Le Sceptre de la Nuit

   Au fur et à mesure de leur progression, le vent se faisait plus mordant et le froid commençait à s'installer. Le groupe s'arrêta pour mettre les fourrures que Noor avait achetées. Seule Chantelys refusa d'en prendre une. Sirius allait protester, mais sur quelques paroles magiques de la jeune elfe, sa tunique verte et sa cape se doublèrent de fourrure blanche très douce. Son bracelet d'or et d'émeraudes au bras droit en parut encore plus précieux, tant l'éclat des pierres était amplifié par la blancheur des fourrures. Quand chacun fut bien équipé, y compris les chevaux, ils repartirent vers Hydranis, le mystérieux continent englouti par les eaux, la terre qui s'étendait au-delà des brumes, dans le nord, au milieu des glaces et où vivait la déesse Hydana. Chantelys, blottie dans les bras de Sirius, était insensible au vent glacé qui brûlait les visages offerts à sa morsure. Sirane, très droite, paraissait ne pas souffrir du froid, mais ses lèvres serrées trahissaient ce qu'elle endurait. Noor, bien enveloppé dans sa robe noire et ses fourrures, repassait dans sa tête ses sortilèges pour être prêt à toute éventualité. Syrils surveillait tout le monde et l'éclat de son oeil bleu à travers son casque ne semblait rien présager de bon. La neige fit d'abord son apparition et les chevaux commencèrent à peiner, car leurs sabots formaient de gros amas floconneux qui leur étaient difficiles à soulever. Plusieurs fois, Sirius descendit du dos de Sircor pour lui ôter ces paquets de neige qui durcissaient rapidement avec le froid, ainsi que pour lui dégager les naseaux où se condensait sa respiration. S'il ne l'avait fait, le cheval se serait asphyxié lui-même. Il en profita pour traiter pareillement les autres montures, mais cette manoeuvre ralentissait considérablement la vitesse de marche et les membres de l'équipe sentaient les premiers effets du froid qui les engourdissait. Ils ressentaient une puissante envie de dormir et plus d'une fois, Sirane dodelina de la tête. Chantelys, que l'étreinte de Sirius maintenait au chaud, quand il restait à cheval, était la seule à ne pas ressentir cet appel du sommeil.
   Le jeune guerrier, qui se considérait un peu comme le chef de l'expédition, malgré la méfiance qui tendait l'atmosphère, cherchait désespérément un moyen de maintenir ses compagnons éveillés, car il savait bien que s'ils s'endormaient, ils ne se réveilleraient jamais. Il connaissait les dangers du froid et de la neige, car, au cours de ses aventures, il avait déjà affronté des régions comme celle-ci et il avait perdu plus d'un compagnon, mort de froid, par négligence devant le sommeil. Quant à lui, il ne cessait de descendre et de remonter à cheval et ce mouvement suffisait à le maintenir éveillé. De plus, quand il était sur Sircor, il sentait la chaleur de l'haleine de Chantelys et il songeait aux responsabilités qu'il avait endossées vis-à-vis de la jeune elfe.
    - Par Sorcerak, on n'en sortira jamais, si vous êtes tous aussi endormis ! Réveillez-vous ! Ce n'est pas le sommeil qui vous appelle, mais la mort ! s'exclama-t-il brutalement.
   Syrils, plus consciente que les deux autres, releva la tête. Son casque, qui empêchait de savoir ce qu'elle ressentait, la protégeait efficacement contre le vent et contribuait ainsi à sa survie. Sirius regarda sa soeur, puis, prenant une décision, il poussa son cheval contre celui de Noor, attira celui de Sirane et souleva la jeune fille pour la déposer dans les bras du mage qui le regarda d'un air éberlué.
    - Je tiens trop à ma soeur pour vouloir la laisser mourir. Je préfère encore que ce soit vous qui veillez à ce qu'elle survive, car je ne peux pas abandonner la Gardienne pour sauver ma soeur. Ce serait du pur égoïsme.
   Noor hocha la tête d'un air entendu et resserra ses bras autour de Sirane qui se blottit confortablement contre lui. Sirius lui chuchota :
    - N'oublie pas que je fais cela pour que tu vives, Sirane, pas pour qu'il en profite. Je compte sur toi pour t'en rappeler.
   Chantelys lui glissa avec réprobation :
    - Décidément, vous êtes incorrigible, Sirius ! Il est visible comme le soleil que ces deux-là s'aiment.
    - Je le sais parfaitement et c'est ce qui m'inquiète, car Noor ne me paraît pas être du genre à perdre la tête lorsque la domination du monde est en jeu.
   Sircor agita la tête avec colère, énervé de se sentir immobile par un froid pareil, et le jeune homme le lança au galop sans même regarder si les autres le suivaient.
   Sirius, en tête de l'expédition, scrutait le paysage désolé devant lui. Ses yeux, déjà en partie brûlés par le poison des Prairies Infernales, souffraient de la blancheur éblouissante de la neige et les flocons qui le frappaient en plein visage n'arrangeaient rien au tableau. Chantelys remua contre lui. Il posa une main rassurante sur l'épaule de la prêtresse.
    - Ne vous inquiétez pas, Vénérée. Vous allez bien ?
    - Oui... sauf les mains.
    - Donnez-les-moi.
   Chantelys obéit et Sirius les entoura d'une des siennes, tout en les enfouissant dans la douce fourrure de sa tunique. Lentement, elle sentit le sang se remettre à circuler dans ses mains. Soudain, dans la tourmente qui les entourait, le jeune homme distingua une gigantesque ombre qui transperçait les brumes blanches. Syrils fut la deuxième à la remarquer. Elle lança à Sirius :
    - Dites donc, qu'est-ce que cette chose ?
    - Pour l'instant, la silhouette est encore trop imprécise pour que je puisse vous répondre.
   Mais ladite silhouette déchira le rideau de neige et Chantelys poussa un cri d'horreur. Sirane se blottit contre Noor, les yeux agrandis de terreur. C'était un animal bizarre, d'environ trois mètres de hauteur, avec une tête et des pattes arrière d'élan, un torse humanoïde et un ventre au pelage pommelé de gris et de noir.
    - Alors maintenant, vous pouvez me dire ce que c'est ? fit Syrils.
    - Je peux vous le dire, mais je ne suis pas sûr que cela va vous plaire. C'est un démon des glaces.
    - Un quoi ? demanda Sirane, apeurée.
    - Un démon des glaces, répéta Sirius.
    - On les aura vraiment tous croisés pendant cette expédition ! grogna Noor. On a une chance de le vaincre ?
    - Peut-être. Environ moins une sur dix mille.
    - Des chances négatives ?
    - Vous trouvez facile de lutter contre un monstre quasi deux fois plus grand que vous ?
    - Bof, grogna de nouveau Noor. On essaie quand même ?
    - Il suffit d'avoir quelques envies suicidaires, fit Sirius avec humour.
   Il dégaina Salmeera, son épée, sauta à bas de Sircor et s'avança seul vers le monstre. Chantelys étouffa un cri de peur et Syrils cria :
    - Attendez, pauvre fou ! Vous ne pouvez pas l'affronter seul !
    - Avec qui voulez-vous que je l'affronte, très chère déesse-vouivre ?
    - Je ne suis ni une déesse, ni une vouivre ! rétorqua Syrils, furieuse.
    - Dommage, sinon vous me seriez d'une grande aide, ironisa Sirius.
   Le monstre sembla bâiller et une pluie de cristaux de glace s'abattit sur le visage de Sirius. Celui-ci gronda comme un fauve en colère et, l'épée haute, se jeta sur le monstre.
   La différence de taille aurait pu sembler comique, mais aucun des membres de l'expédition n'avait envie de rire.
    - Tant pis ! lança Syrils. Je vais l'aider.
   Elle descendit de cheval et sortit son épée de son fourreau. L'acier noir eut comme un éclair maléfique. Sirius, qui tournait le dos aux autres, cria :
    - Ne vous en mêlez pas ! C'est maintenant une affaire personnelle !
    - Ne soyez pas têtu ! Sans vous, l'expédition mourra !
   Le souffle de Sirius était déjà rauque et Chantelys se souvint de ses paroles à propos de ses problèmes de respirations. Sirane devait s'en souvenir aussi, car elle enserra convulsivement son amulette et murmura une prière à Hypnoz. Elle sembla n'avoir aucun effet. Alors la jeune fille porta à ses lèvres la bague d'opale glissée à son doigt et murmura :
    - Ô Sirius, mon frère, que mon souffle passe en toi, par la vertu de cette bague que tu m'as offerte, défiant les superstitions humaines. Que le souffle éternel des dieux passe en toi par mon intermédiaire, puisque je ne peux pas faire plus pour toi.
   Soudain, Sirius put respirer normalement, d'un souffle profond, et sa gêne aux poumons s'envola. Il attaqua avec plus d'ardeur, évitant avec maestria les griffes puissantes du démon des glaces. Syrils, qui n'avait pas renoncé à son intention de lui prêter main-forte, lui apporta le secours de son épée. Les deux lames, celle d'acier clair et étincelant et celle d'acier noir et maléfique, après s'être affrontées, s'allièrent contre l'ennemi commun. Le démon des glaces, qui avait encore l'avantage contre Sirius seul, reçut coup sur coup quand il eut deux adversaires devant lui. Sirius grogna :
    - Je vous ai dit de ne pas vous en mêler ! Je peux me débrouiller tout seul.
    - Alors prenez mon épée !
    - Certainement pas !
    - Elle a un pouvoir contre ces créatures.
   Sirius s'arrêta net de combattre et regarda Syrils avec les sourcils froncés.
    - Ce n'est pas l'épée qui fait la force du combattant, mais le bras. La lame n'en est que le prolongement. Je ne veux pas mettre la magie de mon côté dans ce combat. Le démon des glaces est un des adversaires les plus loyaux que je connaisse. Si j'employais la magie contre lui, je serais vraiment le dernier des aventuriers. Laissez-moi lutter contre lui à armes égales : lui ses griffes, moi mon épée. J'ai l'habitude des combats loyaux et vous le savez, ajouta-t-il avec un sourire de loup.
   Syrils s'avoua battue et rejoignit les autres.

   Pendant ce temps, le monstre avait sagement attendu que la discussion se terminât pour reprendre le combat. Les griffes rencontrèrent l'acier de l'épée et les deux matériaux grincèrent l'un contre l'autre. Le monstre soupira et un cristal de glace atteignit le jeune homme à la joue. Celui-ci recueillit quelques gouttes de son sang sur son doigt et le goûta du bout de la langue.
    - Là, dit-il au monstre, je n'apprécie pas vraiment.
   Celui-ci grogna et, d'un vaste mouvement de patte, déchira le bras du jeune homme de ses griffes. C'était malheureusement le bras qui n'était pas protégé par le poignet de cuir et rien ne vint dévier le coup. Le sang coula de nouveau. Chantelys regarda Syrils avec reproche.
    - Vous n'auriez pas dû l'abandonner.
    - Vous lui en auriez voulu de vaincre avec une alliée borgne, alors que vous serez fière de lui quand il aura gagné le combat à la loyale.
    - Si jamais il le gagne ! rétorqua-t-elle.
    - Je crois qu'il va gagner, intervint Sirane qui regardait le combat avec intérêt, oubliant sa peur du monstre. Il est en train de devenir furieux, ce qui veut dire que le monstre ne va pas tarder à savoir qu'il vaut mieux ne pas énerver Sirius et le faire sortir de ses gonds.
    - Tiens donc ! s'étonna Noor. Et pourquoi ?
   Sirane, retrouvant l'humour de son frère, répondit :
    - Parce qu'une porte en liberté est très dangereuse, surtout quand elle s'ouvre sur la colère de Sirius.
   En effet, le jeune homme, bondissant, insaisissable, d'une rapidité inouïe, était en train d'étourdir le monstre des glaces. La tête d'élan, ainsi que le pelage pommelé, était déjà maculée de sang, provenant autant de la blessure de Sirius que des siennes propres. Le monstre, du haut de ses trois mètres, ne faisait plus autant le fier. Il était essoufflé et Sirius, en plus des redoutables griffes, devait aussi éviter les cristaux glacés. Enfin, quand la couleur gris-noir de son pelage eut disparu sous les taches de sang, le démon comprit que, contre ce petit homme furieux, il ne faisait pas le poids et il partit de son trot lourd d'élan.
   Devant la démarche hésitante et saccadée de la bête, Sirius ressentit une pitié profonde pour ce monstre condamné à veiller sur Hydranis, alors qu'il n'avait aucune inimité contre lui.
    - Siyana, ma mère, qu'aurais-tu fait contre ce démon des glaces ? murmura-t-il.
   Il se baissa, prit de la neige et, sans qu'un seul muscle de son visage ne bougeât, il l'appliqua sur sa blessure au bras. Le froid de la neige se répandit dans sa chair, puis fut remplacé par une brûlure intérieure. Chantelys et Sirane coururent vers lui.
    - Sirius ! Tu es fou ! C'est le meilleur moyen pour tomber malade et risquer la mort ! s'exclama Sirane.
   Sous l'action de la neige, le sang s'était arrêté de couler. Sirius leva des yeux légèrement hallucinés vers sa soeur.
    - Je vais bien, Sirane. Ne t'inquiète pas pour moi, je suis assez grand pour savoir ce que je dois faire. Merci pour... l'aide...
   Maintenant que le combat était terminé, le sortilège invoqué par Sirane prenait fin et Chantelys sentit son coeur se serrer en entendant le souffle court et rauque de Sirius. Il respirait par petits coups, comme si la moindre inspiration d'air lui faisait mal. Sirane, se doutant de quelque chose, écarta la tunique de fourrure. Un coup de griffe l'avait très proprement fendue de haut en bas. Au niveau de la poitrine du jeune homme, un petit trou très net, qui crachait du sang. Sirius semblait indifférent à la douleur, mais Chantelys, utilisant ses dons, se projeta "dans" le trou et put en constater la profondeur.
    - Le poumon est touché, dit-elle à Sirane.
   Sirius se dégagea doucement de leurs mains, resserra sa tunique autour de lui et dit :
    - Voyons, ce n'est rien. Il nous faut repartir, sinon nous allons geler sur place.
   Les deux jeunes filles fixaient le mince filet de sang qui coulait de la commissure des lèvres de Sirius.
    - Tu dois te soigner ; tu ne survivras pas à l'expédition si tu ne fais rien.
    - Il n'est pas question que vous gâchiez vos pouvoirs pour moi.
   Il se tourna vers Noor et Syrils. Les deux jeunes gens, comme pour meubler leur impuissance, dégelaient les naseaux des chevaux et frottaient le corps des bêtes avec de la neige pour faire circuler le sang plus vite. Chantelys, profitant de son inattention, ôta rapidement une bague d'un de ses doigts, écarta la tunique et appliqua la pierre précieuse qui formait le chaton de son bijou sur la blessure du jeune homme. Celui-ci sursauta comme si une lanière venait de le fouetter. Il regarda avec reproche la jeune elfe, mais ne dit rien. Les éclairs que libérait la bague magique résorbaient progressivement la plaie et Chantelys voulut faire de même avec le bras blessé, mais Sirius ne lui en laissa pas le temps. Il la souleva de terre, l'assit sur le dos de Sircor et fit signe à Sirane de l'imiter. Syrils l'arrêta et chuchota :
    - Je suis heureuse que vous ne soyez pas mort.
   Sirius eut un sourire figé et répondit à mi-voix :
    - C'est que mon heure n'était pas encore venue.

   Bientôt, les glaces remplacèrent la neige et le froid s'intensifia encore davantage. Les chevaux butaient pratiquement à chaque pas et Sirius devait descendre de plus en plus souvent pour enlever la glace sur leurs naseaux. Il finit même par ne plus remonter du tout à cheval, restant à côté de Sircor, les mains de Chantelys emprisonnées dans la sienne. Plusieurs fois, des craquements inquiétants se firent entendre sous leurs pieds et le jeune guerrier savait ce que cela voulait dire : la couche de glace se fissurait sous leur poids et sous la banquise, c'était l'eau gelée qui avait englouti le continent perdu d'Hydranis. Soudain, Sirane, qui en avait assez, se dégagea des bras de Noor, arrêta le cheval et mit pied à terre. Elle leva les bras au ciel et s'exclama d'une voix un peu irréelle :
    - Hypnoz, ô mon dieu, m'entends-tu ? Nous sommes maintenant près d'Hydranis, viens-nous en aide, ô Hypnoz !
   Sirius grogna légèrement :
    - C'est inutile de l'implorer : depuis le début, il dédaigne notre expédition ! Il abandonne sa grande prêtresse sans remords, simplement pour voir si elle est digne des honneurs qu'on lui prodigue. Ces dieux sont vraiment des profiteurs ! En fait, seule Erza est capable de faire quelque chose. Pour elle, en tout cas...
   Cependant, malgré le manque de foi insultant de Sirius, la voix du dieu du soleil se fit entendre.
    - Tiens donc, reprit le jeune homme à mi-voix. Il a quand même l'intention de nous aider. C'est nouveau, cette idée ! Bravo, Hypnoz !
    - La traversée des terres protégeant Hydranis est la dernière épreuve servant à éprouver le courage de ceux qui veulent demander une faveur à Hydana, disait le dieu. Si tu n'as pas ce courage, Sirane, ce que tu as déjà enduré n'aura servi à rien. Es-tu prête à abandonner si près du but ?
    - Non ! Bien sûr que non ! Mais que devons-nous faire exactement ?
    - Allez jusqu'au milieu des glaces, là où s'ouvre à vos yeux le spectacle d'une eau toujours liquide et vous saurez qu'à vos pieds est Hydranis, le continent englouti.
    - Que devons-nous faire ensuite ?
    - L'un de vous devra se sacrifier et plonger pour atteindre le continent. S'il y arrive, Hydana se montrera à lui.
    - Mais les eaux sont si froides qu'il mourra !
   
- Celui dont le courage sera à la hauteur de l'ultime épreuve décidera de son destin.
   A ces mots, Sirius regarda Chantelys avec un air amusé.
    - Soyez maîtresse de votre destin, Vénérée, murmura-t-il. Pour une fois que les dieux et moi sommes d'accord, ajouta-t-il en lui-même.
   Il donna un léger coup sur l'épaule de Sircor qui se remit en marche.
    - Nous devons trouver le milieu des glaces avant la nuit, dit-il.
   Une tempête de neige se déclara aussitôt.
    - Hum ! grogna Sirius. Que quelqu'un maintenant ose me soutenir que Fersky n'est pas du côté d'Erza !
   Noor sourit à l'évocation de la déesse du froid. Il regarda son Anneau des Sortilèges et sembla surpris par l'éclat qu'il avait.
    - Cher ami, je crois que ce n'est pas une tempête ordinaire.
   Sirius le regarda de ses yeux calmes.
    - Le contraire m'aurait étonné. Ne pas rencontrer un homme des neiges aurait été aberrant.
   Les événements donnèrent raison au jeune homme : le rideau des neiges fut de nouveau déchiré par une gigantesque silhouette et un humanoïde apparut. Il avait une longue chevelure blanche et des yeux bleus très froids ; ses crocs et ses griffes ressemblaient à des stalactites ; il était couvert de gouttelettes de glace. Campé devant eux, il paraissait les narguer. La tempête de neige magique avait redoublé d'intensité, puisqu'elle l'entourait toujours dans un rayon de dix kilomètres. Noor frissonna.
    - Il semblerait que la température ait encore diminué.
    - Normal, répondit Sirius qui ne quittait pas le monstre des yeux.
   Il remarqua ce que les autres n'avaient pas encore vu : entre l'homme des neiges et eux, s'étendait une large crevasse qui devait être très profonde. Le monstre pouvait sans doute la franchir sans problèmes, mais l'expédition aurait été bien gênée d'avoir à faire la même chose. Sirius soupira et lâcha les mains de Chantelys. Il s'avança vers le monstre et s'arrêta à l'extrême limite de la crevasse.
    - Bonjour, mon ami, fit-il amicalement. J'espère que tu ne comptes tout de même pas nous empêcher de passer, parce que dans ce cas-là, tu ferais mieux de demander à ton ami le démon des glaces avant de faire quelque chose.
    - Cessez donc de discuter, grogna Noor. Il s'agit plutôt de nous en débarrasser.
    - Le problème avec vous, soupira Sirius, c'est que vous n'avez aucune politesse et que vous considérez vos adversaires comme des moins que rien. Il faut quand même savoir que les monstres sont aussi sensibles que les humains à la politesse et à la gentillesse. Mais sans doute que les mages du mal ne connaissent pas la signification de ses mots. Le respect de l'ennemi, cela vous dit quelque chose ? Il n'y a que les malotrus pour se battre avec quelqu'un sans l'avoir prévenu de ce qu'il risquait et de lui mettre les tripes à nu pour le seul plaisir.
   Sirane eut un léger sourire. Jamais Sirius ne prononçait le mot "tripes", sauf quand il démontrait énergiquement à son antagoniste qu'il avait tort.
    - Evidemment, reprit le jeune homme, pour vous, c'est habituel de tuer un adversaire, même sans défense, parce qu'il vous dérange. Témoin, ce malheureux ouin-ouin, qui ne vous avait vraiment rien fait.
    - Rien fait ? Il a juste averti les feux-follets et autres monstres que nous étions dans la forêt !
    - Et alors ? N'était-ce pas son rôle ? Vous n'avez pas à lui reprocher de faire son travail. Quand vous mettez un ouin-ouin en gardien de votre temple, le foudroyez-vous quand il donne l'alerte parce qu'un intrus approche du temple ?
   Noor ne répondit pas.
    - L'homme des neiges s'impatiente, fit Sirane avec un léger sourire.
   Le jeune homme jeta un coup d'oeil à sa soeur et eut un petit rire.

   Le mage vint rejoindre le guerrier.
    - Comment comptez-vous le vaincre ?
    - Pour l'instant, je cherche plutôt comment passer de l'autre côté de la crevasse.
   Sirius était aveuglé par les flocons de neige qui voltigeaient dans tous les sens, ainsi que par les cristaux de glace qui avaient une légère tendance à venir le frapper au visage. En face de lui, l'homme des neiges semblait attendre leur bon plaisir.
    - Ne serait-il pas possible de faire un détour et de l'éviter ? demanda Chantelys.
    - Nous n'en serions pas débarrassés, répondit Noor. Sa tempête nous entourerait dans un rayon de dix kilomètres. De plus, rien ne nous prouve qu'il ne nous poursuivrait pas.
    - Je parlais de la crevasse, murmura la Gardienne si bas que seul Sirius l'entendit.
    - Puisque vous êtes impuissants, reprit le jeune mage du mal, je vais m'en occuper.
    - Et comment allez-vous faire ?
    - Je porte le nom du dieu de l'air, fit doucement Noor. Mais je ne sais pas si vous l'aviez remarqué...
    - Ne me prenez pas pour un idiot, je déteste cela. Evidemment, que je l'avais remarqué.
    - Comment pouvais-je le savoir ? Vous n'aviez fait aucune remarque.
    - Rien ne m'étonne, répondit calmement Sirius. Vous me diriez maintenant que vous avez conclu un pacte avec Erza pour nous livrer entre ses mains sitôt le Sceptre entre celles de votre soeur que je n'en serais pas surpris.
   Peut-être Sirius n'en aurait pas été surpris, mais Noor eut du mal à cacher son angoisse ; il pensa un court instant que le jeune homme l'avait percé à jour et il craignit pour ses jours. Cependant, le ton paisible qu'il avait employé calma les craintes du jeune mage et il se dit que Sirius envisageait simplement cette hypothèse à partir de l'unique donnée que Noor était un mage du mal, et donc capable de toutes les bassesses. Il ferma les yeux, murmura une incantation au dieu dont il portait le nom et se sentit flotter dans les airs. Son sortilège marchait !
    - Etes-vous le protégé de Noor ? demanda Sirius avec une voix semblant lointaine au jeune mage.
    - Je pense plutôt qu'il n'a pas eu le courage de me châtier de porter le même nom que lui.
   Sirius eut un sourire aigu.
    - Je suis en train de contaminer tout le monde avec ma forme d'humour un peu particulier. Vous rendez-vous compte que sur cinq personnes, quatre d'entre nous portent le nom d'un dieu ?
    - Ils doivent être très fatigués, en ce moment.
   Le mage cessa la conversation et, toujours en flottant, se dirigea vers l'abominable homme des neiges. Lorsqu'il passa au-dessus de la crevasse, il faillit être déséquilibré par un souffle d'air provenant du fond, mais il parvint à se rétablir à temps. Déjà, il arrivait à tenir tête à la tourmente provoquée par la tempête de neige, ce n'était pas un petit vent négligeable qui allait le faire renoncer !
   Il se posa en douceur, assez loin du monstre, qui ne daigna même pas tourner la tête vers lui : il fixait Sirius, comme s'il le considérait comme son seul rival. Noor fut humilié de cette indifférence.
    - Eh bien ! cria Sirius. Maintenant que vous êtes de l'autre côté, qu'allez-vous faire ?
   Noor prépara un sort dans sa tête et s'approcha de l'homme des neiges avec l'intention évidente de lui jeter son sortilège. Le monstre, malgré le vent qui lui sifflait aux oreilles, l'entendit parfaitement venir et se retourna vers lui. Le jeune homme ouvrit la bouche pour prononcer son incantation, mais il n'eut pas le temps de la refermer : le monstre projeta en avant sa patte armée de redoutables griffes comme des stalactites et l'envoya à dix pas de là, la poitrine lacérée. De l'autre côté de la crevasse, Sirane poussa un cri d'effroi. Sirius retint la remarque désagréable qui lui démangeait la langue, quelque chose du genre :
    - Eh bien ! Je ne vois pas ce que tu lui trouves, à ton mage du mal ! Il est trop faible à mon goût !
   Syrils ne disait rien. Avec un soupir, le jeune guerrier comprit que c'était à lui d'agir. Il souleva Chantelys et la déposa sur le sol. Il bondit sur le dos de Sircor, le fit reculer et le lança au grand galop droit sur la crevasse. Maintenant, le monstre se penchait sur Noor, comme s'il l'intéressait subitement, peut-être dans l'espoir d'un bon repas. Sircor franchit la crevasse en un saut très élégant. Sirius se laissa glisser au sol et cria :
    - Eh bien, gros lâche ! Attaque-toi donc à tes adversaires dignes de ce nom !
   Noor releva la tête avec difficulté et tenta de dire quelque chose au jeune guerrier, malgré le sang qui lui remplissait la bouche. Sirius dégainait son épée et se tint prêt à recevoir l'assaut. Le monstre se jeta sur lui, mais le jeune homme était ferme sur ses appuis et il ne bougea pas d'un centimètre. Il évita juste les griffes et les crocs étincelants d'un mouvement nonchalant, mais cependant plein de souplesse et de félinité. Il réagit de la même manière aux assauts qui suivirent, sans jamais chercher à riposter. L'homme des neiges ne sembla pas apprécier ce calme et s'acharna non plus à tuer le jeune homme, mais à le faire tomber. Quand enfin, il y parvint, les deux antagonistes roulèrent par terre ensemble et, dans la lutte, Sirius perdit son épée. Chantelys pâlit affreusement. Elle avait envie de crier à Syrils d'aller aider le jeune homme, mais elle savait que le guerrière n'en ferait rien. Et puis, elle ne lui faisait pas confiance ; mieux valait croire dans les capacités naturelles de Sirius, que les combats dans l'arène avaient encore développées.
   Le jeune homme se débattait vigoureusement, mais l'étreinte de l'homme des neiges était bien plus forte que la sienne. Il voyait les crocs de glace briller juste devant ses yeux, les griffes lui passer tout près du visage et surtout, il se trouvait au coeur de la tempête magique, collé contre le corps glacial du monstre ; les gouttelettes de glace le gelaient et il savait qu'il mourrait de froid s'il ne réagissait pas. Alors, il se raidit avec plus d'intensité encore et se concentra sur une patte avant, qu'il avait réussi à saisir. Il s'efforça de tourner les griffes menaçantes vers le monstre, mais celui-ci était beaucoup plus fort que lui. Tout en luttant, ils se rapprochèrent dangereusement de la crevasse. Sirius le vit et l'idée lui vint d'attirer l'homme des neiges plus près encore de la crevasse, pour le faire chuter dedans. Certes, la manoeuvre se révélait hardie, mais elle pouvait se montrer payante. Le monstre avait vu lui aussi le danger que représentait cette faille et il comprit ce qui se passait dans la tête de Sirius. Il avait bien été conditionné par Fersky, maîtresse du domaine où il vivait, et Vortigern, le dieu des monstres ; sa mission était d'empêcher à tout prix les aventuriers de passer, dut-il en mourir. Vortigern lui avait promis qu'Erza le ressusciterait pour l'intégrer dans ses hordes de fantômes, ce qui était un grand honneur, même si la plupart de ceux qui en faisaient partie n'aspiraient qu'à être tués une seconde fois pour que ce cauchemar prît fin. Le dieu-wiverne des monstres l'avait prévenu que le plus dangereux de toute l'expédition était un mince jeune homme monté sur un étalon alezan. Il le tenait entre ses griffes et il n'allait pas le laisser s'échapper ainsi ! Il était d'accord pour mourir, à condition d'emmener son adversaire avec lui dans la mort. Aussi, se laissa-t-il guider vers la crevasse sans opposer de résistance. Sirius s'en aperçut, mais hélas ! il crut que c'était la fatigue qui forçait l'homme des neiges à se laisser faire. Ce ne fut qu'arrivé au bord de la crevasse qu'il comprit que le monstre n'était pas décidé à desserrer son étreinte. Tous deux tombèrent...

Texte © Azraël 1995 - 2002.
Bordure et boutons Sword and Rose, de Silverhair

Silverhair