Ravage

   La forêt s'obscurcissait de plus en plus et les rayons d'Arkis, le soleil blanc, ne passaient plus que rarement à travers les feuillages. Pour eux, le jour était semblable à la nuit. Ce fut pour cette raison qu'ils ne furent pas étonnés de voir un oiseau sombre se percher sur un arbre devant eux. Il était magnifique, majestueux, avec un bec fin, mais cruel. Le plumage était presque noir, mais des reflets bleus et verts créaient des effets satinés. Les yeux étaient d'un vert bleuté foncé, avec des étincelles jouant dans les prunelles. Simon, Sha et Ravage l'admiraient sans réserve, mais Sharly avait les sourcils froncés.
    - Par Nyras ! murmura-t-il. Je suis sûr que j'ai déjà vu cet oiseau quelque part. Mais où, par tous les dieux maudits ?
    - Regardez ! fit Sha. Il semble nous indiquer un chemin. Suivons-le !
   A ces mots, un déclic se fit dans la tête du centaure.
    - Que Lourak que damne ! lança-t-il avec véhémence. Sha ! Ne le suis pas ! Shoïd, c'est plus fort que nous !
    - Que se passe-t-il, Sharly ? demanda Ravage qui essayait de détourner Carnage du chemin pris par l'oiseau.
    - C'est un oiseau de nuit, voilà ce qu'il se passe ! barrit Sharly, furieux contre lui-même.
    - Et alors ? fit ingénument Sha, ses yeux gris fixés sur l'oiseau.
    - Manque d'érudition probant, reprit le centaure. L'oiseau de nuit est maléfique : quiconque le voit le suit et personne n'en est revenu. Nous courons à la disparition.
    - Mm... Il nous mènera bien quelque part, remarqua Simon, pensif. Je suppose que c'est de l'endroit où nous allons que l'on ne revient pas.
    - Tu comptes lutter ? demanda Sha, un peu incrédule.
   Simon soupira et eut un sourire sans joie.
    - Figure-toi que oui. C'est toi qui m'as entraîné dans cette aventure désespérée, mais je n'ai pas l'habitude de rendre les armes avant d'avoir le couteau sur la gorge. C'est un nouveau défi à relever : être les premiers à dire "Nous avons suivi l'oiseau de nuit". Ce sera certainement une expérience enrichissante. Je t'ai connue plus combative que cela, Sha.
   La jeune fille tourna vers son frère un regard morne. Ravage dit lentement :
    - C'est une idée qui me déplaît. Il serait si simple de rester dans le lieu où nous allons, tranquilles, à l'abri de tout.
   Simon eut un violent hoquet de surprise.
    - Keratz ! Que vous arrive-t-il donc ? C'est la première fois que je vous vois si peu enthousiastes à l'idée de relever un défi. D'habitude, c'est moi, le temporisateur, pas vous !
   Sharly secoua la tête.
    - C'est une vague de dépression qui nous attaque, Simon. C'est courant, dans le secteur de l'oiseau de nuit. C'est pour ça que personne ne lui résiste.
   Le centaure eut une exclamation de douleur et Simon sursauta.
    - Que se passe-t-il encore ?
   Mais Sharly ne répondit pas. Il avait adopté un pas lent et mou. Le jeune homme comprit qu'il avait été terrassé par la vague de dépression. Sur ses épaules, Physius le python n'en menait pas large non plus et Janus avait glissé jusqu'à la cheville.
   Simon soupira de nouveau. Il se pencha légèrement et fouilla dans ses fontes, d'où il sortit sa flûte. Il la porta à sa bouche et souffla allègrement, ne lésinant pas sur les fausses notes et les trilles suraigus. Le son strident vrillait les tympans et Denethor, le dieu-elfe de la musique, devait se boucher les oreilles avec horreur. Mais l'oiseau de nuit résistait stoïquement à ces notes torturées. Malgré la lenteur des montures, les jeunes gens, toujours attirés par l'oiseau, arrivèrent en vue d'un immense château de pierre sombre mais seul Simon en eut conscience. Il ne comprenait d'ailleurs pas le fait que lui seul n'était pas atteint de dépression. Le grand portail noir incrusté d'or s'ouvrit sans bruit devant eux et se referma de la même façon une fois qu'ils furent passés. L'oiseau de la nuit, semblant fort content de lui, voletait dans tous les sens. Soudain, il se calma, vint planer face à Simon et pépia :
    - Bienvenue au château de la nuit éternelle !
    - C'est cela, bienvenue, grogna le jeune homme de mauvaise humeur. Tu mériterais que je te torde le cou, maudit volatile !
   L'oiseau se moqua de lui et se sauva à tire-d'aile. Simon sauta à bas de Sharly et lui lança une volée de notes stridentes dans les oreilles. Le centaure sursauta et saisit son ami à la gorge dans un geste instinctif. Il relâcha sa pression quand il vit qui il tenait.
    - Tu seras toujours un aussi mauvais flûtiste, maugréa-t-il.
   Simon tourna légèrement la tête à droite et à gauche pour vérifier qu'il n'avait rien de cassé et grimaça.
    - En ce moment, je cherche surtout à jouer le plus mal possible pour vous sortir de votre léthargie ! fulmina-t-il.
    - Ah oui ? fit distraitement Sharly qui examinait les lieux.
    - J'ai envie de dormir, dit Sha d'une voix terne.
    - Eh bien, on n'a plus qu'à se mettre en quête d'un lit !
   Le centaure sursauta de nouveau.
   Simon se tourna vers lui.
    - Tu vas encore me dire que c'est impossible, n'est-ce pas ?
    - Où sommes-nous, Simon ? demanda Sharly d'une voix blanche.
    - Au château de la nuit éternelle, répondit le jeune homme.
    - Par tous les démons de l'enfer ! rugit Sharly. Je m'en doutais. Il ne faut surtout pas dormir ici : Sha ne se réveillerait pas.
    - Vive l'érudition des centaures ! remarqua Simon sans enthousiasme.
    - Arrête de rire, Simon ; ce n'est pas drôle, je t'assure. Nous sommes dans de mauvais draps. Très mauvais, même.
   Simon éclata d'un rire moqueur.
    - Attends un peu, Sharly : Venzor est mort, Sorcerak a été enlevé, Erza a décidé de détruire Yslaire, elle dispose d'une nouvelle arme d'une puissance phénoménale, Ordreth commence à décimer les tribus elfes, Laurane est prisonnière du roi-serpent, Ravage et Sha sont sans réaction aucune, nous nous trouvons dans un endroit d'où personne ne revient et tu oses me dire que nous sommes dans de mauvais draps ! Mais figure-toi que je m'en étais rendu compte tout seul ! hurla-t-il.
   Sharly eut un sourire ravi.
    - Eh bien, c'est parfait ! Puisque nous sommes lucides, si nous essayions de trouver le propriétaire du château ?
   Simon dévisagea un instant son ami, l'air prêt à exploser de colère, puis son visage se détendit et il eut son irrésistible sourire éblouissant de blancheur.

   Le jeune homme saisit les rênes d'Eclair, tandis que Sharly faisait de même avec Carnage, et ils partirent explorer le château. De temps en temps, une ombre noire planait au-dessus d'eux et disparaissait sans laisser de traces. Toutes les portes étaient ouvertes et les salles vides, mais semblant prêtes à accueillir quelqu'un. Un léger bruit les fit sursauter : Ravage, dont le sommeil alourdissait de plus en plus les paupières, commençait à glisser de sa monture. Devançant Simon, Sharly s'interposa.
    - Non, moi.
   Il souleva l'elfe comme s'il s'était agi d'une plume et le serra contre sa large poitrine. Devant la carrure impressionnante du centaure, l'elfe, si grand et si musclé qu'il fût, ressemblait à un enfant, effet qu'accentuait la mèche blanche sur son front. Par prudence, Simon prit sa soeur dans ses bras et la mince jeune fille appuya sa tête contre l'épaule de son frère en murmurant :
    - Je suis si fatiguée, Simon...
    - Oui, p'tite soeur, je sais, mais je veille sur toi.
   Sharly et Simon enroulèrent les rênes de Carnage et Eclair autour de leur poignet et continuèrent leur exploration. Le jeune homme s'engagea dans un couloir éclairé par une lumière bleue émanant de nulle part. Au bout du couloir, une tapisserie représentant Nyxador et Liriel, les dieux des ténèbres. Sharly resta un instant rêveur devant cette tenture ; les dieux étaient représentés avec leurs attributs habituels, un soleil et une lune noirs. Soudain, un mince faisceau de lumière rouge vint jouer sur la tapisserie. Il s'agissait du pendentif en pierre azurée de Simon, qui était devenu rouge vif, comme si un brasier flambeau à l'intérieur ; le jeune homme le sentait vibrer contre sa peau.
    - Une porte secrète ? murmura Sharly.
    - Derrière la tenture, répondit Simon.
   Il écarta la tapisserie et découvrit une porte, qui se distinguait juste du mur par des moulures dorées. A l'endroit où il aurait dû avoir une poignée, l'or était parti. Simon, gêné par Sha qu'il tenait toujours dans ses bras, la réinstalla sur Eclair ; Sharly, prévoyant peut-être un affrontement, fit de même avec Ravage. Distraitement, il remarqua que Carnage, l'hippogriffe, s'était transformé. Simon posa ses doigts là où l'or avait disparu et la porte coulissa sans bruit devant lui. Les deux amis entrèrent, tenant Eclair et Carnage par la bride. Devant eux s'ouvrait une vaste sale de marbre blanc avec, sur la droite en entrant, une estrade de pierre noire aux reflets rougeâtres reliée au sol par trois escaliers. Sur l'estrade, un autel de bronze flanqué de part et d'autre de braseros et entouré de nombreuses bougies allumées. Au fond de la pièce, à gauche, une somptueuse couche bordée de rideaux richement brodés. Un homme, penché sur le lit, se redressa en entendant Sharly et Simon. Il était grand et mince, très pâle ; de fins cheveux blonds venaient encadrer son visage finement ciselé et ses grands yeux noirs dévisageaient les intrus sans sympathie. Simon le regardait avec l'oeil appréciateur d'un artiste et il songeait qu'une statuette de cet homme serait fascinante. Sharly, plus prosaïque, restait méfiant, car quelque chose dans le maintien de l'homme lui semblait suspect. L'inconnu était très élégant, vêtu de sombre, ses épaules recouvertes d'une cape noire doublée de soie rouge. Il passa doucement sur son menton imberbe une fin main soignée, mise en valeur par la blancheur du poignet de dentelle.
    - Excusez-moi, dit-il courtoisement, mais je ne crois pas que nous ayons été présentés.
   Son regard démentait son ton aimable. Simon fut brusquement ramené à la réalité et fronça les sourcils.
   Il venait d'apercevoir, sur la couche, une silhouette allongée. Il fit un pas en avant, mais l'homme s'interposa.
    - Veuillez laisser mon amie en paix, elle a besoin d'un repos total.
   Mais, avec un entêtement que lui-même ne s'expliquait pas, Simon passa outre. Il vit une jeune elfe, dont le visage était d'une pâleur de marbre. Ignorant l'inconnu, il s'agenouilla à la tête du lit et examina l'elfe ; elle respirait faiblement et ses traits étaient figés en une expression de douleur. Ecartant doucement la longue chevelure rousse, il découvrit deux trous sur la gorge blanche, d'où coulaient de minces filets de sang. Incapable de se contrôler, il se releva d'un bond et se retourna brutalement, lançant son poing à toute volée dans la figure de l'inconnu. Sharly en resta sans voix. Simon ne réussit à prononcer qu'un seul mot :
    - Vampire !
   Sharly comprit et bondit sur l'inconnu pour le maîtriser. Mais il avait oublié une petite chose : le vampire recula brusquement, une légère écume au coin des lèvres, les yeux exorbités fixés sur le pendentif de malachite qui se détachait sur le torse nu du centaure. Simon suivit son regard.
    - L'amulette de l'Arrière-Monde ! lança-t-il avec un air victorieux. Il ne peut rien contre toi, Sharly !
   Le centaure foudroyait le vampire du regard et son visage était encore plus féroce que d'habitude. Si elle avait été là, Laurane aurait compris ce qu'il avait voulu dire en lui expliquant qu'elle ne l'avait jamais vu en colère.
    - Qui es-tu ? demanda-t-il sèchement.
    - Illior le vampire. L'oiseau de nuit attire tous les gens de passage et je me nourris du sang de ceux qui s'endorment.
    - Ce qui explique qu'ils ne se réveillent jamais, commenta Sharly. Es-tu le maître du château ?
    - Non. Il y a encore quelqu'un au-dessus de moi ; il s'agit du seigneur de la nuit éternelle.
   Simon s'était agenouillé de nouveau auprès de la jeune elfe. Il tentait de la ranimer en lui baignant les tempes d'eau froide et il en profita pour nettoyer la blessure qu'elle portait au cou. Fasciné, il regardait une petite veine bleue palpiter sous la peau translucide. L'elfe laissa échapper un soupir et souleva avec effort ses paupières sur de magnifiques yeux ambre au regard à moitié voilé. Elle eut un geste de recul en apercevant Simon, puis se calma lorsqu'elle vit que Illior était tenu en respect par un homme qu'elle ne distinguait que de dos.
    - Oh ! Tout est si trouble..., murmura-t-elle.
    - Repose-toi, dit doucement Simon. Tu es en sécurité. Pour de vrai, ajouta-t-il sans trop savoir pourquoi.
   La jeune elfe referma les yeux. Simon la souleva dans ses bras et se tourna vers Illior.
    - Combien reste-t-il d'innocents encore vivants ?
    - Une dizaine, répondit le vampire avec une grimace de souffrance, voyant Sharly s'avancer vers lui.
    - Où peut-on trouver ton seigneur ?
    - Je l'ignore. C'est lui qui venait me voir.
   Simon lui tourna le dos et sortit de la pièce, serrant son précieux fardeau contre lui. Sharly le suivit et, après avoir refermé la porte derrière lui, il en détruisit consciencieusement le mécanisme. Il jeta un coup d'oeil à son ami, dont l'épaule était auréolée d'un halo de cheveux roux lumineux, et sourit.
   Ils finirent patiemment de visiter le château. Au pas cadencé de Carnage et Eclair, Ravage et Sha s'étaient endormis, mais ils étaient rassurés de ce côté-là ; le vampire Illior était hors d'état de nuire. On pouvait s'endormir sans crainte. La jeune elfe rouvrit les yeux et souleva légèrement la tête. Une rougeur discrète lui colora les joues lorsqu'elle vit qu'elle entourait le cou de Simon de ses bras. Elle demanda à être reposée à terre et le jeune homme s'exécuta. Mais à peine eut-elle posé le pied sur le sol qu'elle chancela et elle serait tombée si Simon ne s'était précipité pour la retenir. Sans se soucier de ses protestations, il la reprit dans ses bras et expliqua :
    - Illior t'a volé tes forces en même temps que ton sang.
    - Oui..., soupira-t-elle. C'était terrible. Nous avons suivi un oiseau, qui nous a menés ici. Nous nous sommes séparés et Illior s'est présenté à moi. Il paraissait aimable et digne de confiance. Je l'ai donc suivi. Il m'a menée dans la pièce où vous m'avez trouvée et il m'a dit que je pouvais me reposer en toute sécurité. Je me souviens d'une douleur terrible peu après.
    - Comment t'appelles-tu ?
    - Luanshya, du peuple des montagnes. Des monstres horribles ravagent nos contrées, alors nous avons fui.
    - Ordreth, grogna sourdement Simon, ouvrant violemment une porte.
   Celle-ci s'ouvrit sur une pièce magnifiquement décorée, avec un sol de marbre poli, des murs de pierre brute peints en blanc, tendus de draperies ouvragées, dentelées d'or et d'argent. Dans un coin, une flamme solitaire brûlait sur un autel finement sculpté et incrusté de pierres précieuses.
    - Encore un autel ! fit Sharly avec dégoût.
    - Eh oui, répondit distraitement Simon qui observait les veines bleutées du marbre.
   Le dessin que formaient ces filets colorés lui était étrangement familier, mais sa mémoire refusait de lui restituer sa signification. Il trouva la veine maîtresse qu'il suivit du regard. Elle partait de l'autel et serpentait jusqu'au mur. Il en décrocha les draperies et fit courir ses doigts sur la muraille. Son pendentif, qu'il avait encore oublié, vint l'aider en frappant la pierre d'un faisceau de lumière bleue. Simon sonda soigneusement la surface et un pan de mur finit par pivoter, découvrant un étroit couloir sombre. Luanshya murmura :
    - Au bout, il y a une grande porte de fer.
   Simon ne fut pas étonné : il se souvenait de la vue extraordinaire de Ravage, qui perçait les ténèbres les plus obscures.
    - Simon, Carnage ne pourra jamais passer, remarqua Sharly.
   Le jeune homme observa l'hippogriffe transformé : de grandes ailes avaient poussé, tout son corps s'était recouvert d'écailles, ses sabots avaient pris la forme d'une griffe énorme, les crocs recourbés avaient augmenté de taille, une corne torturée ornait son front et sa belle queue noire s'était transformée en une longue queue reptilienne.
    - En effet, ses ailes vont le gêner.
    - Je peux faire quelque chose, fit Luanshya.
   Elle s'approcha de l'hippogriffe, appuyée sur le bras de Simon, et prit la grande tête de l'animal entre ses mains.
    - Tout doux, mon ami... Il fait jour, tu sais, il fait grand jour...
   Par une sorte d'ordre mental, répétant cette litanie, elle fit que, pour lui, le soleil brillât et, pris de violents tremblements, l'hippogriffe commença à reprendre son aspect initial.
    - J'ai quelques pouvoirs magiques, expliqua Luanshya, devant le regard étonné des deux amis.
   Simon eut un sourire ironique, mais ne répondit rien. Il s'engagea dans le couloir, tenant toujours Luanshya dans ses bras. Il la déposa par terre, la soutenant du poignet, et tendait la main vers la porte. Un brusque frissonnement de la jeune elfe le fit suspendre son geste. Sharly, suivi de Carnage et Eclair, les rejoignit.
    - Laissez-moi ouvrir la porte, murmura doucement Luanshya.
   Instinctivement, Simon comprit que le battant de fer cachait un piège mortel.
    - Non, pas question. S'il y a un quelconque danger, c'est à moi de l'affronter ! s'interposa-t-il.
    - Je t'en prie, Simon...
   Tout en fixant le jeune homme de son regard ambre légèrement suppliant, elle recula, la main dans son dos, jusqu'à rencontrer la poignée, qu'elle abaissa sans hésiter. Horrifié, Simon, qui n'avait pas remarqué le geste de Luanshya, vit le corps de la jeune elfe parcouru d'étincelles bleues crépitantes. Elle restait stoïquement debout, impassible, et la flamme qui brillait dans ses yeux s'éteignit lentement. Simon la reçut dans ses bras quand elle s'effondra.
    - La porte n'est plus piégée, souffla-t-elle.
    - Luanshya ! Pourquoi as-tu fait cela ?
    - Je ne voulais pas survivre à mon peuple... Bonne chance !
   Les grands yeux d'or liquide devinrent fixes et Simon ferma les paupières avec douceur. Sentant une colère irrépressible monter en lui, il souleva le cadavre de terre avec une force surhumaine et ouvrit le battant sans prendre de précaution. Il était sûr que le seigneur de la nuit éternelle était là, dans cette pièce, protégée par un passage secret et une porte piégée. En effet, quand il entra, terrible, un homme leva la tête vers lui, surpris. Un sourire cruel se dessina sur ses lèvres minces quand il vit le corps sans vie de Luanshya et les longs cheveux roux pendre par-dessus le bras de Simon.
   La pièce était obscure, faite de roche noire. A la lueur des torches fixées au mur, on voyait, au fond, un trône de marbre grossièrement taillé sur lequel était assis un homme revêtu de fourrures, un heaume d'or massif sur la tête avec un frontal où était enchâssée une émeraude aussi grosse que le poing. Le visage était bienveillant, mince et ferme, auréolé d'une ample chevelure d'argent et, sous les sourcils de neige, le regard marron était étrangement pénétrant. Simon aurait pu se laisser prendre à cette apparente sympathie, mais il y avait ce sourire cruel.
    - Es-tu le seigneur de la nuit éternelle ? lança-t-il d'une voix de stentor, et il s'agissait presque plus d'une affirmation que d'une question.
    - Oui, j'ai cette prétention.
    - Tu revendiques donc les morts survenues dans ce château et, en particulier, celle de la jeune elfe dans mes bras ?
    - Suis-je mis en accusation ? demanda aimablement l'homme. Dans ce cas, je ferais mieux de réveiller vos deux amis.
   Sur un geste de sa part, Ravage et Sha ouvrirent les yeux et se redressèrent, parfaitement lucides. Ravage repoussa sa mèche blanche en arrière et mit pied à terre. Son regard vert prit un reflet attristé quand il se posa sur Luanshya. Sha s'étira tranquillement et eut un air étonné.
    - Hum ! Simon, je ne crois pas être venue ici de mon plein gré !
    - Non, en effet. Il y a d'abord eu un oiseau de la nuit, qui nous a attirés ici, aidé par une vague de dépression, dont je suis le seul à ne pas avoir été la victime. Puis un très beau vampire, qui t'aurait plu, j'en suis sûr, Sha, ami de l'homme ci-présent. Enfin, voici le seigneur de la nuit éternelle.
   Ce dernier protesta :
    - Je n'utilise pas de "vague de dépression", comme tu le dis. Seuls les centaures se servent d'un terme aussi peu approprié. Je ne désespère pas ceux qui viennent ici. Je leur ôte leur volonté et, une fois qu'ils sont entrés, je leur inflige une fatigue insurmontable...
    - Pourquoi avoir fait en sorte que je ne sois pas touché ?
    - Je voulais voir comment tu réagirais. Tous ces morts-vivants qui hantent le château m'ennuient.
    - Morts-vivants ? releva Ravage. Par Vanyar ! Il transforme tous les voyageurs de passage en zombies !
    - Et leur âme ? demanda fiévreusement Sha. Qu'en fais-tu ?
    - Mais je la garde ! répondit l'homme, sincèrement étonné. Comment voulez-vous que je vive, autrement ? Je vais vous montrer.
   Il tendit le doigt vers Luanshya et, sous les yeux horrifiés des jeunes gens, une brume argentée s'éleva doucement du cadavre. Sha, dans un cri rauque, se jeta sur le seigneur de la nuit éternelle, son poignard à la main. Ce dernier ne s'attendait pas à une réaction aussi brutale, mais il réagit avec une promptitude stupéfiante : à côté de son trône, deux minces fils de cristal couraient sur toute la hauteur de la paroi. Il posa son doigt sur celui de gauche et disparut.

   Les jeunes gens ne mirent pas longtemps non plus à réagir. Simon bondit près du trône et toucha également le fil de cristal. Comme le seigneur de la nuit éternelle, il devint subitement invisible, mais ne tarda pas à réapparaître.
    - Des fils de téléportation ! lança-t-il. Sharly ! Détruis celui de droite ! Ravage ! Mets Luanshya sur Carnage ! Tenez les montures et restons en contact.
   Sha prit la main de son frère et donna la sienne à Sharly, qui saisit le bras de Ravage. Ce dernier tenait les rênes d'Eclair et de Carnage. Le fil de cristal droit était brisé en mille morceaux ; Sharly n'y était pas allé de mainmorte et il avait un fameux coup de sabot. Simon mit ses doigts sur la veine translucide intacte et tous se sentirent, pendant un temps très bref, emportés par un tourbillon.
   Ils se retrouvèrent dans une salle, petite et très sombre. Ravage parcourut rapidement la pièce du regard, ses yeux verts transperçant les ténèbres sans peine.
    - Il n'y a pas de sortie.
   A ces morts, Simon appuya de nouveau sur le cristal. Une nouvelle chambre s'ouvrit à eux, Ravage fit une inspection rapide et ils se téléportèrent encore. Les salles se suivaient à une allure vertigineuse, mais Sharly, à quelques détails infimes, savait qu'ils s'enfonçaient de plus en plus dans les entrailles d'Yslaire. Enfin, après avoir descendu une dizaine d'étages, ils s'arrêtèrent ; ils ne pouvaient plus descendre plus bas.
    - Par Chyraz ! souffla Simon. Ce château est gigantesque ! J'ai bien cru que nous n'en verrions jamais la fin.
   Il serrait toujours al main de sa soeur. Celle-ci regarda autour d'elle avec calme et rien n'échappa à ses yeux gris profond. Les murs étaient tendus de tapisseries merveilleuses, mais aux couleurs sombres. Le léger mouvement qui anima l'une d'elles attira l'attention de Sha, qui alerta les autres. Aussitôt, tous furent en selle et s'élancèrent sur les traces de l'inconnu. Les montures foulaient allègrement le sol, sans se soucier des riches tapis brodés d'or qui recouvraient partiellement du marbre blanc magnifiquement veiné de bleu et de noir. Les larges sabots de Sharly s'imprimaient sur le velours, tandis que les griffes de Carnage le déchiraient à chaque foulée. Le couloir ressemblait presque à un champ de course ou, peut-être, de chasse : devant, une silhouette fuyante et derrière elle, ses poursuivants ; Simon, en tête, menait la course, Sharly étant de loin la plus puissante des montures, surpassant même l'hippogriffe géant. Un peu en retrait, Carnage supportait la double charge de Luanshya et de Ravage, même si la jeune elfe ne pesait pratiquement rien. Enfin, bonne dernière, Sha, qui guidait Eclair des jambes et qui tenait son arc, une flèche déjà encochée.
   Lorsque le fuyard fut en plein sur la ligne de mire de la jeune fille, celle-ci relâcha la corde de son arme. La flèche sombre partit en fusant et alla se planter dans le gras du mollet de l'inconnu. Celui-ci fut rapidement rejoint et les jeunes gens furent rassurés sur l'identité de leur victime : il s'agissait bien du seigneur de la nuit éternelle. L'homme se tenait la jambe entre les deux mains et il gémit :
    - Ne me faites pas de ml ! Est-ce que je savais, moi, que ce que je faisais était mal ? Il me fallait vivre...
   Simon le regarda longuement et ses yeux marron eurent un éclat inhabituel.
    - Par tous les dieux ! fit-il à mi-voix. Il a vraiment l'air sincère ! Est-ce possible qu'un homme ignore la différence entre le mal et le bien ?
   Sha se mordilla pensivement un ongle et ses yeux furent attirés par l'éclair que jetait une des pierres précieuses dont était sertie la bague que lui avait offerte Laurane. Elle se souvint des pouvoirs de ce bijou et se concentra intensément.
   Le seigneur de la nuit éternelle n'en crut pas ses yeux : une brume épaisse lui cache les jeunes gens, tandis que Liriel, la déesse-elfe noire des ténèbres, lui apparaissait dans toute sa grandeur.
    - Ma reine ! murmura-t-il dans un souffle, tentant de se mettre à genoux.
   Liriel tendit sa main gauche ouverte vers lui, en signe d'apaisement, et il put distinctement voir la lune noire peinte dans la paume plus claire.
    - Que se passe-t-il ? demanda la déesse.
    - Des aventuriers sont entrés dans le château, ma reine ; ils ont maîtrisé Illior et tentent de faire de même avec moi. Heureusement, ils doutent de ma noirceur, car le visage que tu m'as donné, ô ma reine, les fait hésiter.
    - N'oublie pas ils ne doivent pas sortir vivants d'ici !
    - Oui, ma reine. Il en sera fait selon tes désirs.
   Liriel disparut lentement, comme happée par les pattes gigantesques d'une mygale surnaturelle. Mais le seigneur de la nuit éternelle ne s'en étonna pas : la mygale était l'animal attitré de Liriel.
   Les aventuriers furent tout d'abord aussi étonnés que leur adversaire : un brouillard s'installa entre eux et le seigneur de la nuit éternelle, laissant passer les voix. Simon allait ouvrir la bouche, mais il remarqua les sourcils froncés de sa soeur et constata que son anneau de platine était maintenant d'un luminosité presque insoutenable. Il comprit ce qu'il se passait et fit rapidement signe aux autres de rester silencieux. Les jeunes gens entendirent tout de la conversation entre la déesse et son adorateur. Aux deniers mots de l'homme, le visage de Simon prit un air effrayant ; le jeune aventurier détestait qu'on le prît pour un idiot.
   L'illusion s'effaça et les ennemis se retrouvèrent face à face. Le seigneur de la nuit éternelle avait toujours son air bienveillant, mais la lueur qui brillait au fond des yeux de Simon n'était pas rassurante. Il souleva l'homme et le ramena dans la salle aux tapisseries, où il l'assit sans trop de ménagements. Le blessé s'aperçut de la différence d'attitude et, prenant peur, il se rua, en boitant, sur les fils de cristal et appuya frénétiquement sur celui de droite. Un rire éclata derrière lui et il se retourna, le visage décomposé.
    - J'avais raison : il suffit de briser le cristal à un étage pour que tout le fil soit inactif ! lança Simon victorieusement. Tu t'es trahi, seigneur de la nuit éternelle !
   L'homme grinça des dents et rétorqua :
    - Et toi, tu es perdu ! Tu ne sortiras jamais vivant de ce château ! Sans les fils de cristal, tu ne peux remonter et moi seul en connais tous les passages ! Tu vas mourir !
   Il leva les mains et commença une incantation :
    - Dug, fun, khazaad ! Morgoth, kor ray serni kaly thar gaya ; marsil kal ray liya sor tirith !
   Toutes les lumières s'éteignirent brusquement. Des gémissements lugubres résonnèrent dans la pièce et un feu encercla soudainement les jeunes gens, qui restèrent très calmes ; seul Eclair manifesta un signe de nervosité. Carnage, qui s'était de nouveau transformé à la mort de Luanshya, s'envola, déposant Ravage et Sha hors du périmètre enflammé. Simon jeta un coup d'oeil sur le corps sans vie de Luanshya et fouilla rapidement dans ses fontes. Il en sortit une mince statuette d'ivoire qu'il plaça entre les mains glacées de l'elfe. La miniature représentait un chamois, animal fétiche de Vientiane, déesse-elfe de la montagne. Sharly, à violents coups de sabots, s'employait activement à éparpiller les braises. En peu de temps, le feu éclaira toute la pièce, sans plus menacer Simon, Sharly et Luanshya. Le jeune homme resta surpris de la performance de son ami : comment avait-il donc pu disperser un feu magique ?
   Ravage, rendu furieux par cette attaque, tendit son poing gauche en avant ; à l'annulaire, brillait la bague au poignard que lui avait donnée sa soeur. Le seigneur de la nuit recula d'un pas. De son pouce, le jeune elfe frotta son anneau et une tempête de poignards se déchaîna. Debout dans la tourmente qu'il avait lui-même déclenchée, Ravage, sa mèche d'un banc mousseux rejetée en arrière parmi les cheveux blond-roux, les sourcils froncés, ses yeux verts remplis d'éclairs, ses traits un peu anguleux accentués par sa colère, l'air plus décidé que d'ordinaire, sa bouche au pli ferme, Ravage, que ses amis appelaient l'elfe géant, avec sa taille inhabituelle, Ravage hurla, vengeur :
    - Je fais appel aux pouvoirs de la bague au poignard ! Que l'enfer se déchaîne !
   La pluie de poignards aiguisés s'abattit sur le seigneur de la nuit éternelle. A la première arme qui toucha l'homme, le château trembla sur ses fondations. Chaque blessure délabrait un peu plus le bâtiment. Lorsqu'un mur s'effondra, Ravage, toujours au centre du tourbillon de poignards, cria :
    - Fuyez ! Laissez Luanshya avec moi. Sha ! Prends Carnage ! Allez et faites rendre gorge au mal !
   Simon et Sha, comprenant qu'il avait raison, se résignèrent à abandonner leur ami et bondirent sur leur monture. En quelques foulées, le château disparut et ils se retrouvèrent au sein d'une nuit veloutée.
    - Eh bien ! Notre effectif a encore diminué ! fit remarquer Simon, avec un demi-sourire plutôt amer.
   Sha ne répondit pas ; ses longs doigts jouaient nerveusement avec la statuette de Brynhild qu'elle avait prise dans les fontes placées sur le dos d'Eclair, y mettant celle de l'hippogriffe à la place.

Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Proud Unicorn, de Silverhair

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