Le Sceptre de la Nuit

   Ils cheminèrent longtemps et maintenant, à l'horizon, ils apercevaient la végétation colorée qui caractérisait les Prairies. Le front de Sirius se faisait soucieux et Chantelys, se souvenant de ce qu'il lui avait dit quand il avait su qu'ils allaient à la recherche du Sceptre et quand il lui avait raconté ses aventures, posa une main tranquillisante sur le torse du jeune homme.
    - Ma déesse nous aidera, dit-elle avec confiance.
    - Les dieux ne peuvent rien sur ce domaine : il appartient à Erza. Seul Noor peut-être pourra nous permettre de franchir ces prairies. Mais en a-t-il le pouvoir ?
    - Erza est contre nous. Entendra-t-elle la prière de Noor ?
    - Je l'ignore, Vénérée. Si nous franchissons les prairies, nous saurons que le plus facile reste à faire.
    - Vous trouvez facile de traverser Hydranis pour rencontrer Hydana, quand personne ne sait où elle habite ?
    - Moi, je le sais, fit doucement Sirius. Respirez, Vénérée.
   Chantelys obéit et sentit les effluves du parfum enivrant et mortel des fleurs des Prairies Infernales. Noor et Sirane, qui marchaient en tête, s'arrêtèrent. Devant eux s'étalait le tapis verdoyant des Prairies.
    - Nous y voici. Comment allons-nous passer ?
    - Une seule personne a le droit d'agir sur ces prairies et c'est Erza, fit Noor lentement. Nous n'avons pas parmi nous de ses prêtres.
    - Cette zone est-elle protégée contre la magie ? demanda Chantelys.
    - Non, mais seule la magie noire peut agir contre les fleurs.
   La jeune elfe hocha la tête et se laissa glisser de cheval. Elle s'approcha tant qu'elle put des fleurs, s'agenouilla et leva les bras vers le ciel. Ses longs doigts fins tremblèrent sous l'afflux d'énergie. Elle tendit ses mains vers les prairies et murmura quelques mots :
    - Chantelys, marekra va servis !
   Les bagues magiques à chacun de ses doigts libérèrent une myriade d'éclairs qui crépitèrent sur les fleurs.
   Les trois jeunes gens ne virent pas de changement, mais quand Chantelys se releva et s'avança vers les Prairies, ils s'aperçurent qu'elle marchait au-dessus des fleurs.
    - Chantelys, je te recommande mon âme, murmura la jeune prêtresse en se sentant faiblir.
   Sirius, quand il la vit s'effondrer, bondit à terre et courut vers le danger. Il souleva Chantelys dans ses bras et hurla :
    - Tu ne me tueras pas, Erza ! Tu n'auras pas le petit-fils comme tu as eu le grand-père ! Je te défie aujourd'hui et pour l'éternité !
   Il revint sur ses pas avec son précieux fardeau. La jeune elfe était recroquevillée contre lui, la tête dans son épaule. Lui-même avait respiré quelques effluves et il ne se sentait pas bien.
    - Il faut... un vent, pour dissiper...
   Sirane comprit immédiatement.
    - Chantelys a enfermé les fleurs et il faut maintenant que les dernières odeurs s'en aillent. Hypnoz pourra m'aider.
    - Hypnoz ne pourra rien, fit Noor. Les dieux du vent sont prisonniers d'Erza. Je dois créer un vent magique. Varis, larms va kytra !
   Un vent furieux surgit soudain de nulle part et siffla aux oreilles du petit groupe. La morsure du froid réveilla Sirius et Chantelys. Le jeune homme entoura l'elfe d'un bras protecteur puis se releva. Noor lui tendit une des fourrures qu'il avait achetées et la peau blanche toute neuve contrasta avec la fourrure grise un peu miteuse de ses bottes. Ses cheveux blond-châtain parurent encore plus cuivrés et les reflets de jade de ses yeux en furent intensifiés. Il souleva Chantelys de terre et l'installa sur le dos de Sircor.
   Une fois en selle, ils se remirent en marche et franchirent une grande partie des Prairies Infernales grâce à l'espèce de coque protectrice qu'avait créée la jeune prêtresse. Mais, juste avant la nuit, Noor regarda derrière lui et pâlit énormément. Pourtant, il conserva son calme et interpella Sirius.
    - Cher ami, regardez qui nous suit.
   Une sorte de complicité s'était tissée entre les deux hommes depuis que Sirius avait proposé le pacte. Il se retourna et vit une horde de spectres. Il empoigna farouchement son épée, mais le mage secoua la tête.
    - Inutile, ils sont bien trop nombreux. Il nous faudrait... enfin, je crois que je peux faire quelque chose. Il me semble que je n'ai pas servi à grand-chose depuis que nous sommes partis...
    - Si, vous avez sauvé ma soeur des griffes des squelettes de la Reine et des fantômes d'Erza. Moi seul suis immunisé contre leur chant.
    - Laissez-moi faire, répéta Noor.
   Il s'avança sur la prairie en dégrafant le haut de sa robe noire brodée de bleu et d'argent aux poignets et en bas et rejeta son capuchon en arrière. Les spectres s'arrêtèrent à distance respectueuse de lui, mais leurs yeux brillaient d'une lueur de convoitise. Le mage écarta le haut de sa robe et dévoila quelque chose aux fantômes. Il dit d'une voix forte :
    - J'ai payé mon tribut aux ténèbres et au mal. La Reine ne peut rien contre moi, j'ai toujours été son fidèle serviteur. Que peut-elle me reprocher pour m'envoyer ses créatures ?
    - Ce n'est pas à vous qu'elle en veut, maître, fit l'un des spectres, mais au guerrier qui, par deux fois, s'est opposé à sa volonté.
    - Non. Dites-lui que j'ai besoin de cet homme pour l'instant, mais que je lui amènerai personnellement quand j'aurai remis le Sceptre aux mains de ma soeur, répondit Noor d'une voix plus basse.
   Les fantômes acquiescèrent, comprenant qu'une trahison se préparait. Erza avait toujours adoré les trahisons, surtout quand elles se faisaient à son profit.
   Une ombre noire se profila et Thyrs, le Dragon des Ténèbres, grogna :
    - Partez, serviteurs de la Princesse de l'Ombre. Ces personnages appartiennent à ma maîtresse.
    - Le droit de la Reine est plus fort que tout, répondit un fantôme.
    - La Reine des Ténèbres est dévouée à Erza, mentit Thyrs. Laissez-la accomplir sa vengeance elle-même.
   Il ouvrit la gueule et un jet de feu balaya les spectres.
    - Quant à toi, Noor, n'oublie pas ton alliance !
   Le dragon noir partit lourdement. Le mage revint vers ses amis.
    - C'est vous qui l'avez appelé ? demanda Sirius.
    - Non, il est venu tout seul. Sans doute nous surveille-t-il.
    - Que leur avez-vous dit pour qu'ils ne vous attaquent pas ?
    - J'ai parlé assez fort pour que vous m'entendiez.
    - Je pensais à ce que vous avez ajouté plus bas, dit doucement Sirius.
    - Je leur ai rappelé un pacte entre Erza et moi, répondit Noor sans rougir.
   Son âme était aussi noire que sa robe et il ne s'embarrassait pas avec des futilités ; pour lui, la vie de Sirius n'était rien comparée à ce qui l'attendait grâce à son alliance avec Symaris.

   Chantelys vint retrouver le jeune guerrier.
    - Nous ne devons pas nous attarder ici. Il nous faut continuer. Je sens que bientôt le sortilège va se rompre. Déjà les effluves des fleurs se font sentir.
   Elle disait vrai. Sirius percevait l'odeur légèrement piquante des fleurs mortelles. Il fit un signe à Noor.
    - Continuons. Le mal va bientôt reprendre ses droits.
   Noor regarda Sirius, puis Sirane, et hocha la tête.
    - Oui, hâtons-nous.
   Ils repartirent, faisant avancer les chevaux plus vite, pour gagner du temps. Mais les pas plus brusques des animaux résonnaient sur le sol magique et plusieurs fissures apparurent. Les chevaux, incommodés les premiers, secouaient la tête, mécontents. Sirius comprit immédiatement. Il descendit de Sircor et lui fixa son sac pour manger sur le nez. L'épais tissu filtrerait l'air et il mettrait plus de temps à succomber. Il bondit en selle et serra Chantelys plus fort que d'habitude.
    - Cachez votre visage dans mon épaule, Vénérée, de façon à respirer dans ma fourrure.
   Il se tourna vers Noor.
    - Prenez Sirane sur votre cheval et faites en sorte qu'elle sente un air filtré.
    - Et nous ?
    - Il est préférable qu'au moins deux survivent, répondit Sirius un peu énigmatiquement.
   Chantelys frissonna et releva la tête. Avec douceur, mais fermeté, le jeune homme la força à reprendre sa position. Il lui murmura dans les cheveux :
    - Ne vous occupez pas de moi, Vénérée. Il s'agit que vous surviviez. Mon propre sort n'intéresse personne.
    - Et s'il m'intéressait, moi ? N'y avez-vous jamais pensé ?
    - Je n'aime pas me poser de questions dont je ne suis pas sûr de connaître les réponses, fit Sirius légèrement.
   Chantelys, appuyée contre le jeune homme, sentait sa poitrine se soulever à chaque inspiration ; la longueur des intervalles pendant lesquels il ne respirait pas l'effrayait, ainsi que le peu qu'il inspirait. Soudain, elle s'aperçut que la poitrine restait au repos.
    - Sirius ! Pourquoi ne respirez-vous pas ? s'exclama-t-elle à mi-voix, inquiète.
    - Ce n'est rien : j'ai juste la mauvaise habitude d'oublier assez souvent de le faire, fit le jeune homme en souriant.
   Il jeta un coup d'oeil en arrière et vit Sirane blottie contre Noor.
    - Essaie seulement de l'embrasser, Noor, et tu ne verras pas le soleil se lever une nouvelle fois, gronda le jeune homme entre ses dents. Oui, je te jure que Sirane ne t'appartiendra jamais, ni aujourd'hui, ni dans l'éternité. Je la tuerais plutôt que de la voir t'aimer.
   Chantelys se serra plus contre lui, comme pour lui affirmer son soutien. Il resserra son étreinte autour de ses épaules. Il eut soudain l'impression qu'une voix céleste emplissait son âme.
    - Sirius, je suis Hypnoz, dieu de ta soeur. Laisse s'accomplir les choses. Si sa volonté n'est pas assez forte pour résister au côté noir de Noor, alors nous saurons que nous avons fait le mauvais choix en la désignant.
   Le jeune homme s'insurgea en lui-même :
    - Mais vous sacrifiez une de vos prêtresses ainsi, de gaieté de coeur, une prêtresse qui est de mon sang, et vous croyez que je la laisserai être envoûtée par ce mage de malheur ! Mais je donnerais plutôt ma vie si cela pouvait la sauver de ses griffes !
    - Qu'il en soit ainsi que tu le décides, murmura la voix d'Hypnoz avant de s'évanouir.
   Sirius tremblait de tous ses membres et Chantelys, qui avait déjà parlé avec les dieux, savait ce qu'il venait de lui arriver. Elle entoura de ses bras la taille du jeune homme qui enfouit davantage son visage dans la chevelure d'or de l'elfe.

   Symaris tournait en rond dans son château vide. Comme Chantelys avait fait repousser la forêt, elle n'avait pas pu sortir des limites imposées par Furtifer. Quand elle vit revenir Thyrs de son vol nonchalant, elle retrouva un regain d'énergie pour l'interroger avidement.
    - Noor promet d'offrir ton jeune guerrier à Erza une fois qu'il t'aura rapporté le Sceptre.
    - Qu'est-ce qu'il s'imagine ! Une fois le Sceptre en ma possession, je serai l'égale d'Erza, et mon prisonnier restera avec moi. C'est moi qui l'ai découvert la première.
    - Pas tout à fait exact... Il a été capturé par les hommes de Noor.
   Symaris jeta un regard féroce au Dragon des Ténèbres. Sa main jouait machinalement avec son joyau, ce qui sembla lui donner brutalement une idée.
    - Thyrs, rappelle-toi... Furtifer n'a-t-il pas spécifié le jour où il m'a cloîtrée ici, qu'une clause me permettrait de sortir ?
    - C'est exact. Mais il t'a dit que tu devais trouver par toi-même. Ce ne sont ni les souterrains, ni la possibilité de voyager sur mon dos.
    - Mais si c'était l'amour ?
    - L'amour ? Furtifer te sait bien incapable d'aimer !
    - Justement, reprit Symaris songeuse, il pourrait bien avoir choisi cette solution pour cette raison... Mais il sous-estimait le charme de ce jeune demi-dieu.
    - Pourquoi demi-dieu ? demanda Thyrs en sursautant.
    - Je ne sais pas. Une sorte d'aura qui émane de lui, même aussi misérable qu'il paraissait. Jerk et Gork ne s'y sont pas trompés.
    - Peuh ! Peux-tu faire confiance au jugement de gens aussi grossiers qui ne connaissent qu'Erza comme déesse ?
   Symaris ricana et sortit de la pièce, sa cape noire flottant derrière elle.
   Elle se rendit à la lisière de la Forêt Envoûtée et leva les bras vers le ciel.
    - Furtifer et Feralys, écoutez-moi ! Ici, devant tous les dieux, je reconnais aimer. Oui, mon coeur a battu. Laissez-moi sortir de cette forêt pour aller rejoindre mon bien-aimé !
   Le ciel vira au noir et sembla se déchirer. Furtifer et Feralys, l'air sombre dans leurs vêtements noirs, vinrent vers Symaris. Un chien et un loup, droits sortis de l'enfer, les accompagnaient. Furtifer tendit en avant la coupe de cristal noir contenant du poison, qu'il tenait habituellement dans sa main gauche et dit de sa voix profonde :
    - Sur le cristal noir, Symaris, Reine des Ténèbres, jure que tu aimes.
    - Oui, Furtifer, j'aime plus que tout.
   Feralys offrit son pavot noir.
    - Serais-tu prête à respirer le parfum de la fleur noire pour retrouver celui que tu aimes ?
    - Oui, Feralys, je le ferais.
   Elle tendit la main vers le pavot, mais la déesse le recula hors de sa portée.
    - Ton amour est-il partagé, ô Reine des Ténèbres ?
    - Je le crois, Feralys : il m'a promis de me rapporter le Sceptre de la Nuit pour que je puisse enfin être libre.
    - Alors, ferme les yeux, invoque son image et tu te trouveras près de lui quand tu respireras le parfum de la fleur noire.
   Symaris obéit et, dans son esprit, se forma la silhouette mince de Sirius, avec ses longues jambes et ses membres agiles. Feralys lui agita doucement le pavot sous les narines et la jeune femme sentit ses paupières s'alourdir. Elle eut un mouvement de révolte.
    - Quoi ! Ils m'auraient menti ! Ce parfum ferait mourir et non voyager auprès de ceux que l'on aime !
   Bientôt, elle perdit conscience et Thyrs, qui surveillait la scène, la vit s'effondrer à terre. Furtifer regarda Feralys.
    - Qui est celui qu'elle aime ?
    - Malheureusement, c'est le dénommé Sirius, répondit sa compagne, de qui les pensées de toute personne respirant le parfum du pavot étaient connues.
   Le dieu-elfe du même nom apparut à cet instant.
    - Je ne peux pas croire qu'il l'aime, ni qu'il lui ait promis de lui rapporter le Sceptre ! Sirius a le coeur bon et il sait quelle arme représente le Sceptre.
   
- L'amour fait parfois franchir bien des barrières, répondit Feralys.
    - C'est impossible ! Il n'aime pas Symaris, je peux vous le jurer.
   Feralys haussa les épaules et appela Sorcerak qui fut chargé d'emmener Symaris auprès de Sirius. Le jeune dieu ne fit aucun commentaire, mais le regard chargé de haine qu'il posa sur la Reine Noire était suffisamment éloquent.

    - Sirius, murmura Chantelys, nous devons accélérer l'allure. La coque se fend de plus en plus et nous allons bientôt recevoir tous les effluves.
   Le jeune homme fit partir sa monture au galop, vérifia qu'il était bien suivi et se retourna vers l'elfe.
    - Le parfum est de la lumière, dit-il songeusement.
    - Le parfum est une combinaison d'air et de lumière, répondit Chantelys, pensant à la poétesse-elfe qui avait écrit ces vers immortels.
    - Son bouquet est le coeur de celle qui le porte.
    - Mais elle ne le met que pour celui qui le respirera.
   Sirius sourit et Chantelys sentit les lèvres de jeune homme se poser parmi ses cheveux. Sircor, gêné par la musette toujours fixée sur son nez, accéléra encore et son sabot creva le sol fragile qu'avait constitué Chantelys. Le jeune guerrier se retourna et fit signe à Noor et Sirane de se presser.
    - Vite ! Il s'agit d'une question de minutes !
   En effet, l'air était maintenant chargé de l'odeur capiteuse et lourde des fleurs des Prairies Infernales et déjà, Chantelys avait du mal à respirer. Lorsqu'enfin, après un effort prodigieux des chevaux à moitié asphyxiés, ils atteignirent le bout des prairies, la jeune elfe semblait morte. Le petit groupe se mit à l'abri des terribles effluves et aussitôt, Sirius, malgré ses yeux brûlés par le poison volatile contenu dans les fleurs et ses problèmes respiratoires accentués par ce même poison, s'occupa de Chantelys. Son oeil gauche, le plus sensible, le brûlait atrocement et il avait l'impression qu'il allait devenir borgne. Il tourna le dos à Noor et se pencha vers la prêtresse.
    - Vénérée, ne vous laissez pas abattre par la première épreuve ! Ah, que ne m'avez-vous écouté quand je tentais de vous dissuader d'entreprendre cette quête ! Chantelys, je t'en prie, écoute ma voix et reviens au monde !
   La jeune elfe ouvrit péniblement les yeux et souffla :
    - C'est amusant : vous refusiez de m'appeler par mon prénom et là, vous me tutoyez directement.
   Le jeune homme ne se préoccupa même pas de ce qu'elle disait ; il la saisit dans ses bras et la serra contre lui, comme s'il avait peur qu'on la lui prît.
    - Comment vous sentez-vous ?
    - Les poumons en morceaux, mais à part cela, je vais bien.
   Son regard se fixa derrière le jeune homme qui tourna la tête. Il vit Sirane et Noor s'embrasser passionnément et ce spectacle le surprit tellement qu'il laissa échapper un violent hoquet. Chantelys le retint avant qu'il ne puisse bondir et lui chuchota :
    - Et si elle l'aimait ?
   Cet argument aurait pu laisser Sirius sans force, mais il répondit, amer :
    - Une grande prêtresse du bien amoureuse du plus puissant mage du mal ! Peut-on imaginer union plus baroque ? Ne voyez-vous donc pas que je fais cela pour elle et non pas pour moi ? Que m'importe que Noor soit un mage maléfique, du moment qu'elle est heureuse ! Mais elle ne pourra pas l'être, parce que les gens la maudiront, saliront son image, celle d'Hypnoz, briseront sa vie et iront peut-être jusqu'à renverser le culte d'Ukkraq. Elle ne pourra pas tout supporter par amour et Noor ne la soutiendra pas. Je ne peux pas la laisser se détruire elle-même. Elle a veillé sur mon enfance, c'est à mon tour de veiller sur elle et de la protéger, même si je dois le payer de ma vie.
   Noor s'était occupé de Sirane comme Sirius de Chantelys, mais la jeune fille, dès qu'elle eut repris ses esprits, se jeta au cou du mage.
    - Oh, Noor, j'ai cru que j'allais mourir dans le royaume d'Erza !
   Le jeune mage oublia ses décisions quand il sentit le corps frémissant de la prêtresse contre le sien. Il la serra presque douloureusement contre lui en lui caressant les cheveux. Quand Sirane releva la tête vers lui, il se perdit dans ses larges yeux noirs ; elle saisit une de ses mains et mit sa joue dans sa paume. Insensiblement, leurs lèvres se rapprochèrent et c'est alors que Sirius les surprit. Le hoquet permit à Noor de comprendre qu'il était temps qu'il s'arrête et il se sépara avec violence de la jeune fille. Sirane, si belle dans sa robe de velours bleu, tendit les mains vers lui avec un air suppliant et Noor aurait peut-être cédé si l'apparition soudaine d'une guerrière n'avait pas détourné son attention.
    - Bonjour, fit-elle en s'adossant contre un arbre, fixant son regard ironique sur Noor.
    - Vous ! s'exclama Sirius. Mais vous m'aviez dit que vous ne pouviez pas franchir le périmètre de la forêt !
    - C'est exact ; mais l'incendie et la repousse d'arbres non enchantés nous ont permis de nous enfuir. Seule la Reine reste.
    - Très bien. Vous pourrez donc aller chercher le Sceptre vous-même, s'il vous intéresse toujours, répondit le jeune guerrier.
   La nouvelle venue le regarda bouche bée.
    - Ce qui veut dire que vous ne venez pas avec nous ? demanda-t-elle avec une petite voix.
   Sirius haussa les épaules et leur tourna le dos pour aller câliner Sircor. Chantelys vint le rejoindre.
    - Vous ne pouvez pas partir ! dit-elle d'une voix furieuse. Vous m'avez promis de m'accompagner !
   Il se retourna vers elle comme un ouragan et lui saisit les poignets.
    - Je sais, figurez-vous, répliqua-t-il d'un ton sifflant. Et je sais aussi que j'ai l'habitude de tenir mes promesses.
    - Alors...
    - Alors, si vous voulez que je reste, il faudra me faire confiance. Aveuglément.
   Chantelys plongea son regard dans les yeux fauves de Sirius et accepta.
    - Vous êtes quelqu'un d'étrange, Sirius, ajouta-t-elle. Sans doute tenez-vous cela de votre grand-père...
   
- Je suis ce que je suis et non ce que mes aïeux ont fait de moi.
    - Vous vous contredisez.
   
- Je sais et en même temps, non ; parce qu'il y a en chacun de nous une part d'hérédité, mais chacun en fait ce qu'il veut et forge son propre caractère. Allez rejoindre les autres, Vénérée, mais ne leur dites rien.
   La jeune elfe obéit, mais, devant ses yeux, le visage mince, un peu triangulaire du jeune homme flottait toujours. Il y avait là quelque chose d'étrange dans la fascination que les traits fins de Sirius exerçaient sur elle.

   Le lendemain, quand le petit groupe se remit en marche, tous furent étonnés de voir Sirius mettre Chantelys en selle, puis se hisser sur le dos de Sircor. La guerrière avait aussi sa monture, un étrange cheval noir aux naseaux écumants et aux yeux injectés de sang, piaffant sans cesse. Sirane grimpa majestueusement sur son cheval blanc et fit mine d'attendre que tout le monde soit prêt en jouant machinalement avec le cordon bleu foncé qui serrait sa robe à la taille. Noor avait changé d'attitude depuis l'arrivée de la guerrière et son visage s'illuminait parfois de brusques sourires quand la jeune femme parlait. Sirane était sûre qu'il la connaissait et qu'elle n'était pas ce qu'elle prétendait être. L'air lui paraissait plus lourd de menace et plus oppressant. Sirius murmura quelque chose à l'oreille de Chantelys et se tourna vers la guerrière.
    - Au fait, guerrière, peut-on savoir votre nom ? Vous avez oublié de vous présenter.
    - Mon nom ? Ah ! Oui, bien sûr... je m'appelle Syrils.
   Noor eut un petit rire, mais Sirius ricana d'une façon que personne n'avait jamais entendue, pas même Sirane, un rire cruel et grave, saccadé, comme s'il devait respirer entre chacun de ses petits ricanements. Sa soeur en fut effrayée.
    - Sirius, par Hypnoz, que t'arrive-t-il ?
   Le jeune homme nota le tressaillement de Syrils lorsqu'elle entendit son nom et son ricanement s'accentua. Cela devenait insupportable. Tous avaient l'impression que leurs nerfs se vrillaient. Il réussit à articuler, ricanant toujours :
    - Syrils ! La déesse-vouivre ! A votre place, j'aurais choisi Draghnien, ç'aurait été plus logique ! Le dieu-dragon noir vous aurait très bien été, je trouve. Qu'en pensez-vous ?
   La jeune femme le regarda étrangement. A travers les fentes de son casque, ses yeux semblaient transpercer Sirius. Elle est un sourire bref.
    - Ma foi, j'aurais été un homme que cela ne m'aurait pas déplu. Mais dans le cas présent...
   Sirius s'arrêta enfin de rire ; ce fut pour déclarer d'une voix tranchante :
    - Vous n'êtes pas Syrils, ou du moins, ce n'est pas votre prénom. Je propose que vous enleviez votre casque qui nous prive de la vue de votre si beau visage. Surtout, ne me dites pas qu'il est brûlé ou encore d'une horreur insoutenable, j'ai moi-même utilisé cette ruse plus d'une fois.
   Syrils hocha la tête mais n'enleva pas son casque.
    - Vous allez croire que je vous mens, mais il m'est impossible d'ôter ce casque : la reine y a jeté un sort. Il me semble d'ailleurs vous l'avoir déjà dit.
   En disant ces mots, elle jeta à Noor un regard désespéré, auquel le mage répondit en murmurant quelques paroles et en faisant un geste occulte. Sirius s'approcha de Syrils et essaya de lui arracher le casque de la tête, mais ce fut en vain.
    - Et si nous coupions cette jolie tête, je suis sûr que le casque s'en irait de lui-même, comme la légendaire main d'Helgrim. Qu'en pensez-vous, délicieuse Syrils ?
    - Je pense qu'il serait dommage de perdre un compagnon quand on entreprend une quête aussi dangereuse que celle du Sceptre de la Nuit, répondit-elle d'une voix légère.
    - Et moi, je pense qu'il est fou d'essayer de réussir la même quête avec un compagnon inconnu.
   Sirane intervint :
    - Arrête, Sirius. Elle ne nous dira rien de toute manière. Nous sommes quatre pour veiller sur elle.
    - Je préfère dire deux, chère soeur, murmura le jeune homme, car j'ai l'impression que tes yeux ne seront pas fixés sur Syrils.
   Chantelys leva son visage vers lui, avec un sourire malicieux, puis ordonna que l'on se mette en route.
    - N'oubliez pas que les troupes d'Erza sont après nous ! ajouta-t-elle.
   Sirius serra les jambes et Sircor partit au trot, suivi de Sirane toujours très digne et de Noor sur son cheval noir. Syrils fermait la marche et la dernière réflexion de Chantelys semblait la rendre soucieuse.
   Mais Sirius ne resta pas longtemps sans revenir à la charge. Il arrêta net Sircor et observa soigneusement la nouvelle venue. Son regard insistait surtout sur l'épée en acier noir.
    - Que se passe-t-il ? s'impatienta Syrils.
    - J'aimerais tester votre habileté à l'épée, fit tranquillement le jeune homme.
   Noor voulut intervenir, mais Syrils acquiesça.
    - Bien. Je suis d'accord. Une lutte amicale, alors ?
    - Bien sûr, grogna Sirius entre ses dents. Une lutte amicale se terminant par la mort d'un des deux combattants...
    - Sirius..., gronda gentiment Chantelys à mi-voix. Un membre de plus peut nous être utile.
   
- Un traître dans le dos est plus dangereux qu'un ennemi en face, répondit le jeune homme à mi-voix.
   Il descendit de cheval et dégaina son épée. La gemme bleue lança un éclair flamboyant. Syrils eut un sourire amusé et lentement, opposa son épée d'acier noir à celle de Sirius. Le jeune homme la laissa attaquer la première ; il se défendait mollement, semblant surtout observer le jeu de son adversaire. La guerrière, énervée par cette tactique, commit les premières fautes. A chaque erreur, Sirius la sanctionnait d'une escarmouche sur la main, transperçant le gant de cuir. Syrils laissa échapper un soupir exaspéré.
    - Luttez-vous toujours ainsi ?
    - Cette tactique, très chère adversaire, me permet, si elle m'ôte la gloire des victoires rapides, le privilège de bien connaître mon assaillant et cela porte souvent ses fruits. Il vaut mieux connaître toutes les faiblesses de son adversaire avant de l'allonger par terre pour l'éternité.
    - Est-ce le sort que vous me réservez ?
    - Peut-être. Seuls les dieux, et encore, connaissent mes intentions.
   A chaque phrase qu'il disait, une blessure de plus apparaissait sur la main de la guerrière, dont le gant était en lambeaux. Mais Chantelys dénota un certain changement dans la façon de combattre de Sirius. Elle l'avait vu dans l'arène et elle comprit que les habitudes qu'il y avait prises revenaient en force. Les coups portés devinrent plus rapides, plus sûrs et Syrils fut vite débordée. L'épée d'acier noir, rencontrant la lame étincelante de celle de Sirius, fit entendre un grincement de protestation.
   Mais rien ne put y faire : Sirius, maintenant déchaîné, l'arracha des mains de Syrils, la rattrapa et posa la pointe de son épée sur la gorge de la guerrière.
    - Et maintenant, délicieuse Syrils, que vais-je faire de vous ?
   La jeune femme haussa les épaules et ne répondit pas. Sirius eut un rire bref.
    - Peut-être que si vous aviez deux yeux au lieu d'un seul, vous combattriez mieux.
   Si le visage de Syrils était invisible, tout en elle révélait la stupeur qu'avait provoquée cette dernière réplique.
    - Vous le saviez ?
    - Rien ne m'échappe, sachez-le.
   Noor intervint :
    - Vous le saviez et vous avez osé combattre une femme borgne ! Que la honte retombe sur vous !
   Le regard fauve de Sirius transperça Noor.
    - Je me demande si vous êtes le mieux placé pour me faire la morale. Depuis quand les magiciens ont-ils besoin de deux yeux pour y voir plus clair que les humbles mortels ?
    - Je ne suis pas une magicienne ! protesta Syrils.
   Sirius eut un sourire impertinent.
    - Laissez-moi en être le seul juge.
   D'un geste vif, il rengaina son épée et tendit la sienne à Syrils. La jeune guerrière eut un tremblement dans la main en la recevant.
    - Vous me faites confiance, alors que vous êtes désarmé ?
   
- Je n'ai pas besoin d'arme pour vaincre.
   Il lui tourna le dos et remonta sur Sircor.
   Le soir, il s'installa tranquillement. De toute la journée, il n'avait pas prêté attention à Syrils. D'un regard, il commanda à tous de dormir. Chantelys, selon son habitude, était non loin de lui. Quand tous furent allongés, elle se glissa vers lui.
    - Quand dormez-vous ? demanda-t-elle.
   Il la regarda, un sourire étrange jouant sur ses lèvres.
    - La nuit, répondit-il.
    - Ne jouez pas à ce petit jeu avec moi ! Comment pourriez-vous dormir, puisque vous veillez sur notre sommeil toutes les nuits ?
    - Ne vous inquiétez pas pour moi, Vénérée. Vous avez une façon de dormir, j'en ai une autre, voilà tout.
    - Pourquoi avez-vous pris un risque inutile, en rendant son épée à Syrils ?
   Les yeux fauves de Sirius prirent un reflet attendri.
    - Je me suis souvenu de ma mère. Voyez-vous, on me "connaît" comme le petit-fils de l'Errant. Mais personne ne parle jamais de mon père, ni de ma mère.
    - Votre père était le fils d'Ukkraq.
    - Oui... Mais aussi celui de la femme d'Ukkraq, que l'opinion publique oublie bien souvent aussi. Qui sait que cette épée - il montrait son arme - a été offerte à Ukkraq par sa femme et qu'elle porte son nom : Salmeera ? Quant à son fils... Son vrai nom était Eliman, mais les dieux l'ont surnommé Edlon, parce que la poétesse-elfe Edlana avait presque été sa mère. Quand Ukkraq partait en expédition sans pouvoir emmener son fils, Edlana renonçait à ses propres pérégrinations pour garder Eliman. Je crois... que mon père aurait voulu qu'Ukkraq épousât Edlana. Mais le destin en avait décidé autrement.
    - Je croyais que vous pensez que chacun était maître de son destin.
    - C'est exact. Mais les gens qui croient au destin jouent bien souvent le rôle que les dieux veulent les voir exécuter.
    - Parlez-moi de votre mère.
    - La belle et douce Siyana... Elle était à moitié elfe, mais cette hérédité ne s'est pas retrouvée chez Sirane et moi.
    - Ne croyez pas cela ! s'exclama Chantelys. Je sais maintenant ce que m'évoquent vos traits. Un visage aussi mince que le vôtre, de forme légèrement triangulaire et au dessin net et fin ne peut provenir que d'un héritage elfique. Du sang elfe coula dans vos veines, c'est certain ! Un elfe un peu observateur l'aurait remarqué immédiatement.
    - Pas tant que cela, puisque vous ne l'avez pas vu avant que je vous le dise.
    - Nous nous sommes rencontrés dans l'obscurité. Quand nous sommes enfin sortis à la lumière du jour, je croyais que vos traits m'étaient connus.
   Sirius haussa les épaules et reprit :
    - Mon père avait pris de l'Errant son amitié pour les elfes et, pendant son enfance, les dieux-elfes furent ses meilleurs compagnons, jusqu'à leur capture par Erza. Il aurait voulu les venger, mais Sorcerak lui a dit qu'il ne serait pas leur libérateur. D'après mon jeune ami - Sirius avait un sourire ironique en prononçant ces mots - je serais ce libérateur. Alors Eliman passa son temps dans les campements elfes. C'est là qu'il rencontra ma mère ; les autres elfes avaient un très grand respect pour elle. La mi-humaine, mi-elfe... Quelle terrible hérédité n'a-t-elle pas portée ! La plus accueillante de tout le village, ignorante de la méchanceté. Elle aurait fait confiance au premier venu et cela a été la cause de sa mort. Tuée par un fanatique d'Erza, qui ne pouvait supporter qu'un membre de la famille d'Ukkraq soit vivant. Siyana savait-elle qu'elle finirait ainsi sa vie ? Je l'ignore, mais ce jour-là, elle avait envoyé Sirane et moi chasser avec Sircor. Le soir de cette journée, je l'ai entendue me parler, je veux dire : son fantôme, bien sûr. Elle me disait quelque chose qu'elle m'avait déjà dit, mais elle y ajoutait une remarque de plus.
    - Qu'était-ce ?
   Sirius ferma les yeux et murmura d'une voix très douce :
   
   Il se tut un instant et ajouta, comme dans un sanglot :
    - Jamais elle ne m'avait dit de me méfier de quelqu'un. Jamais. La mort l'avait changée.
    - Quel rapport avec Syrils ?
    - Son aspect extérieur est inquiétant. Tout en elle est mystère. Mais peut-être son âme est-elle plus pure que la mienne. Je me devais de lui laisser une chance de se montrer sous son bon jour.
    - Sirius, méfiez-vous d'elle, je vous en conjure !
    - Je ne peux plus. J'ai trop longtemps négligé les conseils de Siyana et c'est peut-être à cause de cela qu'elle est morte.
    - Ne vous accusez pas de sa mort. Vous n'y pouvez rien.
    - Mais j'aurais dû être là ! Le rôle d'un fils est de protéger sa mère quand son père n'est pas là pour le faire.
    - Et votre père ? Où était-il ?
    - Il était mort. Quelques jours après ma naissance, il est tombé dans un piège tendu par des braconniers. Ceux-ci, de peur qu'il ne les dénonce, l'ont tué sans pitié.
    - Comment savez-vous tous ces détails ?
    - Sorcerak, répondit Sirius, comme si ce seul mot suffisait à tout expliquer. Dormez maintenant, Vénérée ; pour résister au froid, il faut être bien reposé.
   Chantelys s'allongea par terre. Elle entendait la respiration lente et régulière de Sirius à côté d'elle et, dans un désir enfantin, elle eut envie de poser sa tête sur les genoux du jeune homme. Elle perçut un chant très doux, sans paroles, mais dont on sentait qu'elles manquaient et ce fut bercée par ce chant qu'elle s'endormit. Si elle avait pu voir Sirius, elle aurait été bien étonnée : le jeune homme se roula en boule sur le sol et ferma les yeux. Quelques minutes plus tard, il redressa la tête, jeta un rapide coup d'oeil autour de lui, se retourna, tout en restant en boule, après avoir rapidement étiré ses muscles, et recommença. Il dormait à la manière des loups.

Texte © Azraël 1995 - 2002.
Bordure et boutons Sword and Rose, de Silverhair

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