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L'épée
Dans sa chambre, le petit prince ne dormait pas. Naturellement, il avait feint un profond sommeil quand sa nourrice était venue vérifier, comme tous les soirs, qu'il dormait bien, mais à présent, il regardait le plafond de ses yeux grands ouverts, songeant au héros qu'on appelait le Rôdeur.
Il entendit un léger bruit dans la pièce voisine et, silencieusement, il se leva et s'arrêta net en voyant un homme s'apprêter à sortir par la fenêtre. Sur son dos était accrochée une épée que le prince reconnut immédiatement : c'était la sienne, celle qu'il aurait à couvrir de gloire quand il serait assez grand pour cela. Le prince n'était pas un pleutre : comment pouvait-il être lâche alors qu'il était l'espoir du royaume ?
- Arrêtez-vous ! ordonna-t-il d'une voix impérieuse. Cette arme est la mienne !
L'homme se retourna lentement, un léger sourire sur son visage en lame de couteau.
- Je sais qu'elle est à toi, petit prince, dit-il d'une voix basse. C'est pour cela que je la prends.
- C'est du vol qualifié ! s'exclama le prince, outré.
- Un emprunt, tout au plus, petit prince. Si cette arme est la tienne, viens me le prouver !
Le petit prince regarda longuement cet homme étrange, assis sur l'appui de la fenêtre, et qui le narguait calmement.
- Vous êtes le Rôdeur ! s'exclama-t-il à mi-voix.
- En personne ! J'espère que je ne te déçois pas.
- Pourquoi prenez-vous mon épée ?
- Qui sait ? Peut-être pour la donner à quelqu'un de plus digne.
- J'en suis digne ! protesta le prince.
- Il faudra me le montrer ! rétorqua le Rôdeur avec un léger sourire.
Le prince se tut, décontenancé par cet homme qui n'avait pas peur de lui.
- Je pourrais appeler la garde, dit-il enfin.
- J'ai des doutes que tu le fasses, fit le Rôdeur en haussant les épaules. J'ai cru comprendre que tu ne faisais pas partie de mes ennemis, petit prince. Et cela ne serait pas dans ta façon d'agir. Peut-être dans celle de ton père, mais non la tienne.
- Je suis comme mon père !
Le Rôdeur se leva et leva le menton du prince.
- Non, petit prince, démentit-il, tu n'es pas comme ton père. Pour l'instant, tu oscilles entre suivre tes instincts et suivre la voie que ton père a tracée. Si tu suis la deuxième, nous serons ennemis. Sinon...
- Si je suis la deuxième, que feras-tu ? demanda le prince, tutoyant à son tour le rebelle. Tu me tueras ? Tu tueras ton prince ?
- Pourquoi pas ? gronda soudain le Rôdeur. Ton père a bien tué mon petit Prince, pourquoi ne tuerais-je pas le sien ?
- Jamais mon père n'aurait fait une telle chose ! protesta le prince.
- Une telle foi, une telle candeur... On connaît si mal ceux qui nous sont proches ! Si, petit prince, ton père a tué mon Prince à moi, qui ne lui avait rien fait, et, par ce geste, il a entraîné la naissance du Rôdeur ! Et si tu suis les traces de ton père, jamais tu ne seras digne de cette épée !
- Qu'a-t-elle de si exceptionnel ?
- Elle est faite pour une âme pure et droite, sinon elle deviendra assoiffée de sang. Elle a déjà goûté au sang, tu sais, petit prince. Regarde cette lueur rouge sur sa lame : c'est la marque du sang qu'elle a bu ! Elle a goûté au sang d'un innocent et si elle continue, son maître sera le plus dangereux tueur de tout le royaume.
- C'est pour cela que tu la voles ? Pour que je ne devienne pas un tueur ? Mais si je ne suis pas la voie de mon père...
- Si tu suis tes instincts, tu seras digne de cette épée... peut-être.
- D'où connais-tu cette épée ?
- C'est mon père qui l'a faite. Il l'avait offerte à mon Prince, je lui aurais appris à s'en servir et il en aurait été digne. Mais ton père a tout détruit.
- Pourquoi ne restes-tu pas ici, avec moi, pour m'apprendre à être digne de cette épée ?
Le Rôdeur eut un léger rire.
- La cour entière se pâmerait d'horreur ! Non, petit prince, je ne vais pas rester, mais je reviendrai, cela, je te le promets. A ce moment-là, je saurai ce que tu es devenu et je saurai quelle attitude tenir à ton égard.
- Pourquoi voles-tu cette épée ? Qu'as-tu à faire du fait que le fils d'un meurtrier devienne un meurtrier à son tour ?
- Pour répondre à ta deuxième question : parce que ce fils de meurtrier me trouverait forcément sur son chemin un jour ou l'autre. Je préfère prendre les devants, voilà tout. Et quant à ta première question... Qui sait ? Peut-être pour te la rendre demain ? Si tu vois un homme, demain, avec cette épée...
- Je le ferai arrêter ! l'interrompit le prince. Pour avoir volé cette épée à un ami !
- Non, petit prince ! Tu l'accueilleras auprès de toi, car il viendra de ma part. Et si tu l'écoutes, peut-être répondras-tu aux espoirs que j'ai en toi. Maintenant, écoute-moi bien, petit prince : si cet homme vient, ne lui parle pas de moi. Jamais. Ne lui demande pas non plus comment il est entré en possession de l'épée. Le silence est ton meilleur allié, petit prince. Garde le silence, mais garde aussi tes oreilles grandes ouvertes. Si tu te tais, tu conserveras peut-être ton secret.
- Mon secret ? Quel secret ? demanda le petit prince en rougissant légèrement.
- Je te le dirai lors de mon retour. En attendant, petit prince, réfléchis à cette question ; tu m'en donneras la réponse la prochaine fois que tu me verras. Tu m'admires, je le sais, et tu es heureux d'avoir pu discuter avec moi ce soir. Pourtant, es-tu bien sûr que je suis là ? N'est-ce pas un rêve, une illusion ? Et si tu en es sûr, pourquoi en es-tu si sûr ?
Le Rôdeur eut un gentil sourire et disparut par la fenêtre. Le petit prince se secoua et regarda autour de lui. Rien ne montrait que, quelques instants plus tôt, un homme se tenait là, sur l'appui de la fenêtre, laquelle s'était mystérieusement refermée. Et puis, il sourit, car il avait une preuve : son épée avait disparu ! Il se retourna et alla au coffret qui la renfermait. Il souleva le couvercle et en resta bouche bée : l'épée était bien là, avec l'éclat gris bleuté qu'il lui avait toujours connu, sans rapport avec la lueur rouge que le Rôdeur lui avait montrée. Perplexe, il retourna se coucher, mais ne réussit pas à trouver le sommeil.
Le lendemain matin, quand sa nourrice vint le réveiller, elle lui trouva une mauvaise mine et lui fit ingurgiter un certain nombre de mixtures toutes plus infâmes les unes que les autres pour chasser les cauchemars qui assaillaient l'esprit de son petit prince. Pour une fois docile, l'enfant avala le tout sans protester, retenant même ses grimaces de dégoût. Durant le reste de la nuit, il était parvenu à la conclusion que tout ce qu'il s'était passé n'était qu'un rêve : comment lui, encore un enfant, aurait-il pu entendre le Rôdeur ? Les chiens eux-mêmes ne réagissaient pas quand il venait ! Oui, toute la conversation de la nuit n'avait été qu'un rêve, mais cela ne voulait pas dire qu'il n'y avait pas du vrai dedans. La recommandation à propos de garder le silence lui paraissait judicieuse et il avait décidé de la mettre en pratique immédiatement.
Ce qui le dérangeait plus, c'était ce que le Rôdeur avait dit à propos de son père. Pour le petit prince, son père n'était pas cet homme grand, froid et sévère que tout le monde appelait Sire, c'était un homme bon et affectueux, qui s'occupait le plus possible de son fils. Même lorsqu'il s'occupait des affaires du royaume et que son fils était là, il avait toujours un geste tendre à son égard. Ayant décrété qu'il avait rêvé la conversation de la nuit, il se dit fort sagement que ces soi-disant révélations n'étaient pour lui qu'un moyen de parer son père d'une aura un peu plus dangereuse que celle du bon père qu'il semblait être. On lui avait souvent parlé, lors des cours d'histoire, des rois cruels qui avaient précédé son père, et il était parfois étonné que le règne de son père soit si pacifique.
- Mon père est bon, se dit-il. Cette histoire d'épée est quelque chose que j'ai imaginé d'un bout à l'autre.
Le petit prince étant quelqu'un de fort raisonnable et fort sensé, une fois arrivé à cette conclusion, il ne se mit plus martel en tête et alla vaquer à ses occupations habituelles du matin.
Vers midi, c'était l'heure des audiences et le petit prince alla aux côtés de son père pour les écouter. Le premier homme qui se présenta avait une tournure vaguement familière et le petit prince se rendit compte qu'il ressemblait beaucoup à l'homme dont il avait rêvé cette nuit. Il sourit en lui-même et se dit que ce serait amusant si c'était vraiment le Rôdeur.
- Sire, je viens déposer ceci à vos pieds, ou plutôt, aux pieds de votre fils, dit l'homme d'une voix claire, sans l'ombre de soumission, ni de défi.
Il parlait calmement, sans peur, sans gémir au contraire de la plupart de ceux qui se présentaient aux audiences ; il avait à peine courbé la tête et ne baissait pas les yeux en s'adressant au souverain. Tout cela dénotait l'homme fier, conscient de sa valeur et qui refusait de s'humilier.
Avec des gestes lents, il défit le long paquet qu'il portait sous le bras et découvrit une épée que le petit prince reconnut aussitôt. C'était impossible ! Il avait vérifié à plusieurs reprises ce matin que son épée était bien à sa place et maintenant, elle était entre les mains de cet inconnu, brillant de la lueur rouge que le Rôdeur lui avait montrée.
- Comment es-tu entré en possession de l'arme de mon fils, voleur ? gronda subitement le roi.
Le visage de l'homme prit une expression insultée. Il se redressa de toute sa hauteur et tous purent constater qu'il dépassait le roi, pourtant grand, d'une bonne tête.
- Est-ce ainsi que l'on récompense les gens honnêtes ? Je me suis battu pour reprendre cette épée à son voleur et voilà que je me fais traiter de voleur ! Si c'est ainsi, vous n'êtes pas digne de cette épée, Sire, ni votre fils !
Ces paroles étaient tellement l'écho exact de celles que le Rôdeur avait prononcées dans son rêve que le petit prince ne put s'empêcher d'intervenir :
- Père, cet homme doit dire vrai ! Je vois des bandages sur son bras. Et quel intérêt aurait-il à se présenter ici ce matin avec cette épée s'il était le voleur ?
- Une récompense, naturellement, mon fils, répondit le roi d'un ton glacial.
L'homme en face de lui eut un sourire impertinent.
- Quelle récompense pourrait être assez grande pour me dédommager de ce que j'ai perdu à cause de cette épée, Sire ? Votre royaume lui-même serait une goutte d'eau dans l'océan.
- Qu'as-tu perdu ?
- Il était pour moi ce que votre fils est au royaume, Sire. Il était mon Prince et on l'a tué sous mes yeux. Pouvez-vous me dédommager de cela ?
- Peut-on dédommager d'une vie ? dit le roi d'une voix émue. Pardonne-moi, je comprends qu'une telle perte puisse rendre amer. Que désires-tu ?
- Père ! intervint de nouveau le petit prince, armé de la ferme conviction que cet homme était celui dont le Rôdeur lui avait parlé dans son rêve, Père, si cet homme est capable de nous rendre service avant même que nous ne soyons au courant des méfaits qui se sont commis, imagine ce qu'il peut faire s'il reste avec nous ! Père, laisse-le rester ici, je t'en prie !
L'homme haussa les sourcils, comme surpris de la requête. Le roi parut tout aussi étonné.
- Mais, mon fils, protesta-t-il mollement, nous ne pouvons ainsi disposer de la vie d'un homme libre !
- Ma vie est la disposition de mon prince, fit l'homme en s'inclinant légèrement.
Le petit prince courut à l'homme.
- Vous acceptez de rester près de moi ? demanda-t-il avidement.
- Si tel est le désir de mon prince, répondit l'homme calmement.
- Père ? demanda le petit prince avec un ton suppliant.
Le roi eut un geste d'impuissance. Son fils n'était pas du genre à faire des caprices et jamais encore il ne l'avait vu si déterminé à obtenir quelque chose.
- Fais comme tu le souhaites, mon fils, dit-il finalement, après avoir bataillé contre lui-même.
Rayonnant, le petit prince, agissant comme un véritable enfant, entraîna l'homme par la main à l'intérieur du palais ; l'homme, surpris au possible, jeta un coup d'oeil interrogatif au roi qui haussa les épaules d'un air fataliste.
- Comme vous appelez-vous ? demanda le prince tout en courant dans les couloirs.
- Alikor, mon prince.
- Je m'appelle Kristen. Vous voudrez bien m'appeler ainsi, n'est-ce pas ?
- Si tel est votre désir, s'inclina Alikor.
Hors d'haleine, le petit prince arriva dans sa chambre. Il se dirigea aussitôt vers la boîte qui contenait l'épée. Il la souleva et la déposa sur la table.
- Venez, dit-il, impatient, à l'adresse d'Alikor. Ne restez pas sur le seuil ainsi ! Venez remettre l'épée là où elle devrait être.
Il souleva le couvercle et ne fut aucunement étonné de découvrir que l'épée n'était plus dans son coffret. Il prit l'arme des mains d'Alikor et la déposa à sa place, puis referma le coffret.
- Je sais que vous voulez me poser une question, dit Alikor.
Kristen le regarda longuement. Il mourait d'envie de savoir comment il était entré en possession de l'épée, mais l'avertissement du Rôdeur résonnait encore dans sa tête. Il sourit.
- Oui, mais je ne vous la poserai pas.
- Pourquoi ?
- Parce qu'elle n'a aucune espèce d'importance, répondit le petit prince en haussant les épaules.
Au moment même où il prononçait ces mots, il s'aperçut qu'il croyait vraiment ce qu'il disait : l'important n'était pas de savoir comment Alikor avait reçu l'épée des mains du Rôdeur, mais bien que le jeune homme était envoyé par le Rôdeur ! Cela seul importait.
Texte © Azraël 2000 - 2002.
Bordure et boutons Alien Gold, de Moyra/Mystic PC 1998.
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