Le Sceptre de la Nuit

   Kitiara allait tranquillement sur son destrier noir quand elle vit un petit groupe se diriger dans sa direction. Elle tendit sa main vers son épée, méfiante : par les temps qui couraient, où Erza était en colère, mieux valait rester sur ses gardes ! Mais elle suspendit son geste, car la chevelure cuivrée de l'un des membres de l'expédition lui était étrangement familière. Elle le vit poser sa main sur sa jambe et croiser l'index et le majeur d'une façon particulière. Cette fois-ci, elle en était sûre : il s'agissait de Sirius ; lui seul connaissait son signe de ralliement qui datait de leur première rencontre. D'ailleurs, sa tête venait d'apparaître par-dessus l'épaule de sa compagne. Oui, c'était bien son mince visage aux traits énergiques, avec le regard fauve aux reflets verts et le sourire gentiment moqueur. Elle entendit le deuxième homme poser une question sur la forêt. Elle haussa les épaules avec mépris et lança :
    - C'est la Forêt d'Erza !
   Noor se retourna sur la mince jeune fille aux longs cheveux blonds ondulés attachés en queue de cheval par un cercle noir.
    - La Forêt d'Erza, vraiment ! rétorqua-t-il avec un sourire ironique.
   Les yeux violets de la nouvelle venue jetèrent des éclairs.
    - Je sais ce que je dis ! Je connais parfaitement la région !
    - Elle a raison, Noor, intervint Sirius avec un air faussement ennuyé. Si vous connaissiez Erza aussi bien que moi, vous sauriez que lorsqu'elle est en colère, sa forêt apparaît dans les plaines de Droth. Dans cette forêt règne une nuit totale qu'aucun feu magique ne peut dissiper. Nous sommes obligés de la traverser, ce qui va nous ralentir dans notre progression ; c'est sans doute le but de cette chère Erza.
   Kitiara sourit : c'était bien là l'humour de Sirius. Elle était sans doute la seule à percevoir l'ironie dans le ton du jeune homme quand celui-ci parlait de la Princesse de l'Ombre.
    - Comment allons-nous faire ? demanda Noor qui semblait avoir décidé de s'en remettre entièrement à Sirius.
    - Nous allons attendre la nuit, répondit la jeune guerrière. A propos, je m'appelle Kitiara.
   C'était une belle jeune fille vêtue d'une armure de cuir noir, une épée dans le dos. Elle semblait souple et rapide et possédait une certaine élégance. Ses mains étaient dissimulées par des gants de cuir noir, dont le gauche était étrangement luisant.
   Les jeunes gens descendirent tous de cheval. Une pierre éclata de nouveau sous la chaleur de Jalis. Chantelys sursauta et se blottit un peu plus contre Sirius, qui échangea un sourire de connivence avec Kitiara. Pourtant, ce phénomène commençait à inquiéter le jeune homme, car les pierres n'éclataient pas si souvent d'ordinaire. Cela cachait la main d'Erza quelque part. Il aperçut une silhouette qui sortait de la forêt.
    - Voilà un centaure, signala-t-il calmement.
   L'hybride était relativement âgé ; sa longue barbe blanche était mêlée de brindilles et de mousse. A trois mètres de distance, Kitiara et Sirius sentirent en même temps l'haleine avinée du centaure. Celui-ci avait encore abusé de la bière fortement alcoolisée que fabriquaient les gobelins à base d'écorce.
    - Attention, prévint Sirius. Il est sous l'influence de la bière et ne se contrôle plus.
   Le centaure s'approcha rapidement et les salua fort civilement. Ils étaient toujours très polis au début. C'était plus tard que les choses se dégradaient.
    - Bien le bonjour, aventuriers ! Vous souhaitez traverser la forêt ?
    - Nous ne savons pas encore, répondit prudemment Sirius : on ne savait jamais ce que le centaure pouvait dire aux autres créatures de la forêt !
   Le centaure rit bruyamment.
    - C'est une forêt très agréable ! fit-il.
    - Aussi agréable que les squelettes de la Reine des Ténèbres, rétorqua Sirius.
    - Toi, je t'aime bien ! brailla le centaure qui s'échauffait.
   Il se tourna vers Kitiara qui était la plus proche de lui et reprit :
    - Elle aussi, je l'aime bien. Elle est jolie.
   Il tendit le bras pour l'attraper, mais Kitiara l'évita promptement et dégaina son épée. L'éclat de la lame nue fit réfléchir le centaure, qui se rabattit sur Sirane : il l'enleva de son cheval, l'installa sur son dos et partit au galop, le tout à une rapidité stupéfiante. Mais Sirius avait réagi à la même vitesse : il bondit sur Sircor qu'il lança à la poursuite du centaure. Kitiara l'imita, au cas où il aurait eu besoin de renfort.
   Quand le centaure aperçut Sircor à sa hauteur, il faillit s'étrangler de rage, mais il tenait à garder Sirane. Seulement, la jeune fille, voyant son frère tout proche, reprit courage et plaqua ses mains sur les yeux de son ravisseur. Celui-ci tenta désespérément de lui faire lâcher prise, mais elle tenait bon, et il fut obligé de s'arrêter. En deux temps trois mouvements, Sirius avait déposé sa soeur sur le dos de Sircor et avait dégainé son épée. Voyant Kitiara arriver au grand galop, le centaure préféra battre en retraite et se réfugia dans la forêt.
    - Nous risquons de le rencontrer sur notre route ce soir, remarqua Sirius en souriant, très détendu.
   Kitiara lui répondit par un sourire identique, qui passa inaperçu aux yeux de Sirane, qui était partie en avant. Les jeunes gens, Sirius en croupe derrière Kitiara, revinrent lentement vers les autres, mais accélérèrent rapidement l'allure, car ce n'était pas le calme qui régnait là-bas !

   Un démon de lave, appelé également pyriade, venait de fondre sur Sirane, qui venait de les rejoindre, Noor et Chantelys. Les démons de lave, qui vivaient habituellement dans les cratères des volcans en activité ou dans les souterrains des gobelins forgerons, étaient des créatures éthérées, pouvant se déplacer sur des surfaces abruptes avec une parfaite agilité, grâce à des griffes de feu capables de percer les plus solides armures. Une seule chose pouvait les arrêter et c'était...
    - Kit ! cria Sirius. As-tu un talisman de feu ?
    - Non ! On me l'a volé il n'y a pas longtemps dans une auberge !
    - Tant pis ! Il n'y a plus qu'une seule solution...
   Il talonna le destrier de Kitiara qui allongea et l'encolure et la foulée. Arrivé près du groupe, où Noor lançait sortilège sur sortilège pour chasser la pyriade et s'affaiblissait d'autant, il bondit à terre, leva les bras vers le ciel et hurla :
    - Sorcerak, ô Sorcerak ! M'entends-tu ? J'ai besoin du talisman de feu, Sorcerak !
   Pendant que Kitiara s'interposait entre les redoutables griffes et les deux prêtresses, Noor regarda le jeune homme avec surprise : il devenait fou ! Implorer Sorcerak, déranger le messager des dieux, pour chasser un malheureux démon de lave ! Le Grand Maître de la Flamme n'allait pas apprécier ! Le mage n'espérait rien : le dieu ne risquait pas d'intervenir ! Mais pourtant, il se passa quelque chose : le corps de Sirius fut entouré d'une aura dorée, irréelle, et il se raidit brutalement, projeté en arrière, les bras et les jambes écartés. Il faisait songer à un possédé, ainsi cambré en arrière. Brusquement, il disparut, laissant place à une immense flamme de métal étincelant sur la surface duquel se reflétaient les couleurs d'un feu imaginaire. Le démon de lave recula et s'inclina devant cette apparition. Noor comprit : c'était un talisman du feu ! Quiconque possédant ce bijou pouvait ordonner à une pyriade. Une voix surgie de nulle part se fit entendre :
    - Démon de lave, par l'obéissance que tu me dois, je t'ordonne de retourner à ton néant !
   La pyriade ne protesta pas : prenant son élan, elle s'éleva dans le ciel et disparut à leur vue. Le talisman de feu explosa soudainement. Quand les jeunes gens purent rouvrir les yeux, qu'ils avaient dû fermer pour ne pas être aveuglés par la violente lumière, Sirius était recroquevillé sur le sol.
   Il se redressa lentement et autour de son cou, on put apercevoir un talisman de feu. Sirane se précipita dans ses bras, mais il demanda immédiatement à la jeune guerrière :
    - Kitiara, vous n'avez pas été blessée ?
    - Non, merci ; tout va bien.
   Elle ramassa quelque chose de brillant par terre et le montra aux autres : c'était une griffe de la pyriade.
    - Ces monstres-là n'aiment pas perdre leurs griffes. Ils se sentent impuissants quand ils n'en ont plus. Un vieux démon de lave, s'il n'a pas été tué par les jeunes avant, se suicide en se jetant dans l'eau dès qu'il n'a plus de griffes. Ce sont elles qui font toute leur force.
   Elle détacha le cordon de cuir noir qu'elle portait autour du cou et en enfonça une extrémité dans la griffe de feu. Bizarrement, le cordon ne brûla pas et ressortit intact à l'autre bout. Elle remit le cordon autour de son cou et, sur son armure noire, la griffe luisait étrangement.
    - Comment pouvez-vous porter de tels trophées ? murmura Chantelys.
   Kitiara haussa les épaules et ne répondit rien. Un claquement sec les surprit, immédiatement suivi par un cri de douleur et le bruit d'une chute. Chantelys gisait sur le sol, du sang coulant de son front pâle. A côté, un fragment de pierre encore brûlant. Sirius regarda Jalis bien en face, sans cligner des yeux.
    - Je commence à en avoir sérieusement assez de ce soleil jaune ! Mes ancêtres auraient pu choisir une autre planète pour vivre !
    - Il y a quelques petites choses qui ne se regardent pas en face, fit Noor.
    - Oui, je sais, répondit Sirius, énervé. Le soleil, la mort et les basilics. Eh bien, je ne suis pas d'accord ; ce qui ne se regarde pas en face, ce sont les basilics, les lâches, parce qu'ils s'enfuient toujours, et la pureté.
    - La pureté ? releva Noor.
    - Bien sûr. Vous avez déjà essayé de regarder dans les yeux quelqu'un de loyal et de franc, bref de transparent sur son âme ?
   Noor plongea son regard bleu dans le clair regard fauve de Sirius et devant l'éclat lumineux des prunelles, il ne put résister et détourna la tête. Le jeune homme ne dit rien.
   Le mage releva une étrangeté dans le discours de Sirius.
    - Et la mort ? Vous la regardez en face, vous ?
    - Naturellement !
    - Tiens donc ! Et comment osez-vous ?
    - Parce que la mort est moins laide de face que de dos. Vous le sauriez si vous ne tourniez pas les talons à chaque fois que vous la voyiez. La mort s'affronte en face, sachez-le.
    - C'est une menace ? demanda Noor avec un ton doucereux.
   Sirius le regarda étrangement.
   
- Non. Un conseil au pire ; pas plus. Sachez lutter contre ce qui vous fait peur, c'est tout. Je n'ai rien d'autre à ajouter.
   Sirane intervint :
    - Il faudrait peut-être s'occuper de Chantelys ! Elle n'a toujours pas repris conscience !
   Kitiara, qui écoutait Sirius et Noor, soupira.
    - Dommage ! La conversation prenait un tour intéressant.
   Elle s'approcha de la prêtresse, ôta la griffe d'autour de son cou et se pencha avec l'évidente intention de poser le trophée incandescent sur le front de Chantelys. Sirane poussa un cri indigné et Kitiara se redressa avec étonnement.
    - Que se passe-t-il ?
    - Vous comptiez la brûler !
    - Mais pas du tout ! Les griffes de pyriade ont des valeurs curatives insoupçonnées. Je crois d'ailleurs que nous ne sommes que deux sur cette planète à le savoir, à part les pyriades elles-mêmes, et encore !
   Sans plus s'occuper de la jeune fille, Kitiara appliqua fermement la griffe sur le front de Chantelys. La jeune elfe n'eut aucun gémissement de douleur et ne rouvrit même pas les yeux. La guerrière remit le bijou autour de son cou et dit :
    - Attendez quelques instants pour que cela fasse effet.
   Brusquement, elle se retourna, dégainant son épée dans le même mouvement : il était temps !

   Un ectovulte, surgissant de nulle part, fondait sur elle. Déjà, Sirius venait à ses côtés faire face au reptile ailé. Celui-ci avait un corps translucide dépourvu de membres et des yeux laiteux brillants de malice. La proie que l'ectovulte avait choisie était Kitiara, vers qui était pointé le bec cruel profilé en saillie, et chaque mouvement de la jeune fille était suivi avec avidité. Sirius en profita pour porter un coup au monstre qui reprit un peu de hauteur, étonné d'être blessé : peu de gens osaient tenir tête aux ectovultes, tant leur aspect repoussant les paralysait sur place. Il fondit de nouveau sur Kitiara, qui, comme si elle avait prévu la défense avec Sirius depuis longtemps, plongea au sol, tandis que le jeune homme tranchait dans le vif de la chair translucide. L'ectovulte n'apprécia pas du tout ce traitement et, furieux, il se retourna vers Sirius. Aussitôt, Kitiara fut debout et, alors que le jeune homme contrait les attaques tout en tentant d'éviter le cruel bec, elle abattit son épée sur la tête bulbeuse. L'ectovulte chancela et Sirius, venant prêter main-forte à la guerrière, frappa à son tour. Voyant ses deux proies côte à côte, le monstre tournoya un peu dans les airs, reprenant ainsi quelques forces, et referma ses ailes, se laissant tomber comme une masse vers les deux jeunes gens. Ceux-ci se lancèrent un regard de connivence. Sirius, d'un mouvement vif, soulagea Noor de son arme, s'écarta légèrement à gauche et prit sa propre épée de la main gauche. Kitiara resta à sa place. Quand l'ectovulte se présenta à leur portée, d'un vaste mouvement de bras, ils croisèrent leurs lames, emprisonnant le cou de l'ectovulte entre elles. L'épée de Noor était en bas de l'édifice, horizontale, tandis que les deux autres étaient entrecroisées au-dessus. Ils se rapprochèrent le plus possible l'un de l'autre, pour resserrer leur prise, tout en évitant les coups de bec que l'ectovulte, dans les spasmes de l'agonie, tentait de donner. Quand ils sentirent que le corps devenait flasque, ils s'écartèrent et, comme devenus indifférents l'un à l'autre, se détournèrent pour nettoyer leur épée du sang qui tachait la lame. Noor, qui avait observé le combat, avait remarqué l'efficace coordinence entre leurs gestes et il murmura :
    - Ils se connaissent depuis longtemps, c'est sûr !
   Sirane l'entendit et elle lui jeta un regard perçant. Son frère rendit tranquillement son arme au jeune mage.
   A ce moment, Chantelys remua et ouvrit les yeux. Sirius s'éloigna de quelques pas, comme si c'était inconvenant qu'il assistât à sa reprise de conscience. Kitiara vint le retrouver.
    - A ton avis, chuchota-t-elle, pourquoi Erza a-t-elle pris la peine de faire exploser les pierres, laissant croire que Jalis en était responsable ?
    - L'ectovulte, répondit laconiquement le jeune homme. Il était censé nous surprendre. Mais Erza ignorait sans doute que tu te trouverais sur notre route. Tu as l'oreille la plus fine de tout Solaris.
    - C'est stupide ! protesta Kitiara avec véhémence. Elle ne pouvait pas compter sur un plan aussi fragile pour se débarrasser de toi !
    - Ai-je jamais dit qu'elle voulait se débarrasser de moi ? Elle veut m'effrayer, me montrer qu'elle est prête à tout, jusqu'à m'atteindre en s'attaquant à ceux qui me sont chers.
   Noor commençait à les regarder avec un regard insistant et les deux jeunes gens se séparèrent sur quelques banalités dites à voix haute.

   Jalis commençait à décliner rapidement à l'horizon et le ciel se teintait de bleu-vert. Kitiara rassemblait des branches pour alimenter un feu que Noor avait allumé par magie. Elle souriait étrangement et, par-dessus les flammes, Sirius lui rendait son sourire. Le jeune homme était nonchalamment assis par terre, Chantelys endormie sur son épaule. Sirane jouait nerveusement avec son amulette, laquelle projetait sans cesse des éclairs d'argent et d'azur. Noor se leva et s'éloigna brusquement. Sirius dit à mi-voix :
    - Il faut rester près du feu ; nous allons bientôt entrer dans la forêt, dès que le dernier rayon de Jalis aura disparu.
   Sirane se leva à son tour.
    - Je vais aller lui dire et le ramener.
   Sirius fronça les sourcils, contrarié. Sirane avait rejoint Noor et marchait à côté de lui, en silence. Enfin, le mage murmura d'une voix douce :
    - Ne m'accompagnez pas dans les ténèbres, Vénérée.
    - Qui viendra vous en sortir, sinon moi ? répondit-elle.
   Ils étaient maintenant cachés du camp par une barrière de rochers et Noor se retourna subitement, saisissant Sirane aux épaules.
    - Tenez-vous donc à moi pour vouloir me sauver ?
    - Oui ; je veux que vous abandonniez le mal. Votre magie peut être bénéfique ; pourquoi l'utiliser à détruire, alors qu'elle peut aider à vivre ?
    - Les hommes méritent-ils de vivre ?
    - Quelle question ! Bien sûr ! Tout être a droit à la vie.
    - Aiment-ils vivre ? S'ils tenaient vraiment à la vie, ils arrêteraient les guerres, ils interdiraient la magie noire et condamneraient le culte de divinités telles qu'Erza, Allansia ou Ordreth. Pourtant, ces dieux sont sans doute ceux dont le culte est le plus fort ; vous croyez que le bien est majoritaire, mais vous ne connaissez pas tous les temples du mal. Beaucoup sont très secrets, situés dans des lieux éloignés pratiquement déserts et seuls les fidèles en connaissent l'emplacement.
    - Mais vous pourriez nous aider ! protesta Sirane.
   Noor abaissa son fascinant regard bleu vers elle. Elle avait la tête légèrement levée vers lui et ses grands yeux d'Erèbe sombre avaient un air un peu suppliant. Il caressa doucement la joue pâlie. Sirane frissonna. Les fines mains du mage glissèrent sur le velours bleu jusqu'à enlacer la taille de la jeune fille et il l'attira lentement à lui. Il appuya sa joue contre les doux cheveux noirs tandis qu'elle mettait ses bras autour de son cou. Elle inspira à fond, pour bien sentir l'odeur d'herbes sauvages qui imprégnait la robe du mage. Celui-ci tremblait presque de sentir contre lui le corps mince de Sirane et il l'écarta un peu de lui pour trouver le temps de se calmer. Leurs regards se rencontrèrent et Noor oublia toutes ses ambitions quand ses lèvres rejoignirent celles de la prêtresse.
   Fait étrange, ce fut Sirane qui réagit la première à ses actes. Elle se souvint de sa haine pour le mal et ses représentants, mais surtout, elle vit le visage de son frère qui la regardait avec tristesse, comme si elle se perdait irrémédiablement sans qu'il pût l'aider. Elle se dégagea des bras de Noor et murmura d'une voix rauque :
    - Les autres... vont s'inquiéter...
   Noor acquiesça d'un signe de tête et la suivit vers le camp. Ils contournèrent la barrière de rochers et s'arrêtèrent devant le spectacle le plus étonnant qui fût : Kitiara, la jeune guerrière, avait le poing levé vers le ciel et ce poing était de feu ! Sirane étouffa un cri. La nouvelle venue, l'entendant, éteignit le feu en plongeant sa main dans le sable qui constituait le sol de Solaris en cette période du règne de Jalis. Les deux jeunes gens vinrent vers le foyer.
    Sirius, Chantelys toujours appuyée contre lui, les regardait venir avec un sourire ironique ; Kitiara avait un air d'ingénuité qui les fit douter de ce qu'ils avaient vu.
    - Nous nous demandions ce qui vous était arrivé, fit la guerrière d'un ton léger. Je pense que nous pouvons y aller, maintenant que vous êtes là.
    - Je crois, Kitiara, que vous vous avancez un peu trop, fit Sirius, nonchalant, imitant le ton de la jeune fille. Il me semble que le comité d'accueil vient nous souhaiter la bienvenue.
   Kitiara se retourna et vit venir, par la voie des airs, un étrange animal d'une longueur inférieure à un mètre, au pelage roux, avec des cornes pointues et une petite queue qui flottait derrière lui.
    - Par Sorcerak ! Comme c'est intéressant ! On dirait...
    - Un pyrodjinn, compléta Sirius d'un ton sinistre. L'un des monstres les plus féroces qui soient.
   Le pyrodjinn, puisque tel était le nom du monstre qui se dirigeait droit vers eux, ouvrit une gueule béante et cracha une énorme boule de feu. A l'effroi de Sirane et Chantelys, Kitiara se plaça sur le trajet de la flamme et interposa son poing gauche entre le jet de feu meurtrier et elle. Seul Sirius ne sembla pas étonné devant la scène qui suivit : la boule de feu vint s'enrouler en spirale autour du gant de la jeune fille, lequel s'embrasa. Le jet de feu avait disparu. Le plus surpris fut sans doute le pyrodjinn qui n'avait jamais rencontré de résistance chez ses victimes et il se précipitait droit sur Kitiara quand il reçut le poing enflammé dans le poitrail. Il poussa un cri de douleur qui sembla transpercer les ténèbres. Affreusement brûlé, il battit en retraite. Non seulement les pyrodjinns étaient extrêmement féroces, mais ils possédaient une intelligence très développée, ce qui était rare chez les monstres. Celui-ci n'insisterait pas davantage : il n'avait pas compris pourquoi sa technique habituelle avait échoué et il ne s'entêterait pas dans une bêtise qui lui aurait été fatale.
    - Il est temps d'entrer dans la forêt, fit Sirius, nullement ému. A vous de jouer, Kitiara.
    - Pourquoi la vouvoyez-vous ? demanda brusquement Noor. Vous vous connaissez depuis longtemps, non ?
   La jeune guerrière tourna vers le mage son regard inquisiteur et ses yeux eurent un éclair violet.
    - Je crois que vous faites erreur, répondit-elle d'un ton égal.
   Sur ce, elle se retourna et, dans le même mouvement, plongea son poing gauche dans le feu, pour ranimer la flamme qui y dansait déjà. Elle eut un bref sourire devant l'air effaré des deux prêtresses et lança :
    - Allons-y !
   Elle leva bien haut son poing de feu vers les deux lunes qui venaient de paraître à l'horizon, en un geste de silencieux défi, puis bondit sur le dos de son destrier noir. A sa suite, ils entrèrent dans la Forêt d'Erza.
   Sirius, la tête de Chantelys appuyée contre son cou, avait un étrange sourire flottant sur les lèvres. Quand Noor se retourna vers lui et vit ce sourire à la faveur du feu de la jeune guerrière, il en eut un frisson dans le dos, tant il lui paraissait incongru dans la position où ils étaient. Il ne savait pas pourquoi, mais ce sourire l'énervait et il s'exclama, irrité :
    - Peut-on savoir ce qui vous fait tant rire dans cette forêt ?
    - Ne vous inquiétez pas, j'ai juste une forme d'humour un peu particulier. Je trouve très amusant de me promener dans la Forêt d'Erza en pleine nuit. Ce n'est que la deuxième fois de ma vie, vous savez ; alors j'en profite.
    - Vous êtes déjà venu ici ? s'étonna Noor.
    - Dites donc, Noor, pour un mage du mal, vous ne savez pas grand-chose. Le dernier que j'ai rencontré m'a raconté l'histoire de ma vie sous un angle que je ne connaissais pas et j'avoue que cela ne m'a pas plu.
   Il fit une grimace moqueuse et ajouta :
    - D'ailleurs, cela ne lui a pas plu non plus. Oui, Noor, je suis déjà venu ici, sauf que je n'avais pas Kitiara avec moi et que la tâche ne m'en a pas été facilitée.
    - Vous vous souvenez de ce qui vous était arrivé ?
    - Oh oui ! Très bien même, et je suppose que d'autres s'en souviennent aussi !
    - Alors, qu'est-ce qui nous attend ?
    - Des monstres et des fantômes qui, croyant que nous avons les mains prises pour tenir les flambeaux qui nous éclairent, vont venir nous attaquer. Il faut bien qu'Erza trouve son quota d'âmes. Où, sinon dans sa forêt que ceux qui se trouvent dans les parages sont obligés de traverser ? Car, il n'en faut pas douter, Erza est très en colère et, comme à chaque fois, elle veut des âmes, toujours plus d'âmes.
    - Comment savez-vous donc tout cela ? demanda Noor avec curiosité.
    - Je trouve que la question serait plutôt : comment se fait-il que vous, vous ne le sachiez pas ? Restez-vous donc toujours chez vous à apprendre des sorts ? Que ma soeur et la Gardienne ne le sachent pas, je le conçois encore : elles veillent sur un temple et les routes ne sont pas sûres pour elles. Mais vous ! Un mage errant, si je ne m'abuse ?
    - Voyez-vous, je ne suis pas censé tout savoir sur Erza, mais plutôt sur Allansia ou Zeloran. Mais vous...
    - Erza est une grande amie, affirma Sirius.
   Devant le rictus qui venait de s'inscrire sur les lèvres du guerrier, le jeune mage soupira.
    - Votre humour est vraiment très particulier !
    - Je vous avais prévenu ! répondit Sirius en éclatant de rire.
   Soudain, ils se rapprochèrent tous les uns des autres : le "poing de feu" de Kitiara venait de vaciller, ce qui signifiait que des créatures approchaient. Sirius fit signe de s'arrêter et écouta : oui, il avait bien entendu, c'était un bruit de sabots.
    - Je crois que notre ami le centaure vient nous dire bonjour.
   Kitiara eut un sourire amusé, miroir exact de celui de Sirius quelques instants plus tôt. Noor eut de nouveau cette impression qu'ils étaient deux incarnations d'une seule et même personne. Les deux guerriers mirent la main sur leur épée. Une silhouette mi-équine, mi-humaine se dressa devant eux, découpée sur l'ombre par le feu sur le poing de Kitiara. Le centaure ricana :
    - Tiens donc ! Voilà mes amis de cet après-midi ! Tout à l'heure, j'étais dans votre domaine ; maintenant, vous voici sur le mien ! Je ne pense pas que vous réussirez à me chasser cette fois-ci !
   Il eut un air appréciateur sur Kitiara.
    - Décidément, elle me plaît, cette jeune fille ! Elle a une méthode originale pour transporter le feu !
   Sirius ne semblait plus d'humeur à plaisanter et il mit la pointe de son épée sur la gorge du centaure.
    - Mon ami, je n'ai pas envie de m'éterniser dans cette charmante forêt pour l'instant, mais si vous y tenez, je veux bien y revenir dans quelques mois. Nous réglerons nos petits litiges à ce moment ; qu'en pensez-vous ?
   Le centaure eut une moue déçue.
    - Ce serait mieux de s'amuser maintenant. Il y a un tribut à payer pour chaque passage dans cette forêt et ce tribut, c'est de se plier aux règles de ceux qui habitent ici. Nous voulons nous amuser maintenant et pas dans quelques mois.
   Sirius grimaça ; il était visible qu'il commençait à s'énerver et Sirane eut un peu peur : il était terrible quand il était en colère !
    - Très bien. Vous voulez que je joue à votre jeu ? D'accord. Mais avant, vous allez jouez au mien.
    - C'est bien la première fois qu'un voyageur est d'humeur à jouer avec nous, alors votre condition est acceptée.
    - Je suis celui qui est passé dans cette forêt il y a deux mois, je suis celui qui a traversé les Prairies Infernales, qui a exploré Hydranis jusqu'au continent englouti et enfin, je suis celui qui a franchi les Montagnes des Dieux. Qui suis-je ?
   Le centaure se mordit les lèvres en fronçant les sourcils.
    - Ai-je le droit de poser une question qui peut m'aider ?
    - Posez toujours, je verrai après.
    - Avez-vous fait quoi que ce soit qui ait pu marquer votre passage dans notre forêt ?
   Sirius eut un sourire ironique.
   
- Souvenez-vous du voyageur qui vous a causé le plus d'ennuis. Modestement, ce pourrait bien être moi.
   Le centaure secoua négativement la tête.
    - Je ne m'en rappelle pas.
    - Je vous avais pourtant dit de ne pas oublier. Centaure, vous n'avez pas trouvé la réponse à mon jeu, je ne jouerai donc pas au vôtre.
    - C'est loyal, aventurier. Vous avez gagné votre droit de passage auprès de moi. Bonne chance avec les autres.
    - Dites donc, centaure, on dirait que vous avez... disons, que les vapeurs de bière se sont dissipées, remarqua Noor.
   
- On ne peut pas passer son temps sans contrôle de soi, répondit dignement le centaure.
   Il fit demi-tour et s'en alla au petit trot.

   Le mage jeta un coup d'oeil au jeune homme qui rengainait paisiblement son épée.
    - Vous avez traversé Hydranis, hein ?
   Sirius leva son regard clair vers lui.
    - Eh bien, pourquoi pas ? fit-il d'un air innocent. C'était une des parties les plus simples du chemin ! Allons, ne traînons pas, la forêt est traître et nous n'en sommes qu'au début.
   Chantelys se blottit un peu plus contre lui et il perdit un instant son air moqueur pour la regarder avec tendresse. Il effleura les longs cheveux blonds puis donna un coup de talon à Sircor. Kitiara fut la première à le suivre.
    - Attends que je te donne de la lumière, murmura-t-elle.
    - Kit, la forêt est trop calme.
    - Je sais, Sirius. Cela cache quelque chose.
   Chantelys écoutait sans rien dire, puis demanda :
    - Que craignez-vous ?
   Kitiara tourna son regard d'améthyste vers elle.
    - Syrs et Myls sont à leur plénitude. J'espère que...
   Le sol trembla violemment et on entendit des arbres s'abattre.
    - Je crois que c'est trop tard. Sirane, Noor ! Venez vite, un monstre arrive !
    - Quel monstre ?
   Kitiara et Sirius échangèrent un regard.
    - Un démon de la lune, il me semble.
    - Qu'a-t-il de redoutable ? demanda Sirane.
    - Eh bien, c'est un charmant monstre qui apparaît les soirs de pleines lunes et qui a une légère tendance à tout mettre en l'air. Evitez ses poings, ils sont en terre lunaire et très durs. Personne ne peut y résister.
    - Sirius... ton bras cassé, quand tu n'as jamais voulu me dire pourquoi... c'était un démon de la lune ? reprit Sirane.
   Le jeune homme ne daigna même pas répondre à la question. Le sol tremblait de plus en plus et les chevaux commençaient à avoir du mal à rester debout. La flamme au poing de Kitiara vacillait tant qu'ils craignaient qu'elle ne s'éteignît. Enfin, le feu éclaira un monstre gigantesque avec une tête aveugle en croissant de lune renversé. Il tenait ses mains devant lui, paumes vers l'avant, car ses yeux d'adulaire se trouvaient au milieu de celles-ci.
    - Il y a un moyen de le vaincre ?
    - Oui.
    - Et c'est quoi ?
    - Le soleil.
    - Mais il n'y a pas de soleil !
    - Je sais. Mais la seule façon de le battre, c'est de tenir toute la nuit contre lui, de tenir jusqu'à ce que le soleil se lève. Et la nuit, c'est long quand on la passe à lutter.
   Les yeux fauves du jeune homme semblaient transpercer les ténèbres tant ils brillaient et les autres comprirent qu'ils devait revivre la nuit qu'il avait passée contre le démon de la lune.
    - Vous comptez renouveler cet exploit ? chuchota Chantelys.
    - Je n'y arriverai pas, répondit-il. Mes forces commencent à décroître ; j'ai mené trop de combats, avec pas assez de repos. Non, je ne tiendrai pas.
   Il regarda le monstre avec appréhension. Celui-ci s'était arrêté devant le groupe et ses yeux d'adulaire au creux des paumes les fixaient avec étrangeté. La lumière du feu le dérangeait un peu, mais il était dans son élément. Myls et Syrs, les deux lunes, brillaient de tout leur éclat dans le ciel de Solaris. Soudain, Sirane s'avança. Autour de son cou, l'amulette sacrée luisait de tous ses feux. Sirius se souvint alors de la particularité étrange de cette amulette que la lumière des étoiles faisait briller d'un éclat d'azur ou d'argent. Pour l'instant, elle jetait des rayons argentés si lumineux qu'ils en paraissaient presque dorés, de l'éclat du soleil. Le monstre de la lune recula imperceptiblement. Sirane avançait toujours. Sirius aurait voulu la retenir, mais les mots se refusaient à franchir ses lèvres et il était comme paralysé. A la surprise de tous, le monstre avait les yeux fixé sur l'amulette et reculait au fur et à mesure que la jeune fille venait vers lui. Sirane ôta le bijou de son cou et l'éleva vers le ciel, vers les rayons de Syrs et Myls. Le démon de la lune poussa un gémissement sourd, ferma le poing qu'il lança contre Sirane. Sirius hurla intérieurement. La main de dure terre lunaire rencontra le fragile joyau translucide et, dans une explosion assourdissante, le poing éclata, projetant des morceaux de terre un peu partout. Sirius reçut un éclat sur la joue, qui se mit à saigner. Le monstre fit demi-tour et s'enfuit ; son bras droit pendait le long de son côté, s'arrêtant net au niveau de la jointure du poignet.
    - Le soleil a vaincu, murmura Kitiara.
    - Continuons, dit Sirius qui avait retrouvé sa voix.
   Sirane remit le joyau autour de son cou et remonta à cheval. Elle était très calme. Noor la regardait avec des yeux neufs. Il n'y avait pas à en douter, elle venait de sauver l'expédition.

Texte © Azraël 1995 - 2002.
Bordure et boutons Sword and Rose, de Silverhair

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