Le Sceptre de la Nuit

   Quand Sirane rouvrit les yeux, elle aperçut immédiatement la veine qui battait sur le cou de Noor. Elle redressa la tête et se dégagea.
    - Vous êtes le frère de la Reine des Ténèbres ! l'accusa-t-elle d'emblée. Vous l'avez caché à Saval.
   Le mage la regarda en soupirant.
    - Je ne peux nier mon origine. Personne ne le peut. Mais je n'ai pas eu le choix.
    - Vous suivez sa voie et vous servez ses intérêts ! Le Sceptre est pour elle, n'est-ce pas ?
    - Qui d'autre qu'elle saurait s'en servir ? Mais pourquoi serais-je de son côté ?
   Sirane lui répondit sans hésiter :
    - Parce que sa puissance vous permettrait de faire régner le mal sur le monde.
   Noor se rapprocha de la jeune prêtresse et plongea son regard insondable dans le sien.
    - Personne ne sait ce que je compte faire, murmura-t-il très bas, personne, sauf moi. Me croirez-vous si je vous dis que je la trompe afin qu'elle m'apporte l'aide nécessaire pour retrouver le Sceptre ? Mon but n'est pas de régner mais de détruire cet objet de malheur et peut-être ainsi de détourner ma soeur des ténèbres...
   Il se tut un court instant.
    - Me croyez-vous ? reprit-il doucement, ses lèvres effleurant presque l'oreille de Sirane.
   Celle-ci ferma les yeux pour se calmer, mais ce moment de faiblesse permit aux paroles de Noor de s'insinuer dans son esprit.
    - Sauver le monde en détruisant le Sceptre..., souffla-t-elle. Est-ce vraiment pour cela que vous voulez le retrouver ?
   Il fixa son regard bleu sur elle.
    - En doutez-vous ?
   Personne ne pouvait résister aux yeux étranges de Noor quand ils n'étaient que douceur et tendresse, et Sirane ne fit pas exception. La jeune fille, perdue dans ses pensées, frappée par cette révélation, laissait sa main errer et elle rencontra l'amulette d'Hypnoz. Ses doigts se refermèrent sur le joyau dans un mouvement convulsif et ses lèvres murmurèrent une prière :
    - Ô Hypnoz, toi qui distribues la lumière au monde, viens éclairer mon âme de ta sagesse et faire que je reste digne de toi !
   Noor l'observait avec un léger sourire. Il savait qu'il semait le trouble dans l'esprit de la grande prêtresse du Soleil, ce qui lui permettrait peut-être de lui faire accomplir la délicate opération que lui avait confié Zeloran... Sirane souleva ses paupières et ses yeux étaient maintenant sans plus aucun nuage d'indécision.
    - Mon dieu me guidera dans les méandres du mal et me fera éviter les pièges que votre douceur feinte me tendra, dit-elle fermement.
   Les lèvres du mage esquissèrent un rictus ironique.
    - Quelle foi inébranlable ! N'avez-vous jamais songé que s'il vous guidait dans les méandres du mal, il ne vous aurait jamais lâchée dans les griffes d'un fauve malfaisant tel que moi comme la pauvre petite victime innocente et sans défense que vous êtes ?
   La prêtresse détourna la tête.
    - Partons. Je ne peux rester dans cette forêt en sachant que nous sommes à la merci des squelettes de votre soeur.
   Noor se leva d'un bond et la saisit aux épaules.
    - Sirane, écoutez-moi ! s'écria-t-il. Quel avantage aurais-je à vous mentir ? Ouvrez les yeux, par Erza !
   Au nom de la Princesse de l'Ombre, la jeune fille frissonna. Le mage l'entoura de ses bras et reprit plus doucement, amenant presque la tête délicate au creux de son épaule :
    - Vous êtes à ma merci, Sirane. Je n'ai qu'à implorer ma soeur et ses squelettes reviennent. J'aurais pu les laisser vous tuer, tout à l'heure ! J'aurais même dû !
    - Hypnoz a rallumé en vous une étincelle de compassion, répondit-elle d'une voix étouffée.
    - Sirane..., murmura-t-il d'un ton désespéré, n'écoutez pas votre foi, mais votre coeur ! Ne ressent-il rien à mes paroles ? Me croyez-vous au moins quand je vous dis que je suis un prince du mal ?
   La jeune prêtresse baissa la tête et Noor la serra plus fort contre lui.
    - Ne sentez-vous pas mon coeur bondir quand je vous tiens serrée contre moi ? s'écria-t-il, emporté par une folie inhabituelle. Croyez-vous que ce langage-là mente ? Sirane... voulez-vous entreprendre ma rédemption ?
   Elle frémissait quand il prononçait son nom et malgré sa raison qui lui disait de se reprendre, elle se trouvait sans force dans les bras du jeune mage.
    - Sirane, répondez-moi..., réponds-moi..., je suis ton esclave. J'étais serviteur du mal, je suis le tien désormais...
   La jeune prêtresse cherchait désespérément un souvenir auquel se raccrocher, pour pouvoir lutter contre Noor.
   Enfin, une image s'imposa devant ses yeux et elle réussit à repousser le jeune homme.
    - Vous dites des bêtises, mage, dit-elle froidement. Vous regretterez vos paroles demain, quand le jour aura débarrassé votre esprit des brumes trompeuses des ténèbres.
   Noor laissa retomber ses bras et contempla Sirane avec attention.
    - Sans doute. Vous avez raison. Je vous prie d'oublier ce que je viens de vous dire. Allansia serait fort mécontente si j'aimais une autre femme qu'elle, ajouta-t-il avec cynisme.
   La jeune fille haussa les épaules et souleva sa selle pour la mettre sur le dos de son cheval, refusant de rester plus longtemps sans bouger. Elle sentait que sa raison s'égarerait moins en chevauchant.
    - Permettez-moi de vous aider, Vénérée, intervint Noor. Ce n'est pas un travail pour vous ; par contre, c'est le lot de nous autres, mages errants.
   Elle recula quand il s'avança à sa hauteur. Il s'en aperçut et eut de nouveau son rictus ironique.
    - Ne craignez rien de moi. Je me suis libéré de l'ivresse que me procurait votre parfum et j'essaierai de me garder de le respirer de nouveau.
   Une fois les chevaux sellés, ils reprirent leur route à travers les ténèbres, simplement éclairés par l'éclat d'argent que produisait l'amulette d'Hypnoz.

   Dans son château, Symaris éclata de rire et même Thyrs daigna sourire.
    - Cette scène était merveilleuse ! s'exclama-t-elle. Je n'ai jamais vu mon frère aussi sincère. C'est sans doute bien la seule fois de sa vie qu'il aura dit ce qu'il ressentait vraiment ! Thyrs, c'est sûr, il l'aime ! Elle aurait pu en faire un serviteur du bien si elle l'avait voulu ! Elle n'a pas compris ce qu'elle vient de laisser passer. A force de vouloir suivre la ligne de sa foi, elle commettra des erreurs, et il fera les mêmes ! Et moi, moi, je les attendrai au tournant... !
   Elle rit une dernière fois puis reprit son sérieux.
    - Bien. Thyrs, rallume ta boule de cristal...
   Elle eut un rire étouffé en parlant ainsi de la Vasque de Vision qui lui avait permis d'assister à la discussion entre les deux jeunes gens dans la forêt.
    - Montre-moi maintenant le cachot de mon jeune gladiateur...
    - Attention, ma Reine, n'imite pas ton frère !
   Symaris tourna ses yeux bleus vers le dragon.
    - Que veux-tu dire par là ? demanda-t-elle en fronçant les sourcils. Prétendrais-tu que je suis aussi faible que Noor ? Mon jeune gladiateur n'est pas un fou obnubilé par sa foi, mais un combattant émérite qui vient d'atteindre le rang de champion en quelques jours !
    - Ma Reine, je faisais simplement une remarque, fit Thyrs en laissant couler son regard d'or entre ses paupières à demi baissées.
   Il tourna les yeux vers la Vasque de Vision et le liquide noirâtre s'éclaira lentement sur un cachot sombre.

   Sirius avait livré plusieurs combats à mains nues devant des foules toujours plus en délire et, à chaque fois, il montrait qu'il méritait vraiment le surnom de Gladiateur Invincible. L'admiration de la foule avait atteint le paroxysme ce même jour, où il venait d'être sacré champion de l'arène. Il avait déjà commencé en parallèle son entraînement à l'épée et s'y défendait plutôt bien. Au moment où Symaris l'observait, il dormait tranquillement dans son cachot, ainsi que Chantelys. Les cris et rires des gladiateurs des souterrains voisins ne les dérangeaient en rien. La jeune elfe avait la tête appuyée sur l'épaule de son compagnon et elle se réveilla quand il se redressa brusquement.
    - Pardonnez-moi, Vénérée. J'ai cru entendre un bruit.
   En effet, une clé tournait dans la serrure et la porte s'ouvrit sur un jeune elfe au regard malicieux.
    - Eh bien, Sirius ! s'exclama-t-il gaiement. Je vois que tu te prélasses ! Allons, une mission t'avait été confiée. L'aurais-tu oubliée par hasard ? Je sais que tu viens de livrer un dur combat, mais il ne faut pas exagérer...
    - Sircor ! s'écria le jeune homme stupéfait, interrompant la tirade volubile de l'elfe. Mais comment...
    - Eh oui, Sircor ! Qui, à part moi, pourrait donc venir te délivrer si tu ne le fais pas tout seul ?
   Chantelys contemplait l'elfe aux cheveux blond-châtain avec des yeux ronds.
    - Mais il s'agit de...
    - Chut, Vénérée ! la reprit Sirius. Il s'agit de mon ami Sircor.
    - Venez vite !
   Le jeune elfe, tout en les guidant dans les dédales des souterrains du château, bavardait sans arrêt.
    - Sham, ma femme, m'a confié des chevaux pour vous.
    - Que se passera-t-il si nous les perdons ou si on nous les vole ?
    - Ils nous reviendront. Ne t'inquiète pas, fit Sircor avec un clin d'oeil.
   Chantelys ne disait rien, trop ébahie. Car ces cheveux blond-châtain, ces yeux ambre et cette façon de s'habiller avec une tunique verte sur un pantalon de cuir marron enfoncé dans des bottes de la même couleur, cet arc et ce carquois ne pouvaient correspondre qu'à une seule personne et...
    - Pour l'amour des dieux, Vénérée, venez ! s'écria Sirius. Le temps nous est peut-être compté !
   Sircor approuva.
    - Il serait en effet temps que vous interveniez. Rien ne va entre Noor et la prêtresse du Soleil. Ou plutôt cela ne va pas comme il faudrait. Ils sont plus occupés à se séduire mutuellement qu'à penser au Sceptre ! Si ce n'est pas malheureux !
   Sirius sourit. Enfin, la fin du souterrain arriva et ils débouchèrent à la lumière de Syrs et Myls.
    - Par Sorcerak ! fit le jeune homme en s'étirant. Leur lumière me manquait ! Je crois que j'ai oublié jusqu'à la chaleur du soleil jaune !
   Sircor disparut un bref instant et revint avec deux chevaux, un gris et un alezan.
    - Allez, en selle. Mon rôle se termine là. Le reste est entre vos mains, Chantelys, Gardienne du Cristal Bleu. Vous seule peut-être pourrez faire que le bien triomphera de le mal. Adieu, Sirius, mon ami !
    - Adieu, Sircor ! Viens me rendre visite à l'occasion !
    - Je n'y manquerai pas !
   Sircor s'éloigna dans la Forêt Envoûtée et peu à peu, sa silhouette s'effaça.
   Chantelys retrouva la parole.
    - Il s'agissait du dieu-elfe Sirius !
    - Mais bien sûr ! Et Sham est Chantelys. Ne vous avais-je pas dit qu'il était comme mon père ?
   Il souleva Chantelys et l'assit sur le cheval gris. Lui-même bondit sur l'alezan.
    - En avant, Vénérée ! Nous devons retrouver Noor et la prêtresse !
   Ils partirent au galop.

   Symaris poussa un cri de rage et se tourna vers le Dragon des Ténèbres.
    - Thyrs, tu as meilleure mémoire que moi ; te souviens-tu de ce qu'a dit exactement ce maudit Furtifer quand il m'a condamnée à rester enfermée ici ?
    - Il a dit...
   Un coup de sifflet strident se fit entendre et un jeune homme très pâle aux cheveux d'un noir de jais apparut aux côtés de Symaris.
    - J'ai dit, ô Reine des Ténèbres, que je t'interdisais par tous les moyens de franchir la zone délimitée par la Forêt Envoûtée. Ton territoire est restreint au strict minimum. Tes squelettes rôdent dans ces bois, donc autant valait que tu puisses y faire ta loi. Es-tu satisfaite ?
    - Bien sûr, ô Furtifer. Je suis heureuse de t'entendre dire cela.
   
- Dire la vérité n'a pas à rendre heureux, répondit le dieu de sa voix triste.
   Il salua et disparut dans un concert d'aboiements de chiens de l'enfer, qui constituaient son cortège habituel. Symaris murmura :
    - Non, non, mon jeune gladiateur, tu ne m'as pas encore échappé !
   Elle leva les bras et disparut dans un éclair noir.

   Sirius et Chantelys chevauchaient à grande vitesse pour rattraper le temps perdu. Mais avant même que la nuit soit tombée, des points rouges jalonnaient leur route. Chantelys se retournait fréquemment.
    - Je sens une présence maléfique..., chuchota-t-elle.
    - Bien sûr. Les squelettes de la Reine. Nous les aurons autour de nous ce soir.
   Il regarda pensivement le dos de sa main où les doigts blancs d'une de ces créatures étalaient leur empreinte sur la peau tannée du jeune homme. Effrayé par ces inquiétantes lueurs, l'étalon gris de Chantelys hennit brusquement et s'emballa, emportant la jeune elfe sur son dos.
   Sirius ne réagit pas tout de suite : il regardait le cheval galoper entre les arbres torturés, les branches fines comme des aiguilles lui fouettant les flancs et achevant de l'exciter. Soudain, il talonna sa propre monture qui bondit en avant.
    - Fonce, Sircor, murmura Sirius. Fonce, mon bel étalon !
   Et l'intelligente bête, ressentant les envies de son cavalier, accélérait toujours plus sa foulée, dévorant la distance qui le séparait de l'autre cheval à une vitesse vertigineuse. Sirius voyait Chantelys essayer tant bien que mal de rester en selle et il comprit qu'il fallait agir vite s'il ne voulait pas qu'elle tombât. Il se pencha encore plus en avant sur l'encolure de son étalon qui trouva des forces nouvelles pour acquérir plus de vitesse. Sirius était presque à la hauteur de l'elfe quand l'étalon gris fit une brusque volte à droite, divergeant de la ligne du jeune homme. Mais sa monture semblait avoir prévu la manoeuvre car leurs chemins restèrent parallèles. Sirius soutint Chantelys d'une main ferme, tandis que, de l'autre, il cherchait à attraper les rênes de l'étalon gris, ayant dû, pour ce faire, lâcher les siennes. Quand enfin il parvient à les saisir, il eut beau tirer dessus, le cheval ne réagit pas. Sans doute était-il trop effrayé pour obéir à l'ordre ou peut-être n'y voyait-il qu'un moyen de le livrer aux squelettes qu'il semblait particulièrement redouter. Il secoua brusquement la tête, arrachant les rênes à l'emprise de Sirius qui, dans sa position inconfortable, ne put rien faire contre cela, et parvint à s'échapper. Chantelys, qui avait repris son équilibre lors de l'intervention du jeune aventurier, ne risquait plus maintenant de faire une mauvaise chute et Sirius put se consacrer entièrement au moyen d'arrêter le cheval fou. Il fit faire une volte à sa monture et coupa à travers les broussailles. Il amorçait une manoeuvre tournante, toujours à une vitesse démente, sans que Sircor - car tel était le nom qu'il avait donné à son destrier - ne parût manifester la moindre marque d'épuisement. Parvenu à la hauteur de la tête de l'étalon gris, Sirius rabattit son propre cheval sur la monture emballée, et, en pleine course, lui attrapa les naseaux. Il assura sa prise, juste en dessous de l'os nasal, et serra fortement.
   Aucun cheval ne pouvait résister à un pareil traitement et la bête rétive ne fit pas exception à la règle. Secouant violemment la tête dans l'espoir d'échapper à cette poigne de fer, il ralentit et finit par s'arrêter, écumant et tremblant de peur. L'étalon alezan semblait en meilleure forme et quand Sirius descendit de selle, il vint gentiment lui souffler dans le cou. Le jeune homme gratifia sa monture d'une caresse et attacha solidement le cheval fugueur, avant de se tourner vers la prêtresse qui se laissa glisser dans ses bras. Elle se blottit contre lui, aussi tremblante que l'étalon gris. Il lui entoura les épaules de son bras d'un mouvement protecteur et la laissa se calmer. Quant à lui, il n'était même pas fatigué, malgré son souffle court, et il restait parfaitement calme et maître de lui-même. Quand Chantelys eut recouvré ses esprits, elle le remercia :
    - Vous êtes vraiment un héros ! Peu de gens auraient risqué leur vie pour sauver une inconnue, ou presque, emportée sur un cheval emballé.
    - Bah ! C'était normal, assura Sirius, affreusement gêné.
   Il eut un petit rire amusé et reprit :
    - C'est la première fois que je m'offre une pareille course-poursuite dans une forêt aussi infernale que celle-ci ! C'est une expérience amusante qu'il faudra que je recommence, avec quelqu'un d'autre, bien sûr.
    - Amusant ? répéta Chantelys, horrifiée. Vous trouvez que c'était amusant ?
    - Pour moi, relativement, oui. Cela m'apprend à rester calme pour avoir des gestes efficaces et précis.
   La jeune prêtresse réfléchit sur les risques qu'avait pris Sirius : d'une part, il avait plus d'une fois lâché les rênes de son propre cheval pour tenter d'arrêter le sien, ce qui était déjà assez risqué, car il ne connaissait pas sa monture qui aurait pu en profiter pour se débarrasser de lui ; d'autre part, il aurait pu tomber en effectuant la manoeuvre audacieuse qui lui avait permis d'arrêter le cheval fou et, à la vitesse où il galopait, une chute lui aurait été fatale. Elle comprit alors pourquoi il avait choisi d'être aventurier. Si, pour lui, ce qui venait de se passer était amusant, elle se figurait l'exaltation qu'il devait avoir à vivre dangereusement.
   Pendant que la jeune elfe était plongée dans ses pensées, Sirius s'employait à calmer l'étalon gris et cela n'allait pas sans mal, mais la volonté du jeune homme fut de nouveau la plus forte. Il décida de faire une courte halte pour permettre à Chantelys de se reposer. La route risquait d'être encore très longue et il ne voulait pas trop fatiguer sa compagne. Il se pencha vers elle et lui murmura :
    - Restez ici, je m'absente un court instant pour vérifier que les alentours sont sûrs. Il ne s'agirait pas que nous soyons attaqués par surprise.
   Il partit de son pas félin. Sircor, libre de ses mouvements, le suivit tranquillement et vint à la hauteur du jeune homme, glissant son nez sous la main de son ami. Celui-ci sourit et posa ses doigts sur l'encolure alezane du cheval. Il fit un tour relativement rapide dans les environs, les oreilles grandes ouvertes et l'oeil aux aguets. Tout semblait calme et il décida de retourner vers Chantelys.
   Quand il arriva, elle était assise par terre, les bras enserrant ses genoux et les yeux vides. Au premier coup d'oeil, Sirius crut qu'elle était en transe et jugea préférable de la laisser en paix. Il s'occupa de Sircor. Puis, subitement, il se retourna, les sourcils froncés. Non, il ne s'était pas trompé : un masque de souffrance recouvrait les traits de la jeune elfe ; il n'avait jamais vu quelqu'un en transe avec un pareil air de douleur intense. Il fallait la sortir de cette hypnose maléfique ! Il secoua gentiment l'elfe par l'épaule, mais elle n'eut aucune réaction. Il lui donna quelques tapes sur les joues, peu méchantes ; le résultat fut semblable. Alors, il prit un peu d'eau, avec laquelle il lui mouilla les tempes. Les yeux de Chantelys semblèrent reprendre quelque vie, mais ce n'était pas encore la vraie lueur de conscience. Sirius récidiva, autant de fois que ce fut nécessaire. Il eut beaucoup de mal à la ramener dans son état normal. Quand enfin il y parvint, elle frissonna violemment et fixa son compagnon avec un air légèrement hagard.
    - J'ai vu la mort au bout du chemin, dit-elle, les lèvres blanches.
   
- La mort est au bout de chaque chemin, répondit Sirius en haussant les épaules.
    - Mais elle était si... présente, si effrayante ! La mort frappera.
   
- Qu'importe que le corps disparaisse, si l'esprit survit.
    - Et j'ai vu... Erza.
    - Tiens donc ! Notre vieille amie !
    - Elle va revenir sur le monde des vivants, murmura Chantelys avec une voix qui semblait venir d'outre-tombe.
    - Comme si son propre royaume n'était pas encore assez grand ! grogna le jeune homme pour toute réponse.
   La jeune elfe le regarda avec attention : il avait les sourcils froncés, les mâchoires contractées et son regard fauve lançait des éclairs.
    - Venez, Vénérée, dit-il d'un ton égal. Il est temps de repartir.
    - Vous avez une grande maîtrise de vous, remarqua-t-elle, étonnée de s'entendre parler d'un ton aussi détaché.
   Sirius haussa de nouveau les épaules et se tourna vers les chevaux pour éviter d'avoir à répondre. Le cheval gris était maintenant parfaitement calme. Néanmoins, le jeune homme jugea que Chantelys en avait assez vu pour aujourd'hui et il l'assit sur le cheval alezan.

   Ils reprirent donc leur route dans la forêt inhospitalière. Les lunes disparurent trop vite au gré des jeunes gens, surtout pour Chantelys qui avait plus été privée de lumière que son compagnon. Elle s'étonna de ce que les ténèbres lui parussent moins sombres qu'auparavant, alors que la nuit devait être à son maximum d'obscurité.
    - Nos yeux se seraient-ils habitués à la nuit ?
   Sirius regarda derrière lui.
    - Non. Ce sont les gemmes des squelettes qui troublent ainsi l'obscurité de la forêt. Nous allons nous arrêter ici.
    - Pourquoi ne pas continuer ?
    - Inutile. Nous n'aurions pas fait dix pas que ceux-ci nous sauteraient dessus. Autant essayer de nous en débarrasser tout de suite.
   Il descendit de cheval et vint recevoir Chantelys pour la déposer sur le sol. Le cercle des yeux rouges se resserra. Sirius alluma un feu et s'assit à côté. Les chevaux se rapprochèrent de lui, frottant peureusement leur nez contre sa joue. La jeune elfe vint aussi se réfugier auprès du guerrier.
    - Une fois que ma mission sera achevée, dit-il, je retournerai au château pour délivrer Gork.
    - Vous le ferez vraiment ? Je veux dire : risquer votre vie et votre liberté pour ce gladiateur ?
    - Je le lui ai promis, Vénérée. Et je tiens toujours mes promesses.
   En face d'eux, les squelettes entrèrent dans la lumière. Sirius se leva et brandit une branche enflammée.
    - Arrière, suppôts de la Reine des Ténèbres !
    - Je ne crois pas que ce soit ainsi qu'il faille les chasser, dit une voix ironique derrière lui.
   Le jeune homme se retourna et vit une guerrière aux longs cheveux bouclés noirs, le visage masqué par un casque, vêtue d'une longue cotte de mailles et d'une cape, le tout noir. Dans sa main, une épée en acier noir.
    - Les faire reculer par la crainte du feu n'est pas la bonne méthode, dit-elle en s'avançant vers les jeunes gens.
   Chantelys se leva et se glissa auprès de Sirius.
    - Comment faut-il faire alors ? demanda-t-elle.
    - Il faut leur enfoncer son épée dans la gorge ! gronda la nouvelle venue.
   Sirius jeta un coup d'oeil navré à sa ceinture vide.
    - Encore faudrait-il en avoir une, guerrière. Comme vous le voyez, nous en sommes démunis.
   L'interpellée eut un sourire amusé. Elle enleva sa cape et décrocha l'arme accrochée dans son dos.
    - Tenez, prenez celle-ci ! fit-elle en la lançant à Sirius.
   Le jeune homme la reçut et poussa un cri de stupéfaction :
    - Mon épée ! Mais comment... ?
    - C'est la vôtre ? Je l'ignorais. Je l'ai trouvée dans ce château.
    - Vous y vivez ?
    - J'en suis une des guerrières, emprisonnée ici pour la vie. J'attends avec impatience le jour où quelqu'un nous délivrera de cette maudite Reine !
    - Commençons déjà par ses créatures ! répondit Sirius en montrant les squelettes qui se rapprochaient toujours, bien que méfiants envers l'inconnue. Je ne suis pas sûr que nos lames les feront fuir.
    - En effet ; ils sont de plus en plus audacieux, ces temps-ci. J'ai souvent entendu la Reine s'en plaindre et je me souviens qu'elle utilisait un mot magique pour les faire partir. Mais lequel était-ce ?
    - Pressez-vous de le retrouver si vous ne voulez pas les alimenter en sang. J'ai déjà eu affaire à eux, je voudrais bien éviter de recommencer.
   Sirius sortit son épée de son fourreau de bronze orné de volutes et rehaussé de corail. La gemme bleue du pommeau flamboya. Les squelettes firent entendre leur ricanement odieux et tendirent leurs mains vers le jeune homme qui, d'un coup précis de son épée, sectionna quelques os. Les victimes hurlèrent et se précipitèrent sur lui. Il s'adossa à un énorme chêne et se battit vigoureusement. Quand il en voyait un s'approcher un peu trop près de Chantelys, il bondissait comme un fauve et forçait le squelette à reculer promptement.
   A un contre dix, le combat était forcément déséquilibré. Sirius se vit entouré par les squelettes, mais il était trop fier pour demander de l'aide à la nouvelle venue, car quelque chose lui disait de se méfier. Un détail, qu'il ne parvenait pas à identifier, lui trottait dans la tête, un détail important... Il sentit brusquement un poids sur son bras gauche ; il tourna la tête et plongea son regard dans les gemmes rouges du squelette qui venait de refermer la main sur son bras. Ils étaient aussi surpris l'un que l'autre, mais Sirius comprit le premier : le squelette avait la main sur son poignet de cuir et donc il ne sentait pas la brûlure habituelle ! Il se dégagea brusquement et coupa proprement la tête au fautif. Mais, dans ce mouvement, il baissa sa garde à droite et un autre squelette en profita pour l'assaillir. Cette fois-ci, Sirius ressentit jusqu'au fond de lui la brûlure glacée de l'étreinte macabre. Il serra les dents pour ne pas crier de souffrance. D'un coup de son épée, dont le gemme palpitante éloignait un peu les serviteurs de la Reine des Ténèbres, il trancha la main osseuse de son assaillant, laquelle tomba sur le sol dans un bruit de brindilles sèches se cassant. Le cercle des squelettes se resserra dangereusement et Sirius vit venir le moment où il ne pourrait plus rien faire quand soudain, une voix impérieuse s'éleva :
    - Squelettes de la Reine des Ténèbres, entendez ma voix et reconnaissez-la. Je vous l'ordonne : Sylvir !
   Les créatures reculèrent et disparurent dans les ténèbres.
    - Eh bien ! On peut dire que votre mémoire ne revient qu'au dernier moment !
    - Je suis désolée, mais le mot seul n'aurait pas suffi. Il fallait également que je me souvienne des phrases rituelles pour se faire reconnaître d'eux.
    - Mais ils vous connaissent ?
    - Comme guerrière, vaguement. Mais le fait que je sois une des guerrières de la Reine n'aurait servi à rien si je ne connaissais pas le mot magique. Ils vous ont touché ?
    - Je crois, oui.
   Il regarda son bras droit : le poignet était entièrement cerclé de blanc.
    - Hum ! fit la guerrière. Je crains que votre poignet ne soit désormais insensible !
   Sirius haussa les épaules tout en examinant soigneusement la nouvelle venue. Il était sûr qu'elle cachait quelque chose. Elle devait connaître beaucoup plus de magie qu'elle ne le prétendait, parce que... Il se souvint brutalement de Chantelys, qui devait être épuisée par cette journée harassante à cheval et il se tourna vers la prêtresse :
    - Vénérée, vous êtes fatiguée. Reposez-vous. Je veillerai sur votre sommeil.
   La jeune elfe le regarda avec gratitude et s'allongea sur le sol.
   Sirius s'assit de l'autre côté du feu et la guerrière l'imita.
    - Pourquoi n'enlevez-vous pas votre casque ? demanda le jeune homme.
    - J'en suis dans l'incapacité totale. La Reine nous l'a fixé sur notre visage jusqu'à ce que nous quittions son service, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'elle soit morte. Mais, dites-moi, vous m'avez l'air d'être un bon combattant.
   Sirius sourit en songeant aux combats contre Gork et au début d'entraînement à l'épée que la Reine des Ténèbres lui avait infligés.
    - J'ai été bien formé.
    - Pouvez-vous me rendre un service ?
    - S'il entre dans mes cordes, nul problème.
    - Voilà : je vous ai dit que la Reine nous bloquait, mes compagnes et moi, dans ce territoire délimité par la forêt. Il n'y a qu'un seul moyen pour tuer la Reine, car elle est invulnérable aux armes et aux sortilèges, et c'est le Sceptre de la Nuit.
    - Un sceptre !
    - Oui. Cet objet appartient en réalité à Erza, mais les dieux lui ont volé et l'ont confié à Hydana, déesse des eaux, qui habite à Hydranis. Or ce continent englouti se trouve dans une terre qui s'étend au-delà des brumes, dans le nord, au milieu des glaces. Je vous demande de retrouver pour moi le Sceptre et de me l'apporter, pour que mes compagnes et moi luttions contre la Reine.
    - Je crois que je pourrai au moins essayer. Mais je mènerai ma mission à terme d'abord.
    - D'avance, je vous remercie au nom de toutes les créatures que vous libérerez de son joug infernal.
    - Dormez, maintenant, si vous ne voulez pas que la Reine vous demande où vous avez passé la nuit !
   La guerrière rit et lui obéit.
   A peine avait-elle fermé les yeux que Chantelys vint auprès de Sirius.
    - Je n'ai pas confiance en cette femme.
    - Elle a fait fuir les squelettes.
    - Vous combattiez à ce moment ! Moi, je l'observais et elle attendait très visiblement de voir comment vous alliez vous en sortir. Elle connaissait le mot, j'en suis persuadée.
    - En êtes-vous vraiment sûre, Vénérée ?
    - Vous savez que je vous ai dit que je sentais une présence maléfique. Ce n'était pas celle des squelettes, car je la sens encore.
   Sirius la regarda attentivement.
    - Peut-être avez-vous raison. Mais vous n'avez rien à craindre, je veille.
   Chantelys acquiesça et retourna dormir. Le jeune homme murmura :
    - Ne vous inquiétez pas, Vénérée. Je n'ai pas vraiment confiance en elle non plus. Elle ment !
   Sirius enleva sa cuirasse et sa tunique, puis reprit sa garde ; il fixait le feu dansant devant lui. Sans doute ce spectacle l'endormit-il, car quand il releva la tête et regarda autour de lui, la forêt était en feu...

Texte © Azraël 1995 - 2002.
Bordure et boutons Sword and Rose, de Silverhair

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