement coupée, cachait les os saillants d'Edlana tout en mettant sa minceur en valeur. Edlana démêla soigneusement ses longs cheveux blond-roux au parfum de chèvrefeuille et de mûre, en fit une grosse torsade mêlée de perles et l'attacha sur sa tête à l'aide d'une chaîne de perles. Le double rang de perles se croisant juste à la racine de ses cheveux était d'une élégance extrême. Elle ceignit ensuite sa taille d'un rang de grosses perles, plusieurs fois, et laissa retomber les extrémités le long de sa jambe. Son cou, ses oreilles et ses poignets furent parés de perles, ainsi qu'une chaîne de trois rangs qui, fixée à son épaule gauche par une boucle en forme de fleur, descendait jusqu'à sa taille, s'attachant sur le côté droit de la ceinture par la même boucle. Enfin, à son annulaire droit, elle glissa une fine perle montée en solitaire, dont la sobriété contrastait avec le reste de la tenue.
- Vous êtes magnifique, Edlana, balbutia Livaniel, surprise par la transformation de la jeune elfe.
Edlana ne répondit rien, mais tendit la main pour arranger une mèche rebelle qui s'échappait de la coiffure de Livaniel.
- Je dois vous dire quelque chose, Edlana... Ysolder estime que je suis trop jeune pour aller aux fêtes...
- Mais c'est parfait ! Je vais être ton... comment dit-on déjà ? ton mentor pour ton entrée dans le monde. Ysolder ne dira rien. C'est un des avantages de son caprice pour moi. Et une jeune fille tutoie son mentor, Livaniel, conclut-elle d'un ton qui essayait d'être sévère.
Livaniel se fendit d'un sourire radieux.
- Quand allons-nous partir ? demanda-t-elle.
- Patience ! Ukkraq viendra certainement nous chercher.
Elles s'installèrent dans la pièce chaleureuse pour discuter gaiement. La gentillesse et l'apparente bonne humeur d'Edlana firent fondre tout reste d'hostilité chez Livaniel.
Edlana entendit qu'on écartait le rideau de perles et elle tourna le regard vers l'arc qui faisait office de porte. Soudain, auréolé par le soleil, Ukkraq apparut en haut des marches. Il était vêtu d'une éblouissante tenue blanche brodée d'argent et un baudrier vert et argent lui barrait la poitrine, rappelant la couleur de ses yeux. Edlana se leva d'un bond, suffoquée.
- Ukkraq ! Je ne t'ai jamais vu comme ça !
Elle lui sauta au cou et il la serra contre lui sans se soucier une seule seconde de leur tenue. Puis, avec un sourire un peu contraint, il l'écarta légèrement de lui.
- Tu es magnifique, Edlana, dit-il à son tour. J'ajoute que cette parure de perles te va à ravir, commenta-t-il, un sourire malicieux venant jouer sur ses lèvres, tandis que ses doigts taquinaient une perle du collier.
- N'est-ce pas ? fit Edlana en posant la main d'un geste possessif sur le collier et, par la même occasion, sur les doigts d'Ukkraq. C'est un ami très cher qui me l'a offerte.
Ukkraq sourit, offrit sa main à Livaniel pour l'aider à descendre l'escalier, un peu raide pour quelqu'un de peu habituée et embarrassée par une longue jupe. Puis il remonta chercher Edlana qui s'était attardée pour un prétexte quelconque. Il frôla sa nuque du bout des doigts et, quand elle se retourna, à sa grande surprise, elle lui mit les bras autour du cou. Son visage, rendu plus mince encore par la coiffure qu'elle avait adoptée, paraissait tendu et fatigué.
- Serre-moi contre toi à m'en faire mal, demanda-t-elle d'une voix rauque.
Ukkraq obéit tout d'abord, puis relâcha son étreinte.
- Viens, Livaniel nous attend.
Au palais elfe, Ysolder attendait Edlana avec impatience. Elior venait d'arriver, magnifique dans une longue robe d'un vert plutôt sombre, la taille entourée d'une ceinture d'or et d'émeraudes qui répondait au collier qui ornait son cou. Sept enfants la suivaient, ainsi que trois hommes vêtus de marron et or, aux couleurs d'Edlana. Un mouvement de foule se fit à l'entrée et la première personne que Ysolder vit entrer fut sa propre soeur, Livaniel, qu'il faillit ne pas reconnaître au premier abord. Alors qu'il l'examinait, sans être encore revenu de sa surprise, il pâlit sous l'affront : il reconnaissait la parure de jade qu'elle portait. Il l'avait lui-même offerte à Edlana. Il se contrôla du mieux qu'il put et attendit que Edlana paraisse à son tour. Il ne pensait pas qu'elle pouvait aggraver l'affront qu'elle venait de lui faire. Il se trompait.
Edlana entra, son bras passé sous celui d'Ukkraq, arborant une parure de perles plutôt voyante, elle qui ne portait jamais de bijoux. Ysolder savait d'où venaient ces perles : elles étaient célèbres et leur histoire avait couru sur toutes les bouches ; il savait que Ukkraq avait dû défier des dangers énormes pour mettre la main dessus et qu'il n'avait rien eu de plus pressé que les offrir à Edlana. A travers la salle encombrée, il vit clairement le regard doré de la jeune elfe le mettre au défi, alors il se redressa et alla saluer Elior. Edlana regarda autour d'elle, répondit d'un sourire au salut muet de Vehorn, Mahalynka et Illynar, eut un geste d'encouragement à l'adresse de Géalan et Réak, poussa Livaniel en avant et alla voir du côté des musiciens. Une petite main agrippa son poignet et, tournant la tête, elle croisa un regard vert aux reflets changeants.
- Pardonne-moi, Edlana, fit Launesse de sa voix enchanteresse. Je n'aurais pas dû te parler ainsi que je l'ai fait.
La jeune elfe haussa ses minces épaules gainées de soie crème.
- Peu importe, répondit-elle. Ce n'était pas bien grave.
- Bien sûr que si ! protesta Launesse.
Il plaça sa petite main près du coeur d'Edlana.
- Je sais la tristesse qui t'habite, continua-t-il en la fixant d'un regard brûlant. Je sais ta haine de toi-même, tout l'amour que tu reportes sur ta soeur, ta vie d'aventurière pour tenter de fuir, ton refuge dans la musique pour jouer sur les esprits...
Il laissa retomber sa main. Edlana essaya un instant de soutenir son regard, puis baissa les yeux. Mentalement, elle hurla :
- Jehanum, aide-moi !
- Je suis là, répondit-on gravement. Dis-moi ton nom, que je puisse t'appeler aussi.
- Edlana. Edlana Erythr d'Elmakandor.
- Ton nom n'est rien, fit dédaigneusement l'étalon, mais ton prénom est tout. Edlana... Toute ta personnalité est concentrée dans ce nom, Edlana !
Elle sentit que, de nouveau, la fusion opérait entre Jehanum et elle et elle se sentit étrangement apaisée. Elle quitta Launesse après quelques mots et continua sa route.
Soudain une voix la pétrifia sur place :
- Mais si, je vous assure qu'il s'agit bien du collier d'émeraudes d'Ara Silihyn Mavan !
Elle pivota sur ses talons et vit une silhouette grande et mince, aux cheveux noirs trop longs attachés sur la nuque par un ruban de velours, et au mince fleuret à la ceinture. Elle fit un pas en avant et s'immisça dans la conversation.
- Il s'agissait du collier d'Ara Silihyn Mavan, rectifia-t-elle. Il m'a appartenu et j'en ai fait cadeau à ma soeur.
Un regard à demi caché par des paupières refermées se posa négligemment sur elle, mais elle savait que les yeux iceberg n'avaient rien perdu de leur acuité.
- Edlana ! fit le courtisan d'une voix affectée qu'il rendait encore plus traînante. Tu me reconnais, j'espère ? Valinosque Hisn Réalgar.
- Bien sûr, Val.
- Je vous le disais bien, ce que collier avait appartenu à Ara Silihyn Mavan, reprit Valinosque en s'adressant à son interlocuteur.
- Ce collier vaut une fortune, grommela l'autre. C'est une légende.
C'était exactement ce que se disait Ukkraq en regardant Elior danser dans les bras d'Ysolder !
- Le feu sacré, la flamme verte..., murmura-t-il, observant les éclats du collier. Où diable Edlana l'a-t-elle déniché ?
Valinosque prit congé de son interlocuteur et s'éloigna avec Edlana. Dès qu'ils furent dans une zone plus calme, les paupières de Valinosque se relevèrent et le regard iceberg perçant se fixa sur Edlana.
- Ça fait plaisir de te revoir, dit-il d'une voix chaude, qui avait perdu toute affectation et toute lenteur. Je ne pensais certes pas te trouver ici, chez les elfes de Silveranost !
- Comment ? s'exclama Edlana, faussement indignée. Ils ne t'ont pas parlé de moi ? La manante à qui le prince Ysolder faisait la cour ?
- C'est toi ? fit Valinosque, stupéfait. Par Vitriana ! Je n'aurais jamais pensé à toi. Ils m'ont montré le pavillon de quartz rose, ils m'ont raconté une belle histoire à en faire pleurer des pierres funéraires et j'ai vu Ysolder promener son désespoir à travers Celebrin en compagnie de la charmante Elior, ta soeur, si j'ai bien compris ?
- Exactement, répondit Edlana en souriant devant la désinvolture et l'irrespect dont le jeune chevalier faisait montre. Je compte marier ma soeur à Ysolder. Ils forment un très joli couple et seront très heureux.
- Et toi ? Ysolder t'aime.
- Val, mon chou, je ne suis pas la femme qui lui faut. Et, de toute façon, je ne l'aime pas.
Le visage de Valinosque reprit soudain tout son sérieux.
- Edlana, où as-tu trouvé ce collier d'émeraudes, le Feu Sacré ?
- Pardon ?
- Darya-I-Nur, le Feu Sacré, ou Darya-I-Mal, la Flamme Verte. Darya-I-Nur, c'est ce collier.
- Par tous les dieux ! Je comprends, maintenant...
Elle raconta à Valinosque toute l'histoire d'Ara Silihyn Mavan, qui avait été son propriétaire et qui lui avait offert ce collier.
- Par Vitriana ! répéta plusieurs fois Valinosque.
Il se passa en tremblant une main dans les cheveux.
- Il t'a offert Darya-I-Nur... Tu n'as pas compris la portée de ce geste, je le crains.
Attirant Edlana à l'écart, il entreprit de lui expliquer ce qu'était réellement Darya-I-Nur.
Ukkraq était appuyé contre un mur, les mains dans les poches selon son habitude. Il regardait tantôt Aelfilia et Géalan, main dans la main, le regard doré de la jeune elfe défiant ses semblables, tantôt son fils en compagnie d'une demi-elfe nommée Siyana pour qui les autres elfes semblaient avoir un grand respect malgré son jeune âge. Quelqu'un s'appuya contre le mur à côté de lui. Il s'agissait d'un grand elfe qui ne devait pas faire partie de Silveranost à l'origine : d'une stature imposante, il avait une opulente chevelure d'un brun cuivré, un visage aux traits anguleux, une bouche au pli ferme, un peu amer, et une barre soucieuse fronçait ses sourcils.
- Je m'appelle Livaine Lune d'Argent, dit-il sans aucune autre forme de présentation.
Le nom était facile à comprendre : les yeux de Livaine étaient d'un blanc presque argenté, de la couleur de Syrs et Myls, les deux lunes.
- Ukkraq l'Errant, répondit sobrement le jeune homme.
- Oh. L'ami d'Edlana ?
Ukkraq eut un mince sourire : ici, il n'avait pas d'identité propre, il n'était que l'ami d'Edlana. Mais son visage redevint grave presque aussitôt : il songeait à sa mission et se disait que, pendant que les elfes de Silveranost s'amusaient, les fantômes d'Erza gagnaient de plus en plus de terrain. Il partirait le lendemain, avec ou sans Edlana.
- Vous réprouvez sa façon de vivre, reprit Livaine.
Surpris, Ukkraq se tourna vers lui et ses yeux verts prirent un air interrogateur.
- Sa façon d'être avec sa soeur, explicita l'elfe. Vous n'aimez pas qu'elle lui sacrifie tout.
- C'est vrai, mais comment savez-vous cela ?
- Je suis son frère.
- Edlana n'a pas de frère, objecta Ukkraq.
- C'est une façon de parler. Edlana est comme ma soeur et elle m'a souvent parlé de vous.
- D'Eliman, vous voulez dire. Elle voue une véritable adoration à mon fils.
- Ne vous y trompez pas, fit Livaine d'un ton sévère. Vous comptez énormément pour Edlana, indépendamment d'Eliman.
- Je le sais. Elle a une certaine affection pour moi.
Les traits anguleux de Livaine semblèrent s'adoucir un peu et il eut un rire bref.
- On peut dire cela de cette façon, admit-il.
Ukkraq remarqua que Livaine semblait beaucoup aimer le mot "façon". Il regarda la piste de danse, perdu dans ses pensées mais revint rapidement sur terre en voyant une mince silhouette vêtue de soie crème évoluer devant lui, tendrement enlacée par un grand jeune homme dont les habits raffinés ne dissimulaient qu'à moitié le corps athlétique. La tête d'Edlana reposait presque sur l'épaule de l'inconnu qui avait un vague air de ressemblance avec Larenor ; Ukkraq se souvint alors que la jeune elfe connaissait le frère du chevalier.
- Valinosque Hisn Réalgar, dit-il lentement.
- Oui, confirma Livaine qui avait suivi son regard. C'est un jeune homme assez étrange. Je n'aime pas beaucoup les courtisans dans son genre, mais il agit de telle façon qu'on ne peut pas le détester. En fait, je crois que je l'aime bien.
Ukkraq sourit : il se souvenait de ce qu'avait dit Edlana au sujet de Valinosque et il valait sans doute mieux pour lui qu'on l'aime bien, tout en paraissant inoffensif.
Plus loin, Ysolder s'était raidi, debout entre Elior et Livaniel, et son regard bleu saphir était désespérément fixé sur Edlana qui souriait adorablement à Valinosque qui lui chuchotait quelque chose à l'oreille.
- Sacré Valinosque ! murmura Livaine d'un ton plutôt satisfait. Aucune jeune fille ne peut lui résister.
- Je ne crois pas que Edlana soit sensible à son charme, répondit Ukkraq d'une façon plus sèche qu'il ne l'aurait souhaité.
Livaine le regarda d'un air surpris.
- C'est évident, mais Ysolder peut le croire. Même si je ne suis pas sûr qu'exacerber sa jalousie soit la bonne façon d'agir, ajouta-t-il en fronçant ses sourcils d'un brun cuivré.
- Mieux faut cela plutôt qu'il la voie seule comme une âme en peine. Le dépit peut le faire se tourner vers Elior.
Il se tut un instant.
- Mais que Erza m'emporte si je comprends pourquoi elle tient tant à pousser sa soeur dans les bras d'Ysolder ! Elle veut les faire souffrir ?
- Elior est tombée amoureuse d'Ysolder dès le premier regard. Elle se serait sacrifiée pour Edlana, mais celle-ci n'a jamais rien voulu entendre. Elle n'éprouve rien pour le prince, aussi fait-elle tout pour l'intéresser à sa soeur.
Edlana venait vers eux, le bras de Valinosque posé sur ses épaules. Elle sourit aux deux hommes et, tandis que Valinosque engageait la conversation avec Livaine, elle glissa à l'oreille d'Ukkraq :
- On part demain matin à l'aube, sinon je vais devenir folle.
Sa voix était un peu grinçante, comme si elle avait été violemment contrariée et Ukkraq se demanda quelles pouvaient être les raisons de cette contrariété.
- Qu'as-tu fait à ce pauvre Ysolder, Edlana ? la taquina Livaine.
Elle se tourna vers le rand elfe et le dévisagea longuement de ses yeux d'or, un sourire flottant sur ses lèvres.
- Si tu invitais Livaniel à danser, au lieu de dire des bêtises ? répondit-elle tranquillement.
- A vos ordres, ma dame, fit Livaine en s'inclinant ironiquement.
Il partit d'une démarche féline vers la jolie elfe qui se trouvait toute seule, Ysolder faisant danser Elior. Valinosque adressa un clin d'oeil impertinent à Edlana et reprit son air affecté de courtisan, avant de partir en zigzaguant légèrement, comme s'il avait trop bu, droit en direction de son frère assis au milieu de ses enfants. Ukkraq enlaça Edlana et l'entraîna au milieu des autres couples. La jeune elfe sourit et appuya sa tête contre la solide épaule.
- Avant de partir, je dois reprendre à Elior le collier qu'elle porte, dit-elle d'une voix sourde.
- Le Feu Sacré...
- Darya-I-Nur, acquiesça Edlana. Il ne doit pas rester entre les mains d'Elior.
Justement, la jeune elfe parlait avec Ysolder qui lui offrit son bras pour la raccompagner. Silencieusement, Ukkraq et Edlana leur emboîtèrent le pas. Même s'il paraissait en pas y faire attention, Ysolder savait pertinemment qu'ils les suivaient. Une fois à la porte d'Elior, il entoura la jeune elfe de ses bras pour l'embrasser. Edlana ne sourcilla pas ; avec Ukkraq, elle se rendit à son pavillon, ôta toutes ses perles, sa robe de soie et enfila rapidement sa tenue habituelle. Elle descendant l'escalier, elle nouait grossièrement ses cheveux. Ukkraq l'attendait en bas, un sourire indéfinissable dans les yeux. Tous deux se dirigèrent vers la maison d'Elior dont les lumières venaient de s'éteindre. Ukkraq souleva Edlana de terre et la jeune elfe se hissa sur le balcon ; sans bruit, elle ouvrit une fenêtre qui fermait mal et se glissa à l'intérieur. Elle revint très vite, Darya-I-Nur autour du cou, étincelant sous les rayons faiblissants de Syrs et Myls.
- J'ai oublié quelque chose tout à l'heure, chuchota-t-elle. Il faut que nous retournions à la fête.
- Tu as enlevé ta tenue, objecta Ukkraq.
- Je n'en ai pas besoin, tu vas voir.
Ils coururent jusqu'au pavillon des fêtes.
Texte © Azraël 1998 - 2002.
Bordure et boutons Hummingbird Dreams, de Silverhair, inspiré par un dessin d'Amy Brown
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