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Le Sceptre de la Nuit
Noor et Sirane avaient quitté la Forêt Envoûtée et quand le jeune mage se retourna pour la voir, elle brillait de lueurs rouges flamboyantes. Il fronça les sourcils.
- Il y a un problème...la forêt n'est pas de cette couleur d'habitude...
Sirane se retourna à son tour et comprit immédiatement.
- Elle brûle ! cria-t-elle.
Noor sauta à bas de son cheval et se prépara à repartir dans la forêt.
- Mais que faites-vous ? s'exclama Sirane, éperdue.
- Si la forêt flambe, c'est que ma soeur elle-même y a mis le feu, car elle a jeté un sortilège ici, pour protéger son domaine des attaques des aventuriers de passage. Et si Symaris fait brûler la forêt, c'est parce qu'elle veut que quelqu'un qui est à l'intérieur disparaisse.
- Pourquoi voulez-vous le sauver ? demanda calmement la prêtresse.
Noor se retourna vers elle avec un rictus.
- Parce qu'il pourra nous être utile, bien évidemment ! Venez-vous ou restez-vous ici ?
- Je vous accompagne.
Les deux jeunes gens plongèrent dans le brasier et sous leurs pas, le feu se transformait en braises.
Sirius réveilla tout le monde. La guerrière fut immédiatement sur pied.
- Suivez-moi ! Je connais un souterrain qui vous permettra de sortir de la forêt sans être gênés par les flammes !
- Partez en avant, nous vous suivons ! répondit Sirius.
Le jeune homme détacha les chevaux et l'étalon gris, effrayé, se dégagea brusquement, partant au galop sans les attendre. L'alezan cacha sa tête sous le bras de Sirius.
- Mais venez donc ! reprit la jeune femme. N'attendez pas que tous les chemins nous soient coupés !
Sirius souleva Chantelys, la déposa sur le dos de Sircor, attrapa les rênes et suivit la guerrière qui partait en courant. Le cheval poussait de petits hennissements plaintifs. L'inconnue se dirigeait aisément dans la forêt, qu'elle devait bien connaître. Enfin, elle s'arrêta devant un énorme buisson de ronces en feu.
- Voilà, l'entrée du souterrain est masquée par ces ronces.
Sirius ne fit ni une, ni deux : il prit son épée et tailla dans le buisson sans se soucier des flammèches qui voltigeaient autour de lui. Chantelys descendit de cheval, car elle ne se sentait pas capable de le maîtriser et il devenait de plus en plus nerveux. De la pierre taillée commença à apparaître derrière les ronces et Sirius finit de dégager complètement l'entrée. Chantelys et lui y pénétrèrent ; il se retourna vers la guerrière.
- Fuyez ! leur cria-t-elle pour dominer le bruit des flammes dévorant la forêt. Ne vous occupez pas de moi ! J'ai un moyen de regagner le château sans encombre ! Adieu !
Sirius fit un pas en avant et lui attrapa le bras.
- Ne soyez pas stupide ! Vous n'avez aucune chance de vous en sortir !
Elle se dégagea et lui glissa :
- N'oubliez pas votre promesse !
Elle disparut dans les flammes.
L'ex-gladiateur bondit sur le dos du cheval, le calma rapidement et se pencha vers Chantelys qu'il souleva pour l'asseoir devant lui, en travers de la selle. Il vérifia que son épée était bien à sa ceinture et lança l'étalon dans le souterrain. La jeune elfe lui entoura le cou de ses bras et lui cria :
- Vous oubliez votre tunique et votre cuirasse !
- Tant pis ! Nous n'avons pas le temps d'aller les récupérer ! De toute façon, elles m'auraient gêné plus qu'autre chose !
Il enlaça la taille de Chantelys pour qu'elle ne tombât pas. Le souterrain était bien taillé et le chemin était facile. Il y faisait néanmoins très sombre et Sircor trébucha plus d'une fois. Sirius avait l'ouïe très fine et il chuchota à sa compagne :
- Il y a des présences autour de nous.
- Les squelettes ?
- Non, je ne pense pas qu'ils viennent se réfugier ici.
Il éleva la voix et fit :
- Sorcerak, Grand Maître de la Flamme, j'ai besoin de toi ! Offre-moi la lumière de ton feu !
Répondant à son désir, une boule incandescente apparut devant lui. Il arrêta Sircor et aussitôt, une foule d'animaux se regroupa autour de lui. Il y avait là un chamois, un coyote, un griffon, un caracal, un loup et bien d'autres encore. Sirius les reconnut immédiatement :
- Les animaux des dieux-elfes !
- Regardez ! Il y a même un sweek !
Le jeune homme tourna son regard vers le chien-dragon ailé et acquiesça.
- L'animal fétiche de Méluve, la déesse des créatures ailées. Erza l'a incluse dans sa vengeance, car c'est une sorcière des elfes. Ce qui a eu pour conséquence que le compagnon de Méluve, Draghnien, le dieu-dragon noir, s'est rebellé contre Erza.
Il ouvrit sa main et un oiseau vint s'y nicher ; il s'agissait d'un jacamar, l'animal de Verlinn, la déesse des vents.
- Si Ukkraq était encore là, murmura Sirius à l'oiseau, il libérerait les dieux-elfes et tu retrouverais Verlinn. Ah ! Si je tenais Erza !
Il secoua la tête et fit avancer Sircor. Chantelys murmura :
- L'air se raréfie.
- Oui, l'atmosphère devient de plus en plus suffocante. Même si nous ne pouvons pas aider ces animaux, songeons au moins à sortir vivants de cet enfer !
A son injonction, Sircor prit le galop et ses sabots résonnèrent lugubrement sur la pierre. La boule de feu de Sorcerak était toujours là, avançant à leur rythme, comme pour les guider.
- Les animaux nous suivent, fit remarquer Chantelys.
Sirius jeta un coup d'oeil par dessus son épaule et vit que les bêtes s'étaient organisées pour leur fuite : les plus rapides portaient les plus lentes. C'était assez drôle de voir un crabe sentinelle accroché à la crinière d'un pégase, mais le jeune homme ne rit pas du tout. Il admira la solidarité de ces animaux dans le désarroi où ils étaient. Le loup côtoyait le cheval, l'aigle emportait la mygale sur son dos... Devant le danger, toutes les discordes étaient oubliées et les efforts de tous se tendaient vers la fuite.
Sircor, n'aimant pas la chaleur qui commençait à envahir le souterrain, accéléra son allure. Sirius tendit la main et toucha le mur ; il était brûlant.
- Je crois que toute retraite nous est coupée, dit-il calmement. La forêt n'est certainement plus qu'un brasier infernal dans lequel personne ne pourrait survivre. Je me demande si les squelettes vont y résister..., ajouta-t-il avec humour.
Lorsque enfin ils virent devant eux une lueur plus vive que celle que projetait la boule de feu, ils surent qu'ils étaient arrivés au bout de leur peine. La boule de feu s'éteignit sans crier gare. Sircor, écumant, soufflait fortement ; néanmoins, il se jeta presque vers la sortie. Sirius était aussi heureux que le cheval, mais quand Sircor pila net, il ne fut pas désarçonné, comme s'il s'attendait à ce brusque arrêt, et il retint Chantelys qui avait été projetée en avant.
- Que se passe-t-il ?
- Une grille, répondit Sirius. Je m'en doutais un peu. Je me demandais quelle était la raison pour laquelle les animaux ne s'étaient pas enfuis et j'en étais arrivé à la conclusion que ce n'était pas par fidélité, mais parce qu'ils ne le pouvaient pas.
Il sauta à terre et empoigna la grille de fer forgé. Il retira brusquement ses mains avec un cri étouffé de douleur.
- Cette grille est brûlante ! s'exclama-t-il. Le feu l'a chauffée à blanc !
L'atmosphère devenait de plus en plus irrespirable et Chantelys toussait déjà, les poumons brûlés par l'âcre fumée. Sirius glissa ses bras entre les barreaux et appliqua sur les barres de fer d'une part, son poignet touché par le squelette, donc immunisé, d'autre part, son poignet de cuir. Il tira sur la grille de toutes ses forces, insensible à la chaleur. Une odeur de cuir brûlé se répandit dans l'air, mais ce fut tout. A force d'agiter la grille dans tous les sens, Sirius parvint à la desceller un peu ; alors, faisant fi de la douleur, il prit les barreaux à pleines mains et gonfla les muscles, utilisant toute sa puissance. Cette fois-ci, ce fut le grésillement de la peau qui fit courir un frisson dans le dos de Chantelys. Mais un autre danger se présentait. La jeune elfe se retourna et cria :
- Le souterrain est en flammes !
En effet, par un maléfice des plus étranges, la pierre était dévorée par le feu, alors qu'il n'y avait rien dans ce souterrain jadis obscur pour alimenter un tel brasier. Sirius redoubla d'effort, sentant la terreur des animaux qui se pressaient peureusement autour de lui. Devant ce nouveau péril, ils restaient encore solidaires : certains, comme l'urania de Stellarys, auraient pu se sauver à travers les barreaux, mais ils préféraient rester ensemble. Enfin, le jeune homme réussit à arracher la grille, la tint à bout de bras un court instant et la jeta loin de lui. Tous se précipitèrent dehors avec un soulagement évident.
Chantelys descendit de cheval et prit les deux mains brûlées de Sirius dans les siennes. Elle y traça quelques signes et des emplâtres de plantes y apparurent, atténuant la souffrance. Le jeune homme sortit son épée et la tint verticale, la lame vers le bas, appuyée contre lui, les deux mains refermées sur la poignée au niveau de la poitrine, ce qui laissait bien voir les marques blanches des squelettes sur sa peau tannée, et prononça les mots suivants :
- A partir de ce jour, je vous jure fidélité, depuis maintenant jusqu'à ma mort, depuis mon arrivée dans l'au-delà jusqu'à la fin des temps. Ordonnez et j'obéirai selon ma conscience.
Chantelys sut qu'à ce moment, il venait d'énoncer une sorte de serment qui le liait à elle pour l'éternité. Elle ne connaissait pas le rite que Sirius venait d'accomplir devant elle, qui était le Serment de Fidélité des aventuriers, celui qu'aucun d'entre eux n'aurait osé briser, qui consistait à mettre son épée, son intelligence et son courage au service du bénéficiaire du serment, mais elle sentait qu'il revêtait une signification semblable à celle que représentait l'offrande des trois gouttes de sang, devenu le cadeau suprême depuis que la célèbre poétesse-elfe Edlana, contemporaine d'Ukkraq, était morte en le faisant. Elle inclina doucement la tête, acceptant simplement ce sacrifice. Sirius rengaina son épée et allait soulever Chantelys pour l'asseoir sur le dos de Sircor quand il suspendit son geste. Il entendait des voix.
- Personne ne peut survivre dans une fournaise pareille ! hurlait une voix de femme.
- Je suis sûr qu'ils sont encore vivants ! lui répondit un homme.
Sirius bondit sur le dos de Sircor.
- Attendez-moi ici. Je vais aller chercher ces inconscients !
Chantelys le regarda, si fier avec son mince visage et son torse nu noirs de fumée, et secoua la tête.
- Je vous accompagne, fit-elle fermement.
- Vous avez couru assez de dangers comme cela. Même les animaux veulent que vous restiez avec eux.
Il jeta un coup d'oeil dans le souterrain et vit que les flammes avaient disparu sans laisser de traces.
- Restez à l'abri dans le souterrain ; ainsi, je saurais où vous retrouver.
- Je ne veux pas rester toute seule. Cette forêt me terrifie. Je n'ai pas votre hardiesse. Quand je vois un squelette, j'ai peur.
Sirius eut un rire bref.
- A cet instant, ils doivent penser à autre chose qu'à venir vous ennuyer.
Mais il cessa de plaisanter quand il vit des larmes étincelantes au bord des longs cils de Chantelys. Il soupira, souleva la jeune elfe de terre et l'assit devant lui. Puis il lança Sircor au galop dans le feu. La Gardienne du Cristal Bleu se blottit contre lui et appuya sa tête sur l'épaule du jeune homme qui sentit la caresse des longs cheveux blonds sur sa peau nue. Il ébouriffa sa chevelure cuivrée, enlaça la jeune elfe et ne songea plus qu'à guider son cheval dans le labyrinthe de flammes.
Noor et Sirane se frayaient un chemin dans les arbres incandescents, dont certains tombaient juste devant eux. Le jeune mage cria soudain :
- J'entends un galop de cheval !
Ils firent des signes au cavalier qui s'arrêta. Il s'agissait en fait de deux cavaliers, un jeune homme et sa compagne.
- Vous avez été pris dans l'incendie ? hurla le jeune homme pour dominer le crépitement des flammes.
- Non, nous sommes venus au secours de ceux qui s'y trouvaient ! répondit Noor de la même manière.
- Eh bien, vous êtes fous ! C'est vous qui criiez tout à l'heure ?
- Nous ne criions pas, nous parlions, fit dignement Sirane.
Le jeune mage aperçut, sur la main du nouveau venu, la trace blanche très reconnaissable des doigts d'un squelette de la Reine.
- C'est sans doute vous que nous cherchions ! reprit-il.
La jeune fille serrée contre le cavalier le regarda d'un air étonné.
- Ne restons pas là, dit-elle. J'ai l'impression que la forêt veut nous ensevelir sous ses cendres.
- Sans doute est-ce son but, murmura Noor. Venez ! ajouta-t-il à haute voix.
Le cheval commençait à s'énerver et le jeune homme avait toutes les peines du monde à le calmer. Son visage souillé par la fumée que dégageait l'incendie laissait quand même voir des traits énergiques. A force de persévérance, le petit groupe réussit à sortir de ce brasier. La jeune cavalière, regardant le désastre provoqué par les flammes, murmura :
- Pardonne, Chantelys, à un crime aussi odieux, pardonne...
Sans réfléchir, elle tendit la main vers la forêt et chuchota :
- Mera sylvana, mera so kisoz !
A la surprise de tous, une trombe d'eau jaillie de nulle part éteignit les flammes et une forêt plus robuste et plus verte encore que la précédente surgit du sol en un instant. Noor et Sirane furent éblouis par la puissance des pouvoirs de la nouvelle venue. Elle baissa la tête devant les yeux un peu réprobateurs de son compagnon.
- Pardon ! Mais je ne pouvais laisser une forêt en cendres...
- Vous avez fait ce que vous estimiez juste. J'espère simplement que cela ne nous portera pas préjudice.
Soudain, il se passa un phénomène extraordinaire : un orage se déclara au dessus de la forêt et la pluie provoquée par la magicienne se transforma en un tourbillon, qui commençait à attirer les quatre jeunes gens vers la forêt.
- Que se passe-t-il ? demanda Sirane, effrayée.
- Le sortilège a dégénéré, répondit Noor. C'est normal, c'est dû à la malédiction que Furtifer a lancée sur cette forêt. Tout sort a des effets inattendus.
Ils ne pouvaient pas lutter contre la force qui les entraînait. Ils se retrouvèrent au coeur de la forêt, des éclairs gigantesques déchirant le ciel juste au dessus de leur tête.
- Nous risquons énormément en restant ici, remarqua le jeune inconnu, tout en ôtant les emplâtres qui recouvraient ses mains, qui montraient quelques traces de brûlures.
- C'est bien le but de la malédiction de Furtifer, constata Noor.
- Pas d'accord, rétorqua l'inconnu. Le sortilège sert à empêcher la Reine des Ténèbres de sortir de la forêt. Je pense plutôt que c'est la Reine elle-même qui a lancé ce sort pour décourager les magiciens de détruire son domaine.
Un éclair foudroya un arbre jusqu'à côté et celui-ci s'effondra, en feu, faisant trembler le sol.
- Ce n'est pas vrai ! s'exclama la jeune magicienne. Elle ne va pas remettre le feu, tout de même !
- Cela ne la gênerait pas ! répondit Noor.
Le feu commença à dévorer les arbres que la magicienne avait fait repousser. Une branche enflammée tomba sur le petit groupe. L'inconnu réagit avec la vitesse de l'éclair et tendit le bras droit. La branche rencontra la marque blanche laissée par le squelette. Tous virent la flamme entourer le poignet du jeune homme ; celui-ci sembla ne rien sentir et ne poussa pas un cri.
- Les squelettes ont parfois un avantage, fit remarquer Noor avec un air amusé.
- Mouais..., marmonna l'inconnu. Si on veut... Il faudrait peut-être songer à sortir d'ici.
Par chance, le cheval avait été attiré avec eux. Le jeune homme installa sa compagne et Sirane sur le dos de l'animal, prit les rênes et se mit en marche. Noor le suivit sans rien dire.
- Vous savez où aller ? demanda le mage.
- Pas vraiment, mais je compte sur mon instinct.
Brusquement, devant eux, apparurent les animaux des dieux-elfes. Noor ouvrit de grands yeux, ce qui n'échappa pas à l'inconnu. Tandis qu'une partie des bêtes s'occupait d'éteindre le feu qui tentait de se propager, les autres vinrent tirer le jeune inconnu par son pantalon de cuir marron.
- Apparemment, ils veulent que nous les suivions, remarqua-t-il sans s'étonner outre mesure.
Tous suivirent le chemin que leur montraient les animaux.
Ils n'eurent que le temps de faire quelques pas avant qu'un cri de la magicienne ne leur fasse tous lever la tête.
- Regardez cet oiseau !
Dans le ciel bleu-vert de Solaris, un oiseau flamboyant tourbillonnait au-dessus d'eux.
- Le mythe de l'oiseau flamboyant ! murmura Noor avec respect. Celui qui le voit est promis à un grand destin.
- Et qui de nous est celui-là ? fit l'inconnu ironiquement.
Comme pour répondre à sa question, l'oiseau piqua droit sur lui et vint s'abattre sur son épaule. Noor le considéra avec surprise ; le jeune homme caressait doucement les plumes merveilleuses de l'animal.
- Tu ne trouves pas que tout a la couleur du feu, aujourd'hui ? lui chuchota-t-il.
L'oiseau fantastique frotta son bec recourbé contre la joue du jeune homme et reprit son envol.
- Eh bien, mon ami ! Vous ne devez pas être n'importe qui ! lança Noor.
- Je suis ce que mes ancêtres ont fait de moi, répondit-il mystérieusement.
Un éclair déchira de nouveau le ciel de Solaris.
- Pressons-nous ! J'allais oublier cet orage.
Un cri aigu transperça les airs. L'inconnu tourna rapidement la tête et vit l'éclair, comme mû par une puissance maléfique, traverser le corps de l'oiseau flamboyant. Celui-ci perdit l'équilibre et tomba lourdement au sol. Le jeune homme oublia ce qu'il venait de dire et s'éloigna du petit groupe ; il s'accroupit près de l'animal et le ramassa : l'oiseau était éventré et ses yeux vitreux le regardaient avec supplique. Il effleura les belles plumes dorées et murmura :
- Je porte malheur à ceux qui m'entourent.
Il ferma les yeux de l'oiseau et le déposa dans un arbre. Il fit demi-tour et rejoignit les autres qui avaient respecté cette sorte de cérémonie. Une pluie torrentielle s'abattit sur eux, mais la couleur de l'eau était noire. L'inconnu se mit à courir, pour ne pas perdre la piste des animaux qui s'étaient enfuis dès le premier éclair.
Quand enfin, ils aperçurent la limite de la forêt, ce fut avec soulagement qu'ils sortirent de cet enfer. Les jeunes gens ne s'arrêtèrent vraiment qu'au bord d'une petite rivière qui coulait non loin de la forêt. Là, chacun se débarbouilla de la fumée qui lui couvrait le visage. Noor et Sirane regardèrent les nouveaux venus et la jeune prêtresse eut un sursaut qu'elle retint, mais qui ne passa pas inaperçu aux yeux du mage. Si l'autre jeune homme avait lui aussi reconnu Sirane, il n'en montra rien. D'un commun accord, ils décidèrent de rester groupés pour la fin de la nuit. Sitôt que Noor parut occupé, Sirane attira l'autre jeune homme à l'écart. Le mage se tourna vers la magicienne.
- Je crois que nos amis ont trouvé plus agréable compagnie que la nôtre.
La jeune fille sourit en haussant les épaules, amusée par la légère note de dépit qui perçait dans la voix de Noor.
Sirane, un peu plus loin, contemplait le jeune homme en face d'elle avec des yeux incrédules.
- Sirius... Par Sorcerak, je n'arrive pas à y croire !
- C'est pourtant moi. Mais toi, que fais-tu perdue seule avec cet homme dans la Forêt Envoûtée quand je te croyais bien sagement dans ton temple ?
- Si tu savais ! C'est toute une histoire ! Mais avant de te la raconter, laisse-moi encore te regarder ! Cela fait si longtemps !
Elle se jeta dans les bras de Sirius en riant. Une voix s'éleva :
- Dites-nous si l'on vous dérange...
Sirane se dégagea et se tourna vers Noor, à côté de qui se tenait la jeune cavalière.
- Noor, je te présente mon frère cadet, Sirius. Sirius, voici Noor, le plus puissant mage du mal.
Sirius se souvenait des paroles de Sircor et le nom de Noor ne lui était pas inconnu.
- Vénérée, voici ma soeur Sirane, grande prêtresse du Soleil. Sirane, je...
Chantelys s'avança.
- Il est inutile, je crois, de dévoiler mon nom qui ne dirait rien à personne. Mais peut-être que ceci pourra faire comprendre qui je suis...
Elle exhiba un écrin entièrement blanc, que Sirius pensa être l'écrin de givre dont elle lui avait parlé.
- Fergistan, dit-elle.
L'écrin s'ouvrit, dévoilant sur sa blancheur immaculée un fabuleux cristal bleu qui scintillait de tous ses feux. Tous ceux qui étaient présents eurent le souffle coupé devant la beauté de ce joyau.
La première, Sirane retrouva la parole :
- Vous êtes la Gardienne du Cristal Bleu qu'un guerrier devait mener jusqu'à nous !
- C'est exact. Et apparemment, ce guerrier est votre frère.
- Personne ne pourrait être plus mon frère que Sirius, répondit Sirane avec un regard chargé de tendresse pour le grand jeune homme agile qui se tenait devant elle.
Noor s'intéressait à autre chose qu'à savoir si Chantelys était ou non la Gardienne. Il demanda :
- Quelle langue avez-vous utilisée pour ouvrir l'écrin ?
- C'est l'idiome elfique le plus archaïque, écrit en alphabet Serk. C'est une langue que seuls les prêtres des dieux-elfes connaissent et utilisent.
- N'y a-t-il donc pas d'autre moyen de montrer le cristal qu'en utilisant ce dialecte ? Le langage magique, le kernalam, ne peut-il pas servir ?
- Si. Mais la formule est longue et compliquée. Nul, à part moi et les dieux, ne la connaissent et soyez assuré que si un intrus l'apprenait, les dieux referaient un autre écrin en changeant la formule.
Noor hocha la tête, satisfait. Cette elfe lui serait donc nécessaire s'il voulait utiliser la puissance du Cristal.
Sirius observait toute la scène, l'air un peu triste. Il comprenait que les questions du mage étaient intéressées, mais il n'était ni prêtre, ni magicien, et il était dans l'incapacité de venir en aide à sa soeur et à Chantelys. Il réussit à prendre Sirane à part tandis qu'ils retournaient au camp. Il lui glissa dans la main quelques pièces d'or qu'il avait trouvées dans les fontes de son cheval.
- Tiens, tu achèteras un cheval à la Gardienne à la prochaine ville. L'alezan, tu le relâcheras. Sircor m'a dit qu'il retournerait tout seul près de Sham.
- Tu as vu Sircor ? fit Sirane, enchantée.
Elle s'était toujours bien entendue avec l'elfe, avec qui elle avait parfois chassé quand sa mère gardait Sirius, trop petit pour pouvoir les suivre.
- Oui. Il m'a dit que Noor et toi passiez plus de temps à...
- A quoi ? Sirius, tu ne vas pas me faire des cachotteries !
- J'aurais aimé que tu me dises que c'est faux, mais je crois, hélas ! qu'il avait raison. Noor et toi êtes amoureux l'un de l'autre, n'est-ce pas ?
- Je ne cesse de penser à toi, Sirius, murmura Sirane. Tu sais que ton souvenir m'a toujours empêchée de céder à la moindre tentation. Quand bien même ce que tu dis serait vrai, tu me permets inconsciemment de me contrôler. Alors que vas-tu donc imaginer ?
Sirius regarda sa soeur avec attention.
- La vérité malheureusement, soupira-t-il. Adieu, Sirane. Qu'Hypnoz et Sircor guident tes pas vers ton destin avec lucidité.
Il s'éloigna.
Une petite main le retint.
- Vous partiez sans me dire au revoir ?
- Je crains, Vénérée, que ce ne soit un adieu.
- Ne partez pas, Sirius, je vous en prie !
C'était la première fois qu'elle prononçait son prénom et le jeune homme en fut ému. Néanmoins, il secoua la tête.
- Je suis désolé, Vénérée, je ne peux pas rester. Une autre mission m'attend.
- Mais vous n'avez pas fini celle-ci ! Ne me laissez pas seule avec ce mage du mal.
- Ma soeur vous protégera, je le lui demanderai.
- Elle aura bien autre chose à faire qu'à s'occuper de moi. Que faut-il donc que je fasse pour que vous restiez ?
- Rien, Vénérée. J'ai promis et ma parole est sacrée.
- Je vois donc qu'il va falloir que je vous avoue le but de notre mission afin que vous preniez conscience du danger que courra votre soeur sans votre protection.
- Non, Vénérée, si ce but est secret, vous n'avez aucun droit de me le révéler.
- Sirius, écoutez-moi, enfin ! s'écria Chantelys en voyant le jeune homme tourner les talons.
Myls et Syrs, les deux lunes, faisaient briller le casque de cheveux blond-châtain cuivré du guerrier et lui donnaient un aspect divin.
- Il s'agit presque de renouveler l'exploit de votre grand-père.
Sirius la regarda gravement.
- Il est impossible de refaire ce qu'a accompli l'Errant. Et personne, y compris moi, n'aurait pu faire ce qu'il a fait.
La jeune elfe s'approcha de lui et lui ordonna :
- Regardez-moi, Sirius, petit-fils de l'Errant.
Le jeune homme obéit et plongea son regard dans les yeux verts de sa compagne.
- Nous nous rendons à Hydranis, où vit la déesse des eaux, pour lui demander le Sceptre de la Nuit. En effet, les ordres du mal ont retrouvé cet objet au pouvoir inestimable, qu'Illustra avait dissimulé à la convoitise des mortels. Votre soeur et moi avons été déléguées pour accompagner Noor et lui prendre le Sceptre avant qu'il ne puisse en faire usage, c'est-à-dire le donner à la puissante Reine des Ténèbres, qui deviendrait alors l'égale d'une déesse. Mais, étant donné que la présence d'une prêtresse du Soleil n'est pas indispensable pour retrouver le Sceptre, nous pensons que Zeloran a confié à Noor une mission en plus de celle qu'il exécute au nom de sa soeur. Voilà, je vous ai tout dit. Avez-vous une question ?
- Oui. Pourquoi vous et Sirane ?
- Sirane a été choisie parce qu'elle est la grande prêtresse d'Hypnoz, si vous ne le saviez pas. Quant à moi..., c'est parce que je suis la Gardienne du Cristal Bleu et protégée de Chantelys.
- Ainsi donc vos dieux vous envoient à la mort, dit amèrement Sirius.
Il prit brusquement Chantelys aux épaules.
- Parce que vous devez traverser les Plaines Infernales aux fleurs dont le parfum fait mourir quiconque le respire, reprit-il d'une voix furieuse. Or ces prairies sont couvertes des fleurs et nul ne peut les traverser sans percevoir les effluves mortelles. Ensuite ce sera Hydranis, un continent englouti par les eaux situé au beau milieu d'une terre inhospitalière où personne ne vit. Vous devrez peiner parmi les glaces et tenter de survivre par un froid inimaginable. Je sais ce que je dis, j'y suis déjà allé. Et je serais condamné à voir vous voir mourir, vous et Sirane, sous mes yeux ? Mais qu'ai-je fait aux dieux pour mériter pareil supplice ?
- Croyez-vous que cela m'enchante d'aller à une mort certaine ? demanda doucement Chantelys. Mais si les dieux ont décidé que je devais y aller, je dois le faire, parce que c'est ma destinée.
- Ne vous a-t-on jamais dit que vous étiez maîtresse de votre destin ? répondit brutalement Sirius.
- Je ne peux lutter contre la puissance divine, dit simplement la jeune elfe.
Sirius la serra contre lui et murmura :
- O mon père, que dois-je faire ? Vaut-il mieux que je perde la vie pour sauver ceux que j'aime ou dois-je continuer à errer à l'aventure en craignant sans cesse qu'ils ne soient morts ?
Chantelys appuya son front contre l'épaule du jeune homme et le laissa décider tout seul de sa vie. Il crut voir devant lui la guerrière aux longs cheveux noirs qui l'avait sauvé des squelettes et qui disait :
- N'oubliez pas votre promesse !
- Je dois y aller, pensa-t-il, ne serait-ce que pour respecter ma parole ou au moins tenter de prolonger au maximum la vie des fous qui s'y aventurent. Et puis, j'ai juré à Chantelys le Serment de Fidélité. Où serait ma fidélité si je l'abandonnais à la première occasion, au premier danger ?
Chantelys sut qu'il savait ce qu'il devait faire et elle chuchota :
- Qu'avez-vous décidé ?
- Je viens. J'ai une promesse à respecter.
- Qui vous a demandé de retrouver le Sceptre ? sursauta violemment la jeune elfe.
- Celle qui nous a aidés dans la forêt.
Elle se dégagea et prit les mains de Sirius dans les siennes.
- Méfiez-vous d'elle, je vous en conjure ! Rappelez-vous ce que je vous ai dit !
- Je sais. Mais j'ai promis. Venez maintenant, Vénérée. Les autres vont se demander ce que nous faisons.
- Faites-moi plaisir : appelez-moi Chantelys. J'en ai assez de ne jamais entendre prononcer mon prénom et d'être sans cesse qualifiée de Vénérée, titre pompeux que je ne mérite pas.
- Je veux bien, mais à une unique condition : vous ne vous retenez plus et vous vous adressez à moi comme si nous étions de vieux amis, en utilisant le nom de Sirius, par exemple.
Chantelys rougit quand il fit allusion aux deux fois où elle l'avait appelé ainsi. Ils regagnèrent lentement le camp où le feu dansant dessinait les silhouettes de Noor et Sirane.
Texte © Azraël 1995 - 2002.
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