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L'Ormonde
Lentement, l'image s'effaça du rideau de flammes et le feu redevint normal. Sélène sourit par-dessus le foyer et tous purent voir que son visage était tiré. Cette méthode de conter était aussi utilisée par les elvinns et était plus fatigante que celle d'Elwing ; en effet, l'elvinn laissait les autres créer leur monde d'après ses paroles, tandis que Sélène leur imposait son point de vue. Personne n'eut le temps de commenter ce qu'ils venaient de voir : un bruit de sabots et de chaînes rouillées se fit entendre. Le Rédempteur tourna la tête dans cette direction et sembla acquiescer à une question que lui seul entendait.
- Qu'est-ce que c'est ? demanda Mélibée d'une voix apeurée, en se rapprochant d'Elwing.
- C'est le danger de ce chemin, répondit le Rédempteur d'une voix qui leur parut, pour la première fois, sépulcrale. Nous ne craignons rien tant que nous ne bougeons pas. Restez ici, je vais aller le voir.
Sélène se leva d'un bond.
- Attends, petit frère ! Ce croisement nous protège, n'est-ce pas ?
- Exactement.
- Pourquoi vas-tu tenter Erza ?
- Il ne peut rien contre moi.
Il monta sur le dos de Daguerrand qui partit au petit trot. Les autres se rapprochèrent peureusement du feu, saisis par cette atmosphère lourde et angoissante. Sélène resta debout, les yeux fixés sur l'endroit où le Rédempteur avait disparu. Le bruit de chaîne s'arrêta, ainsi que les sabots. Un froid surnaturel s'empara des lieux. Ils entendirent un bruit étouffé de conversation et Daneris, les nerfs à vif, se redressa d'un bond.
- Je ne peux pas supporter cette attente ! s'écria-t-il. Où est parti le chevalier ?
Sélène se retourna à moitié.
- Discuter avec le danger.
- Quel est ce danger ?
- Un cavalier fantôme, manifestation d'un bandit de grand chemin qui a commis plus de meurtres qu'il n'y a d'habitants dans le village que nous avons traversé aujourd'hui. Les superstitions locales l'ont transformé en une dizaine de démons s'attaquant à tout le monde. Les habitants du village ne font aucun effort pour prévenir les gens qui s'y aventurent ; ils y gagnent des chevaux à bon marché, car généralement, les voyageurs n'ont pas l'idée de vendre leurs bêtes avant. Celles-ci s'échappent à la première occasion et c'est tant pis pour son propriétaire.
- Pourquoi est-il parti le voir, si personne ne peut survivre à une telle rencontre ?
- Personne de normalement constitué, rectifia paisiblement Sélène. Le Rédempteur n'appartient pas à cette catégorie.
- Nous sommes en sa compagnie depuis plus longtemps que toi, mais tu sembles le connaître mieux que nous. Comment cela se fait-il ?
Sélène haussa les épaules et ne répondit pas.
- Est-ce bien sûr que nous sommes en sécurité ici ? demanda Saphar.
- Oui. Un prêtre d'Illustra a traversé une première fois cette région et a marqué ce carrefour d'un symbole sacré ; le fantôme, créature d'Erza, ne peut approcher de ce lieu. Mais une malédiction règne ici : celui qui a séjourné une fois dans ce carrefour ne le retrouvera jamais une deuxième fois. Le prêtre lui-même fut perdu par les illusions du fantôme qui a pu s'emparer de son âme.
- Comment sais-tu tout cela ? voulut savoir Elwing contre qui Mélibée se serrait.
- Mon frère est déjà venu ici et m'en a parlé. C'est ainsi que j'en connais la véritable histoire et non les vagues superstitions populaires.
Le bruit de chaînes se fit de nouveau entendre, mais il s'éloignait. Le pas de Daguerrand résonna ; Elior savait que c'était pour les rassurer car ordinairement, le destrier de l'enfer marchait sans faire le moindre bruit. Le Rédempteur entra dans le cercle de lumière et tous eurent l'impression que la vague de froid qui l'entourait s'était intensifiée.
- Tu es content ? lança sèchement Sélène.
- Il se tiendra tranquille cette nuit. Vous devriez pouvoir dormir, annonça le Rédempteur sans répondre à la provocation de Sélène. D'habitude il tente d'effrayer les voyageurs pour leur faire quitter le carrefour protecteur.
- Que lui as-tu dit ?
- Oh... Rien d'important. Nous avons discuté entre gens civilisés et je lui ai fait comprendre que vous aviez besoin de repos.
- Tu l'as encore menacé de ton épée, n'est-ce pas ? reprit Sélène d'une voix acerbe. Tu sais pourtant bien qu'il ne faut pas user trop souvent de son pouvoir sur les fantômes !
- Sélène, tais-toi ! fit sèchement le chevalier. Tu parles à tort et à travers de choses que tu ne connais pas. Beaucoup de choses ont changé depuis la dernière fois.
La jeune fille le regarda, suffoquée, et Daneris eut la curieuse impression qu'elle était au bord des larmes. Heureusement, Cendrill détourna la conversation.
- Les héros que tu nous as montrés ont-ils réussi leur quête ?
- Je ne sais pas, fit Sélène en se reprenant. Ils l'accomplissent en ce moment.
- Féline a-t-elle aussi le pouvoir de se transformer en faucon ? interrogea Mélibée.
Daneris explosa :
- Vous n'allez quand même pas croire ce que nous a montré Sélène ? Ces personnages sont totalement imaginaires, comme Tiernvael !
- Tiernvael n'est pas imaginaire ! protesta Elwing. Il a réellement existé il y a deux mille ans.
- Faucon existe bel et bien, dit doucement Sélène. Ainsi que Gabriel, Kelenian, Emery et tous les autres.
- Je confirme, fit la voix froide du Rédempteur. Ils sont de l'autre côté de la Haute Montagne et nous les rencontrerons dans les jours à venir.
- Comment le sais-tu ? demanda Daneris, abasourdi, sans oser mettre sa parole en doute.
- J'ai reconnu les contrées, répondit le Rédempteur d'un ton évasif. Dormez, maintenant. Je vais veiller.
Le jeune elfe comprit que la conversation était terminée et il soupira. Tous obéirent et seul le Rédempteur resta debout sous le ciel rouge foncé illuminé par la lune dorée.
Elior n'arrivait pas à dormir. La douleur dans ses jambes refusait de s'en aller et la tenait éveillée. Elle restait allongée sur le dos, les yeux grands ouverts fixé sur Jera, la lune dorée. Tournant la tête, elle attacha son regard sur le Rédempteur qui se tenait à la limite du carrefour protecteur. Soudain, une silhouette confuse apparut devant lui.
- Immortel justicier, fit l'apparition avec une légère inclination du buste.
- Spectre de Herkam, répondit le Rédempteur tout aussi civilement.
Elior sentit un frisson lui parcourir le dos : le chevalier de Sélénie parlait avec le spectre !
- Tu m'as demandé de venir en me menaçant de la mangeuse d'âmes. J'ai obéi. Que veux-tu de moi ?
- Tu as l'émeraude de l'Ormonde. Donne-la-moi.
- Un seul homme peut l'avoir et cet homme est mon maître, entonna le fantôme.
- Cet homme, c'est moi, alors obéis.
Le spectre fixa longuement le Rédempteur dont le regard smaragdin ne cillait pas.
- Tu ne me crains pas. Pourquoi ?
- Parce que c'est moi qui t'ai tué, après t'avoir accordé la vie sauve.
- Tu es bien mon maître, fit le spectre en hochant la tête. Voici l'émeraude que tu m'avais confiée il y a si longtemps.
Dans la main translucide que le fantôme tendit vers le Rédempteur, brillait une émeraude toute ronde que le Rédempteur prit avec respect.
- Merci, Herkam.
- Je n'ai fait que mon devoir, immortel justicier.
- Va en paix, ami ; j'espère que le temps apaisera ta peine.
- Il y a trop longtemps que j'attends la paix, immortel justicier. Le temps ne peut plus rien pour moi.
Le spectre disparut et le Rédempteur vint directement vers Elior.
- Pourquoi ne dormez-vous pas ?
- Mes jambes, expliqua succinctement Elior sans vouloir s'appesantir sur cette douleur.
Le Rédempteur hocha la tête.
- Quand nous serons au temple de Shuqra, nous vous guérirons.
Il s'assit à côté d'elle ; c'était la première fois qu'il le faisait et elle remarqua que son armure ne faisait pas le moindre bruit. Tout ce qui concernait le Rédempteur semblait frappé de silence. Le chevalier gardait son regard fixé sur l'émeraude au creux de sa paume.
- Vous sembliez connaître le spectre, dit doucement Elior.
- Il était un de mes meilleurs amis, répondit le Rédempteur d'une voix lointaine.
- Sélène disait qu'il s'agissait d'un bandit de grand chemin qui avait commis un nombre incalculable de meurtres.
- Sélène ne sait pas tout. Cette histoire est l'une des superstitions locales et c'est celle que son frère lui a racontée, même s'il connaissait la réalité. Herkam était un chevalier undium, le meilleur. Il a servi fidèlement la déesse du temps, Chronada, pendant de très longues années. Mais lors d'une mission particulièrement dangereuse, il a succombé sous le nombre. Je suis arrivé trop tard : Oriande, sous le couvert d'une illusion, s'était déjà emparée de lui ; à l'approche de la mort, il n'a pas su déjouer le piège ; elle lui a redonné vie, mais dans son cas, c'était pour lui une vie pire que la mort. Quand il comprit ce qu'il s'était passé, il en fut désespéré et perdit à jamais sa confiance en Chronada qui n'avait pas su le prévenir. Il savait pourtant bien que les dieux ne peuvent rien faire contre leurs semblables.
- Comment avait-il cette émeraude en sa possession ?
- C'est une pierre nécessaire pour utiliser l'Ormonde. Les dieux ont jugé que mettre l'Ormonde en un endroit inaccessible n'était pas suffisant ; ils en ont enlevé cette émeraude, l'Œil de l'Ormonde, et l'ont confiée à Herkam. Bien qu'il soit un spectre d'Erza, il a gardé un certain sens de l'honneur.
- Il avait l'air triste en vous quittant.
- Nos rencontres sont un crève-coeur pour lui comme pour moi.
Elior aurait juré que la voix du Rédempteur avait tremblé. Le chevalier regardait Jera avec une intensité étonnante.
- Pourquoi vous appelle-t-il immortel justicier ?
- C'est le titre qu'il me donnait avant. Il continue à me le conférer, mais moi, je ne peux plus l'appeler comme avant. Il était le Champion du Temps. Il n'est plus qu'un spectre manipulé par Erza maintenant.
Impulsivement, Elior lui mit les bras autour du cou et il lui sembla qu'il s'abandonnait légèrement contre elle. Elle appuya sa joue contre l'acier poli et ils restèrent ainsi, leur regard tourné vers la lune dorée, dans le silence, comme si le moindre mot eut été inconvenant. Puis le Rédempteur enleva doucement les bras noués autour de son cou et se releva.
- Le fait que vous soyez chevalier de Sélénie a-t-il un rapport avec Sélène ?
- En fait, elle s'appelle Sélène parce que je suis chevalier sélénique. Les Séléniques sont les successeurs des Cyriques et comme eux, ils adorent Shuqra.
- Il y a donc un lien entre Sélène et vous.
- Vous comprendrez tout cela une fois au temple de Shuqra. Dormez maintenant, Elior.
Il s'éloigna et sortit du carrefour protecteur.
- Rédempteur ! appela doucement la jeune elfe. Ne tentez pas Erza !
Le chevalier se retourna et la fixa de son regard smaragdin.
- Que peut une déesse contre un immortel ? murmura-t-il.
Il leva la main et mit l'émeraude devant un de ses yeux. La couleur était si ressemblante qu'on ne voyait pas la différence entre la pierre et l'autre oeil. Elior se retourna et ferma les yeux.
Le lendemain, elle se réveilla bercée par un pas très souple. Le Rédempteur l'avait doucement soulevée de terre et l'emportait vers la Haute Montagne. Elle entendit un léger bruit de chaînes derrière elle.
- Ne vous retournez pas. Il nous suit, l'informa le Rédempteur. Si vous le voyez en plein jour, vous deviendrez aveugle.
- Et vous ?
- Je le vois à la lumière de l'Ormonde, répondit-il énigmatiquement.
Il disait vrai, puisqu'il avait l'Œil de l'Ormonde qui remplaçait un des ses yeux. Devant s'étendait une grande plaine qui allait jusqu'au pied de la Haute Montagne. Le Rédempteur transféra tout le poids d'Elior sur un de ses bras et ôta la pierre du dragon de son cou.
- Daneris, il est temps d'appeler Induline.
Le jeune elfe regarda le rubis avec appréhension.
- Va-t-il se souvenir de moi après tant d'années ?
- Qu'est-ce que le temps pour un dragon ? Arrête de tergiverser. Prends la pierre dans ta main et pense intensément à Induline.
Daneris obéit. Rien ne se passa. Il jeta un regard interrogateur au Rédempteur.
- La pierre du dragon ne matérialise pas le dragon auprès du porteur ; elle l'appelle, c'est tout. Laisse-lui le temps de venir. Dis-lui qui tu es ; Induline doit savoir qui l'appelle.
Daneris recommença. Puis soudain, son ouïe d'elfe entendit un bruit caractéristique, le bruit des ailes battant l'air. Un grand dragon aux écailles d'un magnifique bleu indigo se posa à côté d'eux.
- Daneris, dit-il d'une voix grave. Cela faisait si longtemps. Je désespérais d'avoir de tes nouvelles.
- Je suis heureux de te revoir, Induline. Je craignais que tu ne m'aies oublié.
- Et moi, je pensais qu'ils t'avaient eu. Que veux-tu de moi ?
- Je veux aller au sommet de la Haute Montagne.
Induline tourna son regard doré vers la montagne.
- Je ne peux pas, Daneris. Cela nous est interdit. Un seul dragon en avait le droit et il doit être mort depuis le temps : il s'appelait Stil-de-grain.
Le Rédempteur s'approcha.
- Induline, je suis le Rédempteur, chevalier de Sélénie. Je te délivre de ton serment. La Haute Montagne te sera désormais accessible.
Daneris en fut étonné. Qui était le Rédempteur pour invalider un serment sans doute fait aux dieux ? Mais Induline fixait longuement le chevalier et Elior eut l'impression que les deux regards, le smaragdin et le doré, se fondaient en un seul.
- En vérité, tu en as le pouvoir, murmura Induline. Très bien, chevalier. Montez tous sur mon dos, je vous y emmène.
Elwing monta le premier, pour aider Mélibée. Saphar et Sélène suivirent ensuite, puis le Rédempteur qui tenait toujours Elior dans ses bras. Daneris tint à monter le dernier.
- Etes-vous tous installés ? Je prends mon envol !
Elior referma ses doigts sur la rose de cristal. Sélène, Saphar, Elwing et Daneris n'avaient pas l'air inquiet ; visiblement, ils avaient déjà fait de semblables expériences en compagnie d'Induline. Le Rédempteur était parfaitement détendu, lui aussi, et il gardait son regard braqué sur le temple de Shuqra. Mélibée se serrait contre Elwing qui lui entourait les épaules de son bras en lui murmurant des encouragements sous le regard réprobateur de Saphar. Cendrill, lui, avait l'air totalement émerveillé.
Le vol d'Induline fut très court. Il se posa bientôt devant le temple de Shuqra. Tous descendirent, mais aucun n'osa pénétrer dans l'enceinte sacrée du temple. Ce lieu n'avait presque jamais été foulé. Le Rédempteur s'avança sans peur, Elior serrée contre lui. Il traversa la petite pièce où d'ordinaire se tenaient les prêtres pour accueillir les fidèles, puis entra dans le temple proprement dit, après avoir porté sa main gantée d'acier à ses lèvres, exécutant ainsi le salut à Shuqra. Sous la coupole du temple se trouvait un piédestal où reposait un sceptre à la forme étrange. Entièrement composé d'or, il était constitué d'un manche surmonté d'une boule ornée de ciselures ; le dessus consistait en une croix ancrée dont le coeur était marqué d'un trou. Sélène dépassa vivement le Rédempteur, qui se retourna pour confier Elior aux bras de Cendrill. Sélène prit respectueusement le sceptre et fit face aux autres. Son aspect physique avait changé. On sentait qu'une autre apparence se dissimulait sous l'actuelle. Elle avait l'air calme et rayonnant.
- Moi, Amoreena de Rougevallée, prêtresse de Birmane, aussi connue sous le nom de Sélène de Daguerrand, suis mandatée de par les dieux pour te remettre l'Ormonde en main propre. Fais-en bon usage.
Le Rédempteur plia le genou devant elle et tendit les mains. Elle y déposa l'Ormonde et referma ses doigts dessus.
- Va, Tiernvael Kalderash du Dragonrubis, chevalier cyrique !
Le Rédempteur appuya son front sur l'Ormonde et releva les yeux vers Sélène, dont la silhouette commençait à s'effacer.
- Sélène ! gémit-il en tendant pathétiquement une main vers elle.
Daneris en resta ébahi : c'était une voix voilée aisément reconnaissable, sa voix. Le chevalier se redressa sans quitter des yeux Sélène qui devenait de plus en plus diaphane.
- Amoreena ! rugit-il d'une voix tonnante. Je ne veux pas te voir mourir une deuxième fois !
Une voix douce résonna dans le temple, une voix d'elvinn :
- Ne pleure pas, Tiernvael mon amour, je serai toujours vivante en toi...
La silhouette tourbillonna et disparut. Le Rédempteur tomba à genoux, les poings crispés sur l'Ormonde, et se mit à sangloter comme un enfant. Elior se débattit et força Cendrill à la reposer à terre. Elle s'avança à pas mesurés vers le chevalier et le prit dans ses bras pour le consoler. Il s'agrippa à elle avec désespoir. Daneris savait tout l'amour qu'il avait pour Sélène et la voir mourir une deuxième fois sous ses yeux devait lui être insupportable. Le Rédempteur et lui ne faisaient qu'un. Au fond de lui, c'était comme s'il l'avait toujours su. Mais il n'y avait pas que cela : le Rédempteur et Tiernvael étaient également une seule et même personne. D'après les récits d'Elwing, Tiernvael adorait littéralement sa femme et là, il l'avait revue mourir. Accepter cette double mort, sous le nom d'Amoreena et sous celui de Sélène, était au-dessus de ses forces.
Le chevalier finit par se calmer et repoussa doucement Elior. Il se releva lentement et ôta cérémonieusement l'émeraude de devant son oeil. Il la remit à sa place, au coeur de la croix ancrée, et le sceptre rayonna soudain d'un éclat quasi divin. Il n'avait plus l'air d'être fait d'or, mais de lumière au milieu de laquelle brillait plus encore l'éclat de l'émeraude, cette émeraude à la couleur si semblable au regard du Rédempteur. Un chant léger, rempli d'un amour immuable, retentit sous la coupole : Shuqra célébrait le retour de son champion, Tiernvael du Dragonrubis.
Les bas-reliefs du temple s'illuminèrent et le petit groupe fut attiré vers eux. Le premier représentait Tiernvael debout face à eux, la pointe de l'épée fichée en terre, ses mains refermées sur le pommeau. Daneris, Elwing et Saphar étouffèrent un cri : Tiernvael était un jeune homme aux cheveux de bronze noir retombant en désordre sur ses épaules, encadrant un visage énergique, et la lueur de son regard smaragdin ne démentait pas cette impression. On voyait un homme peu influençable, sachant rester ferme sur ses positions, mais respectant inébranlablement la parole qu'il avait donnée. Il ressemblait trait pour trait au frère de Sélène. Daneris observa l'épée : il s'agissait d'une arme en acier noir, gravée de runes sur toute la longueur de la lame. L'épée du Rédempteur. Et derrière Tiernvael, crinière dans le vent, un étalon noir à la crinière et à la queue aussi blanches que l'écume, les yeux et les naseaux rougeoyants comme le feu infernal ; on avait l'impression que d'un instant à l'autre, il allait s'ébrouer d'impatience. C'était Daguerrand.
Le deuxième bas-relief montrait Tiernvael en compagnie d'Amoreena. Daneris était préparé à ce qu'il allait voir et il n'eut aucun choc en reconnaissant Sélène. Amoreena avait sa main serrée dans celle de Tiernvael, en une attitude douloureusement familière à Daneris, puisqu'il s'agissait de celle de Sélène et de son frère. Les bas-reliefs suivants étaient moins intéressants : ils racontaient les aventures de Tiernvael, en particulier celle où il utilisait l'Ormonde. Elior resta fascinée devant le bas-relief montrant Cinabre. Le grand dragon rouge dardait vers elle son regard d'or liquide d'une telle façon qu'elle l'aurait cru vivant. Elle tendit la main et effleura doucement la pierre qui lui parut chaude sous ses doigts, comme animée d'une vie propre. Saphar jugea qu'il y avait une ressemblance entre Smalt et Daneris, dans leurs expressions. Smalt était représenté le pied sur une souche d'arbre, l'air hilare, mais il y avait dans son attitude comme la tristesse qui habitait sans cesse Daneris. Mélibée, quant à elle, tomba en admiration devant le bas-relief consacré à Cinabre de Rougevallée. Le jeune homme était revêtu de son armure de chevalier cyrique et il avait fière allure en cette tenue.
Tous se tournèrent vers le Rédempteur qui était resté en retrait, la tête levée vers la coupole dont le plafond était orné du symbole de Shuqra : une sphère entourée de douze autres sphères, dont quatre plus grosses aux quatre points cardinaux. Celle du centre était de loin la plus imposante. Cela représentait la perception de l'univers telle que l'avaient les anciens, les planètes tournant autour d'une autre, toutes sur la même orbite circulaire. Shuqra avait aimé cette image, fausse bien entendu, et l'avait adoptée. Il ramena son regard sur ses compagnons.
- Je suppose que vous attendez des explications, fit-il d'une voix morne qui n'avait rien à voir avec celle dont il les gratifiait habituellement.
- Ce serait bien ; qu'en penses-tu ? rétorqua Saphar.
Sans cérémonie, le chevalier s'assit au milieu du temple et les autres s'installèrent en demi-cercle devant lui.
- Comme je suppose que vous l'avez deviné, mon vrai nom est Tiernvael Kalderash du Dragonrubis. Je suis le Tiernvael des légendes. Shuqra ordonne ma réincarnation à chaque fois qu'elle le juge bon et elle fait également revenir sur terre celle qui fut mon épouse, Amoreena de Rougevallée. Il n'était aucunement question que j'ai d'autres descendants que Cinabre, Smalt et Tomax, aussi Amoreena se réincarnait-elle comme ma soeur, d'où cette proximité entre elle et moi. C'est ma deuxième incarnation, mais la première fut trop brève pour qu'on en garde mémoire.
Il se tut et regarda les autres, semblant attendre les questions.
- Sélène savait-elle depuis le début qu'elle était Amoreena ? demanda Daneris.
- Non. Sélène est vraiment morte comme nous l'avons cru. La Sélène qui nous a accompagnés jusqu'ici n'était qu'une de ses incarnations. Elle m'a reconnu comme étant son frère, mais elle n'a retrouvé toute la mémoire qu'en arrivant dans le temple de Shuqra.
- Son nom a-t-il une signification particulière ?
- Oui. L'épée et le cheval de Tiernvael portaient les noms de Sélène et de Daguerrand, comme les miens, ce que vous avez constaté, je le suppose. Amoreena a pris ces noms en se réincarnant, comme je me suis appelé Kalderash, mon second prénom, pour ne pas attirer l'attention. Malgré ce qu'a dit Elwing, la légende de Tiernvael est relativement connue. De même pour le symbole de l'épée brisée. Vous avez dû voir sur les bas-reliefs que je portais un sceau représentant une épée enflammée. Lorsque les chevaliers cyriques ont été décimés par les elfes, le sceau a été brisé en deux. Alors se produisit un événement étonnant : le sceau s'est reformé, mais l'épée était toujours brisée et elle avait perdu les flammes qui l'entouraient. Les elfes n'ont pas compris cet avertissement : ce présage annonçait le retour des chevaliers cyriques, portant le sceau de l'épée brisée, celui-ci, ajouta-t-il en tirant sur la lourde chaîne qui lui entourait le cou. Ce qui était prédit s'est réalisé ; la marque de l'épée brisée, marque infamante utilisée dans les arènes, fut repris par une jeune fille qui lui donna la valeur qu'elle devait avoir. Cette jeune fille, c'était Sélène.
- Et le spectre de la contrée, quel rôle joue-t-il ? voulut savoir Cendrill.
- Le spectre s'appelle Herkam. A l'époque de Tiernvael, il était chevalier undium, protégé de la déesse Chronada. Nous étions amis, tous les deux, et nous avions assez souvent des missions en commun, bien que faisant partie d'ordres différents. Erza s'est servie d'un subterfuge pour l'amener à elle. Le jour de sa rédemption n'est pas encore défini, mais les dieux, surtout Chronada, espèrent encore en lui. Il n'est pas totalement perdu ; il a encore le sentiment de son indignité. Il jouait le rôle du gardien de l'Œil de l'Ormonde, cette émeraude située au coeur de la croix ancrée. Sans elle, l'Ormonde est inutilisable et c'est elle plus que tout qui donne cette puissance à l'arme. On dit qu'elle a été faite du sang de dragons de toutes les races. Mais l'émeraude seule n'a pas plus de valeur qu'une pierre précieuse ordinaire. Il faut l'alliance des deux pour obtenir un résultat satisfaisant.
- Contre qui nous battons-nous ?
- Mais contre Vortigern, bien sûr ! C'est pour cela que nous avons besoin de l'Ormonde !
- Un sceptre contre un dieu ! s'exclama Daneris, incrédule.
- Daneris, fit le Rédempteur d'une voix de reproche que le jeune elfe ne connaissait que trop bien. Seule l'Ormonde peut lutter contre Vortigern. Mais nous ne nous attaquerons pas au dieu lui-même, mais à toutes ses incarnations sur la planète.
- Laisse-moi deviner, intervint Saphar. Tu es l'incarnation de Draghnien, n'est-ce pas ?
- Bien joué, Saphar. En effet, je suis né pour servir de corps de réception à Draghnien, si l'on peut dire cela ainsi. Allons, il est temps de redescendre de l'autre côté de la montagne, avant que nos amis ne s'attaquent à l'escalade de la Haute Montagne.
Le Rédempteur se releva ; il avait parlé bien plus qu'il ne le faisait d'habitude.
- Quand vous nous avez parlé de l'Ormonde pour la première fois, remarqua Elior, vous disiez que vous ne saviez pas ce que c'était exactement. Vous mentiez ?
- Je savais bien que votre don de l'observation me poserait des problèmes. Non, je ne mentais pas. Je n'avais pas encore retrouvé la mémoire à ce moment-là. J'hésitais encore entre le chevalier sans âme et sans mémoire que les dieux voulaient que je sois, et les souvenirs plutôt vagues de Kalderash. Mais quand Elwing a raconté l'histoire de Tiernvael, la mienne, je me suis souvenu.
- Et la ressemblance entre Daneris et Smalt ? fit brusquement Saphar.
- Comment ça ?
- Kalderash... Tu sais parfaitement ce que je veux dire.
- Oh, bon, d'accord ! Elwing et Daneris descendent tous deux de Smalt. Il avait en lui une tristesse que rien n'a jamais pu faire disparaître, et il la cachait derrière une exubérance qui n'était qu'à moitié feinte. Chez ses descendants, ces traits de caractère se sont séparés. L'exubérance revint à la branche des elvinns, tandis que le côté elfe gardait la tristesse. De même, l'exil de Daneris n'est pas un hasard. Ce que tu n'as jamais su, continua le Rédempteur en s'adressant à Daneris, c'est que ta famille fut de tout temps mise à l'écart. Si Smalt était si souvent parti, c'est parce qu'il n'était pas accepté. Les gens se méfiaient plus des dragons bleus que des dragons rouges. Sa femme elle-même n'était pas acceptée chez elle. Smalt l'avait sauvée alors que les siens s'apprêtaient à la sacrifier à je ne sais plus qui.
- Et la descendance de Tomax et de Cinabre ?
- Celle de Tomax, vous la connaissez : il s'agit de Faucon et Féline. A force de pratiquer la magie, Tomax est devenu lui-même magique. A petites doses d'abord, Tomax par exemple pouvait allumer le feu du seul regard, sans prononcer de sort, la caractéristique s'est amplifiée avec les générations et maintenant, nous avons des humains capables de se transformer en animaux sans être des lycanthropes. Quant à celle de Cinabre... elle est un peu particulière. Ils étaient tous chevaliers cyriques, sauf celui dont le père fut massacré par les elfes. Il devint chevalier kr'eyrl, dévoué à Irlenuit, la déesse de la nuit, du silence et de la discrétion. Pour lui, s'il voulait vivre, il devait passer inaperçu, car les elfes s'en prenaient maintenant à la famille des Cyriques. Le dernier représentant de sa descendance se nomme Gabriel. Maintenant, tous sont réunis. Les dés sont lancés.
- Une dernière question, Rédempteur ! lança Daneris. Tu as prononcé plusieurs fois le nom que nous ne devions jamais prononcer. Pouvons-nous le dire à présent ?
- Oui. Il ne fallait pas le dire tant que je n'avais pas l'Ormonde en ma possession. Maintenant, c'est fait et Vortigern ne peut plus m'empêcher de l'atteindre.
- Mais il peut encore te la voler.
- Shuqra veille, répondit le Rédempteur. Vous pouvez m'appeler Kalderash, Tiernvael ou Rédempteur, comme vous le voulez. Je suis les trois.
Au moment où ils allaient quitter le temple, la coupole s'illumina d'une lumière argentée qui semblait descendre en pluie du ciel et une voix irréelle dit :
- Cet homme est mon champion et sur lui, j'étends ma main. Que ses ennemis prennent garde à la colère divine !
Le Rédempteur se tourna vers la coupole et porta sa main à ses lèvres, saluant silencieusement sa déesse qui marquait ainsi sa fidélité à son champion. Ils firent le tour du temple et ils s'arrêtèrent devant un gigantesque mur qui paraissait être entièrement fait de glace. Dans ce mur reposait un grand dragon d'or, les yeux clos. Le Rédempteur s'agenouilla devant lui.
- Stil ! souffla-t-il. Je me demandais ce que tu étais devenu après toutes ces années ! Ainsi tu es revenu ici, veiller sur le temple de Shuqra !
Il tendit la main au niveau de la tête du dragon. Dès que ses doigts touchèrent la paroi, celle-ci commença à fondre. Le chevalier recula et regarda le mur disparaître, laissant le corps du dragon à l'air libre. Les paupières dorées se soulevèrent sur un regard d'or liquide.
- Salutations, Tiernvael ! grogna Stil-de-grain. Dis donc, ne me dis pas que tu n'as pas changé d'armure depuis la dernière fois que l'on s'est vus ?
Daneris avait en effet constaté que l'armure du Rédempteur était une copie exacte de celle des chevaliers cyriques. Le dragon se redressa et se transforma en svinn.
- Stil ! Mais cela fait deux mille ans !
- Tant que cela ? Eh bien ! Shuqra m'avait promis de me rendre à la vie quand elle te ferait te réincarner. Draghnien me devait bien cela, puisque j'avais accepté de ne pas exterminer les elvinns !
Il s'aperçut alors de la présence d'Elwing.
- Smalt ! Pourquoi t'es-tu donc teint les cheveux ?
Il plissa les yeux.
- Ah non ! Tu n'es pas Smalt. Dis donc, Tiernvael, si tu faisais les présentations ?
Le Rédempteur s'exécuta. Le svinn mémorisa tous les noms sans peine.
- Deux mille ans, m'as-tu dit ? fit-il pensivement. Dommage. Cinabre, Smalt et Tomax sont donc morts ? J'aurais aimé les revoir.
- Elwing et Daneris sont les descendants de Smalt. Les descendants de mes autres fils nous attendent en bas de la montagne. Daneris, tu nous rejoins en bas avec Induline ?
- Je vais avec lui, fit Saphar. Qui d'autre ?
Elwing et Mélibée acquiescèrent. Induline et Stil-de-grain firent connaissance et le dragon bleu fut très impressionné de rencontrer le célèbre dragon d'or. Peu après, ils volaient tous les deux.
Gabriel, Kelenian et tous les autres se trouvaient enfin au pied de la montagne. Féline et Faucon descendirent de cheval. La mince jeune fille rousse jaugea la montagne du regard.
- Tu peux atteindre le sommet sans problème, dit-elle à son frère.
Celui-ci hocha la tête sans répondre. Gabriel s'avança.
- Que racontes-tu, Féline ? Comment veux-tu que Faucon atteigne le haut de la montagne ?
- Gabriel, tu ne connais pas assez bien ton écuyer ! Vas-y, Faucon !
Le jeune homme acquiesça et soudain, un faucon se trouva à sa place. Féline le prit sur son poing.
- Vole, mon beau faucon !
Elle le lança dans les airs.
- Comment fait-il cela ? s'ébahit Emery.
- Tu peux faire la même chose, Emerillon ! Il te suffit de te concentrer ! Bon, ce n'est pas tout, mais il faut que je l'accompagne !
Gabriel bondit en avant pour la retenir, mais il n'agrippa que la fourrure d'une magnifique panthère. Celle-ci se retourna et le gratifia d'un grand coup de langue sur le visage, assorti d'un clin d'oeil malicieux. Elle s'apprêta à bondir dans la montagne quand une grande ombre se profila au-dessus de sa tête. Un chevalier en armure sauta à bas du dos du dragon.
- Attends, Féline. J'ai ce que vous cherchez !
La mince panthère le regarda de ses yeux d'or, méprisant totalement l'Ormonde qui était pourtant le but de son voyage.
- Toi... ? murmura-t-elle en redevenant une jeune fille.
Le Rédempteur hocha affirmativement la tête et Féline vint se jeter dans ses bras. Gabriel regardait le chevalier avec stupeur.
- Un Cyrique ! fit-il à mi-voix.
Kelenian avait les yeux aussi exorbités que lui.
- Stil ! Va chercher Faucon ! ordonna le Rédempteur.
- Non, attends ! Je vais lui dire de redescendre ! s'exclama Féline en se dégageant des bras du Rédempteur.
Elle appuya l'extrémité de ses doigts sur ses tempes et se concentra. Peu après, un faucon vint se poser sur son poing. Le jeune homme réapparut bientôt.
- Bien. Je suppose qu'il est temps de faire les présentations, soupira le Rédempteur. Je suis Tiernvael Kalderash du Dragonrubis, chevalier cyrique et champion de Shuqra.
- On peut quasiment le considérer comme notre grand-père, à Faucon et moi ! annonça Féline, rayonnante.
- C'est exact. Je suis également le grand-père de Daneris Sangdragon et d'Elwing, ainsi que de Gabriel, ici présent.
Le blond Kr'eyrl ouvrit des yeux grands comme des soucoupes.
- J'ignorais que vous étiez mon grand-père, articula-t-il enfin.
- Je suis né il y a deux mille ans, Gabriel. C'est un peu normal.
- J'ai entendu parler de vous.
- Je continue mes présentations. Voici dame Elior de Netiel et les dames Saphar et Mélibée de Silvarinia. Cendrill demi-elfe et Stil-de-grain, dragon d'or.
- Que comptez-vous faire maintenant ?
Ce fut Stil-de-grain qui prit la parole :
- Aller sous la montagne réveiller tous les chevaliers cyriques qui ont acceptés d'être là lors du retour de Tiernvael du Dragonrubis. Et peut-être aussi récupérer ton écaille rouge porte-bonheur, non ?
Le Rédempteur acquiesça.
La petite équipe se mit en marche derrière Stil-de-grain. Le svinn discutait gaiement avec le Rédempteur. Derrière eux, Gabriel se tenait à côté de Féline.
- Pourquoi t'es-tu transformée en panthère ?
- Tu veux dire, comment me suis-je transformée en panthère, je suppose ? fit distraitement la jeune fille.
- Féline...
- Gabriel, je t'en prie ! J'aimerais vraiment que tu ne me reproches pas cela !
Surpris par le ton de Féline, Gabriel se tourna vers elle. Ses yeux d'or étaient suppliants. Ils ralentirent le pas, se laissant distancer par les autres. Le jeune Kr'eyrl prit les mains de la jeune fille.
- Irlenuit est témoin que je ne te ferai plus jamais aucune remarque à ce sujet, dit-il avec une grande douceur.
Féline jeta un faible cri, devint toute pâle, lui entoura le cou de ses bras et l'embrassa avec fougue. Gabriel crut qu'il allait devenir fou ; il serra la jeune fille contre lui, oubliant tout ce qui n'était pas elle. Dans la file qui les précédait, Emery s'était retourné et contemplait cette scène avec une terrible douleur. Une petite main se posa sur son poignet. Le rude précepteur kr'eyrl tourna la tête et rencontra le regard céladon de l'étrange elfe qu'était Elior de Netiel.
- Elle n'était pas pour vous, Emery. Il était écrit que la famille de Tiernvael ne ferait un jour plus qu'une.
- Comment cela ?
- Faucon, Féline, Daneris, Elwing et Gabriel. De Faucon naîtra une fille qui épousera le chevalier que sera devenu le fils de sa soeur et de Gabriel. D'Elwing et Daneris naîtront d'autres enfants qui se réuniront et partie d'un, la descendance du Dragonrubis sera incarnée en un seul homme.
- D'où savez-vous cela ?
- Le futur n'est pas vraiment un secret pour moi. Comme beaucoup d'autres choses...
Emery comprit que la douleur dissimulée par Elior était plus profonde qu'elle ne voulait le laisser croire. Elle rabattit vivement son capuchon sur ses yeux et s'éloigna.
- Féline, gémit doucement Gabriel, je suis si vieux pour toi !
La jeune fille avait sa tête abandonnée au creux de l'épaule cuirassée du chevalier.
- Gabriel, ne te soucie pas de cela, murmura-t-elle.
Elle releva la tête et effleura la joue dure de ses lèvres. Elle eut son sourire espiègle, se dégagea des bras du grand chevalier et pirouetta sur elle-même.
- Allons, mon Gabriel, il est temps de rejoindre les autres !
Le chevalier secoua la tête, amusé malgré lui. Main dans la main, ils rattrapèrent la longue file.
Elior était remontée à la hauteur de Stil-de-grain. Le svinn aux yeux d'or poursuivit son chemin sans la regarder.
- Pourquoi Tiernvael porte-t-il aussi le nom d'immortel justicier ?
Le svinn sursauta.
- Vous avez rencontré Herkam !
- Oui.
- Oh ! Pauvre Tiernvael !
Elior s'aperçut que personne n'avait encore plaint le Rédempteur.
- Pourquoi dites-vous cela ?
- Herkam et Tiernvael étaient les meilleurs amis du monde. La moitié de nos quêtes se faisait en sa compagnie. Tiernvael a cru mourir de chagrin quand il a su que Erza s'était emparée de son ami. Malgré tout son chagrin, il ne peut s'empêcher d'aller le revoir de temps à autre et à chaque fois il se brise le coeur un peu plus. C'est sans doute pour cela que Shuqra ne fait appel à lui que dans les cas les plus extrêmes, puisqu'il est obligé de passer par le domaine du spectre pour rejoindre le temple de la Haute Montagne. Mais voici l'entrée du souterrain !
Stil-de-grain manoeuvra l'énorme roche qui dissimulait l'entrée taillée dans la pierre, découvrant une caverne qui s'enfonçait dans les profondeurs de la montagne. Stil-de-grain s'y engagea sans la moindre crainte, allumant au fur et à mesure des flambeaux répartis le long du chemin. Tous se taisaient, l'atmosphère ressemblant assez à celle qui régnait dans un sanctuaire. Le svinn déboucha dans une grande salle ronde dont il fit le tour en allumant les torches fixées aux murs. Les autres découvrirent une pièce assez étonnante : entre deux flambeaux se trouvait une statue grandeur nature d'un chevalier appuyé sur son épée dont la pointe était fichée en terre ; toutes ces statues étaient tournées vers l'intérieur de la salle. Au milieu se trouvait un autre cercle de statues représentées de la même façon, mais tournées vers l'extérieur de la pièce. Le Rédempteur eut l'air stupéfait.
- Par Shuqra ! Mais... il y a là des précepteurs ! Et une quantité de chevaliers que je ne connais pas !
- En effet. Au fil des années, ta légende s'est transmise chez les Cyriques et ce n'était pas Cinabre qui allait la laisser tomber dans l'oubli ! Des chevaliers, et même des précepteurs, ont émis le souhait de revenir avec toi et ils ont été endormis et placés ici, sous la garde de Shuqra. Mais tout est tombé dans l'oubli quand les Cyriques ont été décimés.
A chaque fois que l'on évoquait devant elle la disparition des chevaliers cyriques, tués par les elfes, Saphar se sentait coupable. Elle n'ignorait pas que Lance de Silvarinia, son père, approuvait ce qu'avaient fait les elfes, il y avait déjà longtemps de cela. Mais personne ne songeait à en rejeter la faute sur elle.
- A l'extérieur, continua Stil-de-grain, il y a les chevaliers et à l'intérieur, les précepteurs.
- Comment les réveiller, Stil ? interrogea le Rédempteur.
- L'Ormonde, Tiernvael.
Le chevalier regarda l'artefact d'un air soupçonneux.
- Je sais mieux m'en servir pour tuer un dragon que pour réveiller quelqu'un, marmonna-t-il.
Elior lui jeta un coup d'oeil et s'approcha de lui. Elle posa ses mains sur celles du Rédempteur, les refermant doucement sur le manche de l'Ormonde. Elle ferma à demi les yeux, tandis que le chevalier tournait son regard smaragdin vers elle. Leurs deux volontés parurent se combiner en une seule et le Rédempteur dirigea le rayon de l'Ormonde vers la sphère de cristal qui pendait au plafond, juste au centre de la pièce. La sphère étincela de mille feux, distribuant le rayon dans toute la salle. Chaque statue reçut son rayon et la gangue de pierre qui les entourait disparut, les paupières se relevèrent lentement et, dans la pièce qui était auparavant un sanctuaire où dormait une centaine de chevaliers, ce fut soudain un fourmillement de vie.
Tous les regards se tournèrent vers le Rédempteur, qui attirait l'attention par sa stature et son maintien rigide. Elior s'était éloignée sitôt que le rayon de l'Ormonde avait touché la sphère de cristal et se tenait à côté de Stil-de-grain, qui avait l'avantage de ne jamais lui poser de questions gênantes. Saphar la regardait d'un air perplexe : comment savait-elle se servir de l'Ormonde ? Cet artefact, aussi loin que remontaient les légendes, n'avait jamais été utilisé par un autre mortel que Tiernvael. Comment une elfe inconnue pouvait-elle en connaître les pouvoirs ? Ce fut à cet instant que Saphar s'aperçut qu'elle ne savait rien d'Elior de Netiel, à part l'assurance du Rédempteur comme quoi elle était digne de confiance.
Les chevaliers regardaient donc le Rédempteur et l'un d'entre eux, dont les cheveux étaient marqués de blanc, s'approcha de lui, un sourire aux lèvres.
- Salut à toi, Tiernvael Kalderash du Dragonrubis ! lança-t-il d'une voix forte. Même après tant d'années, je te reconnais encore en armure ; ton regard est inimitable.
Le Rédempteur acquiesça d'un signe de tête et serra la main gauche du chevalier ; c'était un vieil ami à lui, avec qui il avait parfois combattu et qui l'avait rossé de temps à autre lors de combats amicaux. Un à un, les autres s'approchèrent de lui, en premier ceux qui le connaissaient de vue, puis les Cyriques des générations suivantes, pour qui Tiernvael était un héros dont les exploits avaient bercé leur enfance, mais qui n'avaient jamais eu l'occasion de le voir en réalité. Aucun n'expliqua la raison de sa présence ici ; l'histoire se serait trop souvent répétée. La plupart était ici pour combattre aux côtés d'une légende contre un adversaire qu'ils ne connaissaient pas, pour une cause dont ils ignoraient tout, mais qu'ils savaient être juste. Pour la majorité, Shuqra leur était apparue, leur expliquant ce qu'elle attendait d'eux et, parmi tous ceux à qui elle avait fait appel, aucun ne s'était dérobé. Le Rédempteur ignorait tout cela, mais l'éclat dans leurs yeux lui en disait suffisamment long.
Ils allaient sortir de la pièce, quand Stil-de-grain, secouant la tête d'un air mécontent, attrapa son ami par le bras.
- Par tous les dieux ! ronchonna-t-il. Deux mille ans ne t'ont pas donné plus de mémoire ! Et ton écaille porte-bonheur ?
Le Rédempteur le regarda et ses yeux vert émeraude semblèrent le transpercer.
- Stil, fit-il d'une voix lasse, une fois pour toutes, ce n'est pas une écaille porte-bonheur. C'est la dernière chose qu'il me reste de Cinabre.
Il soupira.
- Dieux, que j'aimerais bien revenir à l'époque où j'étais avec vous deux ! Ou, plutôt, non, à l'époque où j'avais mes trois garçons et où Cinabre était encore vivant. Shuqra en a décidé autrement.
- Draghnien aussi, Tiernvael, rétorqua Stil-de-grain avec un sourire torve. Tu n'as donc rien oublié de tout cela ?
- Comment l'aurais-je pu ? Je suis mort avec ces regrets au fond de moi et ce n'est pas durant ma première réincarnation que j'aurais pu oublier.
- Comment ça, ta première réincarnation ? sursauta Stil-de-grain. Shuqra m'avait promis de me réveiller à chaque fois qu'elle te ferait revenir ! Elle n'aurait pas trahi sa promesse !
- Stil, je te rappelle que pour ma réincarnation actuelle, c'est moi qui suis venu te réveiller. Je suis vivant depuis assez longtemps maintenant et j'aurais eu le temps de mourir une dizaine de fois si on n'avait fait de moi le Rédempteur. C'est ce qui est arrivé lors de ma première réincarnation ; elle a été si courte que je n'ai même pas eu le temps de me souvenir de qui j'étais réellement : je me suis retrouvé avec une dague dans le dos avant même d'avoir pu dire ouf. Et je t'assure que c'est une impression très désagréable.
Au milieu du cercle intérieur formé par les socles où s'étaient trouvés les précepteurs, juste au-dessous de la sphère de cristal, il y avait un haut piédestal supportant un coussin. Sur le coussin blanc brodé d'or reposait une magnifique écaille rouge. Le Rédempteur la prit avec respect et la regarda en silence si longtemps que Stil-de-grain crut qu'il s'était endormi sur place, ce qui était déjà arrivé plus d'une fois à Tiernvael dans sa jeunesse. Mais non, le Rédempteur était bien réveillé ; il se remémorait juste tous les moments passés avec Cinabre, la beauté et la majesté du grand dragon rouge. Il pivota sur ses talons et appela :
- Elior ! Venez ici, je vous prie !
Surprise, la jeune elfe obéit. Le Rédempteur lui mit l'écaille entre les mains et, comme elle l'avait fait avec lui précédemment, referma ses mains sur les siennes. Il dut faire partager à Elior ses visions, semblant savoir toute la fascination qu'elle avait ressentie devant le bas-relief qui représentait le grand dragon rouge, dans le temple de Shuqra. Les yeux céladon de la jeune elfe s'emplirent de larmes et ses lèvres s'entrouvrirent comme pour crier le nom du dragon, mais aucun son n'en sortit. Doucement, le Rédempteur écarta ses doigts et reprit son écaille qu'il dissimula sous son ceinturon. Elior le regarda, sans même essayer de dissimuler les larmes qui emplissaient ses yeux, puis se détourna avant de rabattre son capuchon. Stil-de-grain avait assisté à toute la scène, muet de stupeur, mais il ne posa pas de question au Rédempteur quand la jeune elfe s'éloigna. Il connaissait sans doute Tiernvael mieux que quiconque et savait combien le jeune homme pouvait être têtu.
Tous les chevaliers les attendaient hors du sanctuaire et, au milieu d'eux, la mince Féline, qui n'avait jamais autant ressemblé à un lutin, paraissait très à l'aise. Faucon était plus renfermé que d'habitude et Kelenian avait peine à lui arracher un mot. De guerre lasse, le rude chevalier l'abandonna pour aller tenir compagnie à Neige qu'il sentait apeurée au milieu de tous ces hommes d'armes. Emery regardait tout cela d'un oeil parfaitement détaché, semblant s'en moquer totalement, comme Gabriel, qui gardait cependant le regard braqué sur Féline. Lorsque le Rédempteur sortit du sanctuaire avec Stil-de-grain, tous les chevaliers leur firent une ovation. Personne ne semblait avoir remarqué la sortie d'Elior, juste avant.
L'armée maintenant constituée se mit en marche sous la direction du Rédempteur et de Stil-de-grain. Emery et Gabriel avaient plaidé pour passer d'abord au palais d'Assyria, pour rendre ses esprits à la princesse folle. Kelenian avait appuyé la requête de ses amis, ainsi que Féline. Etrangement, Faucon n'avait pas montré le bout de son nez. Finalement, le Rédempteur avait cédé, sachant bien en lui-même que ce retard n'avait finalement que peu d'importance. Emery avait insisté sur le fait que beaucoup de chevaliers kr'eyrls tiendraient à faire partie de l'armée allant lutter contre Vortigern. Il s'était offert pour montrer le chemin, mais le Rédempteur avait refusé d'un geste. Il avait simplement posé sa main sur l'encolure de Daguerrand en déclarant que sa monture connaissait tous les lieux de la planète et tous les chemins possibles et imaginables. Même ceux qui n'existent pas, avait-il ajouté plus bas, mais seul Stil-de-grain l'avait entendu.
Ils marchèrent jusqu'au soir, menés par cet étrange chevalier dont ils ne connaissaient que les hauts faits, perché sur sa non moins étrange monture qui semblait tout droit sortie des enfers. Le soir, le petit groupe habituel se reforma autour d'un feu, et s'y ajoutèrent les trois chevaliers kr'eyrls et les autres de leur groupe. A la demande insistante de Saphar et Daneris, Elwing consentit à raconter une histoire, toujours sur Tiernvael, mais ce fut surtout parce que Mélibée le lui demanda de sa douce voix. Alors l'elvinn déclara qu'il allait raconter comment les fils de Tiernvael avaient trouvé leur épouse.
Texte © Azraël 1997 - 2002.
Bordure et boutons Fire drake, de Silverhair
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