Edlana

   Ukkraq était en train de préparer son sac et celui de son fils au premier étage, toutes fenêtres ouvertes selon son habitude, quand une voix joyeuse l'interpella :
    - Holà, Ukkraq !
    - Edlana ! C'est Edlana ! s'exclama Eliman et, tout excité, il sortit en trombe de la maison pour aller se jeter dans les bras de la nouvelle venue.
   Ukkraq regarda par la fenêtre ; les apparences étaient trompeuses : la jolie jeune femme qui montait une mince jument blanche paraissait fragile et était en réalité une aventurière célèbre. Elle se laissa glisser à terre et souleva l'enfant de terre pour le serrer contre elle.
    - Comment vas-tu, mon petit Eliman ? demanda-t-elle de sa voix enchanteresse.
    - Je ne suis plus petit ! protesta-t-il tout en mettant ses bras autour du cou d'Edlana. J'ai eu dix ans à l'hiver dernier.
    - Dix ans déjà ! murmura Edlana. Dix ans que Salmeera repose sous cette dalle froide...
   Elle reposa l'enfant à terre.
    - Ton père est là ? demanda-t-elle.
    - Oui, bien sûr ! Il est là-haut, il prépare nos bagages.
   Edlana arqua ses sourcils cuivrés, mais ne fit aucun commentaire à ce sujet.
    - Attends un peu, reprit-elle à l'adresse d'Eliman qui tentait de l'entraîner à l'intérieur. Il faut que je m'occupe de Népenthès.
   Elle conduisit sa jument à l'écurie qu'il y avait derrière la maison et l'installa dans la stalle voisine de celle d'un grand cheval alezan brûlé. Après une rapide caresse, elle quitta l'écurie, ses sacoches sur l'épaule.
   Ukkraq était descendu dans la grande salle et l'accueillit d'un sourire. Edlana était toujours telle que dans ses souvenirs, avec son armure de cuir marron plus ou moins en bon état, jambières et poignets compris, et ses longs cheveux blond-roux grossièrement tressés.
    - Tu es toujours aussi belle, dit-il en guise d'entrée en matière, un sourire dans ses yeux verts.
    - Oh, ça suffit ! cracha-t-elle comme un chat en colère. Tu me fais le coup à chaque fois que tu me vois.
    - Depuis combien de temps n'as-tu pas mis pied à terre ? demanda-t-il en fronçant les sourcils.
    - Je ne sais plus, admit-elle avec un sourire désarmant.
   Il lui fit signe de s'asseoir. Après un rapide coup d'oeil autour d'elle, elle se laissa tomber dans un fauteuil rembourré de coussins et étendit ses jambes devant elle avec un soupir. La grande pièce n'avait pas changé et les seules traces de main féminine qui s'y trouvaient venaient d'elle.
    - Tu as l'air fatiguée, Edlana, reprit Ukkraq, un pli soucieux barrant son front. Tu es partie longtemps, cette fois-ci.
    - C'est le retour qui a été dur, répondit-elle en se poussant légèrement pour faire une place à Eliman qui s'installait à côté d'elle.
    - Une femme seule sur les routes attise la convoitise, tu le sais bien. Quand te décideras-tu à te trouver un familier ?
    - Je ne suis pas magicienne, Ukkraq. Et seuls les magiciens ont des familiers.
    - Tu restes dîner, j'espère ?
   Edlana coula un regard entre ses paupières à demi baissées.
    - Je ne sais pas. Eliman m'a dit que tu faisais les bagages ; je suppose donc que tu vas partir et je ne voudrais pas te retenir.
    - Justement. Je voulais t'en parler. On discutera de ça pendant le repas. Allez, Edlana ! C'est moi qui cuisine !
   Edlana rit.
    - Tu connais bien mes points faibles, brigand ! J'adore ta cuisine !
    - Eliman, va préparer un bain pour Edlana ! ordonna Ukkraq.
   L'enfant obéit aussitôt.
    - Il t'adore toujours autant, constata son père en le regardant courir.
    - Oui, soupira Edlana en se levant et en allant regarder par la fenêtre.
   Ukkraq se rapprocha d'elle.
    - Tu as une nouvelle monture, à ce que j'ai cru voir.
    - Oui. N'est-ce pas qu'elle est belle, ma jolie Népenthès ?
    - Un remède souverain contre la tristesse...
   Le sourire d'Edlana s'évanouit aussi vite qu'il était né et ses yeux s'assombrirent. Ukkraq lui entoura les épaules de son bras et soudain, il n'y eut plus qu'une jeune fille fragile dont la lèvre inférieure s'était mise à trembler ; la farouche guerrière avait disparu.
    - Ne fais pas ça, s'il te plaît, Ukkraq, dit Edlana d'une voix tendue. Si Eliman nous voyait ainsi, il ne comprendrait pas.
   Ukkraq laissa retomber son bras.
    - Tu n'as donc toujours pas réussi à chasser de toi la tristesse que tu portes depuis que je te connais ?
    - Non. Et je n'essaie même pas.
   Elle eut un pauvre sourire.
    - Serais-je une célèbre poétesse si j'étais moins triste ? demanda-t-elle en essayant de faire montre d'entrain.
   Ukkraq eut un rire fatigué.
    - Depuis combien de temps nous connaissons-nous, Edlana ? fit-il brusquement.
    - Tu avais dix-sept, dix-huit ans à l'époque, non ? Ça fait donc quelque chose comme quinze ans.
    - Quinze ans..., souffla Ukkraq. Moi, j'ai vieilli, mais tu es restée la même, toujours une jeune fille d'une vingtaine d'années.
    - Je suis une elfe, Ukkraq, rappela-t-elle. Quinze ans. Par Urien, que le temps passe vite ! Tu ne connaissais pas encore Salmeera à cette époque.
    - C'est vrai. Et si tu l'avais voulu, je t'aurais épousée à sa place.
    - Heureusement que je n'ai pas voulu, répondit doucement Edlana. Je ne suis pas la femme qu'il te fallait. Tu aurais été affreusement malheureux.
   Elle se tourna de nouveau vers la fenêtre, contemplant la vallée qui se trouvait quasiment à ses pieds.
    - Tout me paraît si loin, maintenant...
   Sa tristesse l'emportant, ses yeux s'emplirent de larmes. Eliman revint à cet instant et alla se jeter dans les jambes d'Edlana. La jeune elfe sourit et s'accroupit pour l'entourer de ses bras.
    - Tu pleures ! Papa, tu as encore fait pleurer Edlana ! gronda l'enfant.
    - Non, mon chéri, intervint Edlana, ton père n'y est pour rien. C'est de ma faute.
   Eliman caressa le doux visage penché sur lui, puis lui dit d'un air grave :
    - Tu verras, quand je serai grand, je m'occuperai si bien de toi que tu ne pleureras plus du tout ! Je m'occuperai de toi mieux que papa ne le fait maintenant et tu seras très heureuse.
    - Bien sûr, mon chéri.
    - Le bain est-il prêt, Eliman ?
    - Oui, papa.
   Edlana se releva, ébouriffant le casque cuivré que formait la chevelure d'Eliman, semblable en cela à celle de son père.
    - Eh bien, j'y vais. Je suis aussi sale que si j'avais passé trois semaines dans les égouts.
   Alors qu'elle tournait les talons, attrapant ses sacoches au passage, Ukkraq cria :
    - Et encore, tu minimises !
    - Je minimise quoi ?
    - La durée du séjour dans les égouts ! A vue de nez, continua-t-il en fronçant le sien, tu y as bien passé tout le temps où tu as été absente.
   Edlana éclata de rire et s'élança dans les escaliers, vive et légère. Une fois dans la pièce où se trouvait le grand baquet, elle envoya ses vêtements en boule dans un coin et s'immergea dans l'eau brûlante. Elle ferma un instant les yeux, laissant l'eau chaude soulager un peu ses muscles endoloris, puis se savonna avec énergie. Elle dénoua ses cheveux avec une grimace de dégoût et s'empressa de les laver avec un soin minutieux pour en chasser toutes les mauvaises odeurs et la saleté. Elle s'en donna à coeur joie, pour effacer les mois passés en selle, le sang et la sueur. Puis elle se rinça à grande eau, pour terminer par un rinçage à l'eau froide qui la fit frissonner, et elle s'enveloppa avec bonheur dans la grande serviette moelleuse que Eliman avait déposée à côté du baquet. Elle commença d'abord par sécher ses cheveux avec une autre serviette, plus petite, prévue à cet effet, puis s'habilla rapidement, sortant de ses sacoches une longue robe vert et or qu'elle lissa avec une certaine tendresse. Se penchant en avant, elle entreprit de démêler sa longue chevelure blond-roux qu'elle remonta ensuite sur sa nuque. Elle ceignit rapidement sa taille mince d'une fine ceinture dorée et allait ouvrir la porte quand on toqua doucement au battant.
    - Oui ? fit-elle.
    - C'est moi, fit la voix grave d'Ukkraq. Je venais juste voir si tu étais prête.
    - J'arrive tout de suite, répondit-elle.
   Elle attendit un court instant et entendit le pas léger d'Ukkraq descendre l'escalier, dont la première marche grinçait fréquemment. Alors elle sortit de la pièce et alla retrouver Ukkraq et Eliman dans la grande salle. L'aventurier eut un sourire admiratif en la voyant arriver.
    - Par Sorcerak ! lança-t-il. J'ignorais que nous avions le privilège de recevoir une princesse en ces modestes lieux !
   Edlana sourit ; Ukkraq faisait référence au fait que Edlana, bien que d'origine obscure, avait été courtisée par le prince des elfes d'argent. Désespérément épris, il avait menacé plusieurs fois de se tuer et ses parents ne savaient plus quoi faire ; hostiles au début, ils auraient tout accepté, même le mariage, mais Edlana refusait tout net.
    - Qu'as-tu fait de ce pauvre prince ? la taquina Ukkraq tout en lui présentant son siège. Je ne le vois pas pendu à tes basques. L'aurais-tu laissé mourir dans un cul de basse-fosse ?
    - Non, je l'ai présenté à Elior, répondit candidement Edlana en arrangeant les plis de sa robe autour d'elle.
   Ukkraq se figea.
    - Tu as fait quoi du prince Ysolder, Edlana ? articula-t-il péniblement.
   Elle leva vers lui le regard innocent de ses yeux d'or.
    - Je l'ai présenté à Elior, répéta-t-elle. Ce fut le coup de foudre quasiment immédiat, ajouta-t-elle, mutine.
    - Mais, enfin, Edlana, on ne traite pas ainsi le prince héritier des elfes d'argent !
    - Ecoute, Ukkraq, Ysolder ne m'aimait pas plus qu'autre chose, répliqua Edlana, agacée, mais j'étais à la mode. Ça faisait bien de se promener en ma compagnie. Alors que Elior, c'est autre chose. Elle n'est pas à la mode et Ysolder ne peut plus se passer d'elle.
    - Tu t'oublies trop souvent, Edlana, gronda doucement Ukkraq. Tu sais très bien que Ysolder était vraiment amoureux de toi.
   Edlana haussa les épaules.
    - Je croyais que tu m'invitais à dîner, pas à recevoir un sermon.
   Ukkraq sourit à son tour et apporta sur la table une soupe de fruits rouges. Edlana le regarda avec un sourire en coin.
    - Toi, tu es encore allé rendre visite au petit peuple, fit-elle.
    - Mais non, je connais la recette depuis longtemps.
   Edlana dégusta la soupe fraîche, reconnaissant le goût des fraises, des framboises et des groseilles. Eliman se tenait sage pour une fois et mangeait sa soupe sans commentaires.
    - Tu me disais donc que tu voulais partir, reprit Edlana après le long moment de silence qui suivit l'arrivée de la soupe sur la table.
    - Oui, j'aimerais que tu gardes le petit. Il faut absolument que je parte.
   Edlana reposa sa cuillère et regarda fixement Ukkraq.
    - Cette fois-ci, mon cher, nous partirons ensemble. J'ai envie de me dérouiller les jambes.
    - Tu reviens de quête, observa Ukkraq, ses yeux verts fixés avec intensité sur le joli visage qui lui faisait face.
    - Elior a toujours rêvé de connaître Eliman, reprit Edlana sans tenir compte de l'interruption. De plus, ça mettra quelques bâtons dans les roues d'Ysolder.
    - Edlana, je préférerais franchement que tu restes ici avec Eliman.
   Il y avait dans les yeux verts une note suppliante qui ne fit que renforcer la détermination d'Edlana.
    - Ecoute, Ukkraq, nous ne sommes pas partis à l'aventure ensemble depuis un bon nombre d'années maintenant et j'ai envie de voir comment tu as évolué, conclut-elle avec un sourire malicieux.
   Changeant brutalement de sujet, à cause d'Eliman qui écoutait attentivement tout en paraissant très absorbé par sa soupe, Ukkraq enchaîna :
    - A quoi penses-tu le plus souvent en ce moment, pour tes poèmes ?
   Edlana frissonna légèrement en reprenant sa cuillère.
    - A la mort, répondit-elle, fermant à demi les yeux pour sentir toute la saveur des fraises des bois.
    - A la mort ? Edlana, tu es une poétesse de lumière, pas de mort !
    - Je ne pense pas à la mort en général, Ukkraq. Je pense à la mienne.
    - Edlana ! Pour une elfe, tu es encore presque une enfant ! Ta mort est encore lointaine !
   Edlana secoua la tête avec impatience.
    - Non, Ukkraq. Ce n'est pas cette mort-là qui m'inquiète ; celle-là, tu l'apprivoises quand tu deviens aventurier. Non, je parle d'une autre.
   Elle reposa sa cuillère et Eliman se leva pour remporter le plat dans la cuisine. Edlana croisa les doigts et, dans ses yeux d'or liquide, il y avait comme une fragilité nouvelle.
    - Je ne t'ai jamais parlé de ce qu'avaient dit les oracles à ma naissance. Et au cours de mes pérégrinations, j'ai dépensé des fortunes à interroger les plus grands oracles des contrées, avec à chaque fois le même résultat.
   Edlana avait tellement l'air d'une enfant perdue que, spontanément, Ukkraq se leva, songeant que Eliman restait étrangement long dans la cuisine. Mais la jeune elfe arrêta son ami d'un geste.
    - Non, n'approche pas, fit-elle d'une voix tendue. En fait, continua-t-elle avec un petit sourire crispé, ça n'a rien de bien terrible : je mourrai lorsque je donnerai trois gouttes de sang.
   Ukkraq s'était rassis.
    - En effet, admit-il un peu à contrecoeur. Ça n'a rien de bien terrible. Mais il y a autre chose, n'est-ce pas ?
   Edlana acquiesça.
    - J'ai interrogé les oracles à n'en plus finir. Et tous étaient unanimes : je ne mourrai qu'à ce moment-là. Ça veut dire...ça veut dire que je me suiciderai.
   Elle frissonna violemment. Ukkraq pouvait comprendre cette réaction : un aventurier, s'il risquait sans cesse sa vie, n'avait pas pour autant la moindre envie d'attenter à ses jours.
   Eliman entra dans la grande pièce, un plat fumant entre les mains, et Edlana se força à sourire. Quand elle vit le plat, ses yeux s'agrandirent.
    - Du canard aux airelles ! Oh, Ukkraq ! Tu as fait des folies !
    - Une folie se justifie toujours quand elle est faite pour toi, répondit Ukkraq, un mystérieux sourire aux lèvres, se levant pour couper la viande. Donne ton assiette, Edlana.
   Il déposa un beau morceau de viande dans l'assiette et ajouta généreusement des airelles. Une fois que Edlana fut servie, Eliman tendit à son tour son assiette, puis tint celle de son père.
   Le menton au creux des paumes, Edlana observait entre ses paupières à demi fermées le grand jeune homme qui se tenait de profil devant elle. A trente-trois ans, Ukkraq ressemblait toujours à celui qu'il était dix ans plus tôt, sauf que quelques petites rides s'étaient ajoutées au coin de ses yeux. Son visage n'était pas très régulier, avec une forme vaguement triangulaire, illuminé par de grands yeux d'un vert saisissant. Son nez droit, ses pommettes saillantes et sa bouche au sourire découvrant des dents d'une éclatante blancheur complétaient le tableau. Sa chevelure d'un blond-châtain cuivré lui faisait comme un casque et Edlana savait que ses cheveux, souvent trop longs, étaient très doux et si souples qu'il était quasiment impossible de les discipliner. Il portait selon son habitude une tunique grise qui retombait librement sur un pantalon de peau marron.
   Sentant le regard d'Edlana posé sur lui, Ukkraq releva la tête, une cuillère d'airelles à la main ; il souffla machinalement pour chasser la mèche qui lui venait dans l'oeil droit et sourit à la jeune elfe avant de vider le contenu de sa cuillère dans l'assiette que tenait toujours son fils. Puis il s'assit et, au lieu de commencer à manger, il plongea son regard dans les profondeurs dorées de celui d'Edlana. Celle-ci ne bougeait pas, se contenant de fixer Ukkraq, et Eliman, retenant presque son souffle, se gardait bien de rompre l'instant magique, ayant l'impression qu'un contact se tissait entre eux, comme un mince fil de lumière qui serait apparu devant ses yeux, traversant toute la table. Il avait tellement l'impression de voir ce fil gagner en consistance devant lui qu'il avait envie de tendre la main pour le toucher, sûr que ses doigts ne rencontreraient pas que le vide, mais il n'osait pas, de peur de le briser.
   Et puis, il y eut enfin un mouvement : un mince chat au pelage écaille de tortue sauta sur les genoux d'Edlana, la faisant sursauter. Ukkraq baissa les yeux sur le nouvel arrivant.
    - Qui est-ce ? demanda-t-il en essayant de contenir le tremblement de sa voix.
    - C'est le compagnon de Népenthès, avoua Edlana avec un petit rire. Un pauvre chat ramassé tout crotté sur le côté de la route. Il s'est tout de suite bien entendu avec ma petite Népenthès.
    - Et comment s'appelle ce chaton ? reprit Ukkraq en prenant couteau et fourchette.
   Edlana le regarda, interdite.
    - Il n'a pas de nom, dit-elle. Je n'y ai pas pensé.
   Le chaton se dressait sur ses pattes de derrière pour essayer de mettre son nez dans le cou de la jeune elfe et elle le prit machinalement dans ses bras. Alors le petit chat mit ses pattes de telle façon qu'on aurait dit qu'il lui entourait le cou. Les yeux d'Ukkraq se mirent à briller et il se hâta d'avaler sa bouchée.
    - Appelle-le Ysolder, suggéra-t-il malicieusement.
    - Oh, Ukkraq ! fit-elle seulement avec une légère note de reproche dans la voix.
   Elle reposa le chat sur ses genoux et attaqua à son tour le morceau de viande qui commençait à refroidir dans son assiette.
    - Je pourrais l'appeler Solitude, dit-elle, un sourire dans les yeux, après avoir savouré la bouchée tendre relevée par les airelles.
    - Un nom bien long pour un si petit chaton, remarqua doucement Ukkraq.
    - Et toi, Eliman, lança Edlana, s'adressant à l'enfant qui mangeait en silence, comment l'appellerais-tu ?
    - C'est vrai ? Je peux lui donner un nom ?
    - Bien sûr, mon chéri.
    - Eh bien, si je devais le nommer, je l'appellerais Ilyar, décréta le jeune garçon.
   Le fin visage d'Edlana devint grave
    - Ilyar, répéta-t-elle.
   Reposant fourchette et couteau, elle leva un peu le menton et commença à chanter doucement :
    - Ilyar, ya nos terano... So cy galasso y may goema... y may goema... Ilyar... Ilyar, yo e no dedo... yo e no dedo...
   Elle se tut et reprit ses couverts, goûtant la saveur acidulée des airelles. Ukkraq et Eliman, eux, semblaient pétrifiés.
    - Ce n'est pas un chant elfique, constata Ukkraq, retrouvant brusquement sa voix.
    - Non, admit Edlana avec un sourire désarmant. Ça provient d'un petit village, qui doit être le seul de son espèce, perdu à la lisière d'une forêt minuscule, qui parle son propre dialecte, lequel est un mélange d'elfique et d'autres langues, y compris l'orque. C'est un village un peu spécial, mais charmant, et les gens y sont très accueillants, avec un sens de l'hospitalité très aigu.
   La conversation continua sur les pérégrinations d'Edlana ces deux dernières années et la jeune elfe sembla retrouver tout son entrain. Son récit un peu décousu était fréquemment interrompu par des exclamations incrédules ou des éclats de rire. Ukkraq la taquinait gentiment à propos d'Ysolder, ce qui ne la faisait quasiment jamais sourire, et Eliman l'écoutait avec fascination, mangeant le plus en silence possible pour ne pas en perdre une seule miette.
    - Tu as vraiment été vendue comme esclave ? s'étonna Ukkraq, oubliant le morceau qu'il allait porter à la bouche.
    - Bien sûr ! fit Edlana, feignant de s'offusquer. Et je peux t'assurer que je n'en menais pas large ! Mon propriétaire ne semblait pas être du genre à accepter de me laisser repartir.
    - Comment t'en es-tu sortie ?
   Edlana haussa ses minces épaules gainées de vert.
    - J'ai été pendant un bon moment en compagnie d'une guilde de voleurs et j'ai appris certaines choses. Disons que j'ai profité de la première inattention, un peu provoquée par quelques serviteurs qui m'étaient entièrement dévoués et qui sont partis avec moi.
    - Où sont-il maintenant ?
    - Je les ai laissés avec Elior.
   Pour une fois, Ukkraq ne dit rien ; il n'aimait pas la propension d'Edlana à tout sacrifier à sa jeune soeur. Le repas se termina par des petits gâteaux aux myrtilles, un des préférés d'Edlana. La jeune elfe, après deux ans d'errance et parfois de mauvais traitements, avait presque les larmes aux yeux d'être gâtée à ce point.
   Le soir commençait à tomber et Edlana alla à la fenêtre, selon son habitude. Ukkraq, vautré dans un fauteuil, son fils perché sur l'accoudoir, suivait des yeux la mince silhouette. Il lui semblait parfois qu'il avait toujours connu Edlana, mais le souvenir de leur première rencontre était encore frais à son esprit. Il était arrivé dans ce village elfique, où on l'avait regardé avec surprise, mais sans hostilité. Il s'était effondré sur le seuil d'une maison, terrassé par une mauvaise fièvre qu'il avait attrapée dans les marais quelques jours plus tôt et qu'il avait incubée pendant ce temps. Cette maison était celle de deux jeunes orphelines, dont l'aînée devait avoir quelque trente ans et l'autre vingt. Edlana, puisqu'il s'agissait d'elle, envoya sa jeune soeur à l'abri et entreprit de soigner ce jeune humain qu'elle ne connaissait pas. Ukkraq se rappelait encore du moment où il avait ouvert les yeux sur un joli visage penché sur lui. Les yeux d'or liquide l'avaient transpercé jusqu'au fond de l'âme.
   A l'heure où Eliman devait aller se coucher, l'enfant se leva, puis demanda gravement
    - Dis, Edlana, quand est-ce que papa et toi allez vous marier, pour que tu deviennes vraiment ma maman ?
   La jeune elfe sursauta.
    - Eliman, mon chéri, je ne crois pas que ton papa m'aime de cette façon, objecta-t-elle.
    - Pourquoi ? Il t'aime comme moi : il veut te protéger et te rendre heureuse.
    - Oh, Eliman, oh, mon chéri...
   Edlana s'accroupit, prit l'enfant dans ses bras et le serra contre elle, laissant les larmes couler sur ses joues. Eliman couvrit de baisers le doux visage jusqu'à ce que la jeune elfe se calme. Alors Ukkraq s'approcha, le souleva de terre et l'emmena au lit, où Edlana le borda et lui donna le baiser du soir.
   Ukkraq, ayant entendu du bruit, se releva silencieusement. Il écarta le lourd rideau de sa fenêtre et aperçut une silhouette dans le jardin. Quelques légers trilles de flûte lui parvinrent. Il se coula hors de sa chambre et eut un frisson quand l'air frais de la nuit le fouetta. Syrs et Myls, les deux lunes blanches, étaient à leur zénith. Il s'approcha sans bruit de la silhouette, si près qu'il sentait les effluves s'échappant de ses cheveux encore humides. Il mit ses mains sur les épaules de la jeune elfe, puis murmura rêveusement :
    - J'ai toujours adoré l'odeur de tes cheveux.
   Lentement, il ôta les épingles qui retenaient la souple masse presque dorée et laissa la longue chevelure cascader dans le dos avant d'y enfouir ses doigts. Edlana se retourna, un peu pâle. Ukkraq lui emprisonna doucement le visage entre ses mains.
    - Que se passe-t-il, Edlana ? Tu sembles triste. Quand je te taquinais avec Ysolder, tu n'as pas ri.
    - Laisse Ysolder là où il est, grogna-t-elle en essayant de se dégager.
    - Edlana, tu serais amoureuse de lui ? fit Ukkraq, incrédule.
    - Moi ? Enfin, Ukkraq, sois sérieux : une manante ne tombe pas amoureuse d'un prince héritier !
    - Et Elior ?
    - Elior l'a mérité.
   Ukkraq se fâcha.
    - Cette fois-ci, ça suffit, Edlana ! Elior n'a rien fait pour mériter le droit d'épouser Ysolder ! Tu lui sacrifies toute ta vie ! Pourquoi ?
    - Je ne lui ai rien sacrifié. Je ne voulais pas perdre ma liberté.
    - Edlana, sois sérieuse un moment. A chaque fois que tu reviens de quête, tu ramènes des cadeaux inestimables à ta soeur alors que tu vivotes misérablement le reste du temps. Combien peut-elle accepter tes cadeaux ?
    - Elle ne le sait pas, chuchota Edlana. Et je ne veux pas qu'elle le sache.
   Ukkraq ne dit plus rien. Il ignorait les raisons qui faisait que la jeune elfe agissait ainsi et il ne voulait pas la forcer.
    - Dis-moi, Ukkraq, quelle est donc cette quête que tu vas entreprendre ?
   Le jeune homme soupira et laissa retomber ses mains. Il s'assit sur un grand rocher plat et fit signe à Edlana de venir à côté de lui. Et puis, sans rien omettre, il raconta tout à son amie. Edlana l'écouta gravement, sans l'interrompre une seule fois.
    - Je vois, fit-elle quand il eut fini. Je comprends mieux maintenant l'entêtement qui me poussait à t'accompagner.
   Devant l'air surpris d'Ukkraq, elle ajouta :
    - Ce n'était pas mon idée. Mais quand tu m'as parlé de cette quête, une voix m'a soufflé de t'accompagner. Je suppose que je dois être utile au bon fonctionnement de la chose, acheva-t-elle avec un sourire.
   Ukkraq la regardait bouche bée, puis, soudain, il l'entoura de ses bras et la serra contre lui.
    - Ça va être tellement dangereux, Edlana ! murmura-t-il. Tu vas risquer ta vie à chaque minute, sans doute, et j'aurais été plus tranquille si tu avais été là pour élever Eliman dans le cas de ma mort.
   Edlana appuya sa tête contre l'épaule du jeune homme.
    - Ne t'inquiète pas, Ukkraq. Je te prédis, moi, que tu reviendras vivant de cette quête.
   Elle se remit debout, puis se tourna vers Ukkraq.
    - Veux-tu bien aller au lit ? La journée sera rude, demain. Ouste ! Je ne veux plus te voir !
   Ukkraq rit et déplia lentement ses longs membres.
    - Et mon baiser du soir ? protesta-t-il, moqueur.
   La jeune elfe le regarda, un peu étonnée. Elle s'approcha de lui et effleura la joue burinée de ses douces lèvres.
    - Va dormir, maintenant, conseilla-t-elle.
   Ukkraq s'éclipsa et la laissa seule dans les ombres du jardin. Elle ressortit sa flûte des plis de sa robe et de nouveau, la musique légère s'éleva.

Texte © Azraël 1998 - 2002.
Bordure et boutons Hummingbird Dreams, de Silverhair, inspiré par un dessin d'Amy Brown

Amy Brown Fantasy Art

Silverhair