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Prologue
Il marchait péniblement, se forçant à mettre un pied devant l'autre. Sa belle démarche dont il était si fier, souple, féline et rapide, n'était plus qu'un souvenir. Son tibia à moitié brisé le faisait boiter horriblement. Il eut un sourire tordu : il n'aurait jamais dû attaquer seul cette troupe de gobelins la nuit dernière. Dans la bataille, il avait perdu sa monture. Un pas. Et encore un autre. Il n'aurait jamais cru qu'il tiendrait aussi longtemps. A chaque pas, il se disait qu'il allait s'effondrer, mais sa volonté le faisait rester debout. Le soleil rouge, au-dessus de sa tête, chauffait beaucoup trop. Sa vue se troubla. La seule chose qu'il ressentait encore nettement, c'était cette douleur aiguë au niveau du tibia. Tout le reste était devenu flou. Il fit un faux pas et s'abattit au sol. Avec une lucidité effrayante, il sut qu'il allait mourir. Il roula sur le dos et fixa le soleil rouge.
- Tu ne gagnes pas, murmura-t-il. Tu ne gagnes pas. Pas encore. D'autres reprendront ma quête.
Il ferma les yeux un instant, épuisé. Si seulement il n'avait eu que le tibia atteint, il aurait pu s'en sortir. Mais il y avait eu la mort de Sélène, survenue un mois plus tôt, une mort qui l'avait beaucoup affecté. A partir de ce moment-là, la vie avait eu moins de saveur pour lui. Sélène n'avait pas été qu'une soeur pour lui, elle avait été tout : son amie, sa confidente, sa compagne d'aventures. Lors de son enterrement, ses amis avaient compris, à l'éclat qu'avait pris son regard, qu'il ne serait plus jamais le même. Maintenant, il était là, gisant sur un lit de terre et de pierre, au seuil de la mort, les yeux à moitié brûlés fixés sur le visage d'une morte.
Il eut un ricanement sourd et tenta de se redressa sur les coudes. Peine perdue. Il sentit une douleur cuisante à la poitrine. Il se souvenait maintenant d'une blessure au poumon. Que lui importait tout cela ! Il ferma de nouveau les yeux, écoutant son souffle rauque, seul bruit des environs. Puis il y eut comme un battement d'ailes. La mort ailée, songea-t-il et dans son esprit fatigué se forma l'image d'un squelette grimaçant, des ailes fixées dans le dos ; il jugea cela saugrenu. Il se souvint s'être juré de regarder sa mort en face, peut-être pour comprendre comment elle avait pu lui enlever Sélène. La vision qu'il eut n'avait rien de macabre. Il s'agissait d'un magnifique cheval ailé à la robe d'une telle blancheur qu'elle en avait des reflets bleus, portant sur son dos une belle jeune femme. Celle-ci s'agenouilla à côté de lui et posa une main rassurante sur le front mouillé de sueur, rejetant en arrière les mèches en désordre. Il n'eut aucune réaction.
- Tu ne me feras pas croire qu'une misérable troupe de gobelins a eu raison de toi, chuchota affectueusement la jeune femme avec un accent rieur.
Il la regarda avec difficulté ; sa vue était si trouble qu'il était incapable de la distinguer nettement.
- Ecoute-moi. Je suis mandatée par les dieux. Nous avons une proposition à te faire. Tu m'entends ?
Un frémissement de la paupière.
- Si tu acceptes, je ferai de toi quelqu'un d'invincible et d'invulnérable. Mais tu auras un tribut à payer pour cela : la solitude. La solitude et l'errance. Tu auras droit aux compagnons de passage, mais c'est bien là tout. Pas de liens plus forts. Acceptes-tu ?
Intérieurement, il eut un léger rictus : quand on offre la vie à un homme sur le point de mourir, hésite-t-il ? Il songea à Sélène ; c'était là l'occasion de la rejoindre pour l'éternité. Il lui sembla soudain que son âme se détachait de son corps et venait planer au-dessus de lui ; la vision qu'elle avait de lui était celle d'un homme sur le point de mourir de soif dans un désert et qui refuse l'eau salvatrice. Il inclina légèrement la tête en signe d'acquiescement. La jeune femme prit le bâton qu'elle avait posé à côté d'elle et l'abaissa vers lui, touchant sa poitrine. Un halo blanc l'entoura et il dut fermer les yeux pour ne pas être ébloui par la luminosité que dégageait le diamant enchâssé à l'extrémité. Il sentit presque l'os de son tibia se ressouder et se redressa, écartant le bâton de la jeune femme. Ses yeux au profond regard smaragdin embrassèrent la contrée désolée qui s'étendait autour de lui, puis il se retourna vers la jeune femme. Elle portait tunique et pantalon de peau, au col bordé de fourrure ; des bottes chaussaient ses pieds. Un cercle d'or ceignait sa tête, la frange d'un blond cendré le cachant au niveau du front. A son cou, en collier, à sa large ceinture de cuir, en grosse breloque, et sur ses bottes se retrouvait le même motif, une sorte de fleur de métal ornée en son coeur d'une pierre rougeâtre. Le motif sur les bottes était plus développé, comme si les ramifications de métal avaient également un rôle de protection. Elle eut un sourire tandis qu'il la regardait et ses yeux de pervenche eurent un éclat très doux, comme une fleur ouvrant sa fragile corolle et offrant ses pétales au soleil.
- Je suis Erell de Pégase, dit-elle.
Il inclina la tête, mais ne répondit pas. La jeune femme ne s'en offusqua pas.
- Asseyons-nous, veux-tu ?
Elle joignit le geste à la parole. Après un instant d'hésitation, il l'imita.
- Que suis-je devenu ? demanda-t-il de sa voix voilée.
- Pour l'instant, tu es encore toi. Bientôt, tu seras le Rédempteur. Tu parcourras le monde, immortel, pour sauver tes semblables. Tu ne pourras mourir que de ta propre main.
- La solitude éternelle. Qui es-tu, Erell de Pégase ?
- Une initiée. J'ai été choisie par Ukkraq, dieu de la rédemption. Il a offert sa famille pour sauver sa planète de l'emprise d'Erza, la mauvaise déesse. Il sélectionne maintenant d'autres aventuriers pour les autres planètes.
- Très bien. Finissons-en.
Erell le regarda un instant. Ses cheveux de bronze noir retombaient en désordre sur ses épaules, encadrant un visage énergique, et la lueur du regard smaragdin ne démentait pas cette impression. On voyait un homme peu influençable, sachant rester ferme sur ses positions, mais respectant inébranlablement la parole qu'il avait donnée. Erell abaissa son bâton. Il se retrouva aussitôt vêtu d'une armure de plates complètes, d'un métal léger, argenté et noirci, aussi souple qu'une deuxième peau ; un heaume recouvrit son visage, ne laissant voir que deux lueurs d'un somptueux vert émeraude. Un manteau noir se drapa étroitement autour de ses épaules, sans pourtant entraver ses mouvements. Il se regarda : il n'y avait pas la moindre parcelle de chair qui ne fut dissimulée par l'armure. Autour du cou, une grosse chaîne soutenait un pendentif représentant une épée brisée. Il reconnut aussitôt le symbole : il y avait de cela dix ans, son père avait été capturé et envoyé dans l'arène, marqué de ce sceau infamant. Lorsqu'il était mort, Sélène l'avait repris et en avait fait une marque de courage. Il examina l'épée d'acier noir qu'il portait au côté ; les runes gravées sur la lame et la minutie des détails de la poignée ouvragée suffisaient à en montrer la qualité et la légère vibration qui l'animait ne laissait aucun doute sur sa qualité d'arme magique.
- Voici ta monture, Rédempteur.
Un étalon noir s'approcha ; sa queue et sa crinière étaient blanches, ses yeux et ses naseaux aussi rouges qu'un feu de forge. Il était entièrement harnaché de cuir noir recouvert de métal semblable à son armure et, sur le poitrail, il portait en médaillon l'épée brisée, retenu d'une part par une chaîne de disques rejoignant la selle et d'autre part, par une lanière se fixant sur la sangle. Le Rédempteur le regarda longuement et eut un léger rire, rendu caverneux par le heaume.
- Une créature des enfers, remarqua-t-il, l'air amusé. Pour un sauveur du monde !
Erell sourit ; la réaction du guerrier sembla la rassurer.
- Il est aussi invulnérable que toi, dit-elle.
Il tourna vers elle le regard triste de ses yeux smaragdins et haussa les épaules.
- Rédempteur, reprit-elle, je te nomme chevalier de l'ordre de Sélénie !
Il ne réagit pas. Il monta en selle avec une lenteur cérémonieuse et partit au galop. Erell le regarda disparaître dans un nuage de poussière et remonta sur son cheval volant.
Texte © Azraël 1997 - 2002.
Bordure et boutons Fire drake, de Silverhair
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