Tolred

   Le Rédempteur resta d'abord dans les plaines et les campagnes. Sa monture le portait inexorablement vers ceux qu'il avait à sauver. Il restait dans l'ombre, puis fondait sur les agresseurs comme un aigle sur sa proie. Souvent, son apparition seule suffisait à mettre les agresseurs en déroute. Les routes étaient de moins en moins sûres. L'étalon de l'enfer, qu'il avait appelé Daguerrand, du nom de sa soeur, était aussi fidèle que lui dans sa mission. Sa réputation commença à se répandre dans les campagnes et les gobelins ou autres créatures malfaisantes se faisaient plus prudents, sans pourtant renoncer à leurs attaques et rapines. Peine perdue. Il surgissait toujours au moment opportun, silencieux, ombre noire que seules les deux lueurs émeraude distinguaient des autres.
   Ce jour-là, il marchait dans les taillis, la main sur le pommeau de Sélène, sa fidèle épée, suivant le chemin un peu à sa gauche, et surveillant une mince silhouette enveloppée dans un étrange manteau noir. Cela semblait être un grand rectangle fendu par la moitié dans le sens de la longueur, pour s'arrêter au milieu ; à cet endroit, un cercle était découpé dans le tissu, et du côté de la partie intacte, il y avait un vaste capuchon. Cette partie intacte se trouvait dans le dos, les deux pans découpés étant rabattus sur les épaules, le tout serré à la taille par un large ceinturon de cuir noir. Le capuchon rabattu sur les yeux cachait entièrement le visage. Le rectangle de tissu était si grand à l'origine qu'il ne laissait rien deviner de l'habillement que pouvait porter cet étrange voyageur, à part la pointe des bottes qui apparaissait à chaque pas. Pour toute arme, il ne semblait avoir qu'un gros bâton noueux qu'il serrait dans sa main gantée de cuir noir.
   Aux alentours, tout était calme et pourtant, le Rédempteur savait que ce voyageur se ferait attaquer sous peu. Il ignorait d'où il tenait cette science, mais il savait toujours qui étaient ceux qui avaient besoin d'aide. Les voyageurs solitaires étaient les proies rêvées pour les troupes de gobelins et, malgré les temps qui couraient, les caravanes se faisaient de plus en plus nombreuses. On manquait de ravitaillement et les marchands, pour des ponts d'or, acceptaient de prendre des risques. Les aventuriers avaient presque tous été recrutés comme mercenaires pour servir de gardes du corps. En rencontrer de solitaires relevait du coup de chance. Le Rédempteur fixa son attention sur le bosquet d'arbres du tournant qui arrivait. Il sentait que l'attaque viendrait de là et les faits lui donnèrent raison. Une dizaine de créatures surgirent brusquement devant le voyageur qui ne sembla pas autrement étonné. Il ne s'agissait pas de gobelins, mais de bucentaures, hybrides taureau-cheval, plutôt agressifs même en temps normal. Le Rédempteur, toujours aussi silencieux, dégaina Sélène ; il n'avait pas à diriger Daguerrand. Le cheval, de lui-même, s'élançait vers les créatures. En deux mouvements, il en avait envoyé deux dans l'autre monde. Un secours inattendu lui fut apporté : l'inconnu, une longue épée étincelante à la main, venait de surgir à son côté et se battait avec vigueur. A eux deux, ils eurent bientôt décimé la troupe de bucentaures. Le voyageur se tourna vers le Rédempteur.
   - Merci pour votre aide, dit-il d'une voix musicale.
   L'épée avait disparu et il s'appuyait de nouveau sur son bâton. Le Rédempteur le fixa un instant.
   - C'était un honneur, répondit-il calmement.
   Il salua d'une légère inclinaison de la tête et s'en fut au trot. Le voyageur le suivit du regard un court instant, soupira et continua son chemin.
   Deux jours plus tard, le Rédempteur était tapi dans les fourrés. En face de lui, de l'autre côté du chemin, également dissimulés, deux aventuriers. Ils ne l'avaient pas vu, mais ses yeux smaragdins les fixaient étrangement. Leur vue lui rappelait des souvenirs qu'il s'étonnait d'avoir. Il se rappelait leur nom ; l'un d'eux, un elfe, était appelé Daneris, mais son vrai nom était Danalatheras Sangdragon. Son compagnon, petit, mince et toujours enthousiaste, se nommait Elwing. Le Rédempteur n'avait jamais su son nom de famille ; il ne savait même pas s'il en avait un. Il s'agissait d'un elvinn, étrange humanoïde qui devait avoir une parenté éloignée avec les elfes ; comme eux, il possédait des oreilles pointues, des traits délicats et une vue transperçant les ténèbres. Mais les elvinns étaient surtout connus pour être les seuls à avoir domestiqué les chiens de lune, ces grands chiens noirs taillés pour la course.
   Le Rédempteur ne savait pas ce qu'ils attendaient, mais il s'en doutait. Il manquait quelqu'un. Il y a un an, ils formaient un quatuor inséparable ; il fut étonné de se souvenir de sa vie passée. Daneris, Elwing et Saphar. Cette dernière était une elfe, d'une tribu proche de celle de Daneris, sauf que Saphar était la fille du roi des elfes. Lance, son père, avait été furieux de la voir partir sur les routes avec ceux qu'il appelait les barbares. La vue d'Elwing surtout l'avait mis hors de lui ; l'elvinn s'était fait traiter de tous les noms, qu'il avait reçus sans broncher, jusqu'au moment où Lance l'avait traité de bâtard. Il s'était alors approché du roi, ses yeux améthyste brillant d'une lueur peu rassurante, et il avait tranquillement répliqué :
   - J'ignorais que tu soupçonnais ton épouse de te faire des infidélités avec un elvinn.
   L'haleine brûlante de l'elvinn le fouettant en pleine face, Lance avait cru étouffer de fureur. Daneris, prudent, avait éloigné son ami. Comme tous les elvinns, Elwing ne craignait pas grand-chose et ce n'était pas le roi des elfes de Silvarinia qui allait l'intimider. En se rappelant cette scène, le Rédempteur sourit en lui-même. Soudain, un bruit le tira de ses rêveries.
   Trois ogres faisaient leur apparition, traînant avec eux une jeune elfe dont les frêles poignets étaient écrasés par de lourds fers à moitié rouillés et dont les chaînes trop longues la gênaient pour marcher. Le Rédempteur la reconnut : il s'agissait de Saphar. Son père aurait eu une syncope s'il l'avait vue ainsi. En face, Daneris bandait son arc, tandis que Elwing émettait un sifflement modulé entre ses doigts. Saphar ne réagit pas, mais le Rédempteur avait aperçu la brève lueur qui s'était allumée dans ses yeux. D'un coup de genou, il signala à Daguerrand qu'il était temps de sortir de leur cachette. En le voyant, Daneris se figea et sa main s'abaissa malgré lui. Le guerrier salua cérémonieusement les ogres et s'élança en avant, la lance pointée devant lui. Le premier ogre le regarda, l'air abasourdi. Ces créatures n'avaient rien de bien intelligent et celui-ci ne faisait pas exception à la règle. Il ne semblait même pas comprendre qu'on l'attaquait. Il ne réagit que lorsque la lance bien aiguisée lui pénétra dans les chairs et qu'une flèche se planta dans son oeil. Dans un cri de rage, il lâcha la chaîne qui retenait la prisonnière et se rua sur le Rédempteur. Celui-ci l'expédia en deux coups d'épée. Elwing en resta les yeux ronds : il avait bien vu l'ogre abattre son poing sur le guerrier, mais ce dernier n'avait pas bronché. Daneris s'était élancé au secours de Saphar et affrontait le deuxième ogre. Mais le troisième ne semblait pas d'accord pour rester en dehors de tout cela et il se précipita sur le jeune elfe. Alerté par un cri d'Elwing, Daneris se retourna ; il n'avait pas le temps de réagir. Un poing énorme et massif se levait déjà sur lui, quand, vif comme l'éclair, un étalon noir s'interposa et le cavalier donna un si bon coup d'épée, qu'il fendit littéralement l'ogre en deux. Saphar était libre. Dans un même élan, les trois amis se tournèrent vers celui qui les avait aidés.
   - Nous ne savons comment vous remercier, commença Daneris.
   Un cri étouffé de Saphar l'interrompit :
   - Il a les même yeux que lui !
   Elwing l'observait, fasciné. La lueur émeraude des yeux, entre les fentes du heaume, donnait un éclat inquiétant à cette silhouette et pourtant, ce regard avait quelque chose de vaguement familier. Le Rédempteur salua et remonta sur Daguerrand.
   - Qui es-tu ? demanda Elwing en s'approchant de lui.
   - On m'appelle le Rédempteur, répondit-il d'une voix caverneuse.
   Daguerrand s'éloigna au galop. Les yeux vifs de l'elvinn remarquèrent une blessure toute fraîche sur le flanc de l'étalon, mais étrangement, aucun sang n'en coulait.
   Le Rédempteur continuait inexorablement son chemin, purgeant les plaines de la racaille qui s'y trouvait. Et puis, le cheval volant réapparut et avec lui, Erell de Pégase. Elle s'arrêta devant le Rédempteur et le salua.
   - Ma dame, répondit celui-ci en répondant à son salut.
   - Il est temps de rejoindre les villes. Mais prends garde. Les armures sont mal vues et le symbole de l'épée brisée a repris son ancienne signification.
   Le Rédempteur posa la main sur le disque de métal.
   - Il reprendra la valeur qu'il avait gagnée, assura-t-il.
   Sans s'émouvoir, il prit congé et reprit son chemin. Cette fois-ci, Daguerrand se dirigeait vers la ville. Mais Erell le rattrapa.
   - Je ne t'ai pas encore tout dit, chevalier de Sélénie. Le mal arrive. En ville, tu verras d'étranges créatures, encore inconnues. Ce sont elles qui sont cause de tout cela. Tous ceux que tu as éliminés n'étaient que de vulgaires sous-fifres chargés de créer le désordre.
   Le Rédempteur inclina la tête, sans qu'on pût savoir s'il acquiesçait simplement ou s'il s'était déjà fait la remarque.
   - Mais les narguins, comme ils se nomment eux-mêmes, ne sont pas non plus les vrais chefs. Quelqu'un d'autre est au-dessus d'eux et tire les fils dans l'ombre. Va, telle est ta mission. Tu as droit à des compagnons. Je sais que tu feras le bon choix. Et n'oublie pas !
   Le Rédempteur la regarda s'élever dans les airs. Daguerrand partit à son tour, mais il prenait la direction opposée à celle qu'il avait choisie à l'origine. Il savait qui seraient ses compagnons.
   Elwing, avec son insouciance habituelle, était assis tranquillement sur une chaise, les pieds sur la table qui lui faisait face, sculptant un bâton en sifflotant gaiement. Dans un coin, Daneris examinait ses flèches et s'occupait de les équilibrer correctement. Saphar, assise sur l'appui de la fenêtre, regardait ce qui se passait dans la rue avec un soupir morose. Soudain, on frappa à la porte. Saphar sursauta, mais ne bougea pas. Daneris, préoccupé par son problème de flèche, ne leva même pas la tête. Elwing se leva d'un bond et ouvrit le battant en grand. Sur le seuil se tenait un imposant chevalier en armure complète. Elwing reconnut aussitôt le regard smaragdin.
   - Je suis le Rédempteur, dit le chevalier d'une voix grave.
   - Je sais, tu me l'as déjà dit, l'interrompit Elwing.
   - Je suis venu vous chercher, continua-t-il, imperturbable.
   - Oh ! fit l'elvinn en ouvrant tout grand ses yeux. Où nous emmènes-tu ?
   - Il est temps de partir.
   Saphar et Daneris daignèrent enfin montrer le bout de leur nez.
   - Venez, reprit le Rédempteur.
   - Où donc ? demanda calmement Daneris.
   Le feu des prunelles vertes le transperça instantanément.
   - Vous le saurez. En temps utile, ajouta le Rédempteur après réflexion.
   Daneris soupira.
   - Si seulement il était là, murmura-t-il.
   - Ce n'est pas le cas, chuchota Saphar. Décide-toi maintenant !
   - Votre destinée est de me suivre. Ne tarde pas tant, Danalatheras Sangdragon.
   - Vous connaissez mon nom ? suffoqua le jeune elfe.
   Le chevalier haussa les épaules.
   - Es-tu décidé à venir ?
   Daneris soupira. Il regarda les deux autres ; dans le regard de Saphar, il n'y avait pas le moindre doute : elle lui faisait entièrement confiance et se reposait de toute décision sur lui. Quant à Elwing, ses yeux améthyste brillaient de mille feux et le jeune elfe voyait bien qu'il n'avait qu'une envie, suivre le Rédempteur. Il soupira de nouveau et plongea ses yeux bleus dans le regard smaragdin. Le chevalier était impassible, le regard inexpressif. Daneris aperçut alors le gros médaillon représentant l'épée brisée qui pendait au cou du Rédempteur. Il reconnut aussitôt le symbole, aucun doute n'était possible.
   - Nous venons, dit-il fermement.
   En un clin d'oeil, ils avaient réuni le strict nécessaire, tandis que le chevalier les attendait patiemment sur le pas de la porte. Il avait catégoriquement refusé d'entrer. Les trois amis le rejoignirent ; Daneris n'avait qu'un sac à dos, très plat, en plus de ses armes. Saphar avait pris en plus des vêtements chauds et Elwing avait emporté toutes sortes d'objets qui lui permettaient de s'amuser avec les chiens de lune. Le Rédempteur n'eut aucune réaction. Il monta sur Daguerrand et ils partirent, les trois autres étant à pied.

   Ils se dirigèrent vers la ville la plus proche. Saphar et Daneris restaient ensemble, discutant à voix basse en jetant de fréquents regards en direction du Rédempteur, tandis que Elwing furetait sans cesse à droite et à gauche, avec la curiosité insatiable commune aux elvinns. Le chevalier restait très droit sur son étalon, le regard fixé droit devant. Aux portes de la ville, habituellement gardées par deux soldats armés jusqu'aux dents, il n'y avait personne. Saphar et Daneris se regardèrent d'un air étonné. Le Rédempteur parut ne pas s'en apercevoir et descendit de cheval pour manoeuvrer lui-même les lourdes portes de bronze dont Tolred, la ville, était si fière. Les rues grouillaient de monde, courant en tout sens, ignorant le voisin ou celui qu'il venait de heurter. Daguerrand fraya un passage, bousculant sans vergogne, et les trois autres se coulaient dans son sillage. L'oeil impassible du Rédempteur repéra aussitôt ceux que Erell avait appelés les narguins, des créatures simiesques à la peau légèrement grisâtre, emmitouflés dans de grands manteaux noirs, pour dissimuler leurs traits. Le Rédempteur pensa fugitivement au voyageur qu'il avait sauvé des bucentaures ; il se demanda s'il s'agissait d'un narguin. Dès qu'il entendit l'un d'eux parler, il connut la réponse à sa question : la voix des narguins étaient rauques et désagréables à l'oreille, alors que celle du voyageur était très musicale. Les trois amis se portèrent à la hauteur de Daguerrand et jouèrent des coudes sans façon. Ils se dirigeaient vers une auberge. Daneris nota mentalement que le Rédempteur choisissait leur auberge préférée. Le chevalier descendit de cheval et s'approcha de la porte. Il entendait les rires et les éclats de voix. Quand il poussa la porte, le silence se fit et tous les yeux convergèrent vers lui. Il se tenait dans l'embrasure de la porte, le soleil rouge dans le dos, silhouette impressionnante en armure. Il entra et aussitôt, deux personnes se levèrent, hostiles.
   - On ne veut pas de toi ici, le chevalier ! grogna l'un des deux.
   Le regard smaragdin le transperça et il recula, inquiet. La lueur verte, comme surgie d'un abîme de ténèbres, était la seule chose paraissant vivante de cet homme. L'aubergiste se précipita, petit homme rondouillard, jadis jovial et accueillant.
   - Je vous en prie, seigneur chevalier, pas d'esclandre dans mon auberge !
   Daneris lui attrapa le bras.
   - Eh bien, Reyn, tu ne nous reconnais pas ?
   L'aubergiste le regarda, hésitant. Au fond des yeux, il y avait un éclat de peur qu'il n'y avait jamais eu avant. Le Rédempteur dédaignait les murmures et regardait chaque personne comme s'il cherchait quelqu'un. Au fond, il aperçut une silhouette sombre, enveloppée dans un grand manteau. Il reconnut le voyageur. Celui-ci avait son regard fixé sur lui et dès qu'il se vit repéré, il se leva, se fondit dans la masse des clients, murmura quelques mots à la serveuse et disparut par la porte de service. Le Rédempteur se retourna et, sans rien expliquer, il saisit deux de ses compagnons par le coude et sortit dignement de l'auberge. Quand l'un des clients se moqua de lui, il lâcha Saphar et se retourna, son regard fusillant le coupable qui se recroquevilla sur son siège.
   - Si tu veux me parler, dit-il lentement, je t'attends dehors.
   L'homme frémit. La voix voilée, assourdie par le heaume, résonnait comme un glas. Il secoua la tête, un froid glacial circulant soudain dans ses veines. Le Rédempteur haussa les épaules et sortit, refermant la porte. L'aubergiste poussa un soupir de soulagement et retourna derrière son comptoir. Ce fut alors qu'une voix claire s'exclama :
   - S'il l'avait voulu, il n'aurait fait qu'une bouchée de vous !
   Reyn faillit s'étrangler : le chevalier était reparti sans Elwing ! L'elvinn, très à l'aise, les poings sur les hanches, semblait défier la pièce entière, dressé comme il l'était au beau milieu de la salle. Il sautilla sur place, fit une grimace au client qui s'était moqué du Rédempteur et sortit comme une flèche, hurlant à pleins poumons :
   - Daneris, attends-moi !
   Toute la salle resta abasourdie, quand un rire fusa clair. Nyrka, la serveuse, riait tout ce qu'elle savait. C'était une amie d'Elwing, dont elle adorait les facéties. Elle disparut dans l'arrière-salle, d'où on entendait encore son rire.
   Le Rédempteur marchait rapidement dans les ruelles tortueuses de Tolred ; Daneris et Saphar le suivaient, sans chercher à comprendre. Elwing trottait sagement derrière, jouant machinalement avec un sifflet en argent qui lui servait à appeler les chiens de lune. Au coin d'une ruelle sombre, une silhouette se débattait entre trois narguins qui riaient en lançant des grossièretés. Soudain, deux gantelets de fer s'abattirent sur le cou de deux des agresseurs et leur entrechoquèrent la tête. Le dernier narguin fit un pas en arrière et brandit un knout, ce fouet dont les multiples lanières étaient garnies de barbelés métalliques. Le nouveau venu en avait cure : il s'avança, protégé par son armure et souleva le narguin de terre à la force d'un poignet. La créature abattit son fouet ; les lanières s'enroulèrent autour de la poitrine de son antagoniste et ripèrent sur l'acier avec un grincement à faire dresser les cheveux sur la tête. Le nouveau venu l'envoya bouler contre un mur, sur lequel il s'écrasa et ne bougea plus. La silhouette se tourna vers son sauveur.
   - C'est la deuxième fois que vous me sauvez, chevalier, dit l'inconnu d'une voix musicale.
   C'était le voyageur. Son capuchon rabattu sur les yeux, il tenait toujours son bâton noueux.
   - Venez, fit le Rédempteur. Il est temps de partir.
   - J'ignore si nous avons le même chemin.
   - Vous aurez le même que nous, assura-t-il gravement. La ville n'est pas sûre pour vous.
   Le voyageur inclina la tête.
   - Très bien. Je vous suis.
   Le Rédempteur remonta sur Daguerrand et repartit vers les portes de la ville qu'il avait laissé ouvertes. Une fois sorti, il se retourna sur sa selle et jeta un long regard à la ville.
   - Qu'es-tu devenue, Tolred ? murmura-t-il avec un accent de nostalgie.
   Le voyageur en noir attacha son regard sur lui et il se détourna avec détachement. Elwing vint trouver le voyageur.
   - Bonjour, fit-il d'un air enjoué, la main tendue. Je m'appelle Elwing.
   Le voyageur le fixa assez longtemps avec de prendre la main offerte.
   - Enchanté de vous rencontrer, répondit-il.
   Le Rédempteur se retourna.
   - Dites-lui votre identité, ma dame. Vous pouvez lui faire confiance.
   Le voyageur sursauta légèrement.
   - Ainsi, vous êtes bien le Rédempteur, le chevalier mythique dont tout le monde parle sans croire à son existence, dit-il lentement. Très bien, je vous crois. Je m'appelle Elior de Netiel, elfe errante sans peuple.
   - Tout elfe a un peuple ! protesta Saphar, tandis que Daneris hochait la tête.
   - Ne dis pas de bêtise, Saphar, gronda le jeune elfe. Tu sais très bien que tu ne crois même pas ce que tu dis.
   Daneris savait ce que c'était que d'être sans peuple. Car il avait été banni de sa tribu depuis dix ans, pour pratique abusive de magie, avait-il été spécifié au procès ; en fait, il avait été chassé parce qu'il avait conclu avec une alliance avec un dragon bleu, animal ne correspondant pas aux normes d'alignement bon des elfes. Induline, son dragon aux écailles d'un beau bleu indigo profond, était plutôt calme et tolérant par rapport à ses congénères, mais le fait d'avoir utilisé son souffle contre un guerrier elfe qui l'avait provoqué n'avait pas plaidé en sa faveur. Le conseil elfique l'avait condamné à mort et s'apprêtait à envoyer un bataillon de chasseurs elfes spécialisés dans les combats contre les dragons. Daneris, alors déjà sous surveillance, avait réussi à tromper la vigilance de son gardien pour aller avertir son ami. Loyal, il était revenu dans sa prison. Quand le conseil avait eu connaissance de son geste, il l'avait banni du territoire de Nivernia. Toutes les tribus elfes avaient été informées de cet exil, d'où la fureur de Lance de Silvarinia, quand il avait su que le compagnon d'aventures de sa fille était ce réprouvé. Daneris était toujours resté en contact avec Induline, sauf ces derniers temps, où ils s'étaient perdus de vue.
   A la remarque de Daneris, Saphar secoua la tête avec violence. Elle n'aimait pas entendre son ami évoquer, même à termes couverts, son exil. Elior eut un doux rire.
   - Si, dame Saphar, il existe des elfes sans tribu. Ceux qui en ont été bannis ou ceux dont elle a été décimée.
   - Quel est ton cas, Elior de Netiel ?
   - Les deux, répondit la jeune elfe.
   Personne, sauf le Rédempteur, n'entendit le léger tremblement de la voix d'Elior. Voyant Elwing tout triste à côté d'elle, Elior lui ébouriffa affectueusement les cheveux. Elle sentait que l'elvinn était plus sensible que les autres.
   - Ne t'inquiète pas, Elwing. Le temps a passé sur mon chagrin. On oublie vite sa tribu quand elle vous a banni avant en vous couvrant de honte.
   Cette fois-ci, tous sentirent l'amertume dans ses propos et personne n'osa demander d'explications. Daguerrand continuait son chemin d'un pas égal et sur son dos, le Rédempteur regardait droit devant lui, semblant insensible, même s'il n'avait perdu aucune miette des conversations. Il aurait presque pu suivre le chemin qu'avaient suivi les pensées de Daneris lorsqu'il avait fait allusion à son bannissement. Elwing haussa la voix.
   - Dis-moi, Rédempteur ! appela-t-il. Peux-tu nous dire où nous allons ?
   Le chevalier se retourna et Elwing fut de nouveau frappé par l'intensité du regard smaragdin.
   - Les dieux, dit-il d'une voix atone, nous ont choisis pour une mission. Je vous expliquerai cela ce soir.
   Les quatre autres attendirent alors le soir avec impatience et Elior plus encore que les autres, car elle en savait encore moins qu'eux, si cela était possible. Quand le soleil rouge atteignit l'horizon, ils eurent tous un soupir de soulagement : ils allaient enfin savoir ! Mais Daguerrand continuait sa route sans manifester la moindre intention de s'arrêter. Le Rédempteur et lui, lorsqu'ils étaient seuls sur les routes, ne s'arrêtaient pas avec le soleil, puisqu'ils étaient aussi infatigables l'un que l'autre. Le chevalier ne disait rien et restait silencieux. Subitement, comme s'il l'attendait depuis le début, il quitta la grande route et s'enfonça dans les fourrés, rejoignant une petite clairière bien abritée dont il devait connaître l'emplacement. Là, il mit pied à terre et libéra Daguerrand qui alla se poster près d'un arbre. Daneris nota qu'il ne prenait même pas la peine de desseller son cheval. Elior s'était accroupie et allumait un feu, car l'air commençait à se rafraîchir. Le Rédempteur resta debout, tandis que les autres s'asseyaient avec plaisir sur le sol dur, reposant leurs membres endoloris. Ils entamèrent gaiement leurs provisions, discutant avec animation, les conversations entrecoupées des plaisanteries d'Elwing. Ils avaient oublié la présence du chevalier et découvraient leur nouvelle amie. Le Rédempteur, appuyé contre un arbre à côté de Daguerrand, les bras croisés, les regardait calmement. Quand il vit qu'ils étaient en mesure de l'écouter, il s'approcha. Les conversations se turent immédiatement. Il se demanda si c'était le préjugé contre les chevaliers qui faisait surface. Elior lui tendit quelque nourriture.
   - Tenez, je vous en ai gardé.
   Il refusa d'un geste. Il avait déjà remarqué que tous utilisaient le vouvoiement pour lui parler, sauf Elwing, mais l'elvinn tutoyait tout le monde. Personne ne semblait pouvoir être à l'aise en présence du Rédempteur. De la même façon, il refusa de s'asseoir. Il regarda ses compagnons et laissa un moment de silence s'écouler avant de parler.
   - Les narguins, créatures ayant attaqué Elior, se disent les responsables des troubles qui se sont déclarés. Les agressions dues aux gobelins, bucentaures ou ogres, leur sont apparemment imputables. Mais je sais qu'ils ne sont pas les vrais chefs. Il y a quelqu'un au-dessus. Nous devons trouver cette personne et la mettre hors d'état de nuire, pour que le calme puisse revenir. Vous avez vu dans quel état se trouvait Tolred, notre ville ; les portes n'étaient plus gardées, les gens se seraient marché dessus s'ils l'avaient pu, alors qu'avant Tolred était réputée pour l'extrême prévention dont faisaient preuve les habitants envers les autres.
   Il se tut un instant et ses yeux semblèrent se perdre dans le vide, si l'on pouvait dire cela de deux lueurs toujours fixes.
   - Seulement, nous n'avons pas que cela à faire, reprit-il. Si j'ai tout bien compris, pour retrouver le mystérieux chef, il faut d'abord posséder un...
   Il s'arrêta net. Daneris fronça les sourcils.
   - Que faut-il posséder ?
   - Je ne sais pas trop comment appeler cela. J'ignore de quoi il s'agit exactement ; une arme, un bijou, qui sait ? Une légende le définit, mais en termes si obscurs qu'il est impossible de savoir ce qu'il en est.
   - Une légende ? répéta Saphar, perplexe. Quelle légende ?
   - Oh ! Une vague histoire à dormir debout. Des racontars de bonne femme sur le premier aventurier de la planète. Quelque chose du genre : grâce à cet objet mythique, il a réussi à vaincre une dizaine de dragons et autres exploits du même acabit.
   Elwing s'exclama, tout excité :
   - J'en ai entendu parler ! Les hauts faits de Tiernvael le Grand !
   Daneris et Saphar se tournèrent vers lui. Comme tous les elvinns, Elwing possédait l'art de raconter les légendes et il en connaissait un nombre incalculable.
   - Tiernvael ? répéta Saphar. Je n'en ai jamais entendu parler.
   - C'est vraiment très vieux et seuls les elvinns ressassent de pareilles antiquités.
   Elwing n'était pas toujours très tendre avec son peuple.
   - Eh bien, raconte-nous cette légende ! s'impatienta Daneris. Tu ne nous fais pas tant languir, d'habitude !
   L'elvinn leva un regard interrogateur vers le Rédempteur.
   - Je peux ? demanda-t-il.
   Le chevalier acquiesça d'un signe de tête. Son regard semblait fixé sur un point situé très loin et il était perdu dans ses pensées.

Texte © Azraël 1997 - 2002.
Bordure et boutons Fire drake, de Silverhair

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