Le Sceptre de la Nuit

   Ils reprirent leur chemin dans les ombres. Devant eux, comme un étrange flambeau, le poing de Kitiara leur montrait le chemin. Soudain, le destrier noir de la jeune guerrière fit un brusque écart. Les autres chevaux s'arrêtèrent net. Kitiara baissa le bras, éclairant le sol où se tenait une boule de poils montés sur deux pattes de poulet.
    - Oh non ! Un ouin-ouin ! fit Sirius.
   Cet animal avait un organe vocal d'une puissance phénoménale. On disait communément que les barrissements d'un troupeau entier d'éléphants ressemblaient à de la musique douce comparés au soupir d'un seul ouin-ouin.
    - J'adore les ouins-ouins, intervint Sirane. Nous en avons beaucoup qui gardent le temple d'Hypnoz.
    - Moi aussi, je les aime bien d'habitude, répondit Sirius. Mais sa présence dans cette forêt me semble étrange.
    - Vous voilà bien pessimiste, guerrier ! railla Noor. Serait-ce la prudence qui prend le pas sur la hardiesse ?
    - Je voudrais vous dire que je me sens plus aventurier que guerrier. Il est inutile de vouloir me rabaisser. Vous devez beaucoup aux aventuriers et mieux vaut qu'ils sachent rester en vie assez longtemps pour pouvoir raconter leurs découvertes.
    - Que devons-nous aux aventuriers ?
    - Vous leur devez la connaissance de la planète. Qui saurait que cette forêt existe si les aventuriers qui l'ont traversée n'avaient survécu pour le raconter ?
    - Bien sûr ! Excusez-moi pour cette question impertinente, mas quel âge avez-vous ?
    - Vingt-quatre ans.
    - Et depuis combien de temps parcourez-vous la planète ?
    - J'ai quitté Sirane à quinze ans.
    - Et depuis ce temps-là, vous avez vagabondé ?
    - Que voulez-vous, j'ai la liberté dans le sang. Je ne demandais qu'une seule chose à Sirane, c'était de me laisser faire ce que je voulais. Bon, il s'agit de ne pas s'attarder ici. Passez lentement à côté du ouin-ouin, calmement, et évitez que les chevaux n'aillent le renifler. A vous, Kitiara.
   La jeune fille, une main sur son genou, l'autre levée pour éclairer, guidait son destrier uniquement avec ses jambes et l'animal, obéissant, sentant une pression sur son épaule, ne tourna pas la tête vers le ouin-ouin. Ce fut ensuite Sircor qui s'engagea dans le passage étroit entre le ouin-ouin et les broussailles. Il ne broncha pas et semblait seulement préoccupé de vouloir rejoindre le cheval de Kitiara. Sirane le suivit sans incident. C'était enfin au tour de Noor. Il tenait fermement sa monture, mais celle-ci était sans doute aussi diabolique que son maître car, malgré tous les efforts de Noor, elle tourna la tête et salua amicalement le ouin-ouin en lui soufflant vigoureusement dessus. Le ouin-ouin réagit aussitôt en poussant un cri indigné.
   Noor ne dit rien, Sirius non plus, mais Kitiara ricana :
    - Eh bien, c'est gagné ! J'ai cru comprendre que vous étiez un mage du mal ; apparemment, vous avez pris votre cheval pour élève !
    - Que craignez-vous donc ? demanda paisiblement le jeune mage.
    - Mais le cri du ouin-ouin a alerté tous les monstres de la forêt de notre présence s'ils ne la connaissaient pas encore. D'ailleurs, il les alerte toujours.
   En effet, le ouin-ouin ne s'était pas tu et son cri retentissant continuait à résonner dans le silence.
    - Vous voulez qu'il se taise ? Que cela ne tienne !
   Il tendit le doigt vers le ouin-ouin et murmura quelques paroles. Un éclair foudroya le malheureux animal sur place. Sirane eut un petit cri de colère, Sirius hocha la tête d'un air réprobateur, tandis que Kitiara haussait les épaules.
    - Vous ne connaissez que la violence et les sorts maléfiques ! fit-elle avec mépris.
    - C'est bien pour cela que je suis devenu le plus grand mage du mal.
    - Le plus grand, vraiment ? rétorqua-t-elle avec scepticisme.
    - Vous le verrez vous-même.
    - Continuons, intervint Sirius. Je crois que nous ne sommes plus très loin de la fin de la forêt.
    - Mais nous venons d'y entrer ! protesta Noor ;
    - Quand vous connaîtrez Erza comme je la connais moi, vous vous rappellerez les règles de ses jeux. La forêt diminue de taille au fur et à mesure que l'on rencontre des monstres. Elle veut être bien sûre que nous les combattrons tous.
    - Tiens donc ! Et quel est le prochain ?
    - Je n'en sais rien. Je ne suis pas Erza. Enfin, aux dernières nouvelles. Cela a peut-être changé depuis, ajouta-t-il avec un sourire aigu.
   Sirius fit avancer Sircor sans plus s'occuper de Noor. Il se pencha vers Chantelys et murmura :
    - Vous êtes bien silencieuse, Vénérée.
    - Je vous écoute. Noor semble si agressif, dans cette forêt !
   Le jeune homme effleura de ses lèvres les cheveux de sa compagne et répondit :
    - Il se sent impuissant face à ce qui nous arrive et c'est ce qui le contrarie.
   Il tourna la tête pour vérifier que Sirane et Noor le suivaient bien et il fut surpris de ne plus les voir.
    - Kit ! Sirane et Noor se sont écartés du chemin !
    - Décidément, il ne peut pas se passer une minute sans qu'ils fassent une nouvelle bêtise, ces deux-là ! grogna la guerrière. Comment vas-tu réussir à les tenir jusqu'au bout ?
   Chantelys la regarda avec étonnement : comment, avec le si peu qu'elle avait échangé avec Sirius, pouvait-elle savoir qu'il escortait l'expédition ?
   Sircor et Melvis, le destrier noir de Kitiara, s'enfoncèrent dans les ténèbres à la suite de Sirane et Noor.
    - Hum ! Je crois que je comprends mieux ! fit soudain Sirius.
   Des lueurs dansaient devant eux et on croyait voir une procession marchant aux flambeaux. Des éclats de voix et des rires brisaient de temps en temps le silence de la forêt.
    - Oh ! Oui, je vois, répondit Kitiara. Des feux-follets, n'est-ce pas ?
    - Exact, Kit. Les seuls feux magiques pouvant illuminer la Forêt d'Erza. Tiens, voilà nos deux fous !
   En effet, deux silhouettes à cheval se hâtaient, tentant de rattraper les lumières.
    - Allons-y, Sirius ! Tu connais le sort réservé à ceux qui suivent les feux-follets.
    - Oui. Quoique cela ne me déplairait pas de voir Noor subir ce sort.
    - Voyons, ne te fais pas plus cynique que tu n'es déjà.
   Dans une cavalcade effrénée, Sircor et Melvis parvinrent à rattraper Sirane et Noor. Sirius saisit sa soeur par le poignet.
    - Arrête-toi, malheureuse, si tu ne veux pas courir à ta perte !
    - Mais ces lumières nous montrent le chemin de la sortie, protesta Noor en essayant de se délivrer de la poigne de fer de Kitiara.
    - Lâchez-le, Kitiara, fit Sirius d'une voix coupante. Allez-y, Noor, suivez-les, nous ne vous en empêcherons pas. Sachez juste qu'au bout du chemin vous attend un marais où beaucoup sont déjà morts. Vous ne pourrez jamais rattraper ces lumières. Mais quand, toutes proches de vous, vous les verrez danser sur des terrains marécageux, vous vous élancerez et vous vous enliserez sans rémission. Allez-y, vous dis-je, la voie est libre.
    - Les feux magiques ne peuvent pas éclairer cette forêt, argua Noor, c'est vous-même qui l'avez dit.
    - Aussi, vous voyez bien que je ne vous empêche pas de suivre ce que vous croyez être juste. Vous m'avez fait confiance jusqu'à présent. Vous ai-je fait défaut dans cette confiance ? Alors pourquoi ne voulez-vous pas me croire quand je vous dis que vous courriez à la mort en suivant ces feux-follets ?
    - Ils étaient si envoûtants ! Nous ne pouvions pas résister à l'appel de leur lumière claire si tentante !
   Sirius jeta un coup d'oeil à Kitiara, qui inclina la tête.
    - Il est à prévoir qu'ils nous ont attirés dans l'antre du prochain monstre. Restons ensemble et évitez de suivre des lumières parasites.
   Le chemin continua, plus silencieux qu'auparavant.

   Noor et Sirane avaient conscience de leur ignorance en matière de " lutte de l'ombre ", comme disait Sirius. Le jeune mage, surtout, en souffrait, car il avait beau se targuer d'être un mage errant, il ne connaissait pas un quart de ce que savait Sirius et cette dépendance envers le jeune guerrier l'humiliait profondément. Sans lui et Kitiara, Sirane et lui seraient morts depuis longtemps. Soudain, il entendit la voix douce de Sirane l'appeler à sa droite. Il en fut un peu surpris, car il était sûr qu'elle chevauchait à sa gauche. Néanmoins, il se déporta légèrement vers la droite, pour rassurer la jeune fille dont la voix semblait un peu angoissée. Le feu de Kitiara était un peu trop loin pour lui permettre de bien distinguer ce qui l'entourait et il avait pris du retard en s'abandonnant à ses pensées. Sirane, quant à elle, essayait de rejoindre Sirius qui l'avait appelée avec le ton bourru qu'elle lui connaissait quand il était de mauvaise humeur. Elle se hâtait, pour ne pas le fâcher plus qu'il ne l'était déjà. Elle aimait beaucoup son frère et elle ne voulait surtout pas le peiner. Kitiara, en avant, crut entendre Chantelys qui, comme elfe, avait une vue qui lui permettait de distinguer dans la nuit l'aura rouge dégagée par tout être vivant, la prévenir d'un danger approchant. Elle fit volte-face, dégaina son épée et se lança dans les broussailles. La ferme étreinte de la main de Sirius se referma sur son bras.
    - Où vas-tu ? demanda-t-il d'un ton rogue.
    - Un danger ! Chantelys vient de m'en prévenir. Tu ne l'as pas entendue ? Pourtant, tu étais plus près d'elle que moi !
    - Que me racontes-tu là ? Elle dort paisiblement sur mon épaule ! protesta Sirius.
    - Pourtant, je te jure que je l'ai entendue ! insista Kitiara.
   Son regard violet rencontra les yeux fauves de Sirius.
    - Penses-tu comme moi ? fit-elle, les lèvres blanches.
    - Sirane ! Noor ! hurla Sirius, réveillant Chantelys en sursaut.
    - Que se passe-t-il donc pour vous faire crier ainsi ? demanda-t-elle.
    - Il se passe que je vais finir par les attacher à ma selle pour qu'ils ne puissent plus s'enfuir ! Il se passe surtout qu'après les feux-follets, qu'ils auraient pu prévoir, ils ont été attirés hors du chemin par un gramosaure !
    - Je vous rappelle, guerrier-aventurier, dit Chantelys d'un air sévère, que je ne suis pas aussi experte que vous en matière de monstres. Qu'est-ce qu'un gramosaure ?
    - C'est un monstre qui se débrouille très bien pour attirer les gens hors du droit chemin par ruse.
    - Vous n'avez qu'à les appeler. Ils vous entendront et reviendrons vers nous.
    - Hum ! Ce n'est pas si simple. Cela ne servira qu'à les perdre encore plus. Kit ! As-tu une idée pour vaincre rapidement ce monstre ? La dernière fois que j'en ai rencontré un, il m'a fallu une heure pour m'en débarrasser par l'épée et ma lame commençait à être rongée par l'acide de sa salive.
    - J'ai une idée, mon grand, ne t'inquiète pas et mon poing gauche est l'arme qu'il nous faut.
    - Va-t-il encore brûler longtemps ainsi ?
    - Si nous perdons trop de temps, il s'éteindra avant que nous soyons sortis de cet enfer.
    - Raison de plus pour nous presser ! Vénérée, votre vue d'elfe vous permet-elle de repérer deux personnes ?
    - Il faudrait que nous en soyons plus proches.
   Kitiara leva les yeux vers le ciel qui apparaissait entre les arbres.
    - Ô Irlenuit, déesse de la nuit, permets-moi de retrouver mes amis ! Irlenuit, ma déesse, ouvre mes yeux aux splendeurs de ton élément pour qu'ils transpercent tout obstacle ! murmura-t-elle.
   Sirius eut un petit sifflotement amusé.
    - Bien sûr ! Les dieux ! Je les avais encore oubliés. S'ils veulent que nous réussissions, il faudrait peut-être qu'ils nous aident.
    - Ils sont à l'est ; enfin, je veux dire, Sirane est à l'est.
   Sirius soupira.
    - Et en plus, ils n'ont même pas eu l'élémentaire intelligence de rester ensemble pour se perdre ! Où est le pauvre Noor ?
    - Il revient vers nous. Sans doute s'est-il douté de quelque chose. Le voici !
   En effet, la silhouette du mage venait de rompre le voile de la nuit et il s'approchait du feu que transportait Kitiara comme s'il était fasciné.
    - Eh bien, mon ami, où étiez-vous passé ? Vous avez failli vous faire attendre ! railla Sirius.
    - Où est Sirane ?
    - Perdue quelque part au sein de cette vaste forêt.
    - J'avais donc raison, il s'agissait d'un piège ! Je l'avais entendue m'appeler, mais l'appel provenait du côté opposé d'où elle se trouvait. J'ai été intrigué et je n'ai pas trop osé m'écarter du chemin.
    - Vous avez bien fait, approuva Kitiara. Vous alliez vous jeter droit dans les griffes d'un gramosaure.
    - Allons sauver Sirane ! interrompit Sirius.
    - Laissez-moi faire, fit Noor avec un sourire sans joie. Il faut bien que je paye ma contribution à l'expédition.
   Il leva les bras vers le ciel, frotta son Anneau des Sortilèges et tous se retrouvèrent entre Sirane et un monstre horrible : une masse gélatineuse possédant huit yeux globuleux, quatre jambes et quatre bras armés de solides griffes. Au milieu de cette masse informe, un bouche luisante de salive acide.
    - Vous auriez pu mieux viser ! lança Sirius à Noor.
    - Désolé, j'ai paré au plus pressé.
   Le jeune homme bondit à terre et dégaina son épée, mais Kitiara le devança et mit son poing enflammé sous les yeux du monstre qui poussa un cri. Sirius sursauta, sûr d'avoir entendu la voix de Chantelys. La jeune elfe était toujours assise sur Sircor, bien tranquille. Il se tourna alors vers le gramosaure.
    - Cela suffit ! Nous savons tous que tu es ventriloque, alors cesse d'essayer de nous berner !
    - Voyons, Sirius, il ne vous comprend pas. Il ne connaît que cela ! fit Kitiara en faisant miroiter son poing devant le monstre qui tentait de dissimuler ses yeux à la vive lumière.
   D'un de ses bras, il balaya l'air, mais ce ne fut pas Kitiara qu'il rencontra, mais bien une épée au fil tranchant qui sectionna net son membre. Sirius s'était porté au secours de la jeune guerrière. Celle-ci, furieuse, approcha le poing si près des yeux du monstre que celui-ci, hurlant de souffrance, lança un jet d'acide dans sa direction pour se débarrasser d'elle. Kitiara ne l'aurait jamais évité si, une nouvelle fois, Sirius ne lui avait pas donné un coup de main : il s'interposa entre l'acide et la jeune guerrière. A la vitesse de l'éclair, il mit son bras devant son visage pour le protéger et l'acide atteignit le poignet marqué par les squelettes de la Reine des Ténèbres. D'ordinaire, l'acide du gramosaure était si corrosif qu'il tuait pratiquement sur le coup celui qui en était atteint, ne se contentant pas de défigurer ou de brûler sans trop de gravité. Mais cette fois-ci, le gramosaure eut l'immense surprise de ne pas entendre le moindre cri de souffrance. Il ouvrit précautionneusement les yeux, s'attendant à voir sa victime gisant sur le sol, morte en silence ; mais la seule chose qui vit fut le poing enflammé de Kitiara. L'acide s'était dissipé comme par magie en rencontrant le poignet insensible de Sirius. Le gramosaure n'eut désormais pas d'autre solution que de s'enfuir en courant, mais il tenta une dernière attaque en lançant avec la voix de Noor :
    - Viens, Sirane, viens ! Abandonne les autres et suis-moi !
   Sirius, fou de rage, s'élança à sa suite et abattit son épée sur la forme gélatineuse. Jamais Sirane n'avait vu son frère aussi peu maître de lui-même. A travers les ombres des arbres que découpait le feu au poing de Kitiara, on le voyait s'acharner sur le gramosaure, sans se préoccuper des jets d'acide que le monstre lui lançait sans jamais l'atteindre. Quand la créature d'Erza eut enfin rendu l'âme, le jeune homme revint vers eux, aussi tranquille que si rien ne s'était passé et il essuya le fil de son épée sur l'herbe noire. Son regard croisa celui de Kitiara, qui murmura :
    - Alors ? Il ne t'a pas fallu une heure pour le vaincre !
   Amusé, il répondit de la même façon, en bougeant à peine les lèvres :
    - C'est du travail bâclé !
   Kitiara se retint de rire et se détourna du jeune homme.
   Elle aperçut alors, toute proche d'elle, la lumière de Syrs et Myls. La sortie était là ! Avant de pouvoir dire quoi que ce soit, elle entendit un très léger bruit, tendit l'oreille, ouvrit la bouche pour prévenir les autres et se mit brusquement à rire et à danser sur place. Ses compagnons ouvrirent de grands yeux, ahuris. Sirius comprit le premier en entendant une douce musique monter des ténèbres. Kitiara s'exclama :
    - Venez danser avec moi ! Danser sous la pluie, c'est merveilleux !
   En effet, une fine pluie chaude se mit à tomber, pas désagréable du tout, mais qui eut l'inconvénient majeur d'éteindre le feu sur le poing de la jeune guerrière.
    - Ne l'écoutez pas ! cria Sirius. Bouchez-vous les oreilles !
    - Venez ! C'est la joie et l'oubli de tous vos malheurs qui vous attendent !
    - Obéissez-moi ! hurla le jeune homme avec une voix de stentor. Ne l'écoutez pas, elle est ensorcelée ! Par Sorcerak, Noor ! Dites-leur ! Vous connaissez les maléfices mieux que personne ! Faites-moi confiance !
   Il sentait que Chantelys allait bientôt se laisser prendre par le démon de la danse, alors il lui plaqua de force les mains sur les oreilles et, d'un regard furieux, lui enjoignit de ne pas les enlever. Noor avait lui aussi perçu quelques notes de la splendide musique qui sortait des ombres et il devait savoir à quoi cela correspondait, car il prit Sirane contre lui et l'empêcha d'écouter. La jeune fille, sans trop savoir pourquoi, fit de même et les deux jeunes gens se protégèrent mutuellement du danger. Restaient Sirius et Kitiara. Le jeune homme semblait ne pas se soucier de la mélodie ensorcelante, mais la guerrière était déjà sous l'influence du maléfice. La pluie tombait toujours, avec des gouttes un peu lumineuses qui éclairaient les ténèbres. On vit alors s'avancer une cohorte de fantômes diaphanes qui étaient à l'origine de cette musique. En les voyant, Sirane se souvint de la légende des fantômes d'Erza : ceux-ci étaient capables de chanter une mélodie si belle qu'elle captivait leurs victimes qui se mettaient à danser sans plus pouvoir se contrôler et tombaient ainsi entre leurs griffes. Sirius l'écoutait toujours, cette musique ! Sirane aurait voulu lui crier de faire quelque chose, mais les mots refusaient de franchir ses lèvres et elle savait bien qu'il n'accepterait jamais d'abandonner Kitiara au pouvoir d'Erza. Le jeune homme aperçut alors la sortie, comme Kitiara quelques instants plus tôt. La musique se fit plus forte, plus belle encore si c'était possible et il sut qu'Erza voulait les empêcher de quitter sa forêt, pour une autre raison que sa collecte d'âmes. Car, quand il avait déjà traversé cette forêt et qu'il avait vu la sortie, il n'avait pas reçu la visite des fantômes pour l'envoûter. Il serra les dents. La musique lui emplissait la tête et commençait à lui effacer la raison. Il fallait qu'il réagisse ! Il saisit Kitiara dans ses bras, l'empêchant ainsi de continuer à danser, lui cacha la tête dans son épaule et l'entraîna vers la sortie.
    - Guerrier ! hurla Noor qui, rendu sourd par les mains de Sirane sur ses oreilles, ne se rendait pas compte qu'il criait. Je me souviens ! Un baiser ! Un baiser peut lui rendre ses esprits ! Faites vite ou il sera trop tard !
    - Sortez ! lui répondit Sirius sur le même ton. Ne m'attendez pas !
   De la main, il leur désigna la trouée entre les arbres qui les menait vers la liberté. Son geste était si éloquent que tous comprirent qu'il ne voulait pas qu'ils l'attendent. Il s'en sortirait seul ou il succomberait. La première, Chantelys, après un long regard, talonna Sircor, qui ne fut que trop heureux de s'arracher à cette influence maléfique. Sirane ne voulait pas abandonner son frère, mais Noor ne lui en laissa pas le choix et, du coin de l'oeil, il vit que Sirius l'approuvait. Son respect pour le jeune guerrier s'en accrut. Quand Sirius se retrouva seul, il s'occupa d'abord de maîtriser Kitiara qui se débattait comme un chat sauvage entre ses bras. Les fantômes approchaient, toujours plus menaçants et plus fascinants ; ils voulaient leur victime. Sirius murmura :
    - Pardonne-moi, Kit ; on s'était promis de ne pas le faire, mais...
   Il se pencha vers la jeune guerrière et l'embrassa, le plus rapidement possible. Celle-ci sembla recouvrer ses sens immédiatement, mais le chant des fantômes s'amplifia.
    - Qu'as-tu fait, Sirius ? demanda Kitiara, fâchée.
    - Excuse-moi, Kit ! Va-t'en, maintenant. Cours ! Ne t'occupe pas de moi !
   Il voyait les yeux de la jeune fille s'adoucir en entendant la musique, mais elle avait conservé assez de maîtrise d'elle pour lui obéir. Elle prit ses jambes à son cou et s'enfuit de la forêt.

   Sirius fit face aux fantômes.
    - Maintenant, à nous deux, bande de lâches ! gronda-t-il comme un fauve.
   Les fantômes étaient étonnés que leur chant ne fît pas d'effet sur le jeune homme, mais quand ils l'entourèrent, il ne se sentit plus aussi fier. Cependant, il effleura son épée et reprit courage. Il la dégaina brutalement et l'énorme gemme bleue palpitant de sa lumière intérieure les fit sérieusement reculer.
    - Allez-vous-en, créatures d'Erza ! Retournez voir votre maîtresse et dites-lui qu'elle ne m'aura pas aussi facilement ! Allez lui porter mon message, vous dis-je ! Ne me mettez pas en colère, car mon épée est magique et vous ne feriez pas long feu contre elle.
   Les fantômes semblant peu disposés à lui obéir, il transperça l'un d'eux, qui s'évanouit aussitôt dans les airs sombres. Les autres, avides, s'avancèrent vers Sirius. Celui-ci savait bien qu'ils ne recherchaient qu'à retrouver leur paix perdue. Erza les maintenait en esclavage et le seul moyen d'y échapper était de se faire tuer en tant que fantôme. La déesse n'avait pas le droit de " ressusciter " une deuxième fois un mort.
    - Désolé, les amis, fit Sirius avec pitié. Pas maintenant. Faites ce que je vous ai dit et si tout se passe comme prévu, il se pourrait que vous soyez tous délivrés de sa présence.
   Les fantômes, à regret, se retirèrent. Sirius réfléchit un court instant et en conclut que si on savait bien se débrouiller, on pouvait obtenir n'importe quoi de n'importe quel être intelligent n'étant pas uniquement guidé par l'appel du ventre. Lentement, comme pour laisser à son adversaire une ultime chance de le vaincre, il se dirigea vers la sortie en chuchotant aux ténèbres :
    - Tu as encore perdu une manche, Erza !
   Devant lui, les arbres se resserrèrent imperceptiblement. Sirius sourit : c'était la dernière attaque d'Erza.
   Il hâta le pas, mais la vitesse des arbres augmenta d'autant. De son oeil vif, le jeune homme jugea qu'il n'aurait pas le temps de passer au sol. Sans hésiter, il se tourna vers l'arbre le plus proche, un chêne, et s'y hissa sans peine. Il gagna des branches plus hautes, qui étaient plus minces, mais aussi plus longues. Il avança jusqu'à l'extrême limite, sentant le branchage plier sous son poids et, prenant une profonde inspiration, il sauta vers l'arbre voisin. Ses pieds rencontrèrent une grosse branche, mais il glissa et serait tombé si, dans un mouvement d'une rapidité inouïe, il n'avait pas agrippé ladite branche du bout des doigts. Il se rétablit lentement et fit le tour du tronc. A ses pieds, quelques mètres sous lui, le sol noir, mais devant lui, il restait encore deux rangées d'arbres à franchir. Il lui suffirait d'en passer une et de redescendre à terre. Il aurait ensuite le temps de gagner la sortie avant que les arbres ne soient totalement resserrés et ne lui bloquent le passage. Alors il recommença la manoeuvre qu'il venait de faire, sauf que, quand il sauta de nouveau, il fixait une branche au niveau de sa tête et que ses doigts se refermèrent dessus, laissant à ses pieds le temps d'assurer leur position. De nouveau, il contourna le tronc rugueux en marchant sur les attaches entre le tronc et les ramures. Il ne lui restait plus qu'à descendre. Sirius était un véritable casse-cou. Il aurait pu regagner le sol d'une manière sûre, en s'agrippant des mains jusqu'à ce que ses pieds aient trouvé un autre appui, mais il préféra se laisser tomber directement dans le vide, se fiant à sa bonne étoile. Vers la moitié de sa chute, il empoigna une énorme branche noueuse qui le stoppa net. Ses muscles furent soumis à rude épreuve, mais il tint bon. Il resta un instant suspendu entre terre et ciel, puis lâcha sa prise. Le sol était proche, maintenant, à peine deux mètres sous lui. Il se reçut parfaitement, les chevilles souples amortissant sa chute, malgré la douleur à l'articulation droite, mais celle-ci ne plia pas. Il se redressa rapidement et courut sur les derniers mètres qui restaient. Les arbres restèrent immobiles : Erza acceptait sa défaite et se montrait bonne joueuse.
   Quand le jeune homme parut à l'air libre, les quatre autres firent silence. Noor s'avança le premier et lui tendit la main.
    - Pardonnez-moi, je vous avais mal jugé.
   Sirius eut un sourire amusé.
    - Sirius, comment as-tu résisté au chant des fantômes ? demanda Sirane.
   Sans doute Noor leur avait-il expliqué de quel danger le jeune homme les avait sauvés en les forçant à se boucher les oreilles et à s'enfuir.
    - Je les ai déjà rencontrés, expliqua-t-il. Et depuis, je suis immunisé contre leur chant.
    - Que vous ont-ils fait subir pour vous offrir l'immunisation ? interrogea Noor, touchant là le noeud du problème.
   Le jeune homme lui lança un regard de reproche et répondit légèrement :
    - Ce qui m'est arrivé ce jour-là n'est pas racontable : ma modestie en souffrirait trop et vous m'accuseriez de mentir, tant c'est inimaginable.
   Il avait un sourire ironique en prononçant ces mots, mais Chantelys perçut la note de gravité dans sa voix et elle vint se blottir contre lui, comme pour le protéger de ces souvenirs. Sirius lui entoura les épaules de son bras. Intérieurement, la jeune elfe sourit de ce qu'il osât la prendre dans ses bras, alors qu'il refusait de l'appeler par son prénom.
    - Allez dormir, fit le jeune homme. Il est très tard et demain sera une rude journée, car nous atteindrons les Prairies Infernales. Il reste encore quelques heures avant que Jalis ne se lève et il faut que vous en profitiez. Je veillerai ; vous pouvez dormir tranquilles.
   Les autres obéirent docilement. Sirius avait acquis sur eux une influence qui ne semblait pas prête de se démentir. Seule Kitiara resta éveillée. Elle se glissa vers le jeune guerrier. Aussitôt, celui-ci lui chuchota :
    - Je suis désolé, Kit, pour ce que j'ai dû faire dans la forêt...
    - Noor m'a expliqué et je te pardonne. Je préfère que tu aies osé rompre notre promesse mutuelle plutôt que tu m'aies laissée en pâture aux fantômes d'Erza.
    - Comme si j'avais pu faire une chose pareille ! s'indigna Sirius.
   Chantelys, les yeux lourds de fatigue, vint se joindre à eux.
    - Vénérée, vous devriez aller dormir, fit le jeune homme avec une note de reproche dans la voix.
    - Vous avez dit des choses qui me hantent et m'empêchent de trouver le sommeil.
    - Moi ! Je suis vraiment navré, croyez-moi. Peut-être puis-je les éclaircir...
    - Premièrement, vous connaissez Kitiara, n'est-ce pas ?
    - Je n'ai pas essayé de vous le cacher, Vénérée, sinon je ne l'aurais jamais tutoyée devant vous. Kitiara est comme ma seconde soeur et elle a été ma première compagne d'aventures.
    - Ensuite, avez-vous réellement déjà traversé Hydranis, les Prairies Infernales et franchi les Montagnes des Dieux ? Ainsi que la Forêt d'Erza ?
    - Vénérée, répondit Sirius avec un regard fixe, je ne prétend pas aux exploits que je n'ai pas accomplis.
    - Alors racontez-moi comment ce fut, exigea Chantelys.
    - Oui, Sirius, raconte-nous ! renchérit Kitiara. Tu ne m'as jamais parlé de cette partie de tes aventures.
   Le jeune homme haussa les épaules et projeta sa mémoire quelques mois plus tôt.
    - Incrédule comme je le suis, quand j'ai appris que la déesse Hydana vivait sur Solaris, à portée des mortels les plus téméraires, j'ai décidé d'aller vérifier. J'ai recherché tous les documents possibles et inimaginables sur Hydranis et j'ai pu recomposer le chemin qui y menait. Je m'y suis jeté tête baissée. A cette même époque, Erza était de nouveau en manque d'âmes et sa forêt attirait les voyageurs perdus des plaines de Droth. J'ai réussi à l'éviter à l'aller, mais pas au retour, comme vous le verrez tout à l'heure. Mais, comme à chaque fois qu'Erza est de mauvaise humeur, les monstres surgissent de partout et j'ai durement payé le fait de ne pas être passé dans la forêt, puisque j'ai lutté une nuit entière contre un monstre de la lune qui avait eu la mauvaise idée de dévaster mon campement, puis, le lendemain, une heure contre un gramosaure qui a bien failli m'arroser d'acide plusieurs fois. Enfin, bref, ce n'est pas la partie la plus intéressante du voyage. Je suis arrivé devant les Prairies Infernales. Comme je savais ce qui m'y attendait, j'avais apporté des outres remplies d'air. Je respire très peu et à de longs intervalles.
    - C'est un tort, interrompit Kitiara. Tu t'essouffles beaucoup plus vite dès que tu fais un effort, quoique cela ne se voie pas trop chez toi...
    - Oui, mais figure-toi que ce jour-là, ce détail m'a sans doute sauvé la vie. Parce que malgré tout, j'étais à moitié mort, les poumons brûlés par le poison des fleurs, ce qui m'a occasionné des problèmes respiratoires, sur lesquels tu as la gentillesse de fermer les yeux. En traversant Hydranis, à part quelques rencontres anodines, c'est-à-dire de sympathiques monstres, j'ai perdu mon cheval qui est mort gelé. J'ai bien failli le rejoindre d'ailleurs, mais j'ai toujours eu la peau dure. J'ai réussi à atteindre le continent englouti et j'ai trouvé la force de plonger.
   Il se tut. Chantelys et Kitiara écoutaient, passionnées. Elles sentaient bien qu'il ne disait pas tout et ces passages de blanc leur laissaient la place pour imaginer les aventures les plus folles.
    - Avez-vous vu le palais d'Hydana ? demanda enfin Chantelys.
   Sirius sourit, d'un sourire mystérieux.
    - J'ai réussi à apercevoir Hydana, fit-il sans trop se compromettre. Mais j'ai dû remonter assez vite, quoique ayant pris des poches d'air pour rester plus longtemps sous l'eau. Seulement, il faisait si froid que je sentais bien que je ne remonterais jamais si je tentais de m'attarder. Je suis reparti vers la chaleur de Jalis et je vous jure qu'à ces moments-là, ce soleil brûlant vous manque vraiment !
   Il baissa la voix et ajouta :
    - J'étais demi-gelé quand Sorcerak est venu me chercher par la peau du cou pour me ramener dans les plaines de Droth. Malheureusement, il avait oublié la Forêt d'Erza. J'y ai passé des moments épouvantables. J'ai rencontré les fantômes pratiquement immédiatement. J'ai été envoûté, mais ils n'avaient pas reçu l'ordre de me tuer. Seulement de m'éprouver. Enfin, je suppose, puisque je suis encore là pour vous le raconter et que, s'ils l'avaient voulu, je serais en ce moment aux ordres d'Erza.
    - Que t'ont-ils fait ? voulut savoir Kitiara.
    - Ils ont commencé par m'attacher à un arbre et sont venus chanter juste dans mes oreilles. Tu sais, Kit, ce que l'on ressent quand on entend cette musique ; je n'arrive pas à l'exprimer. C'est peut-être une incroyable sensation de légèreté, de bonheur, mais surtout, on a envie d'être libre. Imagine ce que je ressentais, ligoté à cet arbre, obligé de les voir, de les entendre, sans pouvoir rien faire pour me défendre.
    - Mon pauvre Sirius ! Toi qui n'aimes que la liberté !
    - Ensuite, ils ont tous défilés devant moi, posant leur main glacée qui sur mon front, qui sur mon coeur et j'ai cru que j'allais mourir de froid ou de brûlure intérieure. Mais j'avais un bon point à mon actif : je n'avais pas laissé échapper un seul cri, ni versé une seule larme...
   Kitiara eut un ricanement amusé.
    - Logique : je ne sais même pas si tu peux pleurer ! Jamais, entends-tu, Sirius ? jamais je ne t'ai vu pleurer !
   Le jeune homme haussa les épaules et continua :
    - Je ne continuerai pas sur le chapitre des tortures que j'ai subies à cet arbre, d'une part parce que je n'ai pas envie de passer pour un héros et d'autre part, parce que je ne veux surtout pas les revivre. A la fin, ils m'ont offert l'immunité à leurs chants, comme pour se faire pardonner, mais ils m'ont abandonné sans me détacher. J'étais déjà dans un état lamentable, mais je l'étais encore plus quelques heures plus tard : tous les monstres et animaux de la forêt s'étaient donnés rendez-vous pour venir goûter à mes mollets. J'ai enfin, par un hasard extraordinaire, réussi à me détacher. J'essayais de récupérer un peu de forces, quand Sorcerak est venu m'avertir que si je ne sortais pas de cette forêt avant la fin de la nuit, j'y resterais prisonnier à tout jamais. Je me suis mis en marche aussitôt, mais les monstres s'acharnaient à me barrer le passage et s'ingéniaient à me faire tourner en rond. Furieux, j'ai pris mon épée et j'ai fait un carnage inimaginable, malgré ma fatigue. Finalement, ils m'ont guidé eux-mêmes vers la sortie, tant ils étaient pressés que je m'en aille. Je leur ai dit qui j'étais et leur ai ordonné de s'en souvenir s'ils ne voulaient plus d'autres ennuis du même genre. Voilà, c'était ce que vous vouliez. Maintenant, allez vous coucher.
    - Pas tout à fait : et les Montagnes des Dieux ? rappela Kitiara, qui semblait vouloir profiter du moment pour soutirer à son ami tous les récits de ses voyages.
   Chantelys, à moitié endormie, approuva d'un signe de tête.
    - Les Montagnes des Dieux ? Oh... C'est très simple : au sommet, vous avez le Temple d'Illustra, celui dont Sorcerak est le gardien, celui où Ukkraq a été chercher l'épée à la rune du sommeil éternel. Ces montagnes sont en fait une chaîne circulaire qui forme un cirque. L'autre versant, à l'intérieur, est si abrupt que personne, au dire de Sorcerak, n'avait jamais réussi à le descendre.
    - Avait ? releva Kitiara. Est-ce bien un temps passé que j'entends ?
    - Tu connais ma manie de relever des défis impossibles quand l'envie m'en prend ! Alors j'ai décidé que je serais le premier. Et je l'ai fait.
    - Et qu'est-ce qu'il y a en bas ?
    - Désolé, Kit, mais j'ai juré de ne le révéler à personne ! Seul celui qui a eu le courage ou plutôt l'audace, de risquer de se rompre le cou a le droit de savoir ce qu'il y a au fond du cirque. Maintenant, va dormir !
    - Chantelys dort déjà, remarqua Kitiara en riant.
   En effet, la jeune elfe s'était endormie sur l'épaule de Sirius.
    - Elle a bien raison, répondit le guerrier.
    - Et toi, Sirius ?
   Il montra son épée et caressa l'énorme gemme bleue dont la lumière intérieure baignait ses mains d'une lueur irréelle.
    - Un peu de sa chaleur me suffit pour retrouver l'entrain. Rappelle-toi !
    - Réveille-moi demain très tôt. Je partirai suivre mon chemin. Je n'ai pas besoin de saluer les autres. Pour eux, je n'ai été qu'un compagnon errant de passage comme on en rencontre tant.
    - A propos de compagnon errant, as-tu eu des nouvelles d'Edwynn le Chagaye ?
   Kitiara rougit légèrement.
    - Oui. Il continue à errer sur la planète. Je crois que la dernière fois que je l'ai vu, il comptait aller visiter le deuxième continent, de l'autre côté de l'Océan des Trépassés. Il est comme toi, il aime relever les défis.
    - Oui. Il a eu une bonne idée. Il faudrait que je fasse pareil. Mais je veux connaître parfaitement ce continent avant de me risquer sur l'autre.
   Kitiara eut un gentil sourire, s'allongea sur le sol et se prépara à dormir.
    - Kit, Sirane est ma soeur, fit brusquement Sirius.
   La jeune fille se redressa sur un coude et le regarda sans trop d'étonnement.
    - Je m'en doutais un peu ; il y a une certaine ressemblance entre vous deux, une ressemblance qui n'est pas évidente, mais qui n'échappe pas à l'observateur entraîné. Bonne nuit, Sirius.

   Le lendemain matin, Sirius réveilla Kitiara. Jalis n'était pas encore levé et le ciel rayonnait de bleu-vert.
    - Nos chemins se séparent ici, Kit.
    - Oui. Espérons qu'ils se croiseront de nouveau. Adieu, Sirius. N'oublie pas la promesse que je t'ai faite, il y a bien longtemps.
    - Je n'oublie rien, Kit, et tu le sais. Que les dieux soient avec toi.
   Les deux amis se séparèrent et Melvis, le destrier noir, partit au galop, emportant sa cavalière vers l'inconnu. Sirius retourna s'asseoir près de Chantelys et attendit que Jalis soit complètement levé avant de réveiller les autres. Il tenait à donner suffisamment d'avance à Kitiara pour qu'ils ne puissent pas la rattraper si l'envie les en prenait.
    - Où est Kitiara ? demanda Noor sitôt les yeux ouverts.
    - Elle est partie. Nos chemins divergeaient, répondit brièvement Sirius.
   Il souleva Chantelys de terre et la déposa sur le dos de Sircor. Chacun monta sur son cheval et ils partirent. Après quelques instants de route, le regard du jeune mage accrocha une image étrange.
    - Dites-moi, Sirius, la position de votre pied droit est-elle normale ?
   Sirius se pencha et regarda son pied dans l'étrier. La jambe et le pied n'étaient pas dans le même alignement.
    - C'est parfaitement et absolument normal, répliqua-t-il innocemment.
    - Comment ? Vous trouvez normal d'avoir la cheville tordue à pratiquement quatre-vingt-dix degrés ?
    - Voyons, cessez de me plaindre, je vais finir par rougir ! J'ai la cheville droite fragile, c'est tout ! Rassurez-vous, cela ne me gêne en rien.
   Noor se le tient pour dit et se tut.

Texte © Azraël 1995 - 2002.
Bordure et boutons Sword and Rose, de Silverhair

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