Florian

   Laurane était assise au bord d'une rivière à l'eau pure. Elle avait la tête légèrement penchée et la lumière mettait des reflets d'or dans la couronne de cheveux châtain clair. Derrière elle, il y avait une créature à la tête et au buste humains, mais dont le bas du corps était reptilien.
    - Laurane, tu n'as pas de raison d'être triste ! s'exclama l'hybride. Je sais que le royaume des serpents n'est pas gai, mais tu es sécurité ici. Est-ce ma présence qui te pèse ?
    - Oh, Siann ! fit Laurane en levant vers lui un regard navré. Tu ne le penses pas sérieusement ?
    - Je ne sais plus quoi penser, Laurane, répondit-il sombrement.
   Il était installé près de la jeune elfe qui mit timidement sa main sur son bras nu.
    - Tu sais très bien que ce n'est pas cela.
    - Tu m'en veux parce que mon père t'a séparée de tes amis ?
    - Tu n'es pas responsable des actes de Magie Noire. C'est beaucoup plus simple que cela : je m'inquiète pour eux, c'est tout.
    - Et surtout pour Simon, fit Siann, rageur. Il t'a offert ce collier que tu ne quittes jamais et que j'ai dû promettre de ne pas t'enlever.
   Laurane le fit taire en posant vivement sa petite main sur la bouche de l'hybride.
    - Chut ! Pas de jalousie, Siann. Simon est un peu mon frère.
   Elle se leva. Pour ne pas être en reste, son étrange compagnon se transforma en un jeune homme ; la partie reptilienne de son corps avait disparu pour laisser place à deux jambes. Il rattrapa Laurane sans mal.
    - Je t'ai peinée ? demanda-t-il.
   Laurane secoua négativement la tête, mais une larme étincelante roula sur sa joue. Ses beaux yeux transparents, couleur d'eau, étaient humides. Siann en fut bouleversé.
    - Laurane, oh Laurane ! Je t'en prie, pardonne-moi !
   Il l'attira timidement à lui et elle posa sa tête au creux de son épaule.
    - Siann ! chuchota-t-elle. Et s'ils meurent ?
    - Alors Yslaire disparaîtra à jamais, répondit le jeune homme sans songer à cacher la vérité.
   Laurane frissonna.
    - Et... toi aussi ? demanda-t-elle enfin.
    - Oui. Je ne suis pas immortel. Seul mon père en réchappera. Oui... tous mes frères et soeurs mourront comme moi. Mais toi, tu survivras, car Illustra t'appellera à elle. Quant à tes amis, celui qui se présentera devant Erza mourra ; pas les autres.
    - Je ne veux pas te perdre, murmura la jeune elfe.
   Siann n'en crut pas ses oreilles.
    - Et Simon ? C'est lui qui risque d'arriver devant Erza !
    - Je ne sais pas, cria Laurane en s'écartant de lui. Je ne sais pas pourquoi, mais c'est à toi que je pense d'abord !
   Le fils du roi-serpent regarda avec stupéfaction la jeune elfe qui cacha son visage rougissant entre ses mains. Il s'approcha d'elle et la força gentiment à lever la tête vers lui.
    - Laurane, penses-tu ce que tu dis ?
   Ses yeux émeraude, les mêmes que ceux de son père, étaient suppliants. Laurane se blottit contre lui et dit d'une voix brisée :
    - J'ai besoin de toi, Siann.
   Le jeune homme se dit qu'il allait devenir fou. Il serra plus étroitement Laurane contre lui et la jeune elfe lui fit un magnifique sourire très lumineux.
   Le miroir s'éteignit brutalement.
    - Shoïd ! s'exclama Florian. J'ai dû faire une mauvaise manoeuvre. Vous voulez que je le rallume ?
   Simon éclata d'un grand rire franc.
    - Non, merci. Je crois que ton intervention est arrivée au bon moment. Laurane nous en aurait voulu. Maintenant, nous sommes rassurés sur son sort.
   Florian parut ravi.
    - Je suis heureux que tu le prennes ainsi. D'autres m'auraient fait une scène parce que Siann est mi-homme, mi-serpent.
    - J'ai l'esprit large de ce côté. Nous passons à Ravage ?
    - Bien sûr ! Harn Ravage !
   De nouveau, le miroir s'éclaira, mais le tableau était moins enchanteur et plus inquiétant...

   Ravage gisait dans une grande pièce dépouillée, les pieds et les mains attachés, et hurlait de toute la force de ses poumons :
    - Bande de traîtres ! De lâches ! Libérez-moi tout de suite, par l'enfer !
   Une mince jeune femme très pâle vint près de lui.
    - Un peu de calme, Ravage, dit-elle d'une voix douce. Tant que tu ne te résigneras pas à être tranquille, nous ne pourrons pas te délivrer.
    - Pas de chantage, Indis ! rétorqua le jeune elfe, furieux. Vous autres, les dieux, êtes bien tous les mêmes ! J'avais le droit de détruire le château de la nuit éternelle !
    - Bien sûr, mais même le fait de porter le nom de Ravage ne t'autorise pas à semer mort et destruction dans une contrée encore épargnée par Ordreth en y lâchant des dizaines de zombies désoeuvrés et un vampire en manque de sang.
    - J'ai aussi délivré dix elfes des montagnes !
    - Si épuisées que deux sont morts peu après et que les huit autres n'ont jamais eu le courage de s'enquérir du sort de leur soeur Luanshya.
   Ravage jeta un oeil éteint sur le corps de la jeune elfe, déposé sur un lit d'une blancheur immaculée.
    - Si j'avais pu la sauver, j'aurais donné ma vie pour elle, reprit-il, calmé.
    - Je sais, Ravage. Mais si tes amis réussissent, nous pourrons peut-être faire quelque chose pour elle.
    - Simon réussira, affirma tranquillement Ravage. Je le sais. C'est lui qui parviendra devant Erza.
    - Puisses-tu avoir raison ! soupira Indis, la déesse de la lune. Déjà a-t-il eu la présence d'esprit de lui donner une sculpture...
   Une violente imprécation de Simon fit sursauter Florian qui relâcha sa concentration et le miroir redevint terne.
    - Tripe idiot que je suis ! fulmina Simon. Je savais bien que j'avais oublié quelque chose. Florian ! Un ami nous a quittés peu de temps avant que tu n'arrives. Te serait-il possible de lui faire parvenir un objet ?
   Il regarda rapidement dans ses fontes et en sortit un torque d'argent magnifiquement ciselé. Florian le prit, ferma les yeux, murmura quelques mots et le bijou disparut. Plusieurs kilomètres plus loin, Whiskers se retrouva soudainement avec un torque autour du cou et il entendit :
    - Ne l'enlève sous aucun prétexte. C'est Simon qui te l'envoie.
   Pendant ce temps, le jeune sculpteur ne perdait pas une minute. Il avait pris un bloc de mica noir qu'il taillait rapidement à gestes précis. Subjugués, ses compagnons virent une puissante bête éclipsante naître de ses doigts. Quand la statuette fut achevée, il la tendit à Florian.
    - Pendant que j'y pense. Garde cela précieusement.
    - Je sais, dit gravement le mage. Cela servira plus tard.
   Rani vint se frotter contre son maître et lui entoura les jambes de ses tentacules. Déséquilibré, le jeune mage serait tombé si Sharly ne s'était élancé en avant pur le retenir.
    - Rani, gronda Florian. Tu sais bien que je déteste cela.
   Les yeux verts de la bête éclipsante semblaient vouloir dire quelque chose, amis le mage devait être épuisé par l'effort fourni pour le miroir, car il ne parvint pas à comprendre le message de sa compagne. Simon déroula son fouet et se tint sur le qui-vive ; Sha, l'imitant, bondit sur son arc et encocha une flèche. Dos à dos, le frère et la soeur surveillaient les alentours. Une bête éclipsante, semblable à Rani, fit son apparition.
    - Incroyable ! laissa échapper Sharly à mi-voix. C'est une créature très rare, vivant en montagne, à l'écart des hommes et voilà que nous en rencontrons deux en forêt !
   Florian se redressa et murmura :
    - Je crois que j'ai compris...
   Un homme suivait de peu la nouvelle bête éclipsante ; il ressemblait à Florian d'une façon stupéfiante.
    - Bonjour, dit-il. Je suis le sorcier Nairolf et voici Inar, ma compagne de route.
    - J'ai une subtile impression de déjà vu, grogna Simon entre ses dents.
   Ses yeux marron avaient un éclat peu sympathique. Il avait remarqué quelques petites étrangetés : Rani, bien que visiblement effrayée - alors que les bêtes éclipsantes étaient connues pour leur extrême agressivité - semblait prête à bondir sur son congénère ; or, les bêtes éclipsantes ne se battaient jamais entre elles. Le sorcier Nairolf portait des vêtements de couleurs exactement opposées à celles de Florian. Enfin, il avait constaté que les noms des nouveaux venus étaient les même que ceux du mage et de sa compagne, mais lus à l'envers. Les deux hommes parlèrent en même temps :
    - Voici mon double maléfique. Il possède toutes mes pensées et tous mes pouvoirs, mais il les utilise pour faire le mal.
   Rani, dans un grondement terrifiant, se jeta sur Inar. Sha, elle, sans hésiter, tourna son arme vers Nairolf.
    - Ne peux-tu rien faire, Florian ? demanda Simon.
    - Non. Le moindre sort que je lancerais contre lui se retournerait contre moi. Nous sommes liés à vie. Normalement, s'il meurt, moi aussi. Mais ne vous en occupez pas.
   Sharly trotta jusqu'à l'endroit où Rani et Inar se battaient et, sans crainte d'être blessé, il attrapa les tentacules d'Inar. Ou plutôt, crut attraper les tentacules, car ses mains se refermèrent sur le vide.
    - Shoïd ! J'avais oublié leur pouvoir magique de projeter leur image à un mètre de leur position réelle !
   Florian, sans rien dire, utilisa un sort de vision totale qu'il transmit à Sharly. Le centaure vit clairement où se trouvaient les adversaires. Sans hésiter, il saisit Inar par ses tentacules et, sans effort apparent, la souleva de terre. Simon resta le souffle coupé devant cette démonstration de force : une bête éclipsante femelle pesait en général deux cents kilos et Rani, qui n'avait pas lâché prise, ajoutait son poids à celui d'Inar. De sa patte antérieure, Sharly repoussa doucement Rani et, gonflant ses muscles, il commença à faire tournoyer Inar autour de lui. Nairolf poussa un cri indigné et tendit la main pour lancer un sort. Une flèche lui traversa le bras, l'arrêtant net. Les deux doubles, Nairolf et Florian, eurent le même hurlement de souffrance. Sharly acheva de s'occuper d'Inar et la bête éclipsante disparut par-dessus les arbres, propulsée à une vitesse phénoménale. Après quelques instants, on entendit un rugissement, puis le silence. Rani rugit à son tour et s'effondra à terre dans un bruit d'os brisés. Ses yeux verts continuaient à briller, bien qu'elle fût vraisemblablement morte. Florian eut un hoquet de désespoir et, oubliant sa propre blessure, il se jeta près du corps de son amie.
    - Rani, oh Rani...
    - Sha, ordonna Simon d'un ton sans réplique, achève-moi ce satané sorcier.
   La jeune fille hésita un court instant ; elle avait toujours considéré que son frère était encore un grand enfant, mais, là, elle le voyait avec un regard neuf : son ton était plus ferme et, s'il ne savait pas très bien se battre, il était capable de commander efficacement. Il était devenu un chef.
   Alors Sha visa particulièrement soigneusement ; Nairolf était recroquevillé sur lui-même, semblant incapable de se défendre. Soudain, il se redressa et sa main valide lança un long poignard effilé. Au même moment, un claquement sec retentit et une fine lanière incandescente intercepta le trait meurtrier, sauvant par là même Sha située sur la trajectoire. Le sorcier n'eut pas le loisir de s'apercevoir que son attaque n'avait pas abouti, car une flèche bien placée lui transperça la gorge. Nairolf s'abattit en arrière et Florian s'inclina doucement vers Rani, le sang coulant de son cou.
    - Quel carnage ! fit Sharly, écoeuré.

   Simon s'agenouilla près de Florian, qu'il retourna. Le jeune mage portait la même blessure que son double maléfique. Il se redressa et fronça les sourcils, contrarié.
    - Sharly, essaie de le guérir.
    - Dans ce cas, Nairolf revivra sans doute. Si l'un meurt, l'autre meurt aussi. Mais si l'un vit, les deux vivent.
   Simon dégaina son poignard sans répondre. Il allait près du corps de Nairolf et enfonça la flèche jusque dans le sol. Ensuite, froidement, il plongea sa dague d'argent dans le coeur du sorcier, ce qui lui attira un cri de protestation de Sharly.
    - Illustra, pria-t-il en lui-même, toi qui es vie et mort, permets à Florian de revivre débarrassé à jamais de son double.
   Pris d'une soudaine inspiration, il retira son poignard. Sharly, qui avait commencé à soigner Florian, s'attacha à la blessure à la poitrine, qui se referma sur les deux corps. Alors Simon utilisa la dague qu'il avait subtilisée avec son fouet. Le silence du centaure lui fit comprendre qu'Illustra avait entendu sa prière. Alors que Florian gémissait faiblement, Nairolf restait cloué au sol, sa propre dague enfoncée dans le coeur. Rassuré, Simon se releva et partit avec Carnage dans la forêt sans explication.
   Le jeune mage revint lentement à lui. Immédiatement, ses yeux tombèrent sur le cadavre de Rani et il se mit à pleurer.
    - Oh, Rani ! Ma seule amie...
    - Nous allons la guérir, dit doucement Sharly, qui avait compris le dessein de Simon.
    - Elle est morte. A quoi bon ?
    - Et alors ? Toi aussi, tu étais mort, Florian.
   Le mage repensa alors à son double et eut la surprise de le voir toujours allongé.
    - Il dort, n'est-ce pas ?
    - Non. Il est mort. Simon a réussi à séparer vos destins.
   Florian le regarda avec des yeux ronds et l'espoir naquit en lui.
    - Tu veux dire que Rani...
   Simon réapparut à cet instant. Il tenait Carnage par la bride et sur le dos de l'hippogriffe se trouvait le corps d'Inar. Le destrier géant ployait sous le poids de la bête éclipsante. Simon fit tomber le cadavre par terre et alla chercher sur Nairolf une dague semblable à la précédente, craignant d'enlever celle plantée dans le coeur du sorcier. Peine perdue. Alors il eut de nouveau recours à Illustra qui lui suggéra le moyen de ressusciter Rani. Il détacha Janus de sa jambe et lui fit planter ses crochets venimeux dans le cou d'Inar. Sharly apposa ses mains sur le corps de Rani. Le temps passa. Florian commençait à perdre espoir.
    - Elle est morte depuis plus longtemps que toi, expliqua le centaure pour rassurer le jeune mage. Mon pouvoir ne permet normalement pas la résurrection, mais je crois qu'Illustra l'a amplifié.
   Enfin, Rani bougea. Dans un effort considérable, elle tenta de se remettre debout. Sharly la souleva et la mit sur ses pattes. Près de Simon, Inar restait inerte.
    - Le sortilège est rompu, dit le jeune homme en se redressant.
    - Je vous dois à tous la vie !
   Simon eut un gentil rire.
    - Alors aide-moi à les enterrer. Je ne tiens pas à ce qu'un voyageur de passage retire la dague. Sharly m'a l'air bien trop fatigué pour creuser.
   Florian sourit et ses yeux vert clair prirent un reflet malicieux. Il murmura un mot et les corps de Nairolf et Inar disparurent.
    - Où sont-il ?
    - Sous terre. A quelque cinq mètres de profondeur. Décidément, je crois qu'Illustra était bien inspirée quand elle t'a choisi, Simon. Tu réussiras, j'en suis certain.
    - C'est bien aimable de ta part, Florian. Mais Erza ne sera peut-être pas du même avis.
   Le jeune mage observa Sha qui s'occupait de Sharly, puis se rapprocha de Simon avec un air de conspirateur. Il sortit un anneau de sa sacoche et le tendit au jeune homme.
    - Je voudrais que tu mettes cela à ton doigt quand je serai parti et que tu n'essaies pas de l'enlever.
    - Est-ce vraiment important ?
    - Oui. Et seul toi peux le porter. Fais-moi confiance, Simon.
   Il s'agissait d'un anneau d'un bleu assez foncé, constellé d'une multitude de points lumineux. Simon le prit à regret.
    - D'accord, Florian.
    - Je vais partir maintenant. Mais nous nous reverrons, je te le promets. Sous de meilleurs auspices, j'espère.
   Le jeune mage fit ses adieux à Sha et Sharly et partit sans se retourner, accompagné de Rani.
    - Encore un compagnon de route qui nous quitte, remarqua amèrement Simon qui serrait si fort les poings que l'anneau, enfermée dans sa main droite, lui entrait dans les chairs.
   Le soir, tandis que Sha s'occupait à tailler des flèches et des carreaux d'arbalète, Sharly jouait de la flûte, un petit air triste et doux, mais aux sonorités pleines. Simon glissa l'anneau à son majeur gauche, ferma une ou deux fois la main et trouva que l'anneau le gênait. Il chercha à l'enlever, mais ce fut peine perdue. Sharly remarqua les efforts vains de son ami.
    - Attends, je vais t'aider.
   Il glissa la lame d'un poignard sous l'anneau, mais à peine avait-il commencé à tirer que la main lui brûla et qu'il dût relâcher son effort.
    - Par Nyras ! Qu'est-ce que c'est ?
    - Je ne sais pas. C'est Florian qui me l'a donné. Il aurait pu s'en abstenir, entre nous soit dit.
   Le centaure examina soigneusement l'anneau et passa par tous es stades de la stupéfaction.
    - Ah ça alors ! Nom de Tseous ! C'est... c'est l'Anneau des Constellations.
    - Et ensuite ?
    - Il est unique dans tout l'univers, affirma Sharly d'un ton péremptoire. Celui qui le porte ne peut plus jamais l'enlever et le bijou agresse magiquement tous ceux qui essaieraient de le faire.
   Si Sharly s'attendait à ce que Simon exultât de joie à l'idée d'avoir cet inestimable trésor, il fut vite détrompé : le jeune homme le regarda avec un air funèbre et déclara :
    - Si j'ai bien compris, il faut encore s'attendre à avoir des ennuis.
   Sur ce, il se plongea dans ses pensées et ni Sha, ni Sharly ne parvinrent à tirer un mot de lui de toute la soirée.

Texte © Azraël 1996 - 2002.
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