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Faucon
Cela commença par la vue d'ensemble d'une ville. Lentement, la ville grossit et emplit tout l'écran de flammes. On distinguait les rues pavées, les habitants s'interpellant gaiement, les gardes qui déambulaient tranquillement, la main sur leur arme et l'oeil aux aguets, bref, tout ce qui rendait une ville vivante. Les rues se suivaient sans relâche, jusqu'à une grande avenue qui menait directement à une gigantesque demeure férocement gardée. Sans s'attarder sur le double ventail, l'image remonta jusqu'à une petite fenêtre qui donnait sur le deuxième étage. Là, on s'aperçut que tout ceci était vu par les yeux d'un faucon brun au regard d'or. Le faucon tourna plusieurs fois la tête, pour vérifier que personne ne l'observait, puis il se transforma en jeune homme. Il devait avoir dans les dix-huit, dix-neuf ans et il ressemblait à un poulain ayant grandi trop vite, avec ses longs membres trop maigres ; son visage creusé avait des traits marqués : yeux profondément enfoncés dans les orbites au regard vif dissimulé par l'ombre des longs cils épais et par l'arcade sourcilière, nez accusé à la forme busquée rappelant le bec du faucon, quoique ayant certainement été cassé quelques années plus tôt, et cicatrice lui retroussant légèrement le côté gauche de la lèvre supérieure en un air de suprême dédain. Ses cheveux bruns, trop longs et indisciplinés, retombaient en désordre sur ses épaules, égayés par quelques mèches au reflet rougeâtre plus prononcé. Personne ne devait s'occuper régulièrement de lui, car ses vêtements, s'ils étaient propres, accusaient nettement leur âge et étaient bien trop petits pour lui. Les chaussures qu'il portait avaient été ouvertes au bout pour que ses orteils ne soient pas comprimés. Sans le moindre bruit, il parcourut le couloir, empruntant un petit escalier sombre et descendit rapidement aux cuisines. Une main grassouillette l'empoigna aussitôt par le col.
- Où étais-tu passé, paresseux ? gronda une voix qui essayait vainement d'être sévère.
- Epices..., parvint-il à articuler.
La petite femme le regarda sans complaisance, les poings sur les hanches.
- Voyez-moi ce grand garçon-là qui n'est pas capable d'aligner deux mots de suite ! railla-t-elle gentiment.
Le jeune homme rougit, baissa les yeux, aperçut ses orteils qui dépassaient et rougit encore plus en tentant de les cacher.
- Donne-moi tes épices, Faucon, et va voir ailleurs, soupira la petite femme.
- Oui, m'dame, acquiesça le jeune homme.
Il lui tendit un petit sachet brun et se réfugia dans un coin, tête baissée. Maîtresse Shara le regarda encore un instant, secoua la tête et retourna à ses fourneaux. Elle aimait bien Faucon, mais à dix-neuf ans, il se comportait comme un enfant. Elle craignait qu'il ne soit mentalement attardé et elle n'arrivait pas à se montrer sévère avec lui, ni avec qui que ce soit d'autre d'ailleurs.
- Dépêchez-vous ! lança-t-elle. La reine ne va pas être contente. Faucon !
- Oui, m'dame ? demanda le jeune homme en sursautant, comme pris en faute.
- Va me chercher du thym frais.
- Oui, m'dame.
Maîtresse Shara soupira de nouveau. A sa connaissance, il n'était pas capable de prononcer "ma dame" correctement. Elle fronça les sourcils en découvrant un nouvel accroc au pantalon du jeune homme. Il allait falloir qu'elle en parle à Mevel. Cette enfant, excellente couturière, adorait littéralement Faucon, sans doute parce qu'il était encore plus timide qu'elle. Faucon revint très vite avec le thym.
- Va voir Mevel, ordonna maîtresse Shara. Tu as un trou à ton pantalon.
Faucon regarda tristement la déchirure au niveau du mollet et se rendit dans le bâtiment réservé aux domestiques. Il grimpa au premier étage et toqua doucement à une petite porte.
- Qui est-ce ? demanda une voix apeurée.
Le jeune homme contempla la porte, s'accordant un instant de réflexion, puis répondit :
- Faucon.
- Oh ! Entre, bien sûr !
Mais avant même qu'il ait pu tourner la poignée, la porte s'ouvrit sur une mince enfant de quelque seize ans.
- Que se passe-t-il, Faucon ?
- Trou, expliqua-t-il laconiquement, avec une petite grimace malheureuse.
Il n'avait pas le droit de venir ici sans raison, ce qui expliquait sans doute un peu la fréquence des accrocs dans ses vêtements. Il aimait bien Mevel, mais chacune de ses visites lui donnait un supplément de travail. Comme d'habitude, elle lui donna un pantalon deux fois trop grand pour lui et il quitta docilement la pièce pour revenir avec le vêtement abîmé à la main. Elle s'assit près de la fenêtre et son aiguille entra en action.
- Il faudrait demander à maîtresse Shara de te donner de nouveaux vêtements, remarqua-t-elle.
- Oui, acquiesça Faucon. Chanter ?
- Faucon, ne pourrais-tu pas faire l'effort de t'exprimer par phrases entières plutôt que par mots isolés ?
Le jeune homme eut l'air malheureux. Il aurait voulu lui expliquer qu'il se sentait plus faucon que homme, mais les mots ne voulaient pas sortir de sa bouche et puis, personne n'était au courant de ses transformations. Ils ne l'auraient pas cru. Mevel le regarda un instant, soupira et se mit à chanter, tout en réparant la déchirure. Faucon suivait le va-et-vient de l'aiguille tout en prêtant une grande attention au chant. Mevel avait une voix très douce aux sonorités cristallines. Quand la dernière note s'éteignit, il regarda son amie couper le fil de ses petites dents et lui tendre le vêtement.
- Tiens, c'est fini.
- Merci, dit-il gauchement.
Il alla se changer et revint lui redonner l'autre pantalon. Au moment où il allait partir, la porte s'ouvrit violemment et un homme entra.
- Mevel, ma belle, où te caches-tu ? grogna-t-il.
Faucon le reconnut : il s'agissait d'un valet qui poursuivait Mevel de ses assiduités et qui croyait avoir des droits parce qu'il avait servi une fois à la table de la reine. Mevel eut un petit cri de terreur et se réfugia dans un coin. Le valet tendit le bras et referma sa grosse main sur les doux cheveux châtains. Faucon eut un gémissement : il ne pouvait pas laisser Mevel se faire ennuyer comme cela, mais le valet était deux fois plus gros que lui ! L'homme semblait prendre plaisir à la peur qu'il lisait dans les yeux de Mevel, quand un sifflement strident le fit sursauter. Avant qu'il ait pu réagir, un regard enflammé le transperça et il reçut un violent coup à la gorge. Suffoquant, il entendit :
- Pas Mevel ! prononcé d'un ton péremptoire.
Il grogna : ce gamin dégingandé était fou ! Il releva la tête et devant le visage maigre de Faucon, il eut, de nouveau, la désagréable impression de voir le profil d'un oiseau de proie s'y superposer. Les gestes de Faucon étaient d'une rapidité extrême et il savait où frapper. Le valet n'avait pas le temps de riposter et il se trouva repoussé hors de la chambre sans trop comprendre comment.
- Jamais plus ! lança Faucon d'un ton féroce.
Mais quand il se retourna vers Mevel, il avait de nouveau son air timide.
- Désolé, murmura-t-il.
- C'était magnifique, Faucon ! lui assura Mevel en lui prenant les mains.
- Content, fit-il et son visage s'illumina.
Puis il redevint lui-même.
- Pas parler !
- Mais pourquoi, Faucon ? Les autres te regarderaient d'un oeil plus favorable !
- Pas parler ! répéta le jeune homme avec détermination.
Il fronça les sourcils en réfléchissant.
- Entraînement, dit-il enfin. Plus Mevel.
La jeune fille eut l'air perplexe.
- Entraînement ? répéta-t-elle. Quel entraînement ?
Faucon fit un nouvel effort de mémoire.
- Ecuyer, lança-t-il victorieusement.
Mevel comprit.
- Tu veux dire qu'ils te feraient suivre un entraînement pour être écuyer ?
- Oui.
- C'est ridicule, Faucon !
Le jeune homme secoua négativement la tête.
- Recherchent apprentis, dit-il.
- Je crois que tout est clair, à présent : s'ils apprennent que tu sais un peu te battre, ils te prendront comme apprenti et tu ne viendras plus me voir. C'est cela ?
- Oui.
- Ce serait bien pour toi, Faucon, reprit Mevel en faisant un gros effort sur elle-même. Tu aurais de nouveaux vêtements et des amis, aussi.
- Veux pas, répondit-il d'un air boudeur.
- Très bien. Je te promets que je ne dirai rien, mon champion.
Elle l'embrassa gentiment sur la joue et le laissa partir.
Malheureusement, le valet que Faucon avait vaincu ne fut pas aussi silencieux. Il ne cessait de grogner contre le jeune homme à longueur de journée et les autres valets parvinrent à reconstituer toute l'histoire. La rumeur se propagea et vint aux oreilles du précepteur de l'ordre de chevalerie du royaume. D'un geste, il ordonna à un des ses élèves d'aller chercher le jeune homme en question. L'arrivée d'un homme en armure dans les cuisines provoqua l'émoi général, surtout que maîtresse Shara n'était pas là. Faucon surveillait une sauce quand un gantelet de fer s'abattit sur son cou et le souleva de terre, l'entraînant hors des cuisines.
- Sauce ! piaula Faucon.
Les autres aides comprirent sa peur : si maîtresse Shara découvrait qu'il avait laissé sa sauce sans surveillance, il serait puni. Le chevalier ramena le jeune homme à son précepteur.
- Il a l'air un peu idiot, Emery, dit-il avec un air de dégoût.
- Ton nom ? demanda sèchement le précepteur.
- Faucon, murmura le jeune homme.
- Ce n'est pas un nom.
Faucon haussa les épaules.
- On m'a dit que tu avais rossé un valet plus fort que toi.
- Attaquait Mevel, fit Faucon sur la défensive.
- Comment l'as-tu battu ?
- Trop lent.
- Comment, trop lent ? Tu ne peux pas t'exprimer plus clairement ?
- Emery ! lança une voix fâchée.
Le précepteur pivota sur ses talons. Maîtresse Shara se tenait là, les poings sur ses généreuses hanches, dans son attitude la plus familière.
- Que fais-tu avec mon Faucon ?
- Il n'est pas très loquace.
- Il est toujours comme cela. Que fait-il ici ?
- Du calme, Shara. Je vais l'entraîner en tant qu'écuyer.
- Ecuyer ! éclata maîtresse Shara. Un bébé est plus solidement constitué que ce gaillard-là ! Il n'arriverait même pas à soulever une épée !
- J'aurais pensé de toi que tu te serais attachée à le remplumer.
Maîtresse Shara renifla.
- J'ai bien essayé, mais... N'essaie pas de détourner la conversation, Emery ! C'est à cause de toi que ma sauce est perdue !
- Ecoute, Shara, j'ai besoin de ce petit et je le garde. Enfin, si j'arrive à le comprendre.
Elle renifla de nouveau.
- Bonne chance.
Elle partit. Emery se retourna vers Faucon.
- Que veux-tu dire par trop lent ?
Faucon haussa les épaules.
- Tout le monde parle, par tous les dieux ! s'écria Emery.
- Pas moi.
- Pas toi, pas toi... Pas à toi, tu veux dire ?
Faucon, ravi, acquiesça vigoureusement.
- D'accord. J'ai là quelqu'un qui ne sait pas parler parce que personne ne lui adresse la parole. Eh bien, ça va changer, petit ! Ici, tout le monde se parle. Bon. Que voulais-tu dire par trop lent ?
- Trop lent, répéta Faucon. Pour... éviter coups !
Il eut l'air content de lui, fier d'avoir dit trois mots de suite.
- J'ai compris ! marmonna Emery avec un soupir de soulagement. Gabriel ! appela-t-il.
Un grand chevalier s'approcha d'un pas souple.
- Oui, Emery.
- Emmène-moi ce gaillard. Et fais quelque chose pour ses cheveux, ordonna-t-il en s'en allant.
Le dénommé Gabriel regarda Faucon d'un oeil averti, remarquant les os saillants.
- Ecoute, petit, il y a en tout cinq ordres de chevalerie, quatre maintenant, parce que les Cyriques ont été décimés. Il y a les ordres heiran, undium, orasien et kr'eyrl. Nous, ici, nous sommes tous des Kr'eyrls, les meilleurs après les Cyriques.
Faucon hocha la tête. Gabriel eut un sourire amusé.
- Considère cela comme le discours d'entrée. Voici la suite habituelle : ici, la discipline est très stricte et vous êtes priés d'obéir à vos supérieurs sous peines de lourdes sanctions ; les tenues doivent être impeccables. Bon, tout ce que tu as réellement besoin de savoir, c'est que je m'appelle Gabriel et que celui qui t'a confié à moi était Emery, précepteur des Kr'eyrls. Et toi, comment t'appelles-tu ?
- Faucon.
- Bienvenue dans la famille, alors ! Le vrai nom d'Emery est Emerillon et les émerillons sont de la famille des oiseaux de proie, si je ne m'abuse ? Allez, viens avec moi.
L'image s'arrêta sur Gabriel : chevelure blonde légèrement bouclée qui descendait dans le cou, yeux d'un étrange bleu turquoise au regard légèrement triste, visage mince, décidé, mais trop sévère. Il portait une armure bleu nuit impeccable, un surcot noir bordé d'argent et une cape d'un blanc étincelant. Une hache énorme pendait négligemment à son côté. Il entraîna Faucon avec lui dans le bâtiment réservé aux kr'eyrls. Gabriel n'était pas un géant, mais il dépassait Faucon d'une bonne tête. En chemin, ils rencontrèrent d'autres chevaliers qui saluèrent Gabriel sans beaucoup de protocole, mais avec une nuance de respect. Le jeune chevalier s'arrêta chez l'armurier, qui faisait également les vêtements normaux, pour lui donner les mesures de Faucon. Le jeune homme l'attendait dehors et un autre chevalier l'aborda.
- Que fais-tu là, toi ? demanda-t-il, avec plus de curiosité que d'arrogance.
- Attends Gabriel, répondit Faucon de sa façon laconique.
- Gabriel ? Tu vas être l'écuyer de Gabriel ? Eh bien, laisse-moi te dire que tu as beaucoup de chance ! Gabriel est sans doute le meilleur d'entre nous et il est le préféré de la reine.
- Kel ! gronda une voix. N'as-tu pas fini de raconter des sornettes à ce petit ?
L'interpellé pivota sur ses talons et eut un sourire charmeur à l'égard de Gabriel.
- Ne prends pas ton air boudeur, cela ne te va pas ! lança-t-il.
- Faucon, je te présente Kelenian, soupira Gabriel. Mon compagnon d'armes. Tiens, Faucon, voilà tout ce que j'ai pu te trouver pour l'instant. On fera mieux la prochaine fois. Maintenant, viens, qu'on fasse quelque chose de tes cheveux.
Quand Faucon sortit des mains de Gabriel, il avait une autre allure. Il était entièrement habillé de cuir noir : gilet sans manches, pantalon, bottes et large ceinturon où était fixée une courte épée. Gabriel avait voulu lui mettre des poignets de force en acier, mais il avait dû renoncer devant la maigreur des bras. Déjà les coudes saillants lui avaient arraché un soupir de désespoir. La nouvelle tenue de Faucon laissait bien trop voir les os déjà trop visibles que dissimulaient tant bien que mal les anciens vêtements. Gabriel avait lui-même démêlé et coiffé les cheveux de Faucon, qu'il avait également légèrement raccourcis. Kelenian avait assisté à tout cela appuyé contre un mur, les bras croisés, un sourire ironique sur ses lèvres minces. Contrairement à Gabriel, il ne portait pas l'armure bleu nuit des Kr'eyrls, mais une cotte de mailles recouverte d'un surcot blanc.
- Bon, maintenant, il s'agit de t'entraîner à te battre, fit Gabriel en le regardant d'un oeil critique.
Trois semaines plus tard, Emery trouva Gabriel et Kelenian en train de se battre contre Faucon. Observant un instant le combat, il constata que le jeune homme était vif à l'esquive, mais que ses coups manquaient de conviction. Pour l'occasion, Gabriel avait abandonné sa traditionnelle armure pour revêtir une tenue semblable à celle de Faucon, mais sa carrure était beaucoup plus impressionnante que celle du jeune homme.
- Gabriel ! appela Emery de sa voix sèche.
Le jeune chevalier releva la tête et renvoya en arrière une mèche blonde qui était restée collée sur son front.
- Il y a un moment que je ne t'ai pas vu au palais.
- La reine saura bien me faire appeler quand elle aura besoin de moi, répondit Gabriel en haussant les épaules. Ne crains pas de me blesser, Faucon.
- Comprends-tu ton élève ?
- Il est parfait. C'est juste dommage que je sois obligé d'éduquer mon propre écuyer.
Emery s'éloigna avec un petit sourire moqueur. Faucon leva les yeux.
- Reine ? demanda-t-il.
Il était maintenant beaucoup plus loquace et avait fait beaucoup de progrès en trois semaines, faisant fréquemment des phrases presque complètes. Mais avec Gabriel et Kelenian, il gardait sa méthode quand il était sûr d'être compris. A la question de Faucon, le chevalier blond rengaina son arme.
- Oh... La reine adore me convoquer toutes les cinq minutes pour des raisons toutes plus stupides les unes que les autres.
- Il a été élevé avec sa fille, la princesse Assyria, qu'il a dû sauver une demi-douzaine de fois au moins, ajouta Kelenian avec un sourire entendu. Notre très chère reine Illine en a conclu qu'elle avait tous les droits sur lui. Mais comme il a un caractère parfaitement impossible, ils ne peuvent pas échanger deux mots sans se brouiller à mort !
- Merci, Kel, fit Gabriel d'un ton acide.
Kelenian éclata de rire, tandis que Gabriel observait son épée d'un air prodigieusement attentif, en se demandant visiblement s'il allait ou non s'en servir contre son ami. Il soupira et porta son regard ailleurs. Ils étaient amis d'enfance et Kelenian avait plus d'une fois mis une raclée à Gabriel. Kelenian était plus petit que lui, mais sa silhouette était sensiblement plus étoffée ; il avait de longs bras terminés par des mains d'une taille peu commune qui maniaient une lourde épée aussi aisément qu'une dague. Son visage était carré, impression accentuée par les courts cheveux noirs et le regard gris acier aussi dur que le métal. Faucon savait que Gabriel était plutôt d'un naturel taciturne et que le discours d'introduction qu'il lui avait fait faisait partie des fois où il avait le plus parlé, tandis que Kelenian était d'un optimisme frôlant l'inconscience.
Un messager arriva, haletant.
- Sire Gabriel ! Sire Gabriel ! La reine vous demande !
Gabriel leva les yeux au ciel en marmonnant quelques paroles indistinctes. Kelenian eut un sourire moqueur et fit un clin d'oeil à Faucon.
- Viens, lança Gabriel à son écuyer.
Faucon obéit sans discuter et aida le chevalier à revêtir son armure. C'était la première chose qu'il avait apprise à son arrivée : s'occuper des armures et des armes. Comme Kelenian voulait absolument venir, Faucon l'aida également à sa préparer, ce qui prit encore du temps. Le messager au-dehors s'impatientait et Gabriel affichait un sourire de plus en plus narquois : il adorait énerver la reine. Quand, enfin, ils se jugèrent près, ils daignèrent descendre.
- La reine n'a demandé que sire Gabriel, observa sèchement le messager.
- La reine aura les trois ou n'aura rien, répliqua Gabriel encore plus sèchement.
Le jeune chevalier n'avait pas l'air engageant et le messager préféra filer doux, surtout que les deux chevaliers étaient plutôt impressionnants avec leur armure. Les trois hommes se présentèrent donc devant la reine, assise sur son trône. A côté d'elle, debout, une mince jeune fille pâle.
- La reine et sa fille, chuchota Kelenian à l'oreille de Faucon.
- Je croyais vous avoir mandé seul, sire Gabriel, fit la reine d'une voix coupante, son regard furibond dardé sur Kelenian qui avait osé parler sans sa permission.
- Vous m'en voyez désolé, répondit calmement le jeune chevalier.
- Mes espions m'ont avertie de choses étranges, sire Gabriel. Un complot.
- Un de plus, songea Gabriel en fixant le mur derrière la reine. Troisième fois cette semaine...
- Je sais quand ils comptent frapper, poursuivait la reine sans s'apercevoir que le jeune chevalier avait l'esprit ailleurs. Cette nuit, sire Gabriel. Vous veillerez sur ma fille.
- Qui veillera sur vous, ma reine ? s'enquit poliment Gabriel d'une voix machinale.
- Il y a d'autres chevaliers que vous, sire Gabriel ! cingla la reine. Des gens plus discrets et plus raisonnables !
Le jeune chevalier retint la réponse mordante qui lui démangeait la langue et salua sèchement. Il tourna les talons, imité par ses amis, qui ne daignèrent même pas saluer.
- Sire Gabriel ! Je compte sur vous pour ce soir !
Gabriel eut un vague geste de la main sans même se retourner. Kelenian remarqua qu'il avait les sourcils froncés ; c'était un signe qui ne trompait pas : il était de mauvaise humeur. Le chevalier trapu allongea le pas pour sortir du palais le plus rapidement possible. Ils étaient tout juste arrivés au bâtiment kr'eyrl, maison mère du royaume, quand Gabriel poussa un hurlement à faire frémir un démon et lança un violent coup de poing dans le mur. Il y eut comme un bruit d'os brisés et du sang jaillit. Faucon ouvrit de grands yeux. Kelenian lui mit la main sur l'épaule.
- Ne t'inquiète pas. Là, il n'est pas vraiment en colère : il crie encore.
- Va se faire mal ! fit Faucon.
- Ne parle pas tant, tu vas te fatiguer ! railla gentiment Kelenian. Ne t'inquiète pas, te dis-je, reprit-il plus sérieusement. Ses poings sont habitués à ce traitement. Si tu les observes attentivement, tu remarqueras que les jointures sont dans un état lamentable. Cette manie fait le désespoir d'Emery : il abîme trop les murs.
Faucon regarda Kelenian en se demandant s'il plaisantait ou non.
- Gabriel, la crise est finie, remarqua le chevalier. Tu te calmes et tu m'écoutes.
- Kel, tu as entendu ce qu'elle a dit ! gronda Gabriel entre ses dents.
- Oui, mon grand. Des chevaliers meilleurs que toi la protégeront.
Gabriel le fixa d'un regard noir et se mit à déambuler nerveusement.
- Oh, arrête ! reprit Kelenian. Laisse tomber. Illine est à moitié idiote, tu le sais bien.
Emery arriva sur ses entrefaites et remarqua aussitôt le sang sur le mur en gros moellons couleur sable.
- Gabriel, je vais te faire nettoyer les murs, moi, si tu continues ! lança-t-il, énervé.
Le jeune homme ne répondit que par un nouveau coup de poing dans le moellon déjà taché. Emery leva les sourcils, surpris : Gabriel ne frappait jamais deux fois le mur. Faucon fronça les sourcils et attrapa les mains de Gabriel ; ce dernier vit bien venir le mouvement, mais il n'eut pas le temps de l'éviter. Comprenant l'intention de Faucon, Kelenian vint à son aide pour maîtriser Gabriel.
- Calme, fit Faucon. Réfléchis.
Il se tut un instant avant de se lancer dans une longue phrase.
- Montre ton mécontentement en limitant ton travail à ce qu'elle t'a demandé.
Emery regarda Faucon avec intérêt ; Gabriel eut l'air suffoqué.
- Ce serait mettre la reine en danger !
- Tu n'es pas son champion, rétorqua Kelenian en prenant le relais de Faucon.
- Elle peut se faire tuer ce soir.
- Veille sur son héritière au moins. La situation du royaume serait beaucoup plus catastrophique si Assyria était tuée et non la reine. De plus, notre petite princesse comprendra mieux tes arguments. Essaie de la convaincre ce soir, elle se chargera de transmettre à sa mère.
- Kel, Illine risque la mort ce soir.
- Gabriel, tous les Kr'eyrls ne sont pas des incapables, remarqua doucement Kelenian.
- Kel, tu sais très bien que ce n'est pas cela.
- Oui. C'est juste que tu n'as pas suffisamment confiance dans tes confrères si bien que tu veux tout faire par toi-même. Alors désigne les Kr'eyrls qui veilleront sur Illine et impose-lui ton choix.
Les deux regards s'affrontèrent sans complaisance.
- Très bien, Kel. Tu es personnellement chargé de cette tâche. Tu es discret et raisonnable, non ?
Les yeux turquoise étaient plus durs encore que ceux de Kelenian.
- Bien joué, Gabriel, murmura-t-il.
Il s'inclina, à moitié ironiquement, et s'en fut.
Le soir même, les trois amis se préparèrent soigneusement. Faucon s'occupa silencieusement de Gabriel, qu'il aida à revêtir son armure qu'il avait consciencieusement astiquée. Il lui mit ensuite le surcot noir bordé d'argent et une cape noire. Gabriel, qui refusait de se présenter autrement qu'en armure, accepta cependant de sacrifier sa lourde hache qu'il remplaça par une épée tout aussi pesante, à la garde cerclée d'argent. Kelenian, qui, contrairement à d'habitude, n'avait pas desserré les dents depuis le moment où Gabriel l'avait chargé de la sécurité de la reine, avait revêtu pourpoint noir bordé d'argent et culotte noire, aux couleurs des Kr'eyrls. Par contre, à sa ceinture, pendait une lourde épée qui rendait le costume un peu étrange.
Faucon, qui comptait rester à l'arrière-garde, fut prié de mettre une tenue de cour par Kelenian, mais d'un ton tel qu'il comprit qu'il s'agissait en fait d'un ordre. Tranquillement, il opta pour un compromis : il enfila pourpoint et culotte de velours gris juste soulignés par un mince filet bleu, par-dessus sa tenue de cuir. Sa maigreur était telle qu'elle lui permettait cette superposition. Il ceignit ensuite sa courte épée, plus pour intimider que pour s'en servir. Il soupira, caressa le doux velours du bout des doigts, soupira de nouveau et alla s'appuyer sur l'appui de la fenêtre, les yeux perdus dans le vague. Mevel. Il ne l'avait pas vue depuis trois semaines. Il se frotta pensivement l'avant-bras du plat de la main et partit rejoindre les deux chevaliers. Gabriel eut un regard de désapprobation pour sa tenue. Se cachant un peu de Kelenian, Faucon écarta légèrement le col de son pourpoint, dévoilant le haut de son gilet de cuir. Gabriel se permit un petit sourire et les trois amis se dirigèrent vers le palais.
Gabriel souhaitait une entrée discrète, aussi Faucon les fit-il passer par l'entrée des domestiques. Ils rencontrèrent quelques aides de maîtresse Shara, mais Faucon mit le doigt sur ses lèvres en les regardant d'un air significatif et tous comprirent ; ils aimaient bien Faucon, même s'il était silencieux, et ils acquiescèrent sans peine à sa demande. Se faufilant dans les couloirs comme des voleurs, ils rejoignirent la grande salle illuminée par une centaine de flambeaux.
Soudain, à côté de la reine, surgit un homme vêtu de sombre que son visage carré rendait peu avenant. Kelenian n'avait rien de sympathique quand il ne souriait pas. La reine se pencha vers lui et lui murmura quelques mots avec un petit sourire en coin. Pendant ce temps, Gabriel se présentait à la princesse Assyria qui faillit éclater de rire en voyant l'effet produit par l'armure étincelante sur tous les courtisans raffinés. Le chevalier jeta un coup d'oeil discret par-dessus son épaule : Faucon semblait s'être fondu dans la masse.
En fait, il s'était simplement glissé derrière une des tentures qui recouvraient les murs ; elles dissimulaient des renfoncements où quelqu'un pouvait aisément se cacher. Par acquis de conscience, il fit le tour des alcôves pour vérifier qu'il n'y avait personne, puis il resta dans celle qui lui paraissait la plus appropriée pour surveiller à la fois la reine et sa fille.
La soirée se passa paisiblement. La reine circulait parmi ses invités, sa main posée sur le robuste bras de Kelenian. Gabriel ne quittait pas Assyria des yeux et même quand elle dansait, il s'arrangeait pour être toujours assez proche d'elle afin de prévenir tout incident regrettable. Quant à Faucon, il se glissait d'une alcôve à l'autre pour vérifier qu'elles étaient bien inoccupées. Il prenait grand soin de ne jamais les visiter dans le même ordre afin qu'on ne pût prévoir ses manoeuvres et il poussait même le perfectionnisme à les faire deux fois.
Le centre d'intérêt principal était bien sûr la princesse Assyria, mince jeune fille pâle aux longs cheveux aile de corbeau et aux yeux couleur de ciel après la pluie. Faucon était fasciné par sa grâce quasi aérienne.
- Colombe, songea-t-il aussitôt.
La soirée se termina sans le moindre incident. Kelenian escorta la reine jusqu'à ses appartements et s'installa devant sa porte. Gabriel fit de même avec la princesse, tandis que Faucon restait dans la grande salle maintenant obscure et déserte. Il déambulait silencieusement, tous les sens aux aguets. Son regard vif scrutait chaque coin d'ombre.
Et puis, un peu avant l'aube, un pas léger se fit entendre. Sans hésiter, Faucon se glissa derrière une tenture. Une silhouette se profila dans l'embrasure de la porte, hésita un instant et avança encore.
- Je sais que tu es là, fit calmement une voix douce. J'ai senti ton regard toute la soirée. Sors maintenant.
Retenant son souffle, Faucon se plaqua contre le mur comme s'il espérait s'y fondre. Ce n'était certainement pas lui que la princesse Assyria recherchait !
- Allons, reprit-elle. Tu ne vas pas me forcer à regarder derrière chaque tenture, n'est-ce pas ? Surtout que tu es certainement plus doué que moi à ce jeu-là. Sors, te dis-je, je ne te ferai aucun mal.
Faucon guetta le moindre mouvement dans la salle. Rien. A regret, il se coula hors de sa cachette, avec le vague sentiment d'agir de façon ridicule. En le voyant bouger, la jeune fille sourit.
- Ah ! Te voilà enfin ! Comment t'appelles-tu ? demanda-t-elle en venant vers lui.
Il recula, se heurtant violemment au mur, rougit et balbutia quelques mots totalement incompréhensibles. Subitement, sa tête s'était vidée et il ne savait plus rien.
- Ne prends pas cet air de bête traquée ! s'agaça la jeune fille. Je m'appelle Assyria.
- Faucon, répondit-il comme il put. Majesté, ajouta-t-il après réflexion.
Cela lui semblait être un titre approprié. Elle sourit de nouveau, dévoilant deux rangées de dents aussi parfaites que des perles.
- Qui es-tu ? reprit-elle. Je ne t'ai jamais vu avant aujourd'hui.
- Ecuyer de Gabriel, fit-il avec effort. De sire Gabriel, rectifia-t-il avec précipitation.
La princesse éclata de rire.
- Pauvre Gabriel ! Je l'ai laissé veiller devant ma porte qui ne ferme plus qu'une cage vide ! Il est si guindé !
- Consciencieux ! corrigea Faucon avec chaleur.
- Après tout, c'est ton maître ! Je l'oubliais. Il se prend trop au sérieux, voilà son problème.
- Beaucoup de responsabilités, objecta le jeune homme.
Il se tut, soudain attentif : un frôlement, des pas étouffés descendant l'escalier. Il plaqua la princesse en arrière d'une main vigoureuse et s'avança prudemment vers la porte, le dos collé au mur. Il tenait à la main son épée qu'il cachait derrière sa jambe afin que l'éclat métallique ne le trahît pas. Un homme entièrement vêtu de noir, le visage masqué, venait de poser le pied sur la dernière marche et regardait autour de lui. Les yeux perçants de Faucon remarquèrent quelques taches humides ; il comprit aussitôt : du sang ! Et Gabriel et Kelenian qui étaient à l'étage... Ivre de fureur, il bondit avant même d'avoir réfléchi. Son seul avantage était sa rapidité : il ne portait pas le nom de Faucon pour rien ! L'homme chuta et Faucon se retrouva en position de force. Au dernier moment, il pensa qu'il serait peut-être intéressant d'interroger cet homme pour savoir qui lui donnait des ordres. Il retint sa main et l'assassin en profita : il lança son poing à toute volée, renversa Faucon et prit la fuite. La princesse, qui avait tout observé, se précipita vers le jeune homme. Elle se mordit les lèvres jusqu'au sang quand elle vit qu'une large blessure lui traversait le visage : dans son poing serré, l'assassin avait dissimulé une courte lame. Mais Faucon ne sentait même pas le sang qui l'aveuglait à moitié. Il se releva d'un bond et gravit l'escalier à toute allure ; il connaissait le palais par coeur : la nuit, il l'avait souvent parcouru au point de pouvoir s'y diriger les yeux fermés. Devant la porte de la princesse, grande ouverte, Gabriel était étendu par terre, du sang maculant ses cheveux blonds, mais heureusement, il n'avait pas été gravement atteint. Pris d'une appréhension subite, Faucon courut au bout du couloir opposé. Kelenian gisait au sol dans une mare de sang.
- Petit..., fit-il d'une voix rauque. Petit, la reine...
Faucon n'avait pas besoin d'entrer dans la chambre de la reine pour savoir ce qu'il allait y trouver : l'assassin n'avait pas manqué cette cible-là. Il s'employa plutôt à chercher un médecin pour tenter de sauver Kelenian. Pendant ce temps, Gabriel reprit ses esprits, mais ne put que constater le carnage. Faucon, subitement mûri, le chargea de veiller sur Assyria qui restait plantée devant le cadavre de sa mère, hébétée. Un médecin arriva enfin sur les lieux et établit son diagnostic à propos de Kelenian.
- Il s'en sortira. Il a une solide constitution.
Soulagé, Faucon se laissa glisser à terre, soudain épuisé. Le médecin en profita pour examiner sa blessure.
- Votre oeil droit est perdu, dit-il.
- M'est égal.
Le jour se leva, trouvant le palais toujours en effervescence. Gabriel avait entraîné Assyria hors de la chambre royale et racontait à Faucon que la porte s'était ouverte derrière lui : l'agresseur l'avait frappé avant qu'il ait pu le reconnaître. La princesse les laissa seuls.
- Mort de la reine ? demanda Faucon, assis contre le mur, la tête en arrière, les yeux fermés.
- Piqûre empoisonnée.
- Manque de discrétion.
- Illine était intelligente et le palais trop bien gardé. Cette fête était l'unique occasion pour agir, car dans une semaine, Assyria atteint ce qu'ils appellent la majorité royale, soit vingt-cinq ans, ce qui lui laisse libre accès au trône. Ils ont la voie libre pendant une semaine.
- Assyria, fit sourdement Faucon. Doit pas rester seule.
Une fois le choc passé, il redevenait lui-même et retrouvait son langage laconique. Gabriel le regarda avec une légère angoisse ; il s'était déjà attaché à cet étrange garçon et il avait failli le perdre, comme en témoignait l'énorme bandage qui lui cachait à moitié le visage. Il soupira et partit. Faucon avait raison, mais Assyria n'était pas de cet avis : dès qu'elle vit le chevalier blond, ses yeux gris se chargèrent d'orageux nuages.
- Hors de ma vue ! Je me protégerai bien toute seule. Je te tiens pour personnellement responsable de la mort de ma mère !
Gabriel la fixa de son regard turquoise.
- Très bien, fit-il entre ses dents. J'accepte le blâme. Ma punition sera de veiller sur toi.
- Va-t'en ou je...
- Non, Assyria. Tu sais très bien que je n'y suis pour rien. Ta mère m'avait expressément chargé de veiller sur toi. Comme je ne passe pas inaperçu, j'ai pris Faucon pour allié. Nous avons fait notre travail. Quant à Kelenian, il a fait le sien aussi et en a failli mourir. Si ta mère n'avait pas été aussi têtue, elle aurait accepté que plusieurs chevaliers veillent sur elle ou tout au moins un chevalier en armure. Mais non ! Il fallait qu'elle sacrifie tout à l'apparat !
- Gabriel, je ne croyais pas cela de toi. Tu ramènes à toi le travail qu'a fait Faucon et tu accuses ma mère de tes propres négligences !
- Il a raison, princesse, fit la voix de Faucon derrière lui. Il m'avait ordonné de veiller sur vous. Quant aux autres chevaliers protégeant la reine...
- Quels autres chevaliers ? s'étonna Assyria.
- Deux sous les grandes fenêtres du couloir, énuméra Gabriel d'une voix lasse, et un dans le petit salon des appartements royaux.
- Que leur est-il arrivé ?
- Morts, répondit brutalement Faucon. Dague en pleine poitrine.
Le visage de Gabriel pâlit considérablement, puis il laissa échapper un soupir. Assyria posa impulsivement sa main sur le poignet du chevalier.
- Je suis désolée, Gabriel...
Pour sa famille, il avait perdu trois amis et avait failli perdre Kelenian. Mais le Kr'eyrl ne répondit pas à son offre de paix.
- Arrivée par le jardin, reconstitua-t-il, escalade du mur, traversée du couloir et...chambre royale.
- Trois morts et un blessé sur le chemin. Puis petit salon pour rejoindre les appartements de la princesse, autre meurtre, chambre vide. T'assomme, un peu violemment, descend l'escalier et tombe sur moi, compléta Faucon dont l'élocution restait quand même assez heurtée.
- Pourquoi ne l'avez-vous pas tué ? demanda Assyria.
- Pour l'interroger, répondit Faucon, l'air absent.
- Vous le tuerez la prochaine fois, fit la princesse d'une voix froide.
- La piste est rouge, constata Gabriel.
- Beau tableau de chasse, apprécia Faucon.
- C'est de ma mère que vous parlez ! cria Assyria.
- Calme-toi. Elle avait prévu sa mort cette nuit. Tiens, lis toi-même.
Gabriel tendit un parchemin à la princesse qui le parcourut rapidement.
- C'est un faux ! lança-t-elle, furieuse.
Gabriel se pencha pour ramasser le parchemin qu'elle venait de jeter à terre et le présenta à Faucon qui le refusa d'un geste. Le jeune chevalier insista.
- Je ne sais pas lire ! siffla Faucon à mi-voix en le regardant d'un air féroce.
Gabriel relut le parchemin en fronçant les sourcils.
- Ma mort est pour ce soir, marmonna-t-il, mais je ne te dirai pas le nom de ceux qui me tuent. Quand tu les trouveras, tu sauras qui sont tes pires ennemis.
Assyria éclata en sanglots et se jeta dans les bras de Gabriel qui laissa tomber le parchemin à terre pour la serrer doucement contre lui.
- Allons, mon petit, murmura-t-il.
Le terme affectif était juste : Gabriel dépassait Assyria d'une bonne tête et il avait trois ans de plus qu'elle. Il tendit un petit flacon empli de poudre à Faucon qui l'emporta et revint bientôt avec un verre empli d'une substance bleu clair. Assyria pleurait toujours sur l'épaule de Gabriel qui supportait cela avec stoïcisme. Il la fit boire comme un bébé et l'étendit sur un fauteuil. Le liquide fit son effet et elle s'endormit presque aussitôt. Faucon en profita pour se débarrasser de son pourpoint et de sa culotte de velours gris.
- J'aimerais bien savoir comment elle a pu sortir de chambre sans que je la voie, soupira Gabriel.
- Porte secrète entre son armoire et la petite galerie, lâcha distraitement Faucon.
Gabriel ouvrit de grands yeux. La petite galerie était un renfoncement peu profond, mais relativement large, où la reine avait fait mettre une gigantesque statue de Varaxador, le dieu de la guerre, qui protégeait la famille royale depuis son existence. L'escalier se trouvait juste en face. Ce point éclairci, Gabriel en revint à la mort de la reine.
- Etonnant qu'elle ne veuille pas dire qui sont ses assassins.
- Ne parle pas d'assassins, remarqua Faucon.
Gabriel relut le passage incriminé.
- Exact. Elle dit "ceux qui me tuent". Pourquoi cette périphrase ?
Il fronça les sourcils, absorbé dans sa réflexion.
- Tiens, un détail me revient : le père de la reine est mort alors qu'elle n'avait que vingt ans. Il y a eu cinq ans de régence.
- Quelle mort ?
- Oh !... Euh... S'est empalé sur son épée en tombant de cheval lors d'une chasse. C'était un très bon cavalier pourtant.
- Age ?
- Cinquante ans.
- Reine ?
- Cinquante ans évidemment, fit Gabriel en haussant les épaules, pensant visiblement à autre chose. C'était son anniversaire, hier.
Il s'arrêta net, conscient de l'étrange coïncidence entre ces deux morts.
- Culte de Varaxador ? demanda Faucon.
- Du côté du culte ? Euh...
Le culte de Varaxador comptait énormément de fanatiques qui n'hésitaient pas à assassiner les souverains trop peu guerriers à leur goût et l'histoire du royaume regorgeait de ce type d'exemples. Soudain, Gabriel se redressa.
- Faucon, j'ai compris... !
Son regard bleu turquoise rencontra l'étrange regard d'or liquide de Faucon. Le mince jeune homme hocha doucement la tête.
- Moi aussi.
- Que Brynhild m'emporte ! C'est pourtant si clair ! Ecoute : Illine a cinquante ans. Les fanatiques du culte de Varaxador la poussent à se tuer ; mais Illine connaît leur véritable but et elle protège sa fille, leur cible. Elle se tue quand même et l'assassin passe par sa chambre, qu'il savait être "vide".
- Pour cela que tu es chargé de veiller sur Assyria.
Gabriel eut l'air rayonnant, puis son visage s'assombrit de nouveau.
- Le plus dur va être d'expliquer cela à Assyria.
- Pas expliquer.
- C'est vrai que cela ne change rien. Eh bien, ça me soulage drôlement. Maintenant cette affaire devient personnelle : ceux que je dois venger sont les chevaliers que j'avais placés. Faucon, ça me fait mal au coeur de penser qu'ils sont morts. Certains d'entre eux étaient mes amis depuis si longtemps ! Je n'étais même pas chevalier.
Il se laissa tomber sur un siège dans un bruit de tôles.
Le soir, la surveillance se resserra autour d'Assyria. Elle eut beau protester tant qu'elle voulut, Gabriel se montra inflexible. Le pire fut quand Kelenian arriva, ayant revêtu sa cotte de mailles, l'épée à la main, tenant à peine debout. Assyria crut qu'elle allait devenir folle. Toutes les portes furent gardées par des chevaliers en armure et Faucon fut affecté à la porte secrète, dont Gabriel n'avait pas révélé à Assyria qu'il en connaissait l'existence. Le jeune chevalier en était sûr, l'assassin reviendrait cette nuit. Les fanatiques de Varaxador n'avaient que trop peu de temps et ils ne pouvaient pas se permettre de perdre un jour de plus.
Au milieu de la nuit, Faucon entendit un léger bruit : la princesse ouvrait la porte de son armoire. Quand Assyria se glissa dans la petite galerie, elle se trouva face à un regard d'or. Elle se rejeta en arrière, pensant être devant l'assassin.
- Pas sérieuse, princesse, fit la voix voilée de Faucon. Vous ne facilitez pas la tâche de vos gardiens.
Assyria allait se fâcher, mais Faucon restait sur ses gardes. Il l'empoigna un peu brutalement par le bras et se plaça devant elle. Un bras surgit de l'ombre et le frappa en plein visage, lui arrachant son pansement et ouvrant de nouveau sa blessure. Faucon dégaina sans attendre et contra les coups experts de l'ennemi invisible.
- Gabriel ! appela-t-il à pleine voix, sans crainte de réveiller toute la maisonnée. Gabriel !
Le jeune chevalier se matérialisa à ses côtés comme par enchantement et prit le relais de Faucon. Assyria regarda le jeune homme ensanglanté qui avait pris sa défense, se dressant devant l'ennemi. Il se tenait à côté d'elle, l'épée à la main, suivant attentivement le combat, le sang lui coulant du visage sans qu'il y prenne garde. Il s'essuya machinalement du bras, ce qui n'arrangea rien.
- Pourquoi as-tu appelé Gabriel ? chuchota Assyria.
- Je ne sais pas me battre, répondit Faucon avec simplicité.
Le combat touchait à sa fin. Gabriel enfonça son arme dans le coeur de son adversaire et se redressa. Faucon tira le corps à la lumière et le jeune Kr'eyrl put constater qu'il n'avait jamais vu cet homme. Il fit le tour de ses propres hommes et en trouva un avec une fléchette enfoncée dans le cou. Le chevalier respirait encore, aussi envoya-t-on quérir le médecin au plus vite. Gabriel grommela, songeant à sortir les heaumes de leur réserve, mais il y renonça.
- Faucon ! Reste avec Assyria. Ne la quitte sous aucun prétexte.
Avec l'arrivée du médecin, il y eut beaucoup de mouvements de foule, aussi la princesse se retira dans sa chambre, suivie de Faucon. Elle eut un cri étranglé, que personne n'entendit. Un homme au visage masqué se tenait devant elle. Faucon s'interposa, mais perdit son arme dès le premier affrontement. Sans aucun doute, il se trouvait en face de l'assassin de la veille. Il fit appel à la force du faucon et ses mouvements prirent une rapidité inouïe. Mais face à une arme maniée de main d'expert, il n'avait pas beaucoup de chances.
Soudain, un éclair argenté fendit les airs et se planta dans une poitrine avec un bruit sourd. L'assassin s'effondra et Assyria se jeta dans les bras de Faucon. Le jeune homme en fut dérouté et il agit comme il avait vu Gabriel le faire. Il aurait voulu éloigner la princesse de lui, car il était si couvert de sang qu'il en maculait les vêtements d'Assyria, mais elle ne voulait pas décrocher ses bras d'autour de son cou. Il réussit enfin à se dégager et sortit chercher Gabriel, suivi de la princesse. Le chevalier kr'eyrl était à genoux à côté de son ami blessé et il sursauta quand il leva les yeux. Il avait complètement oublié que Faucon était blessé, aussi la vue de sang le surprit, mais il s'aperçut vite que le sang ne venait pas que de cette blessure. Voyant que la princesse en avait aussi, il crut qu'elle avait été blessée. Il se redressa d'un bond. Faucon le conduisit dans la chambre de la princesse et le laissa devant le cadavre. Quant à lui, il retourna dans le couloir et s'effondra contre un mur. Il ne leva les yeux que quand il vit les pieds de Gabriel devant lui. Il allait péniblement se relever, mais le jeune chevalier l'empoigna par son gilet de cuir et le remit sur pied.
- Bravo. Nous avions raison. Il s'agit d'un fanatique de Varaxador.
Faucon hocha la tête. Gabriel s'aperçut alors qu'il était livide.
- Faucon ! Qu'as-tu ?
Le jeune homme voulut parler, mais sa bouche était pleine du sang de sa blessure au visage. En un tour de main, Gabriel le débarrassa de son gilet de cuir et resta muet devant la plaie béante que Faucon avait au ventre. Se sachant entre les mains de son maître, le jeune écuyer s'offrit le luxe de perdre conscience.
Assyria marchait nerveusement dans sa chambre, maintenant nettoyée, débarrassée du cadavre ; elle avait changé de vêtements, comme pour chasser cette tragédie de son esprit, mais une image flottait toujours devant ses yeux, celle d'un jeune homme couvert de sang qui s'était battu sans arme pour elle. Elle revoyait encore la dague de Faucon vibrer dans la poitrine de l'assassin, cette dague qu'il avait lancée avec cette vitesse fulgurante qui lui était propre. Elle revoyait aussi la pâleur du jeune homme évanoui et la peur atroce qui l'avait saisie.
- Non, murmura-t-elle, non, ce n'est pas possible ! Pas lui !
Elle comprit avec angoisse que, elle, la future reine, était tombée amoureuse d'un jeune écuyer sans renommée. Elle s'en sentit humiliée. Ses pas se ralentirent et elle finit par s'effondrer en sanglots. Quand elle se redressa, quelques minutes plus tard, le courage dont sa mère avait toujours fait preuve sous des airs stupides lui revint.
- Très bien, dit-elle à mi-voix. Je l'aime, c'est d'accord. Mais ce n'est pas une raison pour se laisser aller !
Cette décision prise, elle se sentit beaucoup mieux et s'attacha à faire disparaître les ravages causés par les larmes.
Gabriel restait au chevet de Faucon. Le jeune homme n'avait pas repris connaissance et le matin commençait à envahir le ciel de ses rayons dorés. Kelenian était assis dans un fauteuil juste à côté de lui, sans bouger. Il refusait d'avouer que sa blessure le faisait souffrir
- Ce n'est pas grave, répéta-t-il pour la cinquième fois à Gabriel.
- Il est si jeune ! Je n'aurais pas dû lui confier une mission aussi dangereuse, répondit Gabriel pour la cinquième fois. Je l'ai délibérément mis en face de l'assassin qui avait tué trois de mes plus vieux amis et blessé le quatrième.
- Il est vivant, fit Kelenian avec lassitude. Et il s'en sortira.
Il se tut un instant.
- Ce n'est pas grave, conclut-il avec force pour la sixième fois.
Gabriel soupira. Faucon gémit et ouvrit les yeux. Il ne vit d'abord qu'une silhouette floue aux cheveux blonds.
- Féline, murmura-t-il. Tes cheveux...
Gabriel se pencha en avant.
- Faucon ! Comment te sens-tu ?
Le jeune homme engloba la pièce d'un seul coup d'oeil, l'acuité de sa vision revenue.
- J'ai l'impression d'avoir été empalé, admit-il.
Il se tut, remarquant avec étonnement que, d'une part, il avait fait d'emblée une phrase entière et d'autre part, il avait fait une tentative d'humour. Il jugea en lui-même que le coup avait sévèrement dû lui porter sur la tête. Il vit l'air inquiet de Gabriel et esquissa un sourire pour le rassurer.
- Vais bien, dit-il.
- Tu peux te vanter de nous avoir fait peur ! lança Kelenian en s'approchant d'une démarche un peu raide.
- Kel ! Comment vas-tu ?
- Je garde mes entrailles, moi ! grommela le rude chevalier en souriant jusqu'aux oreilles.
Faucon rit doucement.
- Qui est Féline ? reprit Kelenian.
- Féline ? fit Faucon avec étonnement.
- En te réveillant, tu as appelé Gabriel comme ça.
- Ah !... Ma soeur.
- Elle est comme toi ? le taquina Kelenian.
- Pire ! répondit Faucon avec une grimace moqueuse.
Un page entra, l'air affolé.
- Sire Gabriel ! Sire Gabriel !
- J'ai de plus en plus l'impression que la maison mère devient un véritable moulin ! grogna le jeune Kr'eyrl entre ses dents. Que se passe-t-il ?
- C'est la reine ! Je veux dire... la princesse Assyria.
- Du calme, sinon je ne vais rien comprendre !
- Elle est actuellement debout dans la salle du trône, aussi rigide qu'un bloc de cristal pur !
Gabriel et Kelenian se consultèrent du regard.
- On y va ! ordonna aussitôt Gabriel.
- Et moi ? demanda Faucon d'une petite voix, furieux d'être laissé en arrière à cause de sa blessure.
Un pas léger monta l'escalier. Kelenian leva un sourcil, surpris. Deux jeunes filles entrèrent dans la pièce. La première était vive et mince et son visage était encadré de boucles rousses aussi flamboyantes que le feu. La deuxième, plus discrète, portait une longue toge blanche et une griffe de jaguar pendait autour de son cou.
- Féline ! s'exclama Faucon, abasourdi, en se redressant à moitié dans son lit, ce qui lui arracha un cri de douleur.
- Salut, Faucon ! claironna la jeune fille rousse. Je viens d'arriver. Mevel m'a tout dit, alors je suis passée chercher une amie avant de venir. Elle est prêtresse de Mythilène.
La jeune fille à la griffe de jaguar s'approcha et posa doucement les mains sur la poitrine nue de Faucon. Il lui semblait qu'un courant passait entre eux deux et il sentit ses blessures se résorber au fur et à mesure. La jeune prêtresse fit de même au visage et la plaie disparut également. Seule subsistait encore une mince cicatrice blanche qui lui fermait l'oeil droit. La jeune fille se releva, chancelant légèrement. Kelenian la retint par le coude, en bougonnant d'un air bourru qui cachait son admiration. Féline eut un sourire ironique en voyant son frère se lever du lit d'un bond, arracher ses bandages et revêtir en hâte son gilet de cuir noir qui avait été lavé. Il s'inclina profondément devant la jeune prêtresse, exprimant de cette manière toute la reconnaissance qui se lisait dans son regard d'or.
- Faucon, je te présente Neige, prêtresse de Mythilène. Son nom vient de la panthère des neiges ; paraît-il que l'une d'elle l'a élevée.
Mais Faucon ne répondit pas ; il était parti à la suite de Gabriel et Kelenian qui allaient voir ce qui se passait avec la princesse. Féline haussa les épaules, pirouetta sur ses talons et leur emboîta le pas en compagnie de Neige.
Quand Gabriel fit irruption dans la salle du trône, Assyria était bien telle que l'avait décrite le page : enchâssée dans une sorte de cristal qui l'enveloppait étroitement. Son regard avait une nuance d'étonnement et ses lèvres étaient légèrement entrouvertes, comme si elle prononçait quelque chose quand elle avait été surprise. Gabriel attrapa le page qui pleurait silencieusement dans un coin de la salle.
- Va chercher Emery, et vite !
Le page détala sans plus attendre. Le précepteur des Kr'eyrls fit son apparition quelques instants après. Il ne posa aucune question : il comprit dès qu'il vit la princesse. Il se plaça devant elle et passa doucement sa main devant le visage d'Assyria en murmurant les paroles d'un sortilège. Des lèvres de la princesse sortit un souffle :
- Faucon...
Toutes les têtes se tournèrent vers le jeune homme qui affectait un intérêt particulier pour ses bottes dont le bout ne semblait pas parfaitement étincelant. La gangue de cristal disparut aussitôt et la princesse retrouva sa liberté de mouvements. Hélas, elle était maintenant privée de la parole et elle semblait avoir perdu l'esprit.
- Je vois ce que c'est, fit calmement Emery. Un sortilège peu classique, mais révélateur de son utilisateur.
- Un fanatique de Varaxador, intervint Gabriel.
- Pas du tout, contredit vivement Féline. Il s'agit de ce que l'on appelle un sortilège de mensonge ; pour pouvoir le lancer, il faut être un prêtre d'Oriande très élevé dans la hiérarchie. Ce sortilège agit sur le cerveau : il persuade la victime qu'elle est folle et elle agit donc en conséquence.
La jeune fille semblait très à l'aise au milieu de tous ces gens qu'elle ne connaissait pas. Emery se tourna vers elle avec un air intéressé.
- Par Irlenuit ! fit-il doucement. D'où sort donc cette enfant ?
Féline l'ignorait, mais l'emploi de cette exclamation révélait généralement un grand trouble chez le Kr'eyrl qui l'utilisait. Irlenuit était la déesse consacrée des chevaliers kr'eyrls, comme Shuqra était celle des chevaliers cyriques.
- Ma soeur, expliqua Faucon.
Féline fixait Emery et un regard d'intelligence passa entre eux.
- Charmante enfant, murmura Emery, que Gabriel n'avait jamais vu si admiratif. Dis-moi, tu m'as l'air bien au courant.
Féline hocha vigoureusement la tête sans le quitter des yeux. Emery s'approcha d'elle et lui mit la main sur l'épaule. La jeune fille se tordit le cou pour le regarder, car le précepteur kr'eyrl était un géant à la carrure impressionnante.
- Tu ne voudrais pas m'en dire un peu plus ? continua Emery d'un ton persuasif et ses yeux vairons, l'un bleu, l'autre vert, avaient un éclat rassurant.
Féline tendit la main et toucha la bande blanche des cheveux du précepteur ; en effet, celui-ci possédait la même chevelure qu'un svinn, d'un châtain séparé en son milieu par la large bande blanche qui descendait dans le cou.
- Ne me parle pas comme à une demeurée, Emery, dit-elle d'un ton sévère.
Puis elle reprit son air espiègle et éclata de rire.
- Je sais ce qu'il faut faire pour guérir Assyria, annonça-t-elle. Seulement, c'est très loin et dangereux. Et il faut faire vite, car sinon, elle restera dans cet état le restant de ses jours.
Emery n'arrivait pas à détacher son regard des yeux d'or liquide de Féline, les mêmes yeux que Faucon, avec un éclat malicieux que le jeune homme n'avait pas et qui la rendait irrésistible.
- Mais quel âge a-t-elle donc ? marmonna-t-il entre ses dents.
- Quatorze ans, Emery, lui répondit-elle en se plantant sous son nez.
Elle pirouetta et se mit à danser dans la salle. Faucon secoua la tête ; il avait toujours réprouvé l'exubérance de sa soeur. Gabriel et Kelenian fixaient avec des yeux ronds cette étrange fille qui ressemblait plus à un lutin ou quelque autre représentant du petit peuple féerique. Elle portait une courte tunique vert pâle à une seule bretelle et marchait pieds nus. Ses cheveux cuivrés cascadaient gaiement dans son cou, dansant librement. Emery se secoua, s'arrachant à la contemplation fascinante de Féline et se tourna vers Gabriel.
- Eh bien, dit-il sèchement. Il me semble que tu devrais déjà être parti !
Féline s'arrêta de danser.
- Comment, Emery, tu ne viens pas avec nous ? demanda-t-elle avec désinvolture.
Emery secoua doucement la tête ; il en était déjà moins sûr, maintenant qu'elle lui en parlait. Elle eut une moue boudeuse et le rude précepteur craqua. Il était incapable de lui résister, tant elle avait de charme. Faucon regarda sa soeur ; il n'avait pas le moindre du monde l'air étonné de la facilité avec laquelle elle avait convaincu Emery de venir avec eux.
- Equipe ?
On aurait cru qu'il cherchait à compenser l'exubérance de sa soeur par un laconisme exacerbé.
- Gabriel, Kelenian, Emery, toi et Neige, débita-t-elle à toute allure.
- Je proteste ! Si la quête est dangereuse, il est inutile d'exposer Neige ! intervint Kelenian. Gabriel et moi sommes habitués à ce genre de missions, Faucon le deviendra ; quant à Emery, il serait capable de nous en remontrer à tous sur ce sujet. Nous devrons déjà veiller sur toi, Féline.
La jeune fille fit un tour sur elle-même, l'air hilare.
- Ne t'inquiète pas pour moi, Kelenian ! J'en ai vu d'autres ! Tu es chargé de la surveillance de Neige, tiens, puisque tu t'inquiètes tant à son sujet.
Elle fronça les sourcils.
- Quand elle t'aura guéri, bien sûr, ajouta-t-elle.
Kelenian renonça ; Féline semblait avoir tout prévu. Le soir même, ils partaient, la maison mère des Kr'eyrls confiée à un vieux chevalier ami d'enfance d'Emery.
Texte © Azraël 1997 - 2002.
Bordure et boutons Fire drake, de Silverhair
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