Veranyliarasha

   Le lendemain, il semblait de meilleure humeur, mais les regards qu'il jetait sur l'Anneau des Constellations n'étaient nullement sympathiques. Ils repartirent de bon pas ; la forêt s'éclaircissait de plus en plus et Arkis, le soleil blanc, dardait ses rayons avec ardeur.
   Soudain, devant eux, au beau milieu des arbres se dressa un palais de pierre blanche, à l'architecture délicate et fine, aux minces colonnes s'élançant gracieusement vers le ciel. Les décorations extérieures étaient somptueuses et étaient en grande partie composée de peintures aux couleurs chatoyantes. La végétation un peu sauvage aux alentours ne faisait que mieux ressortir la beauté de ce merveilleux palais.
    - Un palais elfe ! souffla Sharly, admiratif.
    - Bof, répondit Simon d'un ton désabusé. C'est encore un piège. Magnifique, je le conçois, mais un piège quand même.
    - Rabat-joie ! lui lança le centaure.
    - Pense plutôt en disciple de Nyras, dieu de la justice, qu'en artiste ! rétorqua Simon.
   Sha, devant l'évolution de la personnalité de son frère, avait décidé de le soutenir en toute occasion et elle était entièrement d'accord avec lui. Sharly soupira.
    - D'accord, je cède. Alors que faisons-nous ?
    - On l'évite ! fit Simon en haussant les épaules d'un air d'évidence.
   La grande porte à double battant d'or s'ouvrit et un homme au visage défiguré par de nombreuses blessures vint à leur rencontre.
    - La maîtresse des lieux vous prie de bien vouloir entrer, nobles voyageurs, dit-il humblement.
   Sharly remarqua l'étrange position d'une épaule, le bras couvert d'ecchymoses, la jambe un peu torse et les plaies plus ou moins récentes disséminées un peu partout. Il s'avança, avec l'intention évidente d'utiliser son pouvoir pour soulager l'homme.
   Simon, toujours sur son dos, lui enfonça vivement un doigt dans les côtes. Le centaure ne broncha pas : il était habitué à de semblables plaisanteries de la part de son ami. Il comprit néanmoins fort bien le message : il n'était pas question de dévoiler quelque chose sur eux tant qu'ils ne sauraient pas entre quelles griffes ils étaient tombés.
   Sha se laissa glisser du dos de l'hippogriffe et se prépara à suivre l'homme, qui prit les rênes de Carnage.
    - Suivez-moi, nobles voyageurs, les invita-t-il.
   Simon laissa échapper un léger soupir, mais ne fit pas un geste pour empêcher Sharly d'emboîter le pas à Sha. Leur guide les conduisit dans une magnifique pièce, aux murs de marbre blanc décorés de tapisseries somptueuses, au sol de marbre également, mais celui-ci était veiné de noir et de rouge sombre ; tous les meubles étaient de bois précieux incrusté d'or et de pierres, mas sans aucune sculpture. Les tapis sur le sol avaient des couleurs similaires aux tentures murales. Tandis que les trois amis admiraient sans réserve la beauté des lieux, leur guide disparut, laissant Carnage libre de ses mouvements. Simon s'aperçut le premier qu'ils étaient seuls et, sans perdre de temps, il prit son pendentif azuré dans la main et se promena devant tous les murs. L'amulette resta muette.
    - Pas de porte secrète, annonça-t-il.
   Sha haussa ses épaules gainées de cuir noir.
    - Elles peuvent être protégées par magie, répliqua-t-elle.
   Sharly rejeta en arrière ses cheveux noirs et intervint d'une voix décidée.
    - Simon, tu nous as promis de nous expliquer, en temps utile, pourquoi nous devions garder tes sculptures. Je crois que ce moment est venu.
   Le jeune homme étouffa un léger rire et leur raconta exactement ce que lui avait dit Allansia.
    - Mais tu ne sais même pas à quoi cela sert ! s'indigna le centaure. Et si cela permettait à Allansia de nous pervertir ?
   Les yeux de Simon avaient un éclat de plus en plus rieur.
    - Elle ne mentait pas, lui assura-t-il. Je te rappelle que j'avais l'oeil d'ambre dans la main. De plus, Indis elle-même s'est réjouie de ce que je l'ai fait, ainsi que Florian, qui, lui, semblait savoir pourquoi je devais agir ainsi.
    - Tu ne devrais pas les offrir à toutes les rencontres de passage.
   Le jeune homme comprit ce que son ami voulait dire et ses lèvres formèrent silencieusement le nom de Whiskers, puis il eut un signe de tête en direction de Sha qui s'était plantée devant une fenêtre, les mains dans le dos et paraissant indifférente à ce que les deux autres pouvaient dire.
    - Je n'en ai pas donné à Nairolf ! fit-il gaiement.
   Sharly eut un sourire amusé. Leur guide revint et s'adressa à Simon.
    - Ma maîtresse désirerait vous voir tout de suite. Veuillez me suivre, je vous prie.
   Le jeune homme fit un pas en avant, imité par le centaure.
    - Non, Sharly. J'y vais seul, protesta-t-il avec un regard qui signifiait qu'il valait mieux qu'un seul risquât sa vie.
   Le guide sortit de la pièce, suivi de Simon.
   Le jeune homme se retrouva face à une magnifique jeune femme, une peu plus petite que Sha, mais tout aussi mince. Ses cheveux ondulés, mi-longs, étaient d'un brun riche et chaud, dont quelques mèches avaient un reflet roux du plus bel effet. De grands yeux noirs bordés de longs cils dévisagèrent Simon avec amusement. Celui-ci était vêtu de son pantalon noir, d'une tunique bordeaux recouverte d'une cuirasse de cuir noir et, à la taille, un large ceinturon noir.
   Le jeune homme, quant à lui, resta stupéfait devant son hôtesse, qui portait avec grâce une longue robe fendue sur le côté, d'un vert sombre, et aux épaules de velours noir. Le col, également de velours noirs, montait jusqu'au menton, orné d'un duvet blanc en son milieu. Sur le dos des mains se trouvait un dessin cabalistique argenté. Quand la jeune femme rejeta une mèche rebelle en arrière, Simon remarqua les oreilles pointues et distingua mieux le visage triangulaire aux traits fins et bien dessinés : il n'y avait pas de doute, du sang elfe coulait dans ses veines ! Mais elle était bien trop grande pour être de lignée pure.
    - Je m'appelle Veranyliarasha, dit-elle enfin d'une voix très musicale.
    - Une demi-elfe, n'est-ce pas ? demanda Simon sans prendre garde à l'impolitesse que pouvait contenir sa phrase.
   Le visage se crispa légèrement et un éclair de colère passa dans les yeux noirs, mais Veranyliarasha garda son calme.
    - C'est exact. Ma mère était elfe. Mon père a toujours aimé les jeunes filles elfes.
   Simon sourit. La jeune femme reprit :
    - Tu es aventurier ?
   Cette question aurait pu paraître insultante, car les gens méprisaient ouvertement les aventuriers, mais Simon ne la ressentit pas ainsi.
    - A l'occasion, oui. Mon nom est Simon.
    - Tu as certainement un nom de famille. Je n'ai pas pu te donner le mien, car mon père juge que je ne mérite pas de porter le sien.
    - Simon Brûle-Flammes. C'est un nom de guerre, celui de ma mère.
    - Et qui sont tes amis ?
    - La jeune fille est ma soeur, Sha de Trembleterre. Le centaure s'appelle Sharly. Carnage, l'hippogriffe, est normalement la monture d'un ami, absent aujourd'hui.
    - Et tes deux compagnons ? demanda Veranyliarasha en désignant les deux serpents de Simon.
   Le jeune homme baissa les yeux et rencontra le regard tranquille de Physius.
    - Par Chyraz ! Je les avais oubliés ! Le python est Physius et l'autre Janus.
    - Ce soir, je vous invite tous à dîner ; je pourrai faire ainsi votre connaissance. Ayel ! appela-t-elle.
   L'homme au visage ravagé fit son apparition.
    - Reconduis notre invité près de ses amis, fit-elle avec un gracieux sourire.
   Simon suivit Ayel puis, comme il se retournait pour regarder la demi-elfe, Veranyliarasha murmura d'une voix caressante :
    - Va, Simon, pars sans crainte ! Nous nous reverrons ce soir...
   Le jeune homme obéit.
   Sharly et Sha virent leur ami revenir avec un sourire extasié.
    - Nous pouvons rester ici en toute sécurité, annonça-t-il.
   Un tel revirement ne plut pas au jeune centaure. Il fronça les sourcils et frappa le sol du sabot.
    - Mm... je n'aime pas cela ! Tu nous caches quelque chose, Simon ! Ta prudence s'est trop soudainement envolée.
    - Mais non, je t'assure ! Je me méfiais pour rien, c'est tout.
   Sharly fouetta l'air de sa queue.
    - Tu ne me le feras pas croire. Sha et moi sommes d'accord : notre hôtesse a dû t'ensorceler !
    - Elle s'est montrée fort courtoise ! rétorqua Simon, rouge de colère. Elle nous invite ce soir, ajouta-t-il d'un ton plus détaché.
    - Quant à l'homme que nous avons vu...
    - Il s'appelle Ayel et je crois, Sharly, que tu pourrais le guérir. Ce serait un moyen de remercier notre hôtesse.
   Les yeux bleus de Sharly prirent une teinte orageuse, mais il n'eut pas le temps de répliquer, car Ayel surgissait de nouveau.
    - Ma maîtresse vous envoie ces vêtements propres.
   Il les déposa sur une table. Simon prit ceux qui étaient sur le dessus de la pile et disparut, ayant repéré que la pièce voisine était une salle de bains. Ayel allait s'en retourner, toujours aussi discrètement, quand Sharly l'arrêta par le bras. Aussitôt, son pouvoir entra en action.
    - Attends un peu, Ayel ! Si tu nous parlais de ta mystérieuse maîtresse ? Comment s'appelle-t-elle, d'abord ?
    - Veranyliarasha, noble voyageur.
    - Pas de titre pompeux ! Mon nom est Sharly.
    - Ma maîtresse serait très fâchée si je vous appelais ainsi.
    - Je lui dirai que c'est de ma faute ! Continue.
    - Bien. C'est une demi-elfe, du côté de sa mère.
    - Comment se passe la vie ici ?
   Ayel raconta ; lentement, en pesant soigneusement les paroles qu'il prononçait, comme s'il redoutait d'en dire trop. Sharly ne l'avait pas lâché et il avait déjà meilleure mine : ses blessures avaient pratiquement toutes disparu, les ecchymoses avaient laissé la place à une peau neuve et l'épaule avait repris sa position normale ; seule la jambe gardait sa déformation.
   Concentré sur ce qu'il disait, Ayel ne s'en était même pas aperçu. Sharly et Sha s'ingéniaient à lui poser des questions diverses pour laisser à la jambe torse le temps de prendre une position plus habituelle. Quand, enfin, ce fut fait, le centaure recula.
    - Eh bien, merci, Ayel. Je crois que nous serons capable de faire face à Veranyliarasha ce soir.
   Ayel inclina légèrement la tête et se tourna vers la porte. Alors qu'auparavant, bien que boiteux, il était étonnamment silencieux, il faillit trébucher, étonné de sa "nouvelle" jambe. Il se regarda, stupéfait et, le jour se faisant dans son esprit, il se jeta à genoux devant Sharly.
    - Merci, seigneur centaure, merci !
   Sharly grogna, gêné. Il souleva l'homme comme s'il s'était agi d'une plume et le remit su pied.
    - Ce n'est rien, voyons...
   Ayel se répandait en remerciements et Sharly se sentait de plus en plus embarrassé ; Sha, pour l'aider, chuchota quelques mots à l'oreille de l'homme qui, après une dernière courbette, se volatilisa.
   Sharly et Sha se regardèrent, éclatèrent de rire et tombèrent dans les bras l'un de l'autre. Simon surgit à cet instant.
    - Ne vous gênez surtout pas ! lança-t-il, l'air faussement fâché. Je ne fais que passer !
   Sha répondit à son frère par une grimace moqueuse, puis se dégagea des bras puissants de Sharly. Aussitôt, elle eut un cri d'admiration : Simon était entièrement vêtu de blanc éblouissant, de la tunique au pantalon, souligné par quelques bandes d'argent. A sa taille, son large ceinturon noir dont il ne se séparait jamais. Ainsi habillé, il semblait plus majestueux et dégageait un charme indiscutablement. Sharly éclata de rire en renversant la tête en arrière.
    - Simon, tu es merveilleux ainsi ! Je dois te faire honte ! cria Sha en jetant un rapide coup d'oeil sur son justaucorps de cuir noir à lacets.
   Elle s'empara des vêtements restants et s'enfuit hors de la pièce. Sharly sourit.
    - Et moi, que fais-je ? demanda-t-il en arborant un feint air de coquetterie. J'attache un ruban rouge à ma queue ?
   Simon rit gaiement.
    - Non, fit-il en reprenant son sérieux. Tu vas te coiffer ou, au moins, démêler tes cheveux et lustrer un peu ton poil.
   Le centaure soupira et saisit un peigne d'ivoire qu'il enfonça dans son épaisse chevelure noire ; mais celle-ci était si emmêlée que le peigne ne bougea pas. Simon, excédé, le lui arracha des mains.
    - Laisse-moi faire, tu es trop empoté !
   Avec des gestes très doux, comme ceux d'une femme, il fit disparaître chaque noeud et les cheveux noirs de Sharly, un peu longs, prirent un aspect brillant et soyeux.
    - Voilà, c'est déjà mieux, fit Simon avec satisfaction.
   Il remplaça le peigne par une brosse pendant que le centaure se débarbouillait sommairement. Le jeune homme brossa consciencieusement le pelage de son ami, ôtant toutes les brindilles, toutes les herbes qui s'y mêlaient. Puis il se recula pour juger de son travail.
    - Là ! Tu as fière allure ainsi ! commenta-t-il avec satisfaction.
    - Bof ! grogna Sharly. Chaïva m'aime tel que je suis.
    - Chaïva ? releva Simon, surpris. Qui est-ce ?
    - Ma pouliche, répondit le centaure avec orgueil. Une belle pouliche rousse. Elle fait toute ma fierté.
    - Je sus heureux pour toi, Sharly, dit Simon, mais pourquoi diable ne m'en as-tu pas parlé avant ?
    - Je voulais vous faire une surprise à tous les deux, avoua Sharly, penaud.
    - Et je serais arrivé les mains vides ? Il faut que je lui sculpte quelque chose ! Mon cadeau de mariage !
   Le centaure rougit et les deux amis s'entretinrent avec vivacité de Chaïva, mais quand Sha fit son apparition, ils se turent tous les deux, éblouis.
   La jeune fille avait dénoué sa magnifique chevelure noire qui l'enveloppait jusqu'à la taille d'un manteau de nuit ; ses superbes yeux d'un gris profond, très grands dans son visage mince, étaient sans trace d'orage. Elle était vêtue d'une somptueuse robe moulante de velours couleur de feu, qui rehaussait la beauté du visage grave et qui la rendait presque irréelle, en mettant en valeur sa minceur.
   Simon en eut le souffle coupé ; jamais sa soeur ne lui avait paru aussi belle. Il faillit se mettre à genoux devant elle, tant elle lui faisait penser à une déesse.
    - Par l'épée de damnation ! jura-t-il. Même Stellarys ne peut te faire concurrence, Sha !
   Sa soeur savait que lorsqu'il utilisait cette interjection, c'était la preuve qu'il était troublé. Ses lèvres bien dessinées esquissèrent un sourire charmant.
    - Je te plais ainsi ?
   Simon lui entoura les épaules de son bras.
    - Tu portes bien ton nom, Dunihazade, murmura-t-il, la voix un peu rauque. Sauf que tu n'as rien de maléfique, ma jolie soeur, la plus belle des Belles.
   Sharly resta fasciné par le tableau que formaient Sha et son frère.
    - Vous êtes vraiment adorables ! s'exclama-t-il avec une naïveté touchante.
   Sha éclata de rire en tournant la tête vers son ami.
    - Oh, Sharly ! Tu es tellement beau, comme cela !
   Avec l'impétuosité enfantine qu'elle adoptait parfois, elle se précipita vers le centaure et lui plaqua deux gros baisers sur les joues. Ayel entra silencieusement dans la pièce.
    - Ma maîtresse vous attend, dit-il doucement.
   Cérémonieusement, Simon offrit le bras à sa soeur et suivit Ayel qui marchait maintenant avec une aisance presque féline. Sharly venait ensuite, fermant la marche, sa belle tête fière redressée, un grand sourire atténuant ses traits anguleux.

Texte © Azraël 1996 - 2002.
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