Le Sceptre de la Nuit

   Chantelys poussa un hurlement qui en rejoignit un autre, fantomatique, qui se faisait entendre à travers les montagnes en écho. Le blizzard diminua d'intensité. En effet, s'il n'avait pas vraiment gêné la vision des autres membres de l'expédition, transformant seulement les combattants en silhouettes un peu imprécises, il avait toujours été présent, défavorisant Sirius par son action qui n'avait aucun effet sur le monstre.
    - L'abominable homme des neiges est mort, fit calmement Syrils. Ou inconscient.
    - Et Sirius ? Vous vous en moquez, sans doute, de savoir s'il est mort ? fit Chantelys, agressive.
    - Je vais sans doute vous surprendre, mais non, je ne m'en moque pas. C'était un homme de grande valeur.
    - C'est tout ce que vous trouvez à dire ! Vous n'avez aucun coeur !
   Sous le casque, les lèvres de Syrils esquissèrent un sourire légèrement méprisant.
    - Parce que vous en avez un ? persifla-t-elle.
    - Oui. Et je n'ai pas honte de dire que je ressentais...
   Elle s'arrêta net.
    - De toute façon, vous ne comprendriez pas, reprit-elle avec lassitude.
   Sirane, qui était restée étrangement fixe et silencieuse depuis qu'elle avait vu son frère disparaître dans les profondeurs de la terre, laissa soudain échapper un sourd gémissement. Syrils se tourna vers elle.
    - Il faut vous rendre à l'évidence : Sirius est mort.
   La jeune prêtresse la regarda de ses grands yeux d'Erèbe et murmura :
    - Sirius, se pourrait-il que ta vie se soit si soudainement arrêtée ? Tu n'étais pas fait pour mourir ainsi ! Non, tu ne peux pas être mort !
   Elle hurla brusquement :
    - Sirius n'est pas mort ! Il ne peut pas mourir !
   Elle descendit de cheval et s'approcha de la crevasse. Les flocons y tombaient en tourbillonnant paresseusement et elle vit, ne tenant plus que par sa seule volonté, Sirius accroché à une aspérité de la pierre, l'homme des neiges inconscient suspendu à sa cheville et un python des glaces enroulé autour de l'autre jambe. Le jeune homme leva des yeux voilés vers sa soeur, mais il était trop fatigué et sa tête retomba. Ses mains restaient crispées sur le piton rocheux, mais c'était plus un pur réflexe nerveux qu'un instinct de conservation, un peu comme le dernier mouvement de l'homme des neiges avait été de se rattraper à sa cheville, sans que l'évanouissement ne pût défaire cette étreinte puissante.
    - Sirius ! cria Sirane.
   Syrils et Chantelys sursautèrent.
   La jeune guerrière, arrivée au bord de la crevasse, murmura :
    - Impossible... c'est impossible. Personne ne peut tenir avec une pareille charge à chaque cheville.
    - Au lieu de dire ce qui est possible ou non, fit Sirane en fureur, cherchez plutôt un moyen de le sortir de là ! Vous voyez bien qu'il va mourir !
    - Je ne peux pas le remonter ainsi, répondit tristement Syrils en secouant négativement la tête. Seul Noor le pourrait, en utilisant les pouvoirs que lui confère le privilège de porter le même nom que le dieu de l'air. Mais je vais essayer quelque chose quand même.
   En entendant le nom de Noor, Chantelys s'était souvenue du mage blessé. Elle s'éloigna de la crevasse, ne pouvant rien faire pour Sirius, et appela Sircor. Elle aurait pu utiliser le destrier de Syrils, ou la jument de Sirane, mais Sirius ne faisait confiance qu'à Sircor et il devait y avoir une bonne raison à cela. L'étalon franchit la crevasse sans hésiter. La jeune elfe monta sur son dos et lui remit le nez vers la faille. L'intelligente bête comprit ce qu'elle attendait d'elle et, dans un saut fluide, elle se retrouva de l'autre côté. La prêtresse s'agenouilla auprès de Noor, que la neige commençait à recouvrir. Le mage ouvrit des yeux vitreux.
    - N'y va pas, Sirius, balbutia-t-il. Il est... commandé par... Erza...
   Chantelys invoqua sa déesse, qui fit appel à Rangor et Mythilène, les dieux de la médecine. Ceux-ci déployèrent tous leurs pouvoirs pour soigner Noor et le jeune mage recouvra assez de forces pour se redresser sans trop hurler de souffrance. Bien sûr, Rangor et Mythilène auraient pu le soigner entièrement, mais cela leur était interdit. Ils n'avaient le droit de le faire que lorsqu'un de leurs prêtres acceptait de se vider d'une partie de son énergie pour la fournir au blessé. Il regarda autour de lui. L'absence de trace de corps sur la neige lui fit comprendre que l'homme des neiges était mort, car son corps s'évanouissait dès qu'il rendait le dernier soupir. De plus, le ciel était clair, comme si la tempête de neige n'avait été qu'un cauchemar de plus.
    - Sirius ? demanda-t-il.
   Le coeur serré, Chantelys lui montra la crevasse. Il se leva péniblement, les mains serrées sur sa poitrine encore ensanglantée, et trébucha jusqu'à la faille.
   Là, il vit Sirius, toujours accroché à la muraille, l'air plus mort que vif, les yeux clos et le teint blafard, et à côté de lui, Syrils, qui était descendue jusqu'à sa hauteur en s'agrippant aux aspérités naturelles, en train de trancher le poignet de l'homme des neiges qui pendait à la cheville de Sirius. Le python des glaces semblait fort attiré par la jeune guerrière, mais il ne paraissait pas décider à lâcher sa prise autour de la jambe de Sirius. Enfin, l'épée maléfique de Syrils jeta un éclair sombre et le corps du monstre s'abîma dans les profondeurs de la crevasse, tombant sans doute au milieu des nombreux anneaux du corps reptilien du python. Sirius n'eut aucune réaction. Syrils s'attaqua ensuite au serpent des glaces, pour qu'il lâchât Sirius, ce qui aurait ainsi permis à Noor de le remonter par lévitation. Ce fut là que l'épée d'acier noir fit merveille ; le python reconnut une lame maléfique, s'y opposa d'abord, puis comprit relativement rapidement que l'arme appartenait à quelqu'un du côté noir. Il desserra son étreinte mortelle et alla se contenter du corps de l'homme des neiges. Il était temps ! Syrils, en effet, commençait à avoir du mal à tenir sa prise d'une seule main, tout en luttant de l'autre et les doigts de Sirius, de plus en plus gelés, glissaient lentement, mais sûrement, autour du piton rocheux. Encore quelques instants et il aurait rejoint le monstre dans les entrailles de Solaris. Noor se concentra, faisant fi de sa propre douleur et utilisa le sort de lévitation pour sortir Sirius de sa position précaire. Syrils grimpait au même rythme, pour rester à côté du jeune homme et elle surveillait en même temps le mage, pour pallier son moindre moment de faiblesse. Enfin, tout rentra dans l'ordre. Sirius fut allongé par terre, à même le sol glacé et Noor s'effondra à terre, de l'autre côté de la crevasse, épuisé par cet effort.

   Chantelys, tandis que Sirane se penchait sur son frère, écarta doucement le haut de la robe du mage et découvrit quelque chose qui lui fit écarquiller les yeux, mais se força à se concentrer uniquement sur la profonde blessure qui traversait la poitrine du jeune mage. Rangor et Mythilène avaient déjà bien commencé à cicatriser la plaie en partant du plus profond et Chantelys n'osait imaginer ce que Noor avait ressenti ; les griffes avaient dû lui labourer les organes ! Elle appliqua une de ses bagues sur la blessure. De nouveau, comme cela s'était déjà produit pour Sirius, des éclairs jaillirent de la précieuse émeraude, pénétrant dans la plaie, forçant le sang à retourner d'où il venait, rapprochant les chairs jusqu'à ce que les deux bords de la blessure ne fassent plus qu'un, se recouvrant d'une peau toute neuve. Noor rouvrit les yeux et vit Chantelys penchée sur lui. Il lui saisit le poignet. Elle leva les yeux vers lui et, devant le regard vert, il sut qu'elle connaissait son secret. La jeune elfe eut un timide sourire.
    - Je ne dirai rien, si c'est ce que vous voulez savoir. Je ne sais pas pourquoi vous avez cela, mais ce sera notre secret. Vous pouvez avoir confiance en moi.
   Noor lui rendit son sourire.
    - Cela a été mon tribut aux puissances obscures, dit-il. Il paraît que j'ai porté cela toute ma vie enfoui au plus profond de mes chairs.
   Chantelys referma le haut de la robe et l'agrafa soigneusement. De l'autre côté de la crevasse, où Noor avait fait "atterrir" Sirius, les deux autres jeunes femmes étaient penchées sur le jeune guerrier, aussi mal en point que Noor. Le jeune mage fixa un instant la scène de son regard entièrement bleu, puis se tourna vers Chantelys.
    - Comment s'en est-il sorti ?
    - Il a entraîné l'homme des neiges avec lui dans la crevasse.
    - C'était sans doute le seul moyen de le vaincre. Mais je crois qu'il a eu beaucoup de chance.
   Invoquant de nouveau le dieu de l'air, il retraversa la crevasse, tandis que Chantelys, après avoir ramassé Salmeera, l'épée du guerrier, la franchissait avec Sircor.
   Sirius réussit à ouvrir les yeux quand ils s'approchèrent. Son beau regard fauve était recouvert d'un voile gris et le pauvre sourire qu'il parvint à leur faire ne ressemblait en rien à celui étincelant de blancheur qu'ils avaient coutume de voir. Noor essaya de rire.
    - Vous voilà en bien mauvais état, après un combat contre un malheureux homme des neiges ! Perdriez-vous vos forces, par hasard ?
   Sirius ne se fâcha pas ; au contraire, il répondit, avec toute la gaieté dont il était capable :
    - C'est bien à vous de me faire de pareilles remarques, alors que vous avez été éliminé dès le premier assaut ! J'ai déjà vu mieux ! Durée du combat : une minute et demie, ajouta-t-il, se souvenant de la remarque de Jerk lors de son premier affrontement avec Gork, remarque qu'il avait entendue dans une semi-inconscience.
   Noor sourit, un vrai sourire chaleureux, tel qu'il n'en avait pas fait depuis des années.
    - En vérité, je dois bien vous l'avouer : je suis admiratif devant votre performance. Ce monstre était conditionné par Erza. J'ai essayé de vous avertir, mais je crois que vous ne m'avez pas entendu.
   Sirius médita un court instant cette phrase.
    - C'est donc cela que vous tentiez de me dire tandis que l'homme des neiges se jetait sur moi ! J'avoue que sur le moment, je n'ai pas vraiment fait l'effort de comprendre ce que vous murmuriez. Je vous suis néanmoins très reconnaissant de l'avoir fait.
   Il tendit la main à Noor et celui-ci la serra sans hésitation. Pour le premier venu, cette poignée de main aurait pu sembler banale, mais aux yeux des membres de l'expédition, elle marqua une nouvelle ère, un grand progrès et Syrils, surtout, semblait regarder Noor avec des yeux incrédules, comme si elle ne l'avait jamais vu sous cet angle, faisant de vrais sourires, chaleureux et sincères, et serrant la main d'un homme franc, loyal et du côté du bien. Noor était-il en train de changer ?
   Chantelys se pencha sur Sirius, tandis que les autres s'éloignaient discrètement.
    - Ne gâchez pas vos pouvoirs pour moi, Vénérée, chuchota le jeune homme.
    - Ne dites pas de bêtises, répondit Chantelys avec toute l'autorité dont elle se sentait capable, dissimulant la peur atroce qui lui serrait le coeur.
   Elle examina le jeune homme. La tunique de fourrure blanche était devenue rouge et, déjà déchirée par le démon des glaces, ne l'avait pas protégé des griffes de l'homme des neiges. Son fier visage mince était couvert de blessures dues aux crocs de glace et une morsure marquait également son cou.
    - C'était un vampire ? demanda Chantelys.
   Sirius eut un faible sourire.
    - Vous allez me dire que je courais à la mort si je vous dis que oui et que je le savais pertinemment.
    - Comment le saviez-vous ?
    - L'intuition de l'aventurier. J'ai l'habitude des monstres. J'ai quand même neuf ans de vie errante derrière moi, comme aventurier, et avant, je devais bien me battre pour protéger Sirane. Quand j'étais assez grand pour le faire, naturellement.
    - Taisez-vous, maintenant, ordonna Chantelys. Vous vous affaiblissez à chaque parole.
   Elle ôta une troisième bague d'un de ses doigts et appliqua la pierre précieuse sur le torse du jeune homme. Le bijou diffusa une lueur argentée, se répandant sur tout le corps de Sirius. Celui-ci avait les yeux fixés sur deux bagues de la prêtresse, deux bagues dont la pierre n'avait plus le moindre éclat.
    - Qu'est-il arrivé à vos bagues, Vénérée ?
    - Ce sont celles que j'ai déjà utilisées, répondit-elle avec naturel. Elles ne contiennent plus d'énergie.
   A l'origine, Chantelys avait huit bagues étincelantes ; maintenant, elle n'en avait plus que cinq, car le diamant qu'elle remit à son doigt ne ressemblait plus en rien à la pierre que les poètes chantaient comme le symbole de la fidélité. Sirius se sentit beaucoup mieux. Toutes ses blessures s'étaient résorbées et ses forces lui revenaient. Il se releva d'un bond, malgré le regard de reproche que lui adressa Chantelys.
   Sircor, hennissant doucement, vint frotter son nez contre la poitrine du jeune homme. Celui-ci prit une autre tunique, placée dans ses fontes, qui remplaça la sienne, fendue de haut en bas et qui ne le protégeait aucunement contre le froid. Il jeta un coup d'oeil à Noor ; si maintenant les deux hommes étaient guéris, ils ressentaient encore les morsures du froid et avaient le teint plutôt pâle. Chantelys se serra contre Sirius, qui lui mit un bras autour des épaules. Ses yeux pétillèrent, les reflets jade qui y dansaient s'amplifièrent et il reprit son air habituel, son mince visage aux traits énergiques ne reflétant plus la souffrance du froid. Il déposa la prêtresse sur le dos de Sircor, débarrassa celui-ci des paquets de neige et de glace qui collaient à ses sabots et lui dégela les naseaux. Sirane, un peu à l'écart, comprit avec tristesse que son frère s'éloignait d'elle plus qu'il ne l'avait jamais fait. Il semblait vouloir lui montrer qu'elle ne devait pas aller vers Noor en lui battant froid quand elle le faisait. Syrils et Noor préparèrent aussi leurs chevaux et le jeune mage reprit Sirane sur sa monture. Maintenant que le blizzard avait disparu, les destriers n'eurent aucun mal à franchir la crevasse d'un bond.

   Le chemin continua, aussi difficile que précédemment. Sirius était toujours à pied, les mains de Chantelys serrées dans une des siennes, ôtant sans cesse la glace se formant sur le nez des chevaux. Bientôt, une nouvelle tempête de neige se déclara. Le jeune homme ne fit aucune remarque, s'arc-boutant juste contre le vent qui tentait de le renverser. Ses compagnons baissaient la tête, pour éviter de recevoir des flocons dans les yeux. Puis, la tourmente empira, et la glace s'en mêla. De petites particules dures et gelées vinrent se joindre au tourbillon de flocons. Sirius recouvrit le nez de Sircor de sa main, lui laissant de quoi respirer, mais l'empêchant de geler et fit de même avec le destrier noir de Noor. Syrils, bien protégée par son casque, descendit de cheval et imita Sirius avec son destrier et la jument de Sirane. Le jeune guerrier, à la tête de la colonne, sentait ses yeux le brûler de plus en plus. Il savait que ses yeux étaient fragiles et la blancheur éblouissante de la neige contribuait à les fatiguer plus que de coutume. Tous les autres sentaient les larmes que leur arrachait le vent couler sur leur joues et geler aussitôt, mais si Sirius sentait ses yeux le piquer, il ne pleurait pas. Kitiara avait bien raison de dire qu'elle ne l'avait jamais vu pleurer. Sirius se retournait de temps en temps pour surveiller que Syrils les suivait bien et ne s'était pas égarée dans la tourmente. Il parvenait toujours à distinguer sa silhouette confuse. Et puis, à un moment, il n'y eut plus rien derrière lui. Il s'arrêta. Sirane releva la tête, que Noor avait enfouie dans les fourrures de sa poitrine.
    - Que se passe-t-il ? hurla-t-elle pour se faire entendre malgré le vent.
    - Syrils a disparu. Je pense qu'elle s'est perdue. Ne bougez pas d'ici, vous serez mon point de repère. Tenez les chevaux au chaud le plus possible.
   Il sortit sa tunique déchirée des fontes de sa selle et en déchira une bande pour entourer ses mains, qu'il avait laissées à l'air libre alors que tous les autres les avaient depuis longtemps protégées, soit par leurs gants, soit par des bandes de fourrure, comme il venait de le faire à l'instant même. Il enfila ce qui restait de la tunique par-dessus celle qu'il portait déjà et s'enfonça dans la tourmente. Noor fit descendre Sirane et Chantelys de cheval et ils se rapprochèrent les uns des autres pour ne pas perdre leur chaleur.
   Sirius marchait à l'aveuglette, ses yeux trop brûlés pour distinguer autre chose qu'une immensité blanche. Il buta brusquement contre quelque chose par terre et s'aperçut que c'était Syrils. Les deux chevaux étaient couchés à côté d'elle et tous trois paraissaient gelés. Le jeune homme ôta sa deuxième tunique et en recouvrit Syrils ; il s'occupa d'abord des chevaux. Il força la jument blanche de Sirane à se relever et, prenant de la neige dans sa main, l'en frotta vigoureusement sur tout le corps, pour refaire circuler le sang. Après ce traitement énergique, la jument dressait déjà plus fièrement la tête. Sirius se tourna alors vers l'étrange destrier noir de Syrils, qui se redressa tout seul. Il subit le même traitement que la jument de Sirane et s'en trouva mieux. Enroulant les rênes autour de son poignet, le jeune homme se pencha et souleva Syrils dans ses bras. Il affronta le vent violent, car le blizzard lui soufflait en pleine face. La neige avait effacé toutes les traces de son passage ; Sirius ne se faisait pas d'illusions : il était perdu. Soudain un hennissement strident déchira l'air, couvrant le sifflement du vent. Le jeune homme reconnut Sircor. L'intelligent animal signalait sa présence pour qu'il puisse se guider suivant la direction d'où provenait le hennissement ! Grâce à cette aide venue du ciel - car Sirius avait reconnu la main de son homonyme, le dieu-elfe - , il retrouva rapidement l'endroit où il avait laissé ses compagnons de route. Il laissa Noor s'occuper des chevaux et frictionna Syrils avec vigueur. La jeune guerrière gémit et fit un mouvement, mais Sirius ne cessa que lorsqu'elle releva la tête. Alors il se redressa et, lui tendant la main, la remit sur pied sans trop de douceur. La laissant se débrouiller, il se tourna vers Sircor qu'il gratifia d'une caresse reconnaissante.
    - Je vous dois la vie, fit la voix de Syrils dans son dos.
    - C'est bien possible, répondit-il tranquillement. Il nous faut éviter de nous séparer.
   Syrils hocha la tête en signe d'acquiescement. Sirius enleva les rênes de Sircor, en attacha une extrémité à sa taille et fixa l'autre à celle de Syrils.
    - Vous pouvez continuer ?
    - Je le pense, oui.
    - Bien. Nous repartons.
   La tempête de neige laissa rapidement place à des grêlons, de grosseur variable, dont plus d'un menaça d'assommer un des membres de l'expédition. Sirane fut frappée au front, mais laissa le mince filet de sang couler sans laisser échapper la moindre plainte.
    - Dites donc, Noor ! lança Sirius, qui en avait assez de recevoir des grêlons de toute part. N'auriez-vous pas dans vos bagages un sort qui arrêterait cette tourmente ?
   Le jeune mage ne répondit rien et se contenta de murmurer quelques paroles. Un vent violent dissipa progressivement les grêlons et éclaircit le ciel.
   Sirius, debout et faisant face au vent qui faisait voler ses cheveux cuivrés, regardait loin devant lui, comme fier de la résistance qu'il opposait à Fersky. En vérité, celle-ci devait être assez dépitée, car c'était la deuxième fois que Sirius la défiait et gagnait son combat contre elle. Noor, sitôt l'expiration du sortilège, se pencha vers Sirane, toujours serrée contre lui, et nettoya doucement le sang qui coulait sur la peau brune légèrement pâlie. La jeune prêtresse le regarda de ses grands yeux bruns sans ciller et Noor sentit toute sa tendresse renaître en lui. Il se moquait de la présence de Syrils et de Sirius. En cet instant, seule Sirane comptait. Il la serra très fort contre lui et l'embrassa, sans se soucier des conséquences que son geste pouvait avoir. Au diable, son alliance avec Symaris, sa puissance future ! Il ne voulait que Sirane. Pour elle, il aurait même accepté de quitter le côté noir. La jeune fille lui mit les bras autour du cou et lui rendit son baiser. Personne ne faisait attention à eux, sauf Chantelys, mais celle-ci avait nullement l'intention de donner l'alerte à Sirius. Sirane avait également oublié la présence de son frère et l'avertissement qu'il lui avait donné. Elle caressa doucement le fin visage bien ciselé du mage et ferma les yeux quand les lèvres du jeune homme se posèrent sur les siennes. Elle se sentait bien, heureuse. Malheureusement, une voix acerbe vint tout casser :
    - Surtout, dites-nous si l'on vous gêne ! lança Sirius, ironiquement.
   Ses yeux fauves foudroyaient sa soeur ; il l'avait prévenue, mais elle n'écoutait jamais ce qu'il lui disait. Noor eut un vague mouvement d'excuse, mais n'empêcha pas Sirane, qui lança un regard de défi à son frère, de se blottir tendrement contre lui. Ils arrivèrent devant une pente de glace. Sirius fit signe de s'arrêter. Syrils détacha la bande de cuir qui l'attachait au jeune guerrier, bondit sur son destrier noir, qui piaffa, et s'avança.
    - Je vais reconnaître cette pente, fit-elle.
    - N'y allez pas ! rétorqua virulemment Sirius. Vous allez glisser dès que votre cheval des enfers va mettre le sabot sur la glace.
    - Manipur a le pied sûr, répondit Syrils.
   Sans plus se préoccuper du jeune homme, elle avança prudemment sur la pente de glace. Sirius jeta une imprécation à faire frémir un démon, déposa rapidement Chantelys à terre, remit ses rênes à son cheval et bondit sur le dos de Sircor. Défiant toute prudence, il lança l'étalon au grand galop dans la descente.
   Chantelys fut sûre qu'il était devenu fou. En effet, dès les premiers pas, conformément à ce que lui avait dit Sirius, le destrier de Syrils glissa et l'entraîna dans sa chute, roulant jusque en bas de la pente. La glace devait être plus fine à cet endroit, car elle se rompit sous leur poids, les faisant tomber dans l'eau noire et glacée. Syrils s'agrippait au bord, désespérément, mais ses doigts glissaient sur la glace et elle n'allait pas tarder à être entraînée au fond. Mais Sirius arrivait, talonnant Sircor, qu'il forçait à galoper sur le sol gelé, lui redressant la tête quand il le sentait glisser, le stimulant toujours des jambes ; il faisait vraiment des merveilles. Sirane n'avait jamais vu son frère monter ainsi. Arrivé en bas de la déclivité, il mit pied à terre sans même ralentir Sircor, s'allongea à plat ventre sur la glace et tendit une main secourable à la jeune guerrière. Syrils s'y accrocha et, centimètre par centimètre, il la tira lentement de l'eau glacée. Quand elle fut en sécurité à côté de lui, ruisselante et épuisée, il dit sèchement, d'une voix remplie de colère :
    - Sortez votre cheval de l'eau.
    - Mais... je ne peux pas !
   Les yeux fauves de Sirius eurent un éclair de fureur.
    - Ne me prenez pas pour un idiot, fit-il d'un ton sifflant. Je sais qui vous êtes. Vous pouvez parfaitement sortir Manipur de ce piège en utilisant vos pouvoirs magiques. Ne me dites pas que vous n'en avez pas, je le sais parfaitement. Vous vous êtes trahie une fois, cela m'a suffi.
    - Tiens donc ! répliqua Syrils qui ne semblait pas pressée d'avouer sa défaite. Et d'après vous, quand me serais-je trahie ?
   Sirius eut un sourire de fauve et caressa doucement la gemme bleue qui ornait le pommeau de Salmeera.
    - Quand vous m'avez rendu mon arme, dans la forêt. Vous n'aviez pas la main brûlée. Or seuls les magiciens ou le propriétaire de cette épée peuvent la toucher sans être brûlés. Donc vous êtes une magicienne. Faut-il que je continue mon raisonnement pour vous prouver que je sais pertinemment qui vous êtes ou puis-je m'arrêter là, vous ayant convaincue ?
   Syrils baissa la tête, mais son unique oeil ne brillait d'une lueur particulièrement rassurante. Elle se tourna vers Manipur qui se débattait toujours, mais dont les forces commençaient à décroître, et prononça une parole. Aussitôt, le cheval se retrouva sur la glace, dégoulinant d'eau, la tête basse. Noor, qui était prudemment descendu à pied, les rejoignit et jeta un coup d'oeil perplexe à la jeune guerrière.
    - Tenez, Noor, occupez-vous de votre amie. Pendant ce temps, je vais réchauffer Manipur, car cette pauvre bête n'est pas responsable des bêtises de sa propriétaire.
   Noor obéit sans discuter, tandis que Sirius séchait efficacement le destrier noir aux naseaux écumants et aux yeux injectés de sang. Il ne piaffait plus et quand le jeune homme eut fini de s'occuper de lui, il appuya sa grande tête contre la poitrine du jeune homme. Syrils n'en revenait pas ; Manipur avait toujours été très sauvage et il ne permettait à personne d'autre qu'à elle de l'approcher.

   Sirius appela Sircor, remonta la pente de glace et prit Chantelys devant lui. Il relança son étalon au galop dans la descente. La double charge ne semblait pas gêner le fier animal, qui arriva sans encombre en bas. L'aventurier déposa la jeune elfe et repartit chercher sa soeur. Enfin, quand tous les membres de l'expédition furent en bas, il remonta pour s'occuper des chevaux. Sircor l'emmena en haut de la pente. Là, le jeune homme changea de monture et fit demi-tour. Sircor le suivait tout seul. Au bout de trois allers et retours, il commençait à savoir comment faire. Mais Sirius eut plus de mal ; il avait guidé Sircor sans trop de peine la première fois, car il connaissait bien sa monture, mais le destrier de Noor lui était totalement inconnu. En bas, les autres le regardaient avec anxiété ; ils auraient bien aimé l'aider, mais aucun n'avait les capacités de Sirius à maîtriser sa monture. Il glissa plusieurs fois, mais parvint toujours à se reprendre. Quand enfin, les deux chevaux parvinrent en bas de la pente, le destrier de Noor tremblait de tous ses membres. Sirius, sans même descendre de cheval, bondit sur le dos de Sircor et remonta une ultime fois la côte. Ce fut avec la jument de Sirane qu'il fit son dernier trajet. Sircor caracola un court instant avant de se jeter dans la descente. Sirius fit avancer la jument, mais elle se déroba, renâclant. Le jeune homme la sentait rétive. Quand il accentua la pression de ses jambes autour des flancs de la bête, elle rua. Il se pencha légèrement en arrière et claqua sèchement la jument sur la croupe. Elle bondit en avant et il resserra ses jambes, l'obligeant à accélérer sa vitesse. Elle s'engagea dans la descente sans trop s'en apercevoir. Sirius lui redressait la tête et l'excitait régulièrement pour qu'elle gardât sa vitesse, ce qui lui permettait de rester en équilibre. Elle soufflait fortement en touchant le sol horizontal. Le jeune homme, qui n'avait pas l'air fatigué le moindre du monde, sauta par terre et vint vers Sircor.
    - Tu es quand même le meilleur, tu sais. Je me demande comment j'ai pu me débrouiller sans toi jusqu'à présent, murmura-t-il à l'animal.
   Celui-ci pointa ses oreilles en direction de la voix et encensa de la tête, comme pour approuver ce qu'il venait de dire. Sirius eut un petit rire. Chantelys le rejoignit.
    - Pourquoi faut-il que vous en fassiez toujours trop ?
    - Les chevaux seuls n'auraient jamais accepté de descendre. Il fallait bien que quelqu'un le fasse, répondit le jeune homme avec insouciance en haussant les épaules.
   Pour éviter une répartie, il la souleva et l'installa sur le dos de Sircor.
    - N'oubliez pas que nous sommes à Hydranis, fit-il sévèrement. C'est le pays où les gens meurent de froid.
   Le petit groupe se réorganisa et il repartirent.
   C'était l'après-midi et Jalis le jaune illuminait encore beaucoup le pays des neiges. Bien sûr il faisait toujours aussi froid, mais peu à peu, les jeunes gens s'y faisaient. Soudain, une crevasse leur barra le passage. Elle était trop large pour que les chevaux puissent la franchir d'un bond, aussi décidèrent-ils de la longer pour essayer de trouver un endroit où elle serait moins large. Ils cheminèrent relativement longtemps ; Hydranis était maintenant calme, comme si les dieux adverses avaient abandonné la partie. Enfin, Sirius fit signe de s'arrêter.
    - C'est inutile, dit-il. Ils cherchent à nous éloigner de notre but. La crevasse doit faire toute la longueur d'Hydranis.
    - Comment l'avez-vous franchie la première fois que vous êtes venu ? demanda Noor.
   Syrils eut un léger sursaut : ainsi, le jeune homme connaissait déjà ce pays !
    - Elle n'y était pas, répondit Sirius, les sourcils froncés. Sans doute, Fersky l'a rajoutée après mon passage.
   Il s'accroupit près de la faille et en examina soigneusement les bords.
    - Ils sont encore tranchants ; cette crevasse doit être très récente.
   Il se passa la main dans ses cheveux cuivrés d'un air songeur : comment diable pouvaient-ils franchir cette crevasse sans abandonner les chevaux ? Syrils consulta Noor du regard et celui-ci glissa quelques mots à l'oreille de Sirane qui acquiesça.
    - Sirius ? Je crois que Syrils, Noor et moi avons trouvé un moyen de passer.
    - Je vous laisse la place ; je ne peux absolument rien faire !
    - Il faut bien que vous vous avouiez battu à un quelconque moment, fit gaiement Syrils. Nous commencions à être écoeurés par vos prouesses !
   Sirius eut un sourire ironique et vint s'appuyer contre l'épaule de Sircor, tandis que Chantelys posait sa main sur son bras. Syrils s'allongea précautionneusement sur la glace, son épée d'acier noir à la main et tendit le bras au-dessus du vide. Son épée en était le prolongement. Sirius regardait tout cela d'un air perplexe : que pourraient-ils donc bien faire ainsi ? La pointe de l'épée n'atteignait même pas le milieu de la crevasse ! Sirane descendit de cheval, serra son amulette entre ses doigts et dit d'une voix forte :
    - Hypnoz, ô mon dieu, entends la voix de ton humble servante ! Que Jalis à la chaleur infinie darde ses rayons de feu sur cette glace pour la faire fondre !
   Hypnoz entendit sans doute sa prière, car il leur sembla que le froid se faisait moins piquant. La glace des bords de la crevasse fondait à une vitesse stupéfiante. Sirius, prévoyant, fit reculer les chevaux et se tint prêt à agir si la glace ruisselante faisait mine d'entraîner Syrils vers le fond. Noor murmura quelques paroles et frotta son Anneau des Sortilèges. La glace arrêta de s'écouler vers les profondeurs de Solaris et resta au contraire horizontale, coulant le long du bras de Syrils, qui restait parfaitement immobile, et continuant sur la lame noire de l'épée maléfique. Celle-ci, sous l'action du froid, commença à s'allonger et sa pointe alla se ficher dans le bord opposé, d'où la glace se mit également à ruisseler, pour rejoindre l'autre flux. Quand les deux extrémités se furent réunies, Syrils lâcha son épée, qui resta suspendue au-dessus du vide par la glace et recula prudemment. Mais les bords n'étaient plus sûrs depuis que Jalis s'était fait plus chaud encore et la glace se rompit sous elle, la projetant dans le vide. Une main de fer se referma sur son poignet. Sirius était là, couché sur la glace, la retenant fermement. Syrils leva la tête et sourit sous son casque lorsque son regard bleu croisa les yeux fauves très calmes.
    - Cela fait trois fois que vous me sauvez d'une mort certaine, guerrier.
    - C'est un de mes passe-temps favoris, répondit Sirius. J'adore sauver les gens, c'est très amusant.
   Sans effort apparent, il la remonta à côté de lui, où elle resta un instant sans bouger, savourant ce moment unique où l'on s'apercevait que l'on était vivant après avoir vu le visage grimaçant de la mort. La chaleur de Sirius à côté d'elle la ramena à la réalité et elle se redressa ; Sirane et Noor, debout, les bras levés vers le ciel de Solaris, invoquaient toujours les pouvoirs de la nature. Elle alla les rejoindre et vint amplifier leur pouvoir par les siens propres.
   Bientôt, un solide pont de glace, relativement large, enjamba la crevasse. Les jeunes gens s'y engagèrent un à un, chacun tenant son cheval par la bride. Voyant Sirane avoir du mal avec sa jument, Sirius confia Sircor à Chantelys et prit les rênes des mains de sa soeur. Il lui fit signe de traverser et attendit que tous soient de l'autre côté. Alors seulement, il s'engagea à son tour, à reculons, la main fermement serrée sur les rênes au niveau du mors. La jument blanche renâcla, hennit violemment et se cabra. Sirius laissa glisser les rênes entre les doigts et repositionna sa main sitôt que la bête posa les pieds sur la glace. La jument glissa d'un sabot et faillit tomber.
    - Tu ferais mieux de me suivre, ma belle, fit amicalement Sirius. Parce que plus tu t'opposeras à moi, plus tu risqueras de passer par-dessus bord.
   Il recula de quelques pas, vérifiant à chaque fois d'un pied qu'il n'était pas trop près du bord, tout en continuant à parler gentiment à la jument. Celle-ci pointa les oreilles dans sa direction et le suivit docilement. A peine Sirius eut-il franchi le pont que Manipur, le destrier noir de Syrils échappa à l'emprise de la jeune femme et se rua sur la passerelle. Sirius lança les rênes de la jument à Noor et courut à sa poursuite. Manipur semblait l'attendre de l'autre côté, frémissant de tous ses membres. Son encolure noire était luisante d'écume. Quand il vit le jeune homme approcher, il roula des yeux effrayés, mais ne chercha pas à se dérober. Sirius leva une main apaisante vers lui et lui caressa le front de son poing fermé. Manipur appuya sa tête contre la poitrine du jeune homme et parut se calmer un peu. Doucement, pour ne pas l'effaroucher davantage, il prit les rênes.
    - Allons, mon grand, arrête de faire l'enfant, veux-tu ? Tu n'as rien à craindre. Suis-moi donc. Doucement, calme-toi. Là, tout va bien...
   Il recula très lentement, mais Manipur, dès qu'il vit le pont, refusa de faire un pas de plus. Jalis continuait à briller sur Hydranis et la glace menaçait de fondre totalement avant que Sirius ne soit passé. Le jeune homme comprit qu'il n'y arriverait pas ainsi.
    - Manipur ! appela Syrils. Viens, mon beau !
   Curieusement, la voix de sa maîtresse ne fit qu'amplifier la peur du cheval et Sirius devina alors que c'était la présence de l'épée maléfique dans la glace qui terrifiait ainsi le destrier. Il avait accepté de traverser une fois ce pont, il ne recommencerait pas de sitôt.
    - Tu ne trouves pas que tu ressembles à un enfant faisant un caprice ? demanda Sirius d'un air sévère, les poings sur les hanches et les sourcils froncés.
   Manipur baissa un peu la tête et souffla fortement, puis donna un gentil coup de nez dans la poitrine du jeune homme. Celui-ci se dérida aussitôt.
    - Cabotin, va ! murmura-t-il. Il va falloir que je te monte. Tu vas bien vouloir ?
   Il glissa sa main le long du flanc de Manipur et se hissa lentement sur le dos du cheval, pour lui laisser le temps de comprendre qui le montait. Le destrier noir ne broncha pas. Sirius prit les rênes bien en main et fit avancer le cheval vers le pont. Manipur s'arrêta juste devant et refusa d'avancer plus loin. Le jeune homme vit les gouttes d'eau tomber des bords de glace ; la passerelle fondait et déjà, des morceaux se détachaient. Il fit faire demi-tour à Manipur et partit au petit trot .
   De l'autre côté de la crevasse, les autres se regardèrent, sidérés.
    - S'il continue à perdre du temps comme cela, murmura Syrils, il n'aura jamais le temps de passer. Il faut déjà que j'aille tenir mon épée.
   Elle se plaça sur le côté du pont et sa main enserra la poignée de son épée, qui avait magiquement changé de sens. En face, Sirius avait fait faire volte-face à Manipur, qui était maintenant lancé au grand galop. L'étroit chemin se délabrait de plus en plus. Le destrier noir, la tête redressée, l'épaisse crinière sombre flottant dans le vent et fouettant le visage de Sirius, les naseaux écumants, fonçait droit sur le pont et ne semblait pas capable de s'arrêter. Ses sabots ébranlèrent violemment la couche de glace qui s'était amincie et celle-ci s'effondra sous lui. Sirius l'excita de la voix et des jambes ; Manipur, terrifié, ne cherchait plus à se rebeller et lui obéissait aveuglément. Il galopait sur le pont qui s'abîmait dans les profondeurs de Solaris au fur et à mesure qu'il avançait. Quand l'autre bord fut proche, Sirius s'aperçut avec horreur que la glace était déjà fendue et que tout s'effondrerait avant qu'ils n'aient le temps de passer. Il parut communiquer avec sa monture qui intensifia son effort, tendant son encolure. Sentant le sol céder sous ses pas, Manipur s'enleva dans un dernier regain d'énergie, atteignit le sol solide et s'abattit à terre, faisant chuter son cavalier avec lui. Syrils avait récupéré son épée et elle regardait son cheval avec stupéfaction. Sirius s'était relevé sans trop de problème. Seule, sa cheville droite, qu'il avait dit être fragile, avait pris un angle bizarre, car Manipur était tombé dessus. Le jeune homme avait pris la grande tête du cheval entre ses mains et la serrait contre lui en murmurant des paroles sans suite. Peu à peu, les yeux injectés de sang du destrier reprirent un aspect plus normal et l'animal se calma.
    - Tu as été fantastique, Manipur ! Fantastique !
   Il aida le cheval à se redresser. Syrils arriva sur ses entrefaites.
    - Je n'aurais jamais cru que Manipur était capable de tels exploits, dit-elle.
    - C'est un cheval de grande valeur, répondit Sirius en rendant les rênes à la jeune femme.
   Il alla rejoindre Chantelys sans plus se préoccuper de rien.
    - Comment faites-vous pour communiquer ainsi avec les chevaux ? lui demanda-t-elle, curieuse.
    - Les dieux préférés de mes parents étaient Lourak et Crinalys. Mon père avait rencontré plus d'une fois le dieu-loup des animaux, qui avait été son compagnon de jeu. Quant à ma mère, elle avait la passion des chevaux, déjà enfant. Crinalys s'incarna en une jeune elfe appelée Creely et lui apprit beaucoup de choses sur les chevaux. Quand je suis né, Sirius et Chantelys, ayant reçu en quelque sorte les pouvoirs de leurs amis, donnèrent à ma mère le droit... j'ai du mal à l'exprimer. Enfin, tout petit, je pouvais communiquer avec les loups et les chevaux. Ils étaient sensibles à ma voix et avaient confiance en moi. Pour ne pas léser Sirane, qui aurait pu prendre ombrage de ne pas avoir ce pouvoir, Hypnoz en fit son élue. Il n'a jamais eu l'occasion de le regretter.
   Il eut un sourire et fit :
    - Vous avez le don pour me faire raconter mon enfance.
   Quand Manipur fut totalement calmé, ils repartirent.

Texte © Azraël 1995 - 2002.
Bordure et boutons Sword and Rose, de Silverhair

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