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Laurane
Simon se laissa tomber par terre, épuisé, et reprit sa sculpture de Sharly, qu'il acheva de quelques gestes précis. Prenant un autre outil, il en arrondit les angles trop vifs et s'attacha à donner un beau poli au bois. En un instant, la petite statue avait pris un aspect plus vivant ; Sharly était représenté bien droit, le sabot sur une pierre, en une attitude fière, mais le visage, si petit soit-il, était illuminé par un sourire joyeux ; de plus, Simon avait su donner un panache à la queue qui, décidément, faisait de cette sculpture une petite merveille. Sharly se pencha et regarda l'objet.
- C'est vraiment moi, Simon ? fit-il, le souffle coupé.
- Eh oui ! Tiens, cadeau !
Il lui tendit la sculpture et alla chercher dans ses fontes un gros morceau d'os. Il se rassit et dégrossit rapidement la matière pour lui donner une forme plus longiligne. Ensuite, avec un instrument plus fin, il commença la sculpture proprement dite. Sous ses longs doigts fins, une jeune femme prit lentement forme. La mince silhouette, légèrement penchée en avant, semblait avoir été immobilisée en pleine course ; les longs cheveux volaient derrière, ainsi que le bas de la robe. Le port était majestueux, mais belliqueux. L'épée dans la main, pointée en avant, acheva le tableau et tous purent reconnaître Brynhild. Simon peaufinait les derniers détails quand Laurane vint le trouver.
- Le feu n'éclaire presque plus. La nuit envahit tout. Comment peux-tu encore travailler ?
- Mes doigts voient pour moi, fit gaiement le jeune homme. Tiens, j'ai fini !
Les autres, qui avaient suivi avec fascination la naissance et l'achèvement de la sculpture, se secouèrent et Ravage se mordit les lèvres, furieux d'avoir oublié son devoir.
- Je crois que nous devrons nous passer de dîner. J'ai oublié d'aller chasser.
Mais Sha, si silencieuse ces dernières temps qu'elle en passait inaperçue, revint près du feu. Elle jeta par terre un lapin, dont le flanc laissait échapper un mince filet de sang. Comme son frère pouvait sculpter au toucher, elle était capable de chasser à l'oreille et la nuit de la gênait pas. Elle n'avait jamais vu son frère sculpter, ni regardé une de ses oeuvres, ce qui expliquait qu'elle n'ait pas reconnu son style dans le collier de Laurane, et elle ne tenait pas à lever le voile sur ce sujet.
Tous se rapprochèrent du feu et le repas fut pris en silence. Malgré l'heure avancée, tous se sentaient d'attaque, sauf Laurane, dont les yeux commençaient à se fermer malgré elle. Ravage s'en aperçut et déclara aussitôt qu'il était temps de dormir. D'un accord unanime, il fut décidé qu'il prendrait le premier tour de garde, Simon, puis Sha le relayeraient et Sharly veillerait jusqu'au matin. Ils s'installèrent pour la fin de la nuit et Ravage s'assit plus près du feu, qu'il entretenait régulièrement, car nombreux étaient les monstres qui n'attendaient que l'obscurité totale pour les attaquer. Maintenant qu'il était seul et que le silence régnait autour de lui, il sentait le sommeil se glisser insidieusement en lui. Il se releva d'un bond et fit quelques pas. Phénix et Eclair relevèrent la tête et hennirent doucement. Il s'approcha des chevaux et caressa doucement le poil lustré de Phénix. Quand il se retourna, le feu était presque éteint, seules quelques braises rougeoyaient encore. Surpris, il se pencha pour attiser les flammes et rajouter un peu de bois. Un hennissement strident déchira l'air et il reçut un coup violent sur la tête, ce qui le fit s'effondrer, inconscient.
Simon ouvrit les yeux sur un ciel magnifiquement étoilé. Vilya, la lune bleue, inondait la planète de sa douce lumière. L'air était léger et frais ; pourtant, le jeune homme sentait quelque chose d'inhabituel dans l'atmosphère. Il se redressa sur les coudes et aperçut une silhouette noire allongée près du feu éteint. Il fut aussitôt debout et ranima le feu avant de s'occuper de Ravage. Le jeune elfe, blessé sur l'arrière de la tête, perdait du sang, mais cela ne semblait pas trop grave. Simon prit une outre et lava la blessure avec un peu d'eau, dont la fraîcheur fit revenir Ravage à lui.
- Que s'est-il passé ? demanda Simon.
- Je ne sais pas, répondit l'elfe. Le feu flambait bien ; je suis allé voir les chevaux et quand je suis revenu vers le foyer, il ne restait plus que quelques braises. J'ai voulu rajouter du bois ; j'ai entendu un hennissement, puis plus rien.
- Tu as été assommé, expliqua paisiblement Simon.
Ravage se passa la main derrière la tête avec une grimace.
- Si je savais qui m'a fait ce coup-là, je peux t'assurer que je ne le manquerais pas et que je lui rendrais la monnaie de sa pièce ! Mais pourquoi m'avoir assommé ?
Il jeta un coup d'oeil rapide autour de lui, vérifiant que Laurane était toujours là, dormant paisiblement entre Sha et Sharly. Simon haussa les épaules, plongea une branche dans le feu et, levant haut cette torche improvisée, il alla inspecter les alentours.
Ravage guettait anxieusement le retour de son ami, qui était parti depuis un bon moment déjà. Enfin, il aperçut la branche enflammée et Simon vint s'asseoir à côté du feu dans lequel il jeta sa torche d'un geste négligent.
- Nous avons été téléportés, annonça-t-il flegmatiquement.
Ravage ne lui répondit que par un hoquet de surprise.
- Téléportés ! Mais où ?
- Si seulement je le savais ! Je suppose qu'il y a la main d'Erza ou d'Ordreth derrière tout cela ; ils adorent jouer avec nous comme un chat avec une souris.
- C'est bien le moment de parler de chat et de souris ! grogna Ravage. Qu'allons-nous faire ?
- Que veux-tu que nous fassions ? Attendre l'aube, voilà tout. Si nous sommes là, c'est sans doute parce qu'Erza y a plus de pouvoir et donc, elle nous a rapprochés de notre but !
- Mm... je ne suis pas convaincu.
- Si tu veux tout savoir, moi non plus. Va dormir. Ton inconscience inopinée nous a menés près du jour et je terminerai la veille jusqu'au matin, puisque tu ne m'as pas réveillé.
- Tu m'en veux, de m'être fait surprendre ?
- Mais non, Ravage. Il me serait sans doute arrivé la même chose ! Que veux-tu faire contre une déesse ?
- Alors pourquoi avons-nous accepté cette quête ? demanda Ravage, l'air sombre.
Il s'allongea et s'endormit sans attendre de réponse.
- C'est amusant, murmura Simon. C'est exactement la question que je me pose depuis le début...
Le calme revint sur le camp. Simon écoutait la respiration régulière de ses amis. Soudain, un léger bruit le fit sursauter. Il releva la tête et vit une jeune femme venir vers lui d'un pas dansant. Son visage se durcit et, s'étant relevé d'un bond, il mit la main sur son fouet.
- Non, Simon, dit la femme. Je ne viens pas en ennemie.
- Crois-tu que je ne t'ai pas reconnue ? lança Simon.
- Ne dis pas mon nom. Nous sommes dans le domaine d'Erza et il est inutile qu'elle sache que je suis venue.
Le jeune homme eut un mauvais sourire.
- Tu ne me feras pas croire cela, Allansia, dit-il à mi-voix. Je sais que tu es l'alliée d'Erza
La déesse du mal soupira et ses yeux bleu pâle s'assombrirent.
- Asseyons-nous, veux-tu ?
Le jeune homme acquiesça, sans quitter Allansia du regard.
- Je sais ce que toi et tes amis êtes venus faire ici. Erza et Ordreth vous attendent. Comme tu l'as compris, tu es désormais dans le domaine d'Erza, que l'on appelle le territoire des Ombres.
- Viens-en au fait, Allansia ! Je ne pense pas que tu sois venue m'aider !
- Tu te trompes, Simon. Je me moque pertinemment de la Belle des elfes, enlevée par Ordreth, mais aucun de nous ne tolère ce qui est arrivé à Sorcerak.
- Aucun de vous ? Et pourtant, Ordreth s'est joint à Erza, alors que d'habitude, elle agit seule.
- Ordreth a une raison : depuis des siècles, il convoite Stellarys, dont Sorcerak est le protecteur attitré. Il ne pouvait que réagir favorablement à cette idée d'enlèvement.
- Tu veux dire que tous ceux de l'alliance du mal désapprouvent Erza ?
- Oui. Sorcerak est l'un de nous.
- En quoi peux-tu m'aider ? Comme les autres, tu ne peux agir contre Erza.
- Mais je peux t'aider quand même, affirma Allansia. Je vais te révéler ce que tu dois savoir. D'abord, Laurane porte au doigt l'anneau du serpent, qui lui permettra d'invoquer Magie Noire, le roi-serpent serviteur de Lourak et Crinalys, dieux-elfes des animaux. Seulement, elle ne doit l'utiliser qu'en cas d'extrême urgence, car la récompense que demandera le roi-serpent sera la même quel que soit le danger dont il vous sauvera. Ensuite, sculpte quelque chose pour Sha et Ravage. Aucun d'eux ne doit se séparer de ce que tu leur auras offert. Laurane a son collier et Sharly sa statuette. C'est vital qu'ils le gardent à tout instant avec eux.
- Qu'est-ce qui me prouve que tu dis la vérité ?
- La méfiance habite ton coeur, soupira Allansia. Reconnais-tu ce bijou ? Il s'agit de l'oeil d'ambre d'Oriande, qui fait dire la vérité. Essaie de mentir, tu verras que cela te sera impossible.
Simon voulut dire un mensonge, mais les mots refusèrent de franchir ses lèvres et il s'entendit prononcer ce qu'il pensait vraiment. Convaincu, il saisit le pendentif d'ambre.
- Recommence tes explications, exigea-t-il.
Allansia répéta ce qu'elle venait de lui apprendre. Simon lui rendit le bijou et se leva.
- Très bien, Allansia. De toutes mes forces, j'essaierai de délivrer Sorcerak et la Belle des elfes.
- Peu importe la Belle ! Seul Sorcerak compte ! fit Allansia.
- Ton âme est aussi noire que l'ébène ! Songe à ce que représente la Belle pour toutes les tribus elfes !
- Oh ! A ce propos, j'oubliais : Ordreth a commencé à semer le chaos sur Yslaire. Il décime les tribus elfes, ne laissant en vie que les femmes, du bébé à la mère. Tu risques de rencontrer plus d'une cohorte de prisonnières encadrées de morts-vivants.
- Va-t'en, Allansia ! dit Simon, furieux. Tant de gens que nous aurions pu sauver...
- Ordreth les aurait retrouvés. Votre seul atout est de former un petit groupe plus difficile à repérer.
La déesse disparut et Simon se laissa tomber à terre, les larmes aux yeux, pensant à tous ses amis elfes maintenant morts.
Arkis, le soleil blanc, se leva lentement, chassant les ténèbres. Carnage, l'hippogriffe, était rentré et sa transformation s'amorça. La pauvre bête était épuisée par sa nuit de chasse. Pendant la fin de la nuit, Simon s'était employé à sculpter un hippogriffe pour Ravage, ainsi qu'un minuscule fer à cheval pour leurs trois montures, qu'il avait dissimulé dans la crinière. Il était content de ce travail qui avait occupé ses mains et son esprit, l'empêchant de penser à tout ce que lui avait appris Allansia et il en voulut un instant à Arkis de se lever comme si rien ne s'était passé. Il réveilla ses compagnons. Sha ouvrit les yeux, s'étira paresseusement, puis s'exclama :
- Dis donc, Simon ! Je ne devais pas veiller, cette nuit ?
- Ravage et moi avons préféré te laisser dormir, très chère.
Il tendit sa soeur la statuette de Brynhild et à Ravage celle de l'hippogriffe.
- Tenez, vous me feriez vraiment plaisir en gardant ces objets avec vous. J'insiste, Sha, et je te promets qu'il ne s'agit pas d'une lubie quelconque.
- Mm... Simon, tu n'as jamais eu de secret pour moi. Explique-nous donc de quoi il s'agit.
- Je le ferai... en temps utile. Pour l'instant, je propose un rapide repas avant de partir.
Ce fut alors que Sharly regarda autour de lui.
- Que s'est-il passé ? Nous ne sommes pas au même endroit qu'hier soir ! Quelle est cette sorcellerie ?
- De la téléportation, tout simplement, fit Simon, paisible.
- Simon..., gronda Sharly. Où sommes-nous ?
- Pour être très clair : dans le domaine d'Erza, le territoire des Ombres. Notre chère déesse y a plus de pouvoir.
- Par Sirius ! fit Sha avec véhémence. D'où sais-tu tout cela ?
- J'ai mes sources, répondit modestement Simon. Allons en route ! Erza ne nous invite pas pour que nous nous tournions les pouces !
Il se leva d'un bond, n'ayant même pas absorbé un morceau du lapin restant de la veille. Il frotta amicalement le chanfrein de Phénix de son poing fermé, puis le sella soigneusement. Comme d'habitude, il répéta les mêmes gestes pour Eclair, l'étalon gris souris de sa soeur. Tous l'imitèrent et ils se retrouvèrent en selle, prêts à partir.
Carnage menait le train, à une allure plutôt soutenue. Le grand hippogriffe noir semblait avoir récupéré ses forces et il dévorait la distance à grandes foulées souples. Derrière lui, Phénix, suivi de peu par Sharly ; Eclair fermait la marche. Le centaure remonta à la hauteur de Simon.
- A ton avis, pourquoi Erza a-t-elle gaspillé de l'énergie à nous téléporter ici, alors qu'il lui aurait été si facile d'attendre notre venue ?
- Elle voulait nous avoir le plus vite possible à porté de ses griffes. Quant à son énergie... pfuit ! Tu penses bien qu'Erza est une source infinie d'énergie. Ce que nous comptons faire est de la folie ! Te rends-tu compte que nous allons affronter Erza, la plus grande déesse du côté obscur, sur son propre territoire, dans son royaume divin ? Même Sirius ne l'a pas affrontée dans toute sa puissance, mais bien sous son enveloppe terrestre !
- Mais Ukkraq l'a fait, rappela Sharly.
- Oui... Sharly, je vais te dire quelque chose : je tremble de peur. C'est Sha qui a foncé tête baissée dans cette aventure. Maintenant que j'y suis, je ne reculerai pas, bien sûr, mais je ne me sens pas à mon aise.
- Ne t'inquiète pas, je serai toujours à tes côtés, dit gravement Sharly.
Il avait l'impression de prophétiser en prononçant ces paroles. Simon soupira.
- Je sais, mais vois-tu, il y a nos amis à protéger, tant d'eux sont vulnérables...
Il essayer de ne pas penser à ce que Allansia lui avait dit, aux villages dévastés, aux tribus décimées, aux femmes emmenées en esclavage et aux hommes froidement assassinés. Mais les visages de ses amis elfes ne cessaient de s'imprimer dans son cerveau, environnés de flammes, leurs yeux lui lançant un pathétique appel au secours. Laurane, serrée contre le large dos de Sharly, percevait bien les émotions contenues de Simon. Elle voulut lui apporter quelques paroles de réconfort, mais un arrêt subit de Sharly faillit la jeter à bas.
Devant eux, l'air nullement pacifique, une troupe de guerriers, armés jusqu'aux dents, montés sur des chevaux noirs aux yeux injectés de sang.
- Il semblerait que...
- Oh ! Je t'en prie, Simon ! fit Ravage, énervé. Cesse un peu de plaisanter sur tout !
Derrière eux, Sha encocha silencieusement une flèche sur son arc.
- Quel rabat-joie tu fais, Ravage ! soupira Simon. Sharly, dépose Laurane à terre. Mettez-vous en position de défense !
Tandis que Laurane courait se réfugier à l'abri des grands arbres, Simon mit la main sur son fouet ; pendant ce temps, Ravage décrochait lentement l'arbalète attachée dans son dos. En face d'eux, le chef des guerriers caracolait sur son étalon. Quand il vit qu'ils étaient prêts, d'un cri guttural, il lança ses guerriers à l'attaque. Aussitôt, deux d'entre eux eurent leur élan arrêté : une flèche fichée dans la poitrine du premier vibrait encore que Sha en encochait déjà une autre, alors que le second avait un carreau planté dans la gorge. Ravage et Sha ne faisaient pas de cadeau. Sharly s'était lancé dans la bataille et son visage ne reflétait plus qu'une férocité sans bornes. Simon abattait son fouet sans relâche et la lanière incandescente, sans effet sur lui et les dieux, brûlait cruellement les guerriers. Un peu étonnés, les aventuriers, bien que sachant qu'ils faisaient mouche à chaque coup, ne voyaient pas diminuer le nombre de leurs adversaires. Seuls Simon et Laurane, qui avait une vue globale du champ de bataille, s'aperçurent que des vagues de guerriers ne cessaient de déferler par l'arrière. Malgré la rapidité de Sha et de Ravage, ils furent inexorablement submergés. Alors qu'il luttait contre un gigantesque guerrier, Simon trouva la force de crier, dominant le bruit des armes :
- Laurane ! Ta bague ! Déclenche son pouvoir !
Affolée, la jeune elfe baissa les yeux sur l'émeraude entourée de serpents. Elle frotta doucement la pierre, qui commença lentement à briller jusqu'à devenir un véritable soleil. A ce moment, la terre trembla et s'ouvrit pour laisser passer une gigantesque tête de serpent aux yeux verts.
- Je suis Magie Noire, le roi-serpent, et tu m'as appelé par le pouvoir de la bague. Quel est ton voeu, petite elfe ?
Pétrifiée, Laurane était incapable de répondre.
Autour d'elle, la bataille faisait rage. Sha et Ravage, ne pouvant plus utiliser leurs armes, les adversaires étant trop près, s'étaient jetés à corps perdu dans le combat ; l'impressionnante musculature de l'elfe rendait bien des services et plus d'un guerrier ne se souvint plus de rien après avoir vu se lever le poing de Ravage. Quant à Sha, souple et féline, elle avait dégainé sa dague et se battait comme elle pouvait. Sharly avait un peu la même technique que Ravage, mais son poing était encore largement plus massif que celui de l'elfe et il pouvait de plus profiter des avantages que lui donnait son corps équin. Carnage, l'hippogriffe géant, participait aussi vigoureusement au combat et ses sabots fourchus et ses crocs recourbés faisaient merveille. Simon, pour en revenir à ce dernier, avait été désarmé et, maintenant allongé sur le sol, son adversaire appuyé sur lui de tout son poids, il tentait de retourner la situation à son avantage, mais il était trop fier pour rappeler à Laurane ce qu'elle devait faire.
Le roi-serpent s'impatienta légèrement et la jeune elfe, voyant la position précaire de Simon, retrouva subitement ses esprits.
- O Magie Noire, sauve mes amis !
- Qui sont-ils, jolie elfe détentrice de la bague des serpents ?
- Ravage, mon frère, Sha et Simon, les humains, Sharly le centaure, Carnage l'hippogriffe et Phénix et Eclair, les chevaux. O Magie Noire, roi-serpent, tu connais maintenant mes amis, tu sais qui sont mes ennemis, sauve-nous !
Le roi-serpent sembla sourire et ses yeux d'émeraude se plissèrent. Des milliers de petits serpents surgirent de la terre, envahissant le champ de bataille ; ils étaient suivis par de plus gros confrères. Tandis que les gros serpents s'ingéniaient à protéger ceux que Laurane avait nommés, les petits se glissaient dans les interstices des armures des assaillants, mordaient partout où la peau était nue et semaient la terreur dans les rangs des guerriers. Magie Noire n'avait pas choisi ses petits alliés au hasard : chaque morsure était mortelle ; si les guerriers ne déferlaient plus en vagues hurlantes, les serpents, eux, se multipliaient à une rapidité inouïe. De plus, comme s'ils avaient été les têtes d'une hydre monstrueuse, chaque serpent coupé en deux voyait ses deux parties se transformer en un nouveau serpent qui attaquait avec une rage accrue. Et là-bas, près de Laurane sur qui veillait le roi-serpent lui-même, ce dernier, la tête dressée, supervisait le combat et encourageait ses troupes par des sifflements impérieux. Bientôt, l'armée adverse fut décimée ; le sol grouillait de serpents de toutes sortes et, au milieu d'eux, pâles et inquiets, se dressaient Simon, Sha, Ravage et Sharly, ainsi que leurs trois montures que la présence des serpents rendaient nerveuses.
Magie Noire fit entendre un long sifflement, auquel les autres serpents répondirent en refluant lentement vers lui pour disparaître dans les profondeurs du sol, puis il baissa la tête vers Laurane qui fixa sans peur les minces yeux émeraude.
- Tu dois payer ton tribut, jolie elfe. On ne déchaîne pas impunément la puissance de la bague.
- Je suis prête, dit doucement Laurane, avec un calme qui l'étonna elle-même.
- Tu vas me suivre dans les entrailles de mon royaume et tu resteras avec moi jusqu'à ce que je te renvoie chez toi, quand bon me semblera.
Laurane frissonna : la perspective de finir sa vie parmi les serpents ne l'enchantait guère. Simon aussi avait entendu l'exigence de Magie Noire.
- Laurane ! cria-t-il.
Il courut vers la jeune elfe, qui ne put retenir un sourire en le voyant : un petit serpent jaune moucheté de vert s'enroulait autour de sa jambe gauche, tandis qu'un énorme python se prélassait sur ses épaules.
- Laurane, jure-moi une chose avant de partir avec le roi-serpent. Quelles que soient les circonstances, ne te sépare jamais du collier que je t'ai offert, même pas une seconde. Que personne ne te le prenne, ni par la ruse, ni par la force. Jure-le-moi, Laurane.
- Je te le jure, Simon, dit gravement la jeune elfe, la main posée sur son collier.
- Magie Noire, reprit Simon en se tournant vers le roi-serpent, est-ce que le tribut que paie aujourd'hui Laurane la protégera à l'avenir d'Erza et d'Ordreth ?
- Sois sans crainte, Simon. Je suis serviteur de Lourak et Laurane sera plus en sécurité avec moi que là où tu l'emmenais. Et je te jure que je ne chercherai pas personnellement à lui enlever son collier. Ce que tu lui as fait jurer montre que tu as une bonne présence d'esprit ; celle qu'il faut à un héros.
Simon, qui allait retourner vers Ravage, Sha et Sharly, fit lentement demi-tour et observa le roi-serpent qui avait abaissé son regard sur lui.
- Je n'en suis pas un, grogna-t-il. Les héros sont et demeurent à jamais des héros. C'est plus que je n'en pourrais supporter.
- Tu es un héros, intima sèchement Magie Noire. Tu n'en es pour l'instant que l'ébauche, mais tu le deviendras. Ne te descends pas toi-même de ton piédestal, si difficile à établir.
- Qu'entends-tu par héros ? demanda Simon, maussade.
- Un héros, répondit sentencieusement le roi-serpent, est celui qui choisit son destin.
Le jeune homme réfléchir longuement, puis déclara enfin :
- J'accepte ta définition et, à cette condition, j'accepte aussi d'être un héros.
- Tu n'as pas à accepter ou non. Tu es, c'est tout.
- Et si ma première décision de héros était de ne pas accepter mon propre héroïsme ? rétorqua Simon, retors.
Magie Noire soupira. Le jeune homme, oubliant les serpents, serra Laurane contre lui et le gros python les entoura tous les deux de ses anneaux.
- Que les dieux soient avec toi, murmura Simon.
- Fais attention à toi, répondit Laurane sur le même ton.
Ravage réinstalla le python sur les épaules de Simon, dégageant ainsi sa soeur, qu'il prit par les épaules. Les grands yeux couleur d'eau de la jeune elfe le fixèrent sans ciller.
- J'aurais préféré te protéger moi-même, déclara enfin Ravage, la voix rauque.
- Veille sur Sha. Tu sais combien elle oublie la limite de ses capacités, dit doucement Laurane.
Son frère hocha la tête et tout fut dit. Les adieux entre Sha et Laurane furent très brefs : le regard gris profond rencontra les yeux bleu-vert, il y eut un léger mouvement des paupières et l'ébauche d'un sourire encourageant. Quant à Sharly, il se tenait à proximité, l'air gauche, un air de tristesse peint sur ses traits rudes. Laurane s'approcha de lui de sa démarche dansante et l'embrassa sur la joue en lui glissant à l'oreille :
- Protège Simon pour moi, s'il te plaît. Si tu es toujours à ses côtés, je serai plus tranquille.
- Je te le promets, Laurane.
Le regard bleu du centaure ne pétillait plus de gaieté et il semblait prêt à se remplir de larmes. Sharly détourna la tête et s'en alla d'un pas lourd.
Pendant ce temps, Magie Noire, par des sifflements impérieux, tentait de faire revenir à lui les deux serpents que Simon avait sur lui. Il n'y eut rien à faire : le python leva nonchalamment la tête, mais n'obéit pas ; quant au petit serpent jaune, il fit celui qui n'avait pas entendu.
- Il semblerait qu'ils ne veulent pas me quitter, fit négligemment Simon.
- Janus et Physius ont toujours été de fortes têtes. Je leur ai ordonné de te protéger, ils veulent le faire jusqu'au bout. Je te les laisse donc. Adieu, espoirs d'Yslaire ! Laurane, viens.
Lentement, le roi-serpent disparut dans les entrailles de la terre, par là même où il était venu, entraînant Laurane avec lui. Les jeunes gens fixaient les yeux émeraude du serpent géant, reflet exact de la pierre précieuse qui brillait au doigt de Laurane. Le sol se referma et ils auraient cru à un rêve, si autour d'eux, il n'y avait eu les corps de leurs ennemis pour les détromper, ainsi que les deux serpents de Simon. Ce dernier cherchait Phénix, son étalon alezan doré ; ne le voyant pas, il lança un appel modulé. Le cheval en vint pas. Sha trouva par terre les fontes que portait Phénix qui, lui, s'était volatilisé. Simon hurla
- Magie Noire, rends-moi Phénix immédiatement !
La voix du roi-serpent se fit entendre pour la dernière fois :
- Une monture disparaît avec chacun des membres. On commence avec les chevaux.
Sharly s'approcha de Simon en trottinant.
- Je suis assez fort pour remplacer Phénix, fit-il, un sourire ironique flottant sur ses lèvres.
- Oh ! Je sais, Sharly. Mais Phénix était aussi un symbole : le phénix est l'animal de Sorcerak.
- Eh bien, allons libérer ce pauvre dieu, au lieu de bavarder comme de vieilles pies ! lança Ravage.
Simon mit ses fontes sur le dos de Sharly et ils partirent au petit galop.
Texte © Azraël 1996 - 2002.
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