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Silvarinia
La voix d'Elvinn se tut. A la fin, elle était si basse qu'il fallait tendre l'oreille pour entendre les mots qu'il prononçait. Saphar, Daneris et Elior semblèrent s'éveiller d'un long rêve.
- Je n'aime pas la fin de ton histoire, Elwing, fit Saphar, l'air boudeur. Tu n'aurais pas dû nous dire que Tiernvael était mort ainsi. Ni Cinabre.
L'elvinn haussa les épaules et se leva en chancelant, pour s'éloigner un peu du campement. Saphar et Daneris s'allongèrent pour passer la nuit sous l'oeil vigilant du Rédempteur. Elior suivit Elwing qui s'était installé à la lisière de la forêt, regardant la longue plaine qui s'étendait devant lui. Il faisait le vide en son esprit, chassant les personnalités qu'il avait incarnées et qui resteraient en lui s'il ne faisait rien pour les en faire partir. Elior s'assit à côté de lui.
- J'aime beaucoup ta façon de raconter des histoires. J'avais l'impression d'être le spectateur invisible de ton récit ; j'aurais pu être le narrateur. Parfois, les personnages me semblaient si réels que je croyais n'avoir qu'à tendre la main pour les toucher.
Elwing hocha la tête. Il se sentait vidé de ses forces. Elior sembla le comprendre et elle lui entoura les épaules de son bras.
- Repose-toi, ami, je veillerai pour toi.
Elwing se laissa aller sur l'épaule offerte. Elior écouta le souffle devenir régulier avec un petit sourire nostalgique. Elle entendit un léger bruit derrière elle.
- Approchez, Rédempteur, dit-elle doucement sans se retourner.
Elle n'avait pas vraiment l'espoir de se faire obéir, aussi fut-elle bien étonnée d'entendre le pas se rapprocher. Elle jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule, comme pour regarder ce qui arrivait au camp sans protecteur. Les silhouettes allongées de Saphar et de Daneris étaient découpées par le feu et près d'eux, semblable à une statue maléfique, se dressait Daguerrand. La voix du Rédempteur la tira de ses rêveries.
- Ne vous inquiétez pas pour eux, ma dame. Daguerrand veille.
Elle fut surprise qu'il comprenne aussi bien ce qu'elle pensait. Il resta debout à côté d'elle, en évitant de faire du bruit de peur de réveiller Elwing. Elle contempla silencieusement le regard smaragdin, la tête levée vers lui.
-Vous vous demandez comment je sais tout cela sur vous, remarqua-t-il.
- C'est un peu étonnant en effet, mais vous êtes un mystère à vous tout seul.
- Je suis désolé de ne pas être autrement, fit-il.
Elior baissa la tête, comme honteuse.
- Ne dites pas cela. Je me suis mal exprimée.
- Ce n'est pas grave. Nous n'allons pas passer la nuit à échanger nos excuses. Que voulez-vous savoir ?
- D'où savez-vous tout cela ?
- Je suis envoyé par les dieux. Quant à votre identité, tout est dans l'oreille. Votre accent était celui d'une femme et vous prononciez certains mots de la même façon que les elfes.
- Vous n'étiez pas sous le charme de l'histoire d'Elwing, n'est-ce pas ?
- Non. Je n'aime pas perdre la maîtrise de moi. Mais je suis quand même sensible à la façon dont il raconte. C'est un merveilleux conteur.
Ils restèrent silencieux tous les deux. Le Rédempteur se secoua.
- Passez une bonne nuit, Elior de Netiel. Demain, la route sera longue.
- Nous allons au temple de Shuqra, n'est-ce pas ?
- Exactement.
- Le chemin de la Haute Montagne est effondré, objecta Elior.
- Faites-moi confiance.
Au ton de sa voix, Elior aurait juré qu'il souriait. Elle constata qu'en repartant, le Rédempteur ne faisait aucun bruit en marchant. Elle sut qu'il en avait fait exprès de se faire remarquer.
Le lendemain, le Rédempteur caressa machinalement Daguerrand et se dirigea vers la clairière avant de réveiller Daneris et Saphar. Elior avait laissé doucement Elwing glisser à terre et veillait sur son sommeil. Elle se releva quand elle vit le Rédempteur surgir devant elle. Ils restèrent un instant debout l'un devant l'autre, puis le Rédempteur avança la main vers le ceinturon de cuir noir. Elior, surprise, ne fit pas le moindre geste. Lentement, il déboucla la ceinture et la laissa tomber par terre. Ensuite il rejeta le capuchon en arrière et fit glisser les pans du manteau sur les épaules. Elior apparut vêtue d'une cotte de mailles elfique, avec un casque qui cachait ses cheveux, mais laissait libre son visage. Le Rédempteur se baissa, ramassa le ceinturon noir et le rattacha gravement à la taille de la jeune fille. Elle n'avait pas eu le moindre mouvement pour se défendre.
- C'est mieux ainsi, dit le chevalier. Cela nous évitera de vous prendre pour un narguin dans le feu des combats.
Il releva la tête et surprit l'éclat du regard céladon qu'elle fixait sur lui.
- Venez, reprit-il. Nous devons continuer notre route.
Il tourna les talons et alla réveiller Saphar et Daneris. Peu de temps après, Elwing et Elior les rejoignirent. La jeune elfe avait rangé son manteau dans le sac à dos de cuir qu'elle portait, mais avait gardé ses gants noirs. L'elvinn semblait reposé après la longue histoire qu'il avait racontée, mais sa voix restait enrouée.
- Où allons-nous ? demanda-t-il gaiement, retrouvant son allant habituel.
- Vers la Haute Montagne.
Saphar eut exactement la même réaction que Elior la veille.
- Mais d'après la légende, le chemin menant au sommet est effondré !
- Pas seulement d'après la légende, reprit tranquillement le Rédempteur. Mais je sais comment nous parviendrons au temple de Shuqra. Si Stil-de-grain n'est pas avec nous, nous aussi pouvons avoir un dragon, n'est-ce pas, Daneris ?
Le regard smaragdin se fixa sur l'elfe abasourdi.
- Co... comment connaissez-vous l'existence d'Induline ?
Le Rédempteur haussa les épaules.
- Ne te montre pas stupide, Daneris. Tous ceux qui te connaissent savent que tu as fait alliance avec un dragon bleu ! Faut-il que je te rappelle les détails ?
Elior eut une exclamation de surprise.
- Vous êtes l'elfe ayant conquis un dragon bleu ?
Daneris jeta un regard mauvais en direction du chevalier.
- Si vous connaissez Induline, vous savez aussi pour le bannissement dont je suis l'objet. Tous les elfes sont priés de m'éviter sous peine d'être eux-mêmes mis au ban de la société elfique.
- Tu es donc bien étrange de m'avoir suivi si tu n'as pas plus confiance en moi. Je sais parfaitement ce que je fais en évoquant cette affaire devant Elior de Netiel. Il est temps de vider l'abcès une fois pour toutes. Je n'ai pas laissé Elwing s'épuiser hier soir pour le simple plaisir de vous donner une histoire pour vous endormir. Je voulais te montrer que l'on peut faire alliance avec des dragons, même de mauvais alignement, sans pour autant mériter le blâme des autres. Tiernvael l'avait compris. J'aimerais que ce soit également ton cas. J'aurais pu vous dire en deux mots ce que nous savions de l'Ormonde, mais j'ai préféré que Elwing vous remette dans le contexte. M'as-tu compris, Danalatheras Sangdragon ?
L'elfe le regarda longtemps. Il avait l'impression de l'entendre ; il lui avait parlé ainsi, une fois, mais comme d'habitude, il n'avait pas voulu écouter. On ne disait pas pour rien que les elfes étaient les créatures les plus têtues de la création.
- Je t'ai compris, Rédempteur, répondit-il en passant au tutoiement.
- Très bien. Elior de Netiel est digne de confiance, apprends-le, sinon elle ne serait pas ici. Je ne travaille pas avec des gens en qui je ne peux pas avoir confiance.
- Je suis d'accord, Rédempteur. Mais comment veux-tu que je contacte Induline ?
- Avec ceci.
Le Rédempteur ouvrit la main avec une lenteur cérémonieuse ; au creux de la paume, se trouvait un pendentif de rubis, aussi rouge que du sang.
- Voici la pierre du dragon, annonça-t-il.
- Comment est-elle en votre possession ? voulut savoir Saphar.
- Tiernvael l'avait remise à son fils aîné, pour qu'il puisse rester en contact avec Cinabre. A la mort du vieux dragon rouge, son fils a donné le pendentif à Shuqra, car comme son père, il était entré dans l'ordre des chevaliers cyriques. Shuqra me l'a fait parvenir il y a quelque temps.
- Et l'Ormonde est revenue au temple de la sagesse, fit songeusement Saphar.
- Dès qu'il eut quitté Cinabre, Tiernvael est retourné au temple le rendre à sa déesse.
- Vous connaissez parfaitement la légende de Tiernvael, semble-t-il, remarqua Elior. Pourquoi avez-vous laissé Elwing la raconter à votre place ?
- Elwing sera toujours un meilleur conteur que je le serai jamais. De plus, en tant qu'elvinn, il connaît plus de détails que moi sur l'amour de Tiernvael, dont je n'ai pas grand-chose à faire.
Daneris remarqua que le Rédempteur devenait plus communicatif et de nouveau, il fit le rapprochement avec lui, qui agissait de la même façon, n'étant de compagnie agréable que lorsqu'il se sentait en confiance.
Tout en parlant, ils avançaient sur les chemins. Elior avait constaté que personne, à part le chevalier, ne pouvait approcher Daguerrand, mais que réciproquement, tout animal s'enfuyait dès qu'il sentait la présence du Rédempteur. Même sous la chaleur du soleil rouge, il y avait dans l'air un léger courant froid qui semblait prendre naissance directement dans leurs veines. La jeune elfe sentait que cela était dû au Rédempteur. Elle aurait voulu percer les secrets que cachait cette armure, mais elle se retenait ; depuis qu'elle n'avait plus son ample capuchon pour dissimuler ses intentions, elle évitait de fixer le chevalier trop ouvertement, pensant sans doute que ce n'était pas correct pour une jeune fille. Elwing, qui gambadait gaiement sur le côté, poussa un cri de joie.
- Saphar ! appela-t-il. Regarde ces symboles !
La jeune elfe s'approcha et aperçut tout de suite les signes gravés dans l'arbre. Elle enserra le tronc de ses bras et pressa sa joue contre l'écorce rugueuse.
- Arbre, bel arbre, écoute ma voix et reconnais-moi. Je suis Saphar de Silvarinia, murmura-t-elle.
L'écorce de l'arbre sembla se tordre comme un serpent qui roula ses anneaux autour ses épaules de la jeune elfe. Saphar se sépara de l'arbre et vint vers ses amis, radieuse, ses doigts courant légèrement sur la peau froide du python.
- Nous sommes sur les terres de Silvarinia, annonça-t-elle, ses joues roses de plaisir.
Le Rédempteur hocha la tête sans faire de commentaires, Elwing rit, content pour son amie, même s'il savait qu'il ne serait jamais le bienvenu à Silvarinia. Mais Elior et Daneris, les deux elfes bannis, baissèrent les yeux, refusant de montrer leur contrariété ou leur inquiétude. Saphar prit la tête de l'expédition et emprunta des chemins quasi invisibles, que seuls les elfes connaissaient. Daguerrand suivait sans effort, mais à son approche, c'était toute la nature qui s'écartait. Seul le python qui se prélassait sur les épaules de Saphar ne semblait pas craindre le destrier de l'enfer. Des ombres les suivaient discrètement, toujours plus nombreuses au fur et à mesure de leur progression. Quand la petite équipe approcha du palais elfique, elle était encadrée d'une centaine d'ombres. Les portes s'ouvrirent toutes seules devant Saphar : elle avait le serpent sacré sur les épaules, elle avait donc le droit d'entrer. Lance de Silvarinia se leva de son trône quand il aperçut sa fille.
- Saphar ! s'exclama-t-il, heureux.
Malgré sa colère lorsque sa fille avait décidé de partir, il l'adorait. Il fronça les sourcils quand il vit dans quel état elle lui revenait. Elle portait un pantalon et une tunique de peau, des jambières de cuir déchirées, et son costume était parsemé de diverses pièces métalliques totalement disparates, parfois tachées de rouille ou de sang ; enfin, à la ceinture de la jeune elfe, pendait une grosse épée au fil un peu ébréché, quoique visiblement encore très tranchant. Elle s'avança vers son père.
- Père, dit-elle avec respect, retrouvant la timidité qui lui était familière à chaque fois qu'elle revenait chez elle.
- En quelle compagnie es-tu encore ? demanda son père sans se préoccuper de sa fille, son dur regard bleu fixé sur les compagnons. Encore ton elfe exilé, je suppose, ainsi que le bâtard d'elvinn ! Qu'as-tu fait du troisième ? Tu l'as remplacé par un chevalier, à ce que je vois. De quel ordre êtes-vous, messire ? interrogea-t-il ironiquement. Et celle-là, qui est-ce ? Une elfe guerrière ! Eh bien, tu n'as pas changé ; toujours avec les marginaux de la société !
- Père, je te présente le Rédempteur et Elior de Netiel, fit Saphar, la gorge nouée, au bord des larmes.
- Le Rédempteur ! ricana l'elfe. Quel Rédempteur ? Vous n'avez pas répondu à ma question, chevalier.
- Je suis chevalier de Sélénie, ordre ayant succédé à l'ordre cyrique, disparu il y a deux cents, grâce aux elfes, ajouta-t-il calmement.
Lance s'empourpra violemment.
- Les elfes ont fait leur devoir civil en purgeant la société d'une telle racaille ! Quant à votre elfe guerrière, où l'avez-vous trouvée ? Dans les bas-fonds de Tolred ? continua-t-il en observant l'armure de la jeune fille avec un mépris non dissimulé.
Les yeux d'Elior étincelèrent de rage, mais elle ne répondit rien. Lance se tourna vers sa fille.
- Tu peux rester jusqu'à demain. Si tu veux manger à notre table, tâche de te présenter correctement.
Saphar releva la tête dans un geste de défi.
- J'ai fait un détour pour te voir, dit-elle. Si tu n'es pas heureux de ma présence, je peux repartir tout de suite.
Lance leva le bras dans un geste de fatalisme et partit. Aussitôt, une mince silhouette se glissa dans la pièce.
- Princesse, appela une voix très basse.
Saphar se retourna. Elle vit un jeune garçon, très mince et pâle, habillé un peu n'importe comment.
- Cendrill ! s'exclama-t-elle à mi-voix.
Daneris et Elwing parurent ravis de revoir le jeune garçon. Celui-ci, demi-elfe, était un serviteur du palais, fidèle à la princesse et à ses amis, fort peu apprécié par Lance. Mais Cendrill avait une qualité qui le rendait irremplaçable, à part celle de recevoir toute la hargne des autres, c'était qu'il était capable de se glisser n'importe où sans se faire voir, ni entendre et Lance ne dédaignait pas faire appel à ses services quand il voulait savoir ce qui se tramait dans le palais. Certains elfes avaient pris Cendrill sous leur protection, c'est-à-dire qu'ils le nourrissaient, pour compenser les oublis un peu trop répétés de Lance, et pourtant, visiblement, cela ne suffisait pas au jeune garçon. Très tôt, Saphar s'était prise d'amitié pour Cendrill sans pourtant aller jusqu'à lui confier ses secrets.
- Je suis content de vous re-revoir, bégaya Cendrill.
Le jeune demi-elfe avait toujours bégayé, sans doute à cause de sa trop grande timidité, et les rebuffades dont il était l'objet au palais ne faisaient rien pour l'aider.
- Nous aussi, Cendrill, lui assura Daneris avec le chaud sourire dont il avait le secret.
- Je-je vais vous conduire à vos chambres.
Ils acquiescèrent. Cendrill monta les grands escaliers devant eux, sa main jouant avec une grande clef d'argent ouvragé. Il ouvrit une belle porte de bois sculpté et s'effaça pour laisser passer Saphar.
- Votre chambre, princesse.
Saphar entra et regarda autour d'elle. Sa chambre était exactement comme elle l'avait laissé en partant. Elle était d'une propreté impeccable.
- Kylian a pris grand soin de votre chambre.
Kylian était une amie de Cendrill, une jeune elfe aux grands yeux effarouchés, si discrète que peu de gens la remarquaient.
- Tu la remercieras de ma part si je ne la voie pas avant toi.
Cendrill guida ensuite les autres dans les chambres. Daneris eut une chambre juste à côté de celle de Saphar, ce qui aurait mis Lance dans une colère noire s'il l'avait su. Elior et Elwing furent logés un peu plus loin ; quant au Rédempteur, il reçut une grande chambre près de l'escalier. Ceci fait, Cendrill s'éclipsa discrètement. Le Rédempteur ne resta pas dans sa chambre ; avec une aisance qui n'avait rien à envier à celle de Cendrill, il descendit l'escalier et se coula au dehors. Daguerrand était là, l'attendant bien sagement. Aucun elfe ne s'était risqué à l'approcher. Le chevalier posa sa main gantée de fer sur l'encolure noire de son cheval. Tous deux s'éloignèrent tranquillement dans la forêt.
Le soir, tous les flambeaux illuminaient la grande salle. Lance et ses fidèles compagnons étaient debout, attendant avec impatience que Saphar daigne descendre. Elwing arriva le premier. Il avait fait l'effort de se laver et de démêler ses cheveux d'un roux cuivré. Il avait gardé ses vêtements, qu'il avait néanmoins débarrassés de leur poussière. Sa tunique vert foncé était serrée à la taille par une ceinture noire et son pantalon de cuir marron était enfoncé dans des bottes de fourrure grossièrement lacées sur la jambe par des lanières de cuir.
Elior fit ensuite son apparition et suscita beaucoup de murmures d'admiration. Même Lance eut envie de revoir son jugement à son égard. Elle avait abandonné sa cotte de mailles elfique pour revêtir une longue robe d'un vert pâle s'harmonisant parfaitement bien avec la couleur de ses yeux. Ses longs cheveux étaient pour partie relevés en un chignon complexe composé de multiples tresses parsemées de minuscules pierreries et le reste retombait librement sur ses épaules en de lourdes vagues d'argent brillant. Un grand elfe s'avança et lui offrit son poing ; d'un léger signe de tête, Elior accepta l'hommage et posa sa main sur le poing fermé avec une grâce inexprimable.
Un froissement de tissu leur fit lever la tête. Saphar venait d'apparaître dans l'escalier, appuyée sur le bras de Daneris. Ses longs cheveux mordorés, habituellement attachés, cascadaient dans son dos jusqu'aux genoux, recouvrant sa robe blanche d'un manteau soyeux et chatoyant. Elle portait autour du cou un pendentif en or représentant un serpent et sur ses épaules, le python sacré roulait tranquillement ses anneaux. A côté d'elle, Daneris était crispé ; il s'efforçait de se concentrer sur ce qu'il faisait, mais il sentait peser sur lui le regard furieux de Lance. Il s'était vêtu avec discrétion, sans pour autant renoncer à sa tenue habituelle : une tunique de mailles de fer, à manches courtes, bordée d'or, recouvrant jusqu'à mi-cuisse un pantalon noir enfoncé dans des bottes de cuir marron à rabats. Un tabard bleu recouvrait la tunique, marqué sur la poitrine de la tête blanche d'une licorne. Par-dessus tout cela, il avait jeté une grande cape bleu foncé. Il avait ôté ses gants, ainsi que ses protège-bras de métal. Ses cheveux blond doré trop longs étaient toujours retenus par le cercle d'or sur son front, mais ses yeux céruléen étaient emplis de tristesse.
La porte d'entrée s'ouvrit et le Rédempteur entra. Les yeux de Lance étincelèrent de fureur.
- Qui vous a donné la permission de sortir ? lança-t-il.
Le regard smaragdin du chevalier le transperça de son acuité.
- Je ne demande jamais rien à personne, répondit-il.
Etonnamment, Lance ne répondit rien ; un froid soudain venait de le saisir. Le repas fut tendu, chaque convive essayant de ne pas laisser la conversation retomber, mais tous leurs efforts étaient pitoyables. Daneris s'était arrangé pour être à côté d'Elwing et surveillait soigneusement son ami. Elwing était vraiment trop inconscient et il aurait été capable de mettre Lance dans une fureur noire avec une petite phrase totalement innocente à ses yeux. Saphar se tenait à côté de son père, très droite, jouant à la perfection son rôle de princesse. Daneris lui jetait de temps en temps des coups d'oeil et poussait un petit soupir. Elior était assise près du Rédempteur et elle constatait qu'il ne mangeait rien. Il avait les coudes légèrement appuyés sur le bord de la table, fixant chaque convive de son regard smaragdin.
Tous furent soulagés quand le repas se termina. Ils se levèrent de table et passèrent dans une autre salle. De petits groupes se formèrent et instinctivement, les amis se rapprochèrent ; seule Saphar restait avec son père, mais jetait de temps en temps des regards désespérés vers Daneris. Mais Elwing ne resta pas longtemps très sage. Quand Daneris détacha ses yeux de Saphar, Elwing était proche d'un coin plus sombre et observait une peinture, les mains croisées dans le dos. Un petit cri retentit à côté de lui ; il se retourna aussitôt. Un grand elfe avait bousculé une petite silhouette enveloppée dans un grand manteau noir. Daneris sut immédiatement de qui il s'agissait et il s'élança au milieu des convives avant que Elwing ne commette un geste irréparable. Mais il était déjà trop tard : Elwing s'était penché et relevait l'inconnu avec une grande douceur. Malgré le capuchon qui recouvrait le visage, l'elvinn aperçut de grands yeux gris bordés de longs cils fournis.
- Permettez, ma dame, dit-il gentiment.
Déjà, les regards se tournaient vers lui. Daneris arriva près de lui et lui saisit le bras.
- Viens tout de suite, siffla-t-il avec colère.
Elwing se débattit.
- Mais, Daneris..., protesta-t-il.
- Viens, je te dis.
- Pardonnez-moi, ma dame, fit Elwing en se tournant vers la silhouette qu'il tenait toujours par le bras.
Il s'inclina respectueusement et suivit docilement Daneris. Elwing était parfois d'une galanterie que le jeune elfe admirait. Le regard de Lance suivait Elwing avec irritation ; le roi des elfes s'approcha de la silhouette et lui saisit brutalement le poignet.
- Retourne tout de suite dans ta chambre ! ordonna-t-il.
Il regarda autour de lui et avisa Cendrill qui se faufilait parmi les courtisans.
- Toi, escorte-la et ne la quitte pas !
A regret, le jeune demi-elfe s'approcha de son roi. Il offrit poliment son poing à la jeune personne, qui posa sur son poignet une main délicate gainée d'un long gant brodé d'or. Cendrill traversa la foule des courtisans avec aisance et la jeune femme le suivit sans le moindre problème. Elwing ne la quittait pas du regard.
- Qui est-ce, Daneris ? demanda-t-il d'une voix suppliante.
- Tais-toi ; c'est le secret de Lance. Retirons-nous.
Le Rédempteur hocha la tête et prit Elwing par le bras.
- Suis-moi, petit.
Daneris se chargea d'alerter Saphar qu'ils quittaient la salle et la trouva avec son père et un grand elfe guerrier qui semblait être très apprécié. Il fronça les sourcils, mais Saphar lui jeta un regard qui le fit se taire. Au milieu de l'escalier, le Rédempteur se retourna et aperçut Elior en conversation avec le grand elfe qui lui avait offert son bras quand elle était arrivée. La jeune elfe baissait les yeux. Le chevalier ordonna à Elwing de regagner sa chambre et descendit les marches pour aller chercher Elior. Elle sursauta en entendant sa voix, et pourtant elle avait senti son approche avant, à cause de cette vague de froid qui accompagnait sa présence. Il comprit que le contraste entre la voix chaude et chantante de l'elfe et la sienne propre, assourdie et un peu sépulcrale, était trop grand.
- Ma dame, nous remontons. Si vous le souhaitez, je peux revenir vous chercher quand vous me le demanderez.
- Inutile, je vous suis, répondit-elle. J'ai été ravie de vous rencontrer, Laurien de Flèche Ardente.
L'elfe s'inclina.
- Tout le plaisir fut pour moi, ma dame.
Elior posa sa main sur le bras recouvert d'acier du Rédempteur et le suivit.
- Je n'aurais jamais imaginé que vous étiez aussi belle sans votre armure, remarqua le chevalier.
Elior rougit légèrement.
- Merci, répondit-elle d'une voix un peu altérée. Je ne pensais pas que vous le constateriez.
- J'ai des yeux, fit le Rédempteur.
La jeune elfe eut l'impression que la voix froide du chevalier contenait une note de gaieté. Elle ne répondit rien et releva légèrement le bas de sa robe pour monter les marches. Elle eut un mouvement de tête qui amena ses cheveux sur son épaule droite et aperçut en même temps Laurien qui ne l'avait pas quittée des yeux. Il porta le bout de ses doigts à son front en se penchant presque imperceptiblement en avant. Elle rougit de nouveau.
- Vous plaisez à Laurien, constata le Rédempteur.
- Le connaissez-vous ? demanda Elior, curieuse.
- Oui. C'est un bon guerrier, très fier. Il n'est pas très agréable de premier abord, mais je dois dire à sa décharge qu'il n'a jamais considéré Daneris comme un banni.
Il la reconduisit jusqu'à sa porte et s'inclina sur la main qu'elle lui laissait. Quand le battant se referma, il attendit un instant, écoutant les bruits du palais, puis regagna sa chambre.
Au milieu de la nuit, Daneris fut réveillé par Elwing.
- Nous partons, dit l'elvinn.
Dans l'ombre, ses yeux couleur améthyste brillaient comme des pierres précieuses.
- Qu'a dit le Rédempteur ?
- Il nous attend.
En effet, en bas de l'escalier, le chevalier se tenait les bras croisés, près d'Elior qui avait revêtu son armure. Saphar ne tarda pas à les rejoindre et elle aussi avait repris sa tenue de combat. Elle finissait d'attacher un protège-bras.
- Avez-vous pris des chevaux, comme je vous l'avais dit ?
- Oui. Je les ai choisis moi-même, répondit le Rédempteur.
Ils sortirent du palais. La porte, qui habituellement restait close pour toute personne n'ayant pas été reconnue par le serpent sacré, s'ouvrit sans protester dès que les doigts du Rédempteur la touchèrent. Saphar ne s'interrogea pas sur ce mystère et monta rapidement en selle. Elle constata avec plaisir qu'il s'agissait de sa monture favorite et se demanda fugitivement comment le Rédempteur pouvait le savoir. Ils partirent aussitôt au trot. Dix minutes plus tard, Elwing arrêta sa monture et fouilla les environs de son regard.
- Qu'attends-tu ? s'impatienta Daneris, que cette précipitation rendait nerveux.
Le visage d'Elwing s'éclaira quand il entendit un galop. Les membres de l'équipe se tendirent ; seul le Rédempteur resta parfaitement calme et dans ses yeux smaragdins, l'elvinn lut qu'il savait. Un élégant cheval fit son apparition et sur son dos se trouvait une mince silhouette enveloppée dans un grand manteau noir. Daneris poussa un petit gémissement de désespoir. Saphar s'approcha.
- Bienvenue parmi nous, dit-elle doucement.
- Merci, ma soeur, répondit l'inconnue d'une voix magnifique.
- Mes amis, je vous présente Mélibée de Silvarinia, ma demi-soeur, sorcière des elfes.
La nouvelle venue rejeta son capuchon en arrière et tous poussèrent un cri d'admiration, sauf le Rédempteur. Une superbe chevelure d'un roux aussi ardent que le feu encadrait un visage très jeune, presque enfantin, illuminé par ses grands yeux gris. Ses traits étaient si parfaits qu'on les aurait cru sculptés de main de maître dans le marbre le plus pur qui puisse exister. Elle eut un sourire adorable.
- Excusez-moi. Votre ami a été si gentil de me proposer de partir avec vous !
Daneris foudroya Elwing du regard ; l'elvinn se fit tout petit.
- Voici donc la raison de ce départ précipité, fit sèchement remarquer Daneris. Nous fuyons comme des voleurs !
- Arrête un peu, Daneris, intervint le Rédempteur. J'étais d'accord avec Elwing, sinon nous n'aurions pas quitté le palais.
- Vous saviez ? hoqueta Mélibée.
Elle eut l'impression que dans les ténèbres, les lueurs émeraude brillaient de gaieté.
- Rien ne m'est inconnu, dame de Silvarinia.
Il se rapprocha de Daneris.
- Ne sois pas si sérieux, Daneris, je le suis à ta place.
- Tu parles et agis comme lui ! l'accusa le jeune elfe.
- N'est-ce pas ce que tu attends de moi ? répondit calmement le Rédempteur.
Daneris dut l'admettre à contrecoeur.
Les chevaux avançaient au petit trot dans les sous-bois.
- Pourquoi devez-vous vous cacher, dame Mélibée ? demanda Elwing.
- Vous n'avez jamais entendu parler des sorcières des elfes, petit ami ?
- Je ne suis qu'un elvinn, dit-il tout bas.
Mélibée eut un rire cristallin.
- Pas de cela avec moi, petit ami ! Bon. Autant commencer par le début, je suppose. Les sorcières des elfes sont une minorité d'elfes aux pouvoirs supérieurs. Alors que certains peuples acceptent ceux qui les surpassent, les elfes en avaient honte et ils décidèrent de les cacher. Ils voulaient passer pour un peuple uniforme. Les sorcières furent dissimulées. Elles étaient peu nombreuses et seraient passées inaperçues sans quelques signes de distinction.
- Lesquels ?
Mélibée ôta un de ses gants et tourna sa paume vers le ciel. Les rayons de la lune dorée vinrent frapper le curieux dessin, comme le visage torturé d'un jeune homme menacé par un serpent.
- Qui est-ce ?
- Denethor, le dieu-elfe de la musique. Toutes les sorcières des elfes sont les disciples de Denethor et ce symbole représente l'animal de notre peuple menaçant notre dieu, une transposition de la vérité. Bien sûr, nous avons de très nombreux pouvoirs magiques, surtout celui de communiquer avec les animaux.
- Ce n'est pas très repérable, remarqua Elwing.
- S'il n'y avait que cela, petit ami ! reprit sombrement Mélibée. Il nous est impossible de toucher des rubis, le feu devient brasier en notre présence, l'eau bouillonne, les animaux, même les plus féroces, viennent se faire caresser. Lance, roi de Silvarinia, tomba amoureux d'une très belle elfe, ma mère. C'était juste un an avant d'épouser la mère de Saphar. Quand il découvrit qu'elle était sorcière des elfes, il était trop tard. Elle n'avait pas osé lui dire avant. Elle mourut à ma naissance. Lance ne put se résoudre à me tuer, à cause de ma mère qu'il avait tant aimée et qu'il aimait encore. S'il me cache, c'est parce certains se rappellent ma mère, à qui je ressemble beaucoup. Il ne veut pas que le bruit de ma naissance s'ébruite trop. Mais je ne veux plus vivre enfermée. Vous comprenez pourquoi j'ai accepté avec enthousiasme l'offre de mon petit ami.
- Attends que je t'attrape, Elwing ! gronda Daneris entre ses dents.
- Je t'en pris, Daneris ! supplia l'elvinn, les yeux suppliants. Je ne me sentais pas capable de laisser dame Mélibée derrière nous !
- Mais Lance va jeter tous les elfes sur nos traces ! Si ce n'est déjà fait d'ailleurs !
- Silence ! ordonna le Rédempteur.
Il se tenait très droit sur sa selle et Daguerrand hochait la tête comme pour lui confirmer quelque chose.
- Deux cavaliers approchent.
- Je les entends aussi, acquiesça Saphar, tandis que Mélibée remettait son capuchon.
L'air belliqueux, Elwing se plaça devant Mélibée, sortant une fronde et l'armant d'une bille de plomb. Daneris fit de même avec Saphar. Seule Elior restait sans protection, car le Rédempteur s'était avancé. Deux chevaux apparurent devant eux. Le Rédempteur inclina légèrement la tête pour saluer Laurien de Flèche Ardente et Cendrill.
- Que faites-vous là ? demanda impétueusement Saphar.
Le Rédempteur l'écarta doucement et fixa Cendrill de son regard intense. Le jeune demi-elfe déglutit péniblement.
- Je vous en prie, ma dame, revenez avec moi au palais ! dit-il en se tournant vers Mélibée.
- Que s'est-il passé, Cendrill ? demanda sèchement le Rédempteur.
- Votre ami m'a assommé, répondit piteusement Cendrill. Je n'ai rien pu faire ! se justifia-t-il. Il est encore plus silencieux que moi ! Quand je suis revenu à moi, la dame avait disparu. Je suis allé trouver Messire de la Flèche Ardente.
- Pourquoi lui ?
- Eh bien ! C'est-à-dire..., fit Cendrill, mal à l'aise. J'ai remarqué qu'il appréciait fort la compagnie de dame de Netiel et j'ai pensé qu'il ne vous trahirait pas...
Elior rougit violemment, car le regard ardent de Laurien ne l'avait pas quittée depuis son arrivée. Mélibée se tourna vers le petit groupe.
- Décidez vous-même, dit-elle, une légère note de défi dans la voix. Je ne peux pas vous imposer ma présence.
- Il n'y a rien à décider, ma dame ! répondit Elwing avec feu. Nous vous protégerions contre la Princesse de l'Ombre elle-même !
Mélibée eut un doux sourire.
- Merci, petit ami, mais j'ignore si tes compagnons seront du même avis que toi.
Daneris détourna péniblement la tête. Mélibée ne pouvait pas lui en vouloir : Lance devait déjà faire un effort considérable pour l'accepter à sa table ; s'il aidait Mélibée, il n'aurait plus jamais le droit de mettre les pieds à Silvarinia. Mais le Rédempteur trancha la situation.
- La voix du coeur a parlé, ma dame. Elwing a raison. Il serait stupide de renoncer au point où nous en sommes. Vous pouvez retourner au palais, ajouta-t-il à l'adresse de Laurien et Cendrill.
- Je ne peux pas, sire chevalier ! gémit le jeune demi-elfe. Le roi va m'écorcher vif !
- Eh bien, reste ! La dame aura besoin d'un page. Quant à vous, Laurien...
- Je vais vous escorter jusqu'à la frontière de Silvarinia, répondit tranquillement l'elfe d'une voix chaude.
- Pourquoi feriez-vous cela, Laurien ? interrogea Saphar.
- Pour dame Elior de Netiel, dit Laurien sans se troubler.
Saphar en resta sans voix. Elior, rouge de confusion, protesta :
- Je ne veux pas que vous soyez accusé de trahison à cause de moi, sire de la Flèche Ardente !
- Le roi est habitué à mes escapades nocturnes, ne vous inquiétez pas pour cela.
Ils reprirent leur chemin. Elwing se tenait à côté de Mélibée et restait tranquille pour une fois, prenant très au sérieux son rôle de gardien. Laurien parlait tout bas à Elior, qui l'écoutait sans protester, les yeux baissés. Cendrill se porta à la hauteur du Rédempteur.
- Sire chevalier, je pourrais peut-être devenir votre écuyer, fit-il timidement d'une voix pleine d'espoir.
Le regard smaragdin se tourna aussitôt vers lui.
- Je n'ai pas besoin d'écuyer, Cendrill. Je n'enlève jamais mon armure.
- Comment cela ?
- C'est une longue histoire...
- Vous la raconterez ?
Les yeux vert émeraude se fixèrent au loin.
- Non. Il ne m'appartient pas de la révéler.
Daguerrand hocha vigoureusement la tête, comme pour confirmer ce propos. Cendrill devint tout triste, tandis que le Rédempteur se replongeait dans ses pensées. Saphar s'approcha de Mélibée.
- Laisse-nous, s'il te plaît, Elwing. Je veux lui parler, dit-elle.
Le ton qu'elle utilisa fit comprendre à l'elvinn qu'il fallait mieux obéir et il s'éloigna docilement. Saphar regarda un instant sa demi-soeur.
- J'ai l'impression que tu t'es amourachée d'Elwing, constata-t-elle lentement.
Mélibée ne répondit pas.
- Je te connais suffisamment, Mélibée, insista-t-elle. Tu l'as fasciné et il est assez différent des autres pour t'intéresser.
- Je ne vois pas ce que tu vas imaginer, Saphar. Laisse-moi tranquille, je sais ce que je fais.
- Sais-tu au moins où tu vas ?
- Vers ma fin, petite soeur, répondit doucement Mélibée.
- Mélibée, Elwing est un ami personnel. J'aimerais vraiment que tu le laisses en dehors de tout cela.
La jeune sorcière des elfes caressa l'épaule de son cheval du bout de son doigt.
- Je te parle, Mélidéré ! fit sèchement Saphar.
Le visage de Mélibée se crispa et ses yeux s'affolèrent.
- Ne m'appelle pas comme cela !
- Je suis désolée. Tu lui ressembles tellement...
- Tu ne l'as jamais connue !
- Moi, non, mais ma mère, si. Et elle m'a transmis sa mémoire à sa mort.
Mélibée semblait bouleversée et elle plaqua ses mains sur ses oreilles.
- Arrête, Saphar, arrête ! cria-t-elle.
Elwing revint au galop.
- Qu'as-tu fait, Saphar ? demanda-t-il, fâché.
Il posa timidement sa man sur le bras de Mélibée.
- Je suis là, ma dame.
- Petit ami, reste avec moi, je t'en prie, souffla-t-elle.
Saphar s'éloigna, perplexe. Mélibée semblait vraiment avoir besoin d'Elwing.
La fin de la forêt se profilait déjà, arbres sombres aux branches torturées comme les bras squelettiques d'un supplicié. Le Rédempteur arrêta Daguerrand.
- Tous à terre, ordonna-t-il. Laurien va ramener les chevaux au palais.
- Ce n'est pas juste, Rédempteur ! protesta Daneris.
- Qu'est-ce qui n'est pas juste, Daneris ?
- Nous avons trois jeunes femmes avec nous et tu les forces à marcher !
- Si tu veux avoir tout Silvarinia à tes trousses pour vol de chevaux royaux, à ton gré. Si tu tiens tant à des montures, nous en achèterons en route. Il est hors de question que nous gardions celles-ci.
- Pourquoi ne leur prêtes-tu pas la tienne ?
- Impossible. Daguerrand n'accepte que moi.
Les visages de Saphar et Daneris pâlirent, Elwing étant trop occupé pour écouter la conversation.
- Daguerrand, répéta Saphar dans un souffle. Comme Sélène...
- Pourquoi gardes-tu Daguerrand ? continua Daneris, irrité sans trop savoir pourquoi.
- Parce que contrairement à vos montures, il ne laisse aucune marque sur le sol. Ne crois pas non plus qu'il soit reconnaissable à distance. La plupart des gens ne s'aperçoivent même pas de sa présence et ont l'illusion de me voir marcher.
Avec un soupir, tous mirent pied à terre. Laurien s'approcha, toutes les rênes attachées à sa selle.
- Je vous confie dame de Netiel, dit-il au Rédempteur. S'il lui arrive quelque chose, je vous en tiendrai pour personnellement responsable.
Le Rédempteur inclina la tête. Laurien se dirigea ensuite vers Elior et prit sa main dans les siennes. Ses grands yeux en amande la regardaient avec beaucoup de tendresse.
- Elior, je penserai souvent à vous, murmura-t-il. J'aimerais que vous gardiez ceci en souvenir de moi.
En lui abandonnant la main, il y laissa un petit objet sur lequel Elior referma les doigts. Elle le regarda s'éloigner sur son grand cheval, s'éloigner sans se retourner. Quand il eut disparu, elle ouvrit sa main et baissa les yeux. Dans le creux de sa paume reposait un pendentif, fragile joyau de cristal en forme de rose, suspendu à une fine chaîne d'argent. Elle posa ses lèvres sur les pétales centraux, puis glissa le bijou dans son ceinturon. Le Rédempteur força toute l'équipe à continuer la marche encore un moment, pour s'éloigner du domaine de Silvarinia, puis accepta de les laisser s'arrêter. Quant à lui, toujours sur Daguerrand, il poursuivit sa route, sans doute pour explorer le chemin qu'ils feraient le lendemain.
Le soleil rouge venait de se lever quand le Rédempteur vint les secouer. Nul n'aurait pu dire s'il avait veillé sur le camp ou non. Ils avaient tous dormi comme des souches, les yeux fermés bien avant le retour du destrier des enfers et de son cavalier. Daneris grogna quand le gantelet de fer s'abattit sur son épaule. Mais il en fallait bien plus que cela pour rebuter le chevalier. Il souleva l'elfe à moitié endormi et le secoua sans beaucoup de précautions. Daneris ouvrit les yeux.
- Arrête un peu ! fit-il, irrité. Oh, pardon, chevalier ! Je croyais que c'était lui.
- Je m'en doute.
La voix n'avait pas la moindre trace d'humour. Daneris soupira et entreprit de remettre un peu d'ordre dans ses vêtements. Elwing aida Mélibée à se mettre debout et la jeune elfe épousseta rapidement le bas de sa longue robe du plat de la main. Le Rédempteur s'approcha d'elle.
- Si vous comptez rester avec nous, ma dame, il vous faudra vous résigner à porter le même style de tenues que celles de Saphar et Elior.
Mélibée acquiesça sans rien dire. Puis elle sembla se raviser.
- Pardonnez-moi, sire chevalier. J'aimerais savoir de quel nom vous appeler.
- Je suis le Rédempteur, ma dame. C'est le seul nom que je me connaisse.
Mélibée le regarda d'un air surpris.
- Bien, sire Rédempteur, répondit-elle avec une légère inclinaison du buste.
Elwing fronça les sourcils avec réprobation.
- Que faisons-nous, Rédempteur ?
- Nous continuons vers la ville. Vous voulez des chevaux, vous en aurez. Il faudra aussi passer chez l'armurier pour dame Mélibée.
L'elvinn soupira. Il présenta son bras à Mélibée qui posa sa main sur le poignet d'Elwing. Le jeune elvinn eut un frisson au contact de la fragile main si délicate. Il eut un regard attristé pour sa manche un peu râpée. Non loin de là, Saphar l'observait du coin de l'oeil et elle secoua la tête avec réprobation.
- Mélibée est en train de rendre ce pauvre Elwing complètement fou, dit-elle à Daneris.
Le jeune elfe haussa les épaules, l'air fataliste.
- Laisse faire. Elwing est assez débrouillard pour s'en sortir tout seul.
- Tu ne connais pas Mélibée comme je la connais, fit-elle, rageuse.
- Saphar. Ta colère ressemble presque à de la jalousie.
Saphar se tourna vers lui avec fureur.
- Dis tout de suite que tu prends sa défense contre moi !
- Oh, non ! soupira Daneris. Je peux te rappeler quelque chose ? Je connais une très belle elfe qui a tenu tête à son père parce qu'elle ne voulait pas qu'il s'immisce dans ses affaires ; et pourtant, son père avait certainement raison, puisque celui qu'elle défendait était un elfe peu recommandable.
Le regard céruléen de Daneris n'était pas très tendre et Saphar se sentit blessée.
- Daneris... je t'en prie...
Ses yeux étaient suppliants. Le jeune elfe lui tendit la main, incapable de la juger. Saphar la saisit et se réfugia dans ses bras. Daneris lui entoura les épaules de son bras et la serra contre lui. Elior, restée en arrière, avait le regard fixé sur eux et ses doigts allèrent chercher la rose de cristal.
Les routes se succédaient, vides de vie. Les attaques soudaines des gobelins et autres créatures avaient cessé aussi brutalement qu'elles avaient commencé, mais les caravanes de marchands n'avaient pas repris leurs trajets. Le Rédempteur continuait son chemin sans la moindre hésitation. On aurait cru qu'il était déjà allé à la Haute Montagne. Les autres suivaient tant bien que mal, car leur monture n'était pas aussi résistante que Daguerrand. Mélibée semblait mal à l'aise dans sa cotte de mailles. Saphar était plongée dans un mutisme qui ne présageait rien de bon, Daneris marchant silencieusement à son côté, ne faisant rien pour l'aider. Cendrill se tenait juste derrière Mélibée, l'air renfrogné. Elior fermait la marche, son bâton en travers de sa selle.
Et puis, ils virent enfin quelqu'un venir à leur rencontre. Elwing, dont les yeux fureteurs voyaient encore mieux que ceux de Daneris, eut l'impression que la silhouette était familière. Une démarche souple et rapide, un balancement du bras gauche et cette manie de tambouriner des doigts sur la cuisse... aucun doute n'était possible, ce ne pouvait être que Sélène ! Quand le voyageur fut parvenu à leur hauteur, Elwing eut confirmation de ce qu'il avait vu. Il s'agissait d'une jeune femme aux longs cheveux auburn attachés en queue de cheval et au regard noir perçant ombré par d'épais sourcils noirs. Daneris sursauta.
- Sélène ! murmura-t-il à mi-voix.
Il secoua la tête, ne pouvant croire à ce que voyaient ses yeux. Il jeta un coup d'oeil vers le Rédempteur, pour s'assurer qu'il ne rêvait pas, et il s'aperçut qu'il aurait agi de la même façon si c'était lui qui s'était trouvé à la place du Rédempteur. Le voyageur, d'un mouvement d'épaule, rejeta ses cheveux dans son dos, eut un sourire d'une stupéfiante beauté et déclara :
- Je m'appelle Sélène Daguerrand.
Saphar se secoua et redevint la princesse qu'elle ne cessait jamais vraiment d'être.
- Il y a un petit problème : Sélène est morte depuis... oh ! je crois que j'en ai perdu le compte. Morte et enterrée.
Daneris fronça les sourcils. Saphar s'exprimait un peu trop crûment à son goût. S'il avait été là, elle n'aurait jamais parlé ainsi et pourtant, malgré le vide que créait son absence, il avait l'impression que la façon de présenter les choses de Saphar pouvait blesser quelqu'un. Il secoua la tête pour chasser cette impression qu'il jugeait stupide. L'étrangère sourit de nouveau, de ce même sourire qu'avait Sélène.
- Morte et enterrée, répéta-t-elle. Je suis fière de pouvoir encore respirer l'air pur dans ces conditions. A quel endroit suis-je enterrée, pour regagner en hâte mon dernier logis ? Enfin, Saphar, tu devrais pourtant me reconnaître ! J'ai été suffisamment longtemps ta compagne d'aventures pour cela, non ?
Mais la jeune elfe ne voulait pas admettre cela.
- Tu ne peux pas être Sélène, s'obstina-t-elle.
Daneris intervint : Elwing, pour une fois tranquille, avait les yeux tellement exorbités qu'il devait en être incapable de réfléchir.
- Qu'en penses-tu, Rédempteur ?
Saphar fut légèrement interloquée de lui voir demander l'avis d'un tiers qui n'avait pas connu Sélène. Mais Daneris sentait que le chevalier en savait beaucoup plus qu'il ne voulait le laisser croire. Sans rien dire, le Rédempteur prit la main droite de l'étrangère et la retourna, dos vers le sol. Dans la paume, une trace ronde, d'une couleur nacrée laiteuse. Les autres restèrent silencieux. Seule Sélène avait cette marque de naissance, si régulière.
- Bonjour, Sélène ! s'exclama Elwing. Tu me reconnais ?
Il était descendu de cheval et il venait vers elle, le visage réjoui et la main tendue en avant. Sélène se baissa un peu et le serra dans ses bras à l'étouffer.
- Mon petit elvinn préféré ! fit-elle. Tu m'as manqué, tu sais. J'aurais bien aimé que tu sois là, plus d'une fois, pour que certaines personnes entendent ce que les autres n'osaient pas leur dire.
Elwing lui rendit son étreinte sans réserve. Il avait les larmes aux yeux.
- Dire qu'on t'a crue morte !
- Je sais, Elwing. Je n'avais pas le choix et je ne pouvais pas vous avertir. Vous auriez été en danger.
- Est-ce pour cela que ton frère a également disparu ? demanda Daneris.
Sélène le regarda pensivement, puis son regard noir accrocha celui du Rédempteur.
- Oui, acquiesça-t-elle. Je vois avec plaisir que vous avez toujours la précaution de ne jamais prononcer son nom.
- C'est parfois dur, tu sais. Vortigern est-il donc toujours à l'écoute ?
- Toujours, oui. Un dieu n'abandonne pas facilement ses proies.
Les autres hochèrent la tête. Après avoir vu la marque dans la paume de la nouvelle venue, tous l'acceptèrent comme étant Sélène, surtout Elior et Mélibée qui ne la connaissaient pas. Daneris s'étonna de leur confiance : ils avaient vu mourir Sélène et pourtant, ils acceptaient qu'elle soit vivante. Il tourna la tête vers le Rédempteur et croisa le regard smaragdin ; il eut l'impression que le chevalier lui disait de ne pas s'inquiéter. La petite troupe repartit. Saphar restait silencieuse : partis à quatre, ils se retrouvaient huit. Plus ils seraient nombreux, plus ils leur serait difficile d'atteindre la Haute Montagne, même avec l'aide d'Induline. Le plus dur serait d'éviter la surveillance de Vortigern, maintenant que Sélène avait rejoint leur groupe. Sélène et son frère faisaient l'objet d'une surveillance constante de la part des dieux des monstres, Vortigern et Syrils. Songeusement, Saphar regarda le Rédempteur et Sélène discuter comme s'ils étaient de vieux amis. Ils ne se quittèrent pas d'une semelle pendant tout le chemin, Daguerrand marchant d'un pas lent, mâchonnant paisiblement son mors et semblant écouter les paroles de Sélène avec plaisir.
Le soir, tous s'assirent autour du feu. Seul le Rédempteur fit exception, comme d'habitude ; il resta debout, appuyé contre le flanc de Daguerrand. Sélène était au milieu de ses amis, discutant gaiement, mais parfois, elle se retournait et regardait le Rédempteur d'un air interrogateur. Elwing se tenait près de Mélibée et lui adressait parfois quelques mots en se penchant vers elle. Elior restait solitaire, le visage fermé et les doigts serrés sur une rose de cristal.
- Si tu nous racontais une histoire, Elwing ? proposa Sélène en se tournant vers l'elvinn.
L'interpellé leva la tête avec un petit sourire timide.
- Tu y tiens vraiment, Sélène ? protesta-t-il doucement.
- Elwing, tu n'as jamais refusé de raconter une histoire ! fit Sélène avec la moue réprobatrice qui lui était familière.
Il eut un léger signe de tête en direction de Mélibée et Sélène comprit aussitôt ; elle était habituée à ces échanges silencieux avec l'elvinn. Elle secoua la tête avec un petit air désapprobateur. Elwing soupira.
- Bien. Que voulez-vous ?
- D'autres histoires sur Tiernvael ! réclama Saphar.
- Tiernvael ? répéta Elwing. Mais je vous ai déjà tout dit !
- Non, tu as laissé quelques passages dans l'ombre. Que s'est-il passé entre la naissance des fils de Tiernvael et la mort de Cinabre ?
- Oh !... Je vais vous parler de l'initiation du fils aîné de Tiernvael. D'accord ?
Tous acquiescèrent et s'installèrent confortablement pour écouter le conteur.
Texte © Azraël 1997 - 2002.
Bordure et boutons Fire drake, de Silverhair
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