Le Rôdeur

Le secret d'Alikor

   A partir du moment où Alikor entra dans sa vie, le prince Kristen changea du tout au tout. Il était très silencieux et le moindre effort pour provoquer ses confidences l'enfermait dans un silence plus profond encore. Néanmoins ce silence ne l'empêchait pas d'être au courant de tout ce qu'il se passait et si on lui avait demandé quelque chose - et s'il avait accepté de répondre - il n'y aurait rien eu dont il n'aurait eu la réponse. Avec l'aide des serviteurs, il avait développé un réseau d'espions en interne et était au courant de certaines choses avant même son père. Tout ce qui touchait au Rôdeur l'intéressait et comme la plupart des domestiques admiraient le rebelle, ils se faisaient un plaisir de lui raconter tous les menus détails qu'ils avaient appris.
   Alikor faisait son possible pour limiter cette passion dévorante de son élève pour le hors-la-loi, mais rien n'y faisait. Si Kristen se montrait plus ou moins obéissant sur les autres points, sur celui-là, il était intraitable. Aucune menace, aucune récompense n'y changea quoi que ce soit. Autrement, Kristen se montrait un élève docile et doué, surtout au métier des armes, mais depuis la nuit où il avait rencontré le Rôdeur - ou avait rêvé la rencontre - jamais plus il n'était allé contempler l'épée en rêvant du moment où elle serait enfin vraiment à lui.
   La seule plainte d'Alikor - outre l'intérêt excessif de son élève pour le Rôdeur - était qu'il était trop sérieux. Alikor aimait bien la plaisanterie, mais le regard fixe que lui renvoyaient les yeux tristes de Kristen suffisait pour que son rire s'étrangle dans sa gorge. Le seul moment où le regard de Kristen s'illuminait était quand il entendait parler du Rôdeur ; alors ses yeux ressemblaient à des étoiles et un léger sourire étirait ses lèvres, comme s'il savait quelque chose que les autres ignoraient.
   Il avait craint un moment l'initiative du seigneur Lyon, mais les années passèrent et le Rôdeur n'avait toujours pas mordu à l'appât. Le seigneur Lyon ne se lassait pas, même si le reste du conseil se moquait ouvertement de lui. Kristen pensait à part lui que le Rôdeur était bien trop malin pour se laisser prendre à un tel piège, même si sa fierté devait difficilement supporter la mauvaise publicité que le voleur usurpant son identité lui faisait.
   La seule question que Kristen s'était permis de poser à Alikor portait sur le Prince qu'il avait perdu. Le Rôdeur avait parlé pareillement et le petit prince voulait savoir ce qu'il en était, car son père avait peut-être joué un rôle dans l'histoire. Mais Alikor, d'habitude intarissable, ne s'était guère étendu sur le sujet.
    - Il était mon neveu, expliqua-t-il sobrement. On l'a tué sous mes yeux.
    - Qui ? L'as-tu vengé ? demanda Kristen.
    - Tu le sauras plus tard. Ces histoires-là ne sont pas pour un petit garçon à l'âme sensible, répliquait invariablement Alikor.
   Les années passaient et la réponse restait la même. Quand Kristen atteignit son dix-huitième anniversaire, il se fâcha en entendant cette réponse.
    - Je ne suis plus un petit garçon ! s'exclama-t-il.
   Alikor le regarda longuement.
    - Non, c'est vrai, reconnut-il.
    - Alors, vas-tu m'expliquer enfin ?
    - Il ne m'appartient pas de te le dire, répliqua Alikor, une note triste dans la voix.
   Kristen dut faire appel à toute sa maîtrise de lui-même pour ne pas se mettre hors de lui.
    - Qui me le dira, dans ce cas ?
    - Son père, peut-être. S'il revient un jour.
   Et il s'en tint à cette réponse. Kristen crut y comprendre que le retour du Rôdeur était proche. Durant toutes ces années, il n'avait cessé de penser à la question qu'il lui avait posée. Chaque soir, il s'affirmait sûr de ne pas avoir rêvé, mais ses doutes revenaient avec le soleil. Parfois, il souriait tristement et se disait :
    - S'il revient un soir et me demande la réponse, je dirai que j'en suis sûr ; s'il revient un matin, je dirai qu'il n'est qu'un rêve. C'est trop bête, à la fin !
   Et les événements ne l'aidaient pas vraiment à éclaircir la situation. Depuis un certain nombre d'années déjà, il savait qu'Alikor menait en quelque sorte une double vie. Pendant un moment, il avait cru que le jeune homme était toujours réveillé, quelle que soit l'heure du jour ou de la nuit, mais il avait vite découvert, une nuit où il n'arrivait pas à dormir, qu'il y avait des heures où le jeune homme était introuvable. Le lendemain de cette découverte, il avait questionné Alikor, qui avait nié en bloc. Kristen, doutant déjà d'être éveillé ou endormi à cause de son rêve sur le Rôdeur, n'avait pas insisté, mais le fait s'était reproduit.
   Lassé des dénégations d'Alikor, Kristen sauta sur l'occasion lorsqu'il le vit, aux environs de minuit, quitter discrètement sa chambre. Il le suivit sans bruit - utilisant sans vergogne les leçons que le jeune homme lui avait prodiguées - et gagna ainsi, sur les traces d'Alikor, une auberge qu'il lui arrivait de fréquenter durant la journée en compagnie de son ami. Il perdit un moment Alikor dans la foule, mais le repéra vite assis à une table dans un coin, discutant avec un homme dont le visage restait à moitié dans l'ombre. Alors qu'il s'approchait, il entendait l'inconnu demander :
    - Alors, que penses-tu de lui ?
    - C'est vraiment un brave gosse, petit frère, rétorqua Alikor.
   A ce moment, il leva la tête et remarqua immédiatement Kristen avant que celui-ci ait le temps de se rejeter en arrière. Un grand sourire fendit le visage maigre d'Alikor.
    - Regardez-moi donc qui est là ! Ne devrais-tu pas être en train de dormir, chenapan ?
    - Je n'avais pas sommeil, répondit Kristen en haussant les épaules avec désinvolture.
   Il s'approcha tranquillement de la table et demanda :
    - Me présenteras-tu ton compagnon ?
    - Mon compagnon ? répéta Alikor, surpris. Quel compagnon ?
   Kristen se tourna à demi pour lui montrer l'homme au visage dans l'ombre et resta la bouche ouverte, incapable du moindre mouvement : la place était inoccupée et le bol de cidre qui était sur la table avait disparu sans laisser la moindre trace sur le bois. Une fois de plus, Kristen douta de ses sens. Alikor avait l'air réellement stupéfait et, inquiet pour le prince, insista pour qu'ils rentrent sans plus tarder. Alors qu'ils sortaient de l'auberge, Kristen crut sentir un lourd regard peser sur eux et, se retournant brusquement, il aperçut - ou crut apercevoir - un visage aussi maigre que celui d'Alikor, dissimulé dans l'ombre, mais au regard si ardent que le prince ne put en oublier le feu et l'expression sauvage.
   Une fois rentrés, Alikor et lui eurent une discussion. Le prince, se sentant devenir fou, rappela à Alikor qu'il l'avait déjà surpris à ne pas être dans sa chambre ; le jeune homme nia, jurant que ce n'était que la deuxième fois qu'il s'absentait ainsi. Il jura également qu'il n'avait aucun rendez-vous à l'auberge et que sa table avait été vide durant tout le temps - fort court - où lui-même y avait été assis.
   Commençant sérieusement à douter de son propre équilibre mental, Kristen, dès le lendemain matin, faussa compagnie à Alikor - il était devenu très bon à ce jeu - et se rendit directement à l'auberge. L'aubergiste confirma les propos d'Alikor :
    - Je le connais très bien. C'est un habitué depuis de nombreuses années, mais ce n'est que la deuxième fois qu'il est venu de nuit depuis longtemps, jeune maître ! Interrogez Roxey, la serveuse. Alikor exige que ce soit elle qui le serve à chaque fois. Mais je doute qu'elle vous en apprenne plus que moi.
   Roxey était une mine jeune fille brune, jolie, mais peu souriante. Elle fit écho à l'aubergiste.
    - Alikor n'avait pas de compagnon, hier, jeune maître, dit-elle de son petit ton sérieux, un brin étonnée. Il était seul à sa table, comme d'habitude.
    - D'habitude ? réagit aussitôt Kristen.
    - Alikor vient ici depuis des années, jeune maître, mais cela fait un certain temps qu'il ne vient plus le soir.
    - Il était là souvent ? Avant, je veux dire.
   Roxey eut un mince sourire.
    - Il venait tous les soirs, jeune maître, et quittait rarement la salle avant l'aube. Maintenant, sur le matin, c'est vrai que l'auberge est vide, sans lui...
   Kristen s'en alla, songeur. Visiblement, depuis qu'Alikor s'occupait de lui, il s'était considérablement assagi. Qui était donc l'homme qui avait envoyé Alikor vers lui, qui avait le pouvoir de faire changer quelqu'un aussi radicalement ? Il repensa à l'homme qu'il avait cru apercevoir, lorsqu'il avait quitté l'auberge la nuit précédente, et à son regard si frappant. L'homme qui agissait derrière Alikor devait avoir un tel regard, si pénétrant, si magnétique, si autoritaire.
   Quand il revint auprès d'Alikor, le jeune homme l'attendait avec une impatience non dissimulée.
    - Viens ! fit-il en le traînant presque de force au-dehors.
    - Où allons-nous ? demanda Kristen en se débattant comme un forcené.
    - Faire un tour. Cela te fera du bien. Tu as besoin de te changer les idées.
    - Je ne suis pas fou, Alikor ! cria Kristen, échappant un instant à l'emprise du jeune homme. Si toi, tu te fais manipuler, c'est ton problème, mais ne viens pas ensuite me dire que quelqu'un me manipule !
    - D'où sors-tu cette idée stupide que quelqu'un me manipule ? gronda Alikor.
    - Je reviens de l'auberge. J'ai appris des choses ! Et un homme ne change pas aussi radicalement que tu as changé sans que quelque chose de grave ne se passe... ou que quelqu'un t'y force.
   Alikor le regarda un instant, l'air stupéfait, puis eut un rire bref.
    - Presque gagné ! fit-il, goguenard. Mais cela ne prend pas. Puisque nous sommes tous les deux fous, nous allons faire un tour tous les deux. Viens ! conclut-il sèchement.
   Kristen haussa les épaules, pas mécontent au fond de sortir de sa routine habituelle. Deux chevaux les attendaient, un blanc pour Alikor, un alezan pour Kristen.

Texte © Azraël 2000 - 2002.
Bordure et boutons Alien Gold, de Moyra/Mystic PC 1998.

Moyra's Web Jewels