- Je sais et en même temps, non ; parce qu'il y a en chacun de nous une part d'hérédité, mais chacun en fait ce qu'il veut et forge son propre caractère. Allez rejoindre les autres, Vénérée, mais ne leur dites rien.
La jeune elfe obéit, mais, devant ses yeux, le visage mince, un peu triangulaire du jeune homme flottait toujours. Il y avait là quelque chose d'étrange dans la fascination que les traits fins de Sirius exerçaient sur elle.
Le lendemain, quand le petit groupe se remit en marche, tous furent étonnés de voir Sirius mettre Chantelys en selle, puis se hisser sur le dos de Sircor. La guerrière avait aussi sa monture, un étrange cheval noir aux naseaux écumants et aux yeux injectés de sang, piaffant sans cesse. Sirane grimpa majestueusement sur son cheval blanc et fit mine d'attendre que tout le monde soit prêt en jouant machinalement avec le cordon bleu foncé qui serrait sa robe à la taille. Noor avait changé d'attitude depuis l'arrivée de la guerrière et son visage s'illuminait parfois de brusques sourires quand la jeune femme parlait. Sirane était sûre qu'il la connaissait et qu'elle n'était pas ce qu'elle prétendait être. L'air lui paraissait plus lourd de menace et plus oppressant. Sirius murmura quelque chose à l'oreille de Chantelys et se tourna vers la guerrière.
- Au fait, guerrière, peut-on savoir votre nom ? Vous avez oublié de vous présenter.
- Mon nom ? Ah ! Oui, bien sûr... je m'appelle Syrils.
Noor eut un petit rire, mais Sirius ricana d'une façon que personne n'avait jamais entendue, pas même Sirane, un rire cruel et grave, saccadé, comme s'il devait respirer entre chacun de ses petits ricanements. Sa soeur en fut effrayée.
- Sirius, par Hypnoz, que t'arrive-t-il ?
Le jeune homme nota le tressaillement de Syrils lorsqu'elle entendit son nom et son ricanement s'accentua. Cela devenait insupportable. Tous avaient l'impression que leurs nerfs se vrillaient. Il réussit à articuler, ricanant toujours :
- Syrils ! La déesse-vouivre ! A votre place, j'aurais choisi Draghnien, ç'aurait été plus logique ! Le dieu-dragon noir vous aurait très bien été, je trouve. Qu'en pensez-vous ?
La jeune femme le regarda étrangement. A travers les fentes de son casque, ses yeux semblaient transpercer Sirius. Elle est un sourire bref.
- Ma foi, j'aurais été un homme que cela ne m'aurait pas déplu. Mais dans le cas présent...
Sirius s'arrêta enfin de rire ; ce fut pour déclarer d'une voix tranchante :
- Vous n'êtes pas Syrils, ou du moins, ce n'est pas votre prénom. Je propose que vous enleviez votre casque qui nous prive de la vue de votre si beau visage. Surtout, ne me dites pas qu'il est brûlé ou encore d'une horreur insoutenable, j'ai moi-même utilisé cette ruse plus d'une fois.
Syrils hocha la tête mais n'enleva pas son casque.
- Vous allez croire que je vous mens, mais il m'est impossible d'ôter ce casque : la reine y a jeté un sort. Il me semble d'ailleurs vous l'avoir déjà dit.
En disant ces mots, elle jeta à Noor un regard désespéré, auquel le mage répondit en murmurant quelques paroles et en faisant un geste occulte. Sirius s'approcha de Syrils et essaya de lui arracher le casque de la tête, mais ce fut en vain.
- Et si nous coupions cette jolie tête, je suis sûr que le casque s'en irait de lui-même, comme la légendaire main d'Helgrim. Qu'en pensez-vous, délicieuse Syrils ?
- Je pense qu'il serait dommage de perdre un compagnon quand on entreprend une quête aussi dangereuse que celle du Sceptre de la Nuit, répondit-elle d'une voix légère.
- Et moi, je pense qu'il est fou d'essayer de réussir la même quête avec un compagnon inconnu.
Sirane intervint :
- Arrête, Sirius. Elle ne nous dira rien de toute manière. Nous sommes quatre pour veiller sur elle.
- Je préfère dire deux, chère soeur, murmura le jeune homme, car j'ai l'impression que tes yeux ne seront pas fixés sur Syrils.
Chantelys leva son visage vers lui, avec un sourire malicieux, puis ordonna que l'on se mette en route.
- N'oubliez pas que les troupes d'Erza sont après nous ! ajouta-t-elle.
Sirius serra les jambes et Sircor partit au trot, suivi de Sirane toujours très digne et de Noor sur son cheval noir. Syrils fermait la marche et la dernière réflexion de Chantelys semblait la rendre soucieuse.
Mais Sirius ne resta pas longtemps sans revenir à la charge. Il arrêta net Sircor et observa soigneusement la nouvelle venue. Son regard insistait surtout sur l'épée en acier noir.
- Que se passe-t-il ? s'impatienta Syrils.
- J'aimerais tester votre habileté à l'épée, fit tranquillement le jeune homme.
Noor voulut intervenir, mais Syrils acquiesça.
- Bien. Je suis d'accord. Une lutte amicale, alors ?
- Bien sûr, grogna Sirius entre ses dents. Une lutte amicale se terminant par la mort d'un des deux combattants...
- Sirius..., gronda gentiment Chantelys à mi-voix. Un membre de plus peut nous être utile.
- Un traître dans le dos est plus dangereux qu'un ennemi en face, répondit le jeune homme à mi-voix.
Il descendit de cheval et dégaina son épée. La gemme bleue lança un éclair flamboyant. Syrils eut un sourire amusé et lentement, opposa son épée d'acier noir à celle de Sirius. Le jeune homme la laissa attaquer la première ; il se défendait mollement, semblant surtout observer le jeu de son adversaire. La guerrière, énervée par cette tactique, commit les premières fautes. A chaque erreur, Sirius la sanctionnait d'une escarmouche sur la main, transperçant le gant de cuir. Syrils laissa échapper un soupir exaspéré.
- Luttez-vous toujours ainsi ?
- Cette tactique, très chère adversaire, me permet, si elle m'ôte la gloire des victoires rapides, le privilège de bien connaître mon assaillant et cela porte souvent ses fruits. Il vaut mieux connaître toutes les faiblesses de son adversaire avant de l'allonger par terre pour l'éternité.
- Est-ce le sort que vous me réservez ?
- Peut-être. Seuls les dieux, et encore, connaissent mes intentions.
A chaque phrase qu'il disait, une blessure de plus apparaissait sur la main de la guerrière, dont le gant était en lambeaux. Mais Chantelys dénota un certain changement dans la façon de combattre de Sirius. Elle l'avait vu dans l'arène et elle comprit que les habitudes qu'il y avait prises revenaient en force. Les coups portés devinrent plus rapides, plus sûrs et Syrils fut vite débordée. L'épée d'acier noir, rencontrant la lame étincelante de celle de Sirius, fit entendre un grincement de protestation.
Mais rien ne put y faire : Sirius, maintenant déchaîné, l'arracha des mains de Syrils, la rattrapa et posa la pointe de son épée sur la gorge de la guerrière.
- Et maintenant, délicieuse Syrils, que vais-je faire de vous ?
La jeune femme haussa les épaules et ne répondit pas. Sirius eut un rire bref.
- Peut-être que si vous aviez deux yeux au lieu d'un seul, vous combattriez mieux.
Si le visage de Syrils était invisible, tout en elle révélait la stupeur qu'avait provoquée cette dernière réplique.
- Vous le saviez ?
- Rien ne m'échappe, sachez-le.
Noor intervint :
- Vous le saviez et vous avez osé combattre une femme borgne ! Que la honte retombe sur vous !
Le regard fauve de Sirius transperça Noor.
- Je me demande si vous êtes le mieux placé pour me faire la morale. Depuis quand les magiciens ont-ils besoin de deux yeux pour y voir plus clair que les humbles mortels ?
- Je ne suis pas une magicienne ! protesta Syrils.
Sirius eut un sourire impertinent.
- Laissez-moi en être le seul juge.
D'un geste vif, il rengaina son épée et tendit la sienne à Syrils. La jeune guerrière eut un tremblement dans la main en la recevant.
- Vous me faites confiance, alors que vous êtes désarmé ?
- Je n'ai pas besoin d'arme pour vaincre.
Il lui tourna le dos et remonta sur Sircor.
Le soir, il s'installa tranquillement. De toute la journée, il n'avait pas prêté attention à Syrils. D'un regard, il commanda à tous de dormir. Chantelys, selon son habitude, était non loin de lui. Quand tous furent allongés, elle se glissa vers lui.
- Quand dormez-vous ? demanda-t-elle.
Il la regarda, un sourire étrange jouant sur ses lèvres.
- La nuit, répondit-il.
- Ne jouez pas à ce petit jeu avec moi ! Comment pourriez-vous dormir, puisque vous veillez sur notre sommeil toutes les nuits ?
- Ne vous inquiétez pas pour moi, Vénérée. Vous avez une façon de dormir, j'en ai une autre, voilà tout.
- Pourquoi avez-vous pris un risque inutile, en rendant son épée à Syrils ?
Les yeux fauves de Sirius prirent un reflet attendri.
- Je me suis souvenu de ma mère. Voyez-vous, on me "connaît" comme le petit-fils de l'Errant. Mais personne ne parle jamais de mon père, ni de ma mère.
- Votre père était le fils d'Ukkraq.
- Oui... Mais aussi celui de la femme d'Ukkraq, que l'opinion publique oublie bien souvent aussi. Qui sait que cette épée - il montrait son arme - a été offerte à Ukkraq par sa femme et qu'elle porte son nom : Salmeera ? Quant à son fils... Son vrai nom était Eliman, mais les dieux l'ont surnommé Edlon, parce que la poétesse-elfe Edlana avait presque été sa mère. Quand Ukkraq partait en expédition sans pouvoir emmener son fils, Edlana renonçait à ses propres pérégrinations pour garder Eliman. Je crois... que mon père aurait voulu qu'Ukkraq épousât Edlana. Mais le destin en avait décidé autrement.
- Je croyais que vous pensez que chacun était maître de son destin.
- C'est exact. Mais les gens qui croient au destin jouent bien souvent le rôle que les dieux veulent les voir exécuter.
- Parlez-moi de votre mère.
- La belle et douce Siyana... Elle était à moitié elfe, mais cette hérédité ne s'est pas retrouvée chez Sirane et moi.
- Ne croyez pas cela ! s'exclama Chantelys. Je sais maintenant ce que m'évoquent vos traits. Un visage aussi mince que le vôtre, de forme légèrement triangulaire et au dessin net et fin ne peut provenir que d'un héritage elfique. Du sang elfe coula dans vos veines, c'est certain ! Un elfe un peu observateur l'aurait remarqué immédiatement.
- Pas tant que cela, puisque vous ne l'avez pas vu avant que je vous le dise.
- Nous nous sommes rencontrés dans l'obscurité. Quand nous sommes enfin sortis à la lumière du jour, je croyais que vos traits m'étaient connus.
Sirius haussa les épaules et reprit :
- Mon père avait pris de l'Errant son amitié pour les elfes et, pendant son enfance, les dieux-elfes furent ses meilleurs compagnons, jusqu'à leur capture par Erza. Il aurait voulu les venger, mais Sorcerak lui a dit qu'il ne serait pas leur libérateur. D'après mon jeune ami - Sirius avait un sourire ironique en prononçant ces mots - je serais ce libérateur. Alors Eliman passa son temps dans les campements elfes. C'est là qu'il rencontra ma mère ; les autres elfes avaient un très grand respect pour elle. La mi-humaine, mi-elfe... Quelle terrible hérédité n'a-t-elle pas portée ! La plus accueillante de tout le village, ignorante de la méchanceté. Elle aurait fait confiance au premier venu et cela a été la cause de sa mort. Tuée par un fanatique d'Erza, qui ne pouvait supporter qu'un membre de la famille d'Ukkraq soit vivant. Siyana savait-elle qu'elle finirait ainsi sa vie ? Je l'ignore, mais ce jour-là, elle avait envoyé Sirane et moi chasser avec Sircor. Le soir de cette journée, je l'ai entendue me parler, je veux dire : son fantôme, bien sûr. Elle me disait quelque chose qu'elle m'avait déjà dit, mais elle y ajoutait une remarque de plus.
- Qu'était-ce ?
Sirius ferma les yeux et murmura d'une voix très douce :
Il se tut un instant et ajouta, comme dans un sanglot :
- Jamais elle ne m'avait dit de me méfier de quelqu'un. Jamais. La mort l'avait changée.
- Quel rapport avec Syrils ?
- Son aspect extérieur est inquiétant. Tout en elle est mystère. Mais peut-être son âme est-elle plus pure que la mienne. Je me devais de lui laisser une chance de se montrer sous son bon jour.
- Sirius, méfiez-vous d'elle, je vous en conjure !
- Je ne peux plus. J'ai trop longtemps négligé les conseils de Siyana et c'est peut-être à cause de cela qu'elle est morte.
- Ne vous accusez pas de sa mort. Vous n'y pouvez rien.
- Mais j'aurais dû être là ! Le rôle d'un fils est de protéger sa mère quand son père n'est pas là pour le faire.
- Et votre père ? Où était-il ?
- Il était mort. Quelques jours après ma naissance, il est tombé dans un piège tendu par des braconniers. Ceux-ci, de peur qu'il ne les dénonce, l'ont tué sans pitié.
- Comment savez-vous tous ces détails ?
- Sorcerak, répondit Sirius, comme si ce seul mot suffisait à tout expliquer. Dormez maintenant, Vénérée ; pour résister au froid, il faut être bien reposé.
Chantelys s'allongea par terre. Elle entendait la respiration lente et régulière de Sirius à côté d'elle et, dans un désir enfantin, elle eut envie de poser sa tête sur les genoux du jeune homme. Elle perçut un chant très doux, sans paroles, mais dont on sentait qu'elles manquaient et ce fut bercée par ce chant qu'elle s'endormit. Si elle avait pu voir Sirius, elle aurait été bien étonnée : le jeune homme se roula en boule sur le sol et ferma les yeux. Quelques minutes plus tard, il redressa la tête, jeta un rapide coup d'oeil autour de lui, se retourna, tout en restant en boule, après avoir rapidement étiré ses muscles, et recommença. Il dormait à la manière des loups.
Texte © Azraël 1995 - 2002.
Bordure et boutons Sword and Rose, de Silverhair