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Les gargouilles
Luces regarda Onyx avec des yeux exorbités.
- Tu veux dire que... ma mère était ma soeur ? Je veux dire...
- Je comprends ce que tu veux dire, Luces. Filène aimait trop Luces et aurait donné sa vie pour lui.
- Mais je n'aime pas Myrène ! protesta Luces. Je ne savais même pas qui c'était jusqu'à ce que tu racontes cette histoire ! S'il y a quelqu'un que j'aime, ce serait plutôt toi, mais certainement pas Myrène !
Onyx rougit légèrement et répondit :
- Sechas n'était pas fou. Durant son transfert, il a pu changer quelques petites choses. Il a vite fait disparaître l'amour de Luces pour Myrène. Il n'avait aucune envie de voir son neveu se tuer une nouvelle fois.
- Qui est mon père ?
- Je ne sais pas. Seule Filène pourrait le savoir et elle a toujours refusé de le dire. Mais spirituellement, tu es le fils du frère de Sechas.
- Pourquoi Myrène s'est-elle tuée ? voulut savoir Skeev. Puisque Sechas allait lui rendre son enfant !
- Elle ignorait les projets de Sechas. Je pense qu'elle avait trop souffert pour être capable d'être heureuse encore. La mort de son enfant l'avait trop marquée. De plus, je pense qu'elle a fait le bon choix.
- Pourquoi ?
- Parce que si elle avait vécu, l'amour que lui portait Luces aurait fait son chemin dans son coeur et qu'elle aurait certainement trompé Eryx. Elle aimait Eryx, certes, mais ce dernier l'avait abandonnée...
- Onyx, est-ce que... est-ce que cette histoire est vraie ? Je veux dire, est-ce bien l'histoire de ma mère et celle de Luces ?
- Oui, Lena. Tu es Lhe Na Elandra, fille d'Eryx et de Myrène. A l'origine, tu étais un garçon nommé Ceryx.
- Que veut dire Lhe Na Elandra ? Ce nom a une signification, n'est-ce pas ? Sinon Sechas ne l'aurait pas imposé à Eryx.
- Cela signifie celle qui revient d'entre les morts.
Onyx s'aperçut du regard que Selas portait sur Lena.
- Oui, Selas, Lena est une demi-elfe par naissance, mais les manipulations de Sechas ont fait d'elle une elfe à part entière. Le vieux devin savait parfaitement le sort réservé aux demi-elfes.
- Onyx, comment sais-tu tout cela ? demanda brutalement Lena. Ni Luces, ni moi, ni même mon père ne savons tout cela ! Comment l'as-tu appris ?
Onyx baissa la tête, jouant avec la boucle de sa ceinture.
- Sechas me l'a dit.
- Pourquoi ?
Onyx releva brièvement la tête, puis la baissa de nouveau. La réponse mit du temps à venir.
- Ça... ça a un rapport avec mon père.
Elle se leva et cria, coupant les réponses qui fusaient :
- Je ne sais rien de plus ! Et je ne veux pas en savoir plus ! Je ne veux pas savoir qui était... est mon père !
- Asseyez-vous, Onyx, fit sèchement Selas.
- Lena, as-tu fait les recherches que je t'ai demandées ? reprit Onyx sans tenir compte de l'ordre.
- Oui, Onyx. Rien de nouveau. Toujours une seule cible.
Onyx hocha la tête.
- Continue. Selas, nous repartons. Les Champs des Morts nous attendent.
Skeev en personne les raccompagna à la porte des voleurs. Les adieux se firent sans effusion. Onyx eut juste un sourire et passa la porte, suivie par Selas. Lena soupira.
- J'espère que Selas va être gentil avec elle.
- A condition qu'il ne s'approche pas trop d'elle, ajouta Skeev.
- Je pense qu'elle est assez grande pour se défendre, conclut Luces. Laissez-la faire sa vie toute seule.
Onyx avait retrouvé son pas rapide et Selas la suivait sans mal.
- Pourquoi ne laissez-vous personne vous toucher ? demanda-t-il brusquement.
Elle le regarda par-dessus son épaule.
- La seule chose que vous avez besoin de savoir à mon compte, c'est que je sais me battre et que j'ai été reconnue comme guide. Le reste me regarde.
- Onyx, je m'étonne juste, tenta-t-il de se justifier.
- Ecoutez, Selas, je sais qu'en réalité, vous n'avez absolument rien à faire de ma vie et que vous essayez de vous montrer aimable pour m'extorquer des renseignements sur Lena.
- Qu'est-ce qui vous fait croire cela ?
- Votre façon de la regarder et le fait que vous avez cédé quand elle vous a mis le pendentif autour du cou. Ç'aurait été moi, vous auriez discuté pendant une éternité avant d'accepter.
- Très bien. Puisque je suis percé à jour, allez-vous satisfaire ma curiosité ?
- Abandonnez toute idée sur Lena, Selas. Même sous votre réelle forme, vous ne l'intéresseriez pas. D'abord, comme vous avez pu le constater, elle a des relations plutôt étranges pour une princesse et d'autre part, elle n'aime que les aventuriers. Vous êtes trop sérieux pour elle. De plus, Skeev et elle jouent à se séduire depuis quelques années maintenant.
- Cet elfe des bois ! fit Selas, dédaigneux.
- Qu'est-ce que je disais ! Selas, rappelez-vous que Lena est une demi-elfe, comme moi ! Et, s'il vous plaît, souvenez-vous aussi que si je suis votre guide, je ne suis pas votre confidente pour vos peines de coeur. Je ne vous confie pas les miennes, ne me confiez pas les vôtres. Si vous cherchiez une maman ou autre chose, ce n'était pas moi qu'il fallait choisir comme guide, termina-t-elle d'une voix acide.
- Quel est votre problème, Onyx ? Plus j'essaie d'être aimable, plus vous devenez sauvage, renfermée, agressive !
Onyx ne répondit pas et Selas l'attrapa par le bras, la forçant à lui faire face.
- Lâchez-moi, ordonna Onyx, ses yeux d'argent devenant hantés.
- Pas avant que vous ne m'ayez répondu.
- Lâchez-moi ! répéta Onyx, la voix stridente.
L'éclat de ses yeux était fou, comme si elle avait du mal à se contrôler, et Selas, inquiet, relâcha son emprise. Aussitôt, elle recula, passant ses mains tremblantes sur son visage. Sans un mot, elle reprit son chemin, observée par Selas qui s'interrogeait.
La première fois qu'il l'avait vue, elle avait paru sûre d'elle-même, pleine de joie de vivre, défiant les sbires de Gorek avec le sourire aux lèvres, courant à Skeevas en riant, chantant l'amour sous les murs de la cité. Et maintenant, elle semblait paniquée dès que quelqu'un l'approchait de trop près ou qu'on mentionnait son père et visiblement, elle refusait qu'on l'aide à ce sujet.
Lorsque le soleil se leva, Selas devint de pierre et Onyx, tranquillement, se roula en boule au pied de la statue, s'endormant sous la douce caresse du soleil, sans se soucier que sa tenue exposait ses jambes.
En se réveillant, elle trouva un humain assis au pied de l'arbre le plus proche, l'observant avec intérêt.
- Salut, jolie fille, fit-il.
Onyx se redressa aussitôt, enroulant ses bras autour de ses jambes.
- Qui êtes-vous ?
- On m'appelle Coyle.
- Et quel est le nom que vous vous donnez ? rétorqua Onyx.
L'inconnu sourit.
- Coyle, dit-il d'un ton définitif. Et vous ?
- Onyx Flot d'Argent.
- Vous n'avez pourtant pas les cheveux argentés.
- Non, mais j'ai une voix d'or et des yeux argentés. Ils ont fait le mélange. Que faites-vous ici ?
- Je vous ai vue dormir au pied de cette gargouille et je me suis dit que peut-être, je pouvais être utile.
Onyx haussa ses sourcils cuivrés.
- Ai-je l'air d'une demoiselle en détresse ?
- Je pensais que vous meniez cette gargouille au Repaire. De plus, j'ai remarqué la jolie amulette de protection qu'il porte autour du cou. Ce n'est guère commun.
- Oh ! Vous êtres cet humain qui vit avec les gargouilles ? fit Onyx, sans se préoccuper de sa remarque sur l'amulette de Luces. Je me souviens, maintenant. Celui que les fous surnomment le Seigneur des Gargouilles.
- C'est bien en moi, en effet. Que savez-vous à ce sujet ?
- Je suis étonnée que Raven ne vous ait pas parlé de moi.
- Raven ? Oh... Il m'a parlé d'une demi-elfe, mais elle ne s'appelle pas Onyx Flot d'Argent.
Onyx soupira.
- Laissez-moi deviner : Onexaranda Coeur de Pierre.
- C'est vous ?
- Oui. J'ai pourtant répété plus de mille fois à Raven que je m'appelais Onyx et non pas Onexaranda.
- Il sera ravi de vous revoir. Il parle souvent de vous.
- Je m'en doute, soupira de nouveau Onyx. Mais pas sans lui, ajouta-t-elle en désignant Selas.
Coyle hocha la tête, compréhensif. Et quand Selas revint à la vie, ce fut pour trouver Onyx à côté de Coyle, silencieuse, ses bras toujours enroulés autour de ses jambes. Malgré lui, il fronça les sourcils.
- Qui est-ce, Onyx ?
- Coyle, l'hôte permanent des gargouilles. Coyle, voici Selas. Allons-y.
Elle se releva et prit la tête de la petite équipe, même si Coyle était censé être le plus apte à guider.
Le Repaire des gargouilles était souterrain et on y entrait par une grotte. Les gargouilles avaient développé un système de surveillance des environs, avec l'aide des oiseaux, et ils avaient considérablement réduit les risques dans cette partie de la forêt. Vivre près de gargouilles était toujours synonyme de sécurité.
Les gargouilles étaient réunies dans la grande salle quand Coyle, Onyx et Selas firent leur apparition. La jeune demi-elfe dissipa vite le malentendu comme quoi elle était la compagne de Selas, sans oser regarder le mage : sûrement, il devait être outré qu'on puisse l'imaginer avec une demi-elfe ! Deux jeunes gargouilles mâles, qui ne savaient sans doute pas tout sur Onyx, décidèrent alors de réclamer Onyx pour eux et chacun posa sa main sur l'épaule de la jeune demi-elfe. Selas, qui l'observait, vit ses yeux s'allumer de cet éclat paniqué, presque dément, qui survenait à chaque fois qu'on la touchait.
Les deux gargouilles se disputaient par-dessus la tête d'Onyx, sans desserrer leur étreinte, et Selas vit venir le moment où elle allait hurler, alors qu'elle se débattait en vain. Il allait intervenir - pour préserver la santé mentale de son guide, se dit-il - mais Coyle l'arrêta : une autre gargouille, gigantesque, venait d'écarter les deux plus jeunes d'Onyx, la libérant de leur emprise importune. Selas remarqua qu'elle se contraignait visiblement pour ne pas s'enfuir.
- Salut, Raven, fit-elle d'une voix presque calme.
- Cette elfe est Onexaranda Coeur de Pierre, tonna la gargouille qu'elle avait appelée Raven. Est-ce ainsi que vous la traitez ?
- Hum ! Onyx Flot d'Argent, Raven. Oublie l'autre nom, marmonna Onyx.
- Pourquoi Coeur de Pierre ? demanda Selas à Coyle, oubliant un instant que c'était un humain.
- Mm... C'est une idée de Raven. Onyx s'intègre bien avec les gargouilles et Raven trouve qu'elle devrait être une des leurs, mais le jour, elle vit. C'est une humaine au coeur de gargouille, au coeur de pierre.
- Et vous ?
- Mon cas est différent.
Il ôta le pendentif autour de son cou et le tendit à Onyx qui revenait vers eux. Dès que le joyau quitta sa main, Coyle entra en convulsions et bientôt, une gargouille presque aussi grande que Raven se tint devant eux. Onyx hocha la tête, pas autrement étonnée.
- Je m'en doutais, remarqua-t-elle.
Elle regarda le pendentif, puis Selas. Presque timidement, elle allait lui tendre le joyau, quand Coyle l'arrêta, sans la toucher.
- Non. Ce serait détruire son pouvoir. Seulement quand le soleil se lèvera. Juste avant qu'il ne se lève, en fait. Mais... il redeviendra gargouille la nuit.
- Ce n'est pas votre cas.
- Je suis une vraie gargouille et le bijou a des propriétés différentes dans mon cas.
Onyx regarda de nouveau le pendentif.
- Il est à vous. Je ne peux pas vous le prendre. Vous en avez besoin, pour défendre les gargouilles le jour.
- Gardez-le. Ce sera le cadeau des gargouilles à leur amie Onyx, seule non gargouille à être acceptée parmi nous.
- La rumeur est donc vraie ? Vous êtes le Seigneur des Gargouilles ? Raven a été remplacé ?
- Je suis le fils de Raven. Il me laisse m'essayer au rôle de chef. Mais je suis sûr qu'il approuverait ce cadeau.
- Pourquoi ne vous ai-je jamais vu auparavant ?
- Parce que je vivais avec ma mère, ailleurs. Mais... tout le clan a été détruit. Je n'ai été épargné que parce que j'étais dehors, avec le joyau...
- Je suis désolée, fit doucement Onyx.
Coyle secoua la tête.
- Je m'y suis fait.
Mais Onyx sentit bien que ce n'était pas vrai et, spontanément, elle posa sa main sur le bras de Coyle. Selas et la gargouille écarquillèrent les yeux, étonnés de ce geste. Onyx retira bien vite sa main, mais Coyle avait comprit et il sourit. Puis Onyx prit le pendentif qui pendait au cou de Selas et le tendit à Coyle.
- Prenez celui-là. Il appartient à un ami, mais je suis sûre que Luces serait heureux que vous l'ayez.
Coyle allait refuser, car c'était un joyau de prix, mais il vit bien à l'air d'Onyx qu'elle prendrait mal un refus. Alors il sourit et mit le collier autour de son cou.
Au moment du lever du soleil, toutes les gargouilles se retirèrent et Onyx tendit le pendentif de Coyle à Selas. Celui-ci le prit en prenant garde à ne pas toucher la jeune demi-elfe. Il le passa autour de son cou et sentit, avec joie, son corps se transformer. Il se regarda avec satisfaction, sans voir l'air blessé avec lequel Onyx se détournait.
- En route ! s'exclama-t-il impatiemment.
- Je vous suis, répondit Onyx.
Il la regarda avec son arrogance habituelle.
- Cessez de dire des bêtises ! s'exclama-t-il, hautain. Pourquoi paierais-je un guide si c'est pour le voir me suivre ?
Au lieu de baisser la tête en silence, comme une demi-elfe aurait dû le faire devant un représentant de la race pure, Onyx le fixa calmement.
- Puis-je vous faire remarquer que vous ne me payez pas du tout ?
Selas eut un instant de flottement, puis son arrogance reprit le dessus :
- Vous vous êtes offerte à me guider de vous-même, jamais je ne vous ai engagée !
Onyx eut un sourire amer, haussa les épaules et se détourna avec indifférence, sortant du repaire des gargouilles.
- Mais si cela fait une différence pour vous, la rappela Selas, je peux vous payer !
- Je ne veux pas de votre argent, rétorqua aussitôt Onyx. Personne ne peut se targuer de m'avoir achetée pour quelques pièces d'argent !
- Ce n'est pas vous que j'achète, fit Selas en lui emboîtant le pas, mais vos services.
- Mes services mêmes seraient trop chers pour vous, mais vous ne comprendriez pas.
Selas se sentit offensé.
- Que pourrait faire un demi-elfe qu'un elfe pur ne comprendrait pas ?
Onyx s'arrêta et ses cheveux volèrent sur ses épaules quand elle se retourna.
- Tout, dit-elle après un silence. Vous ne pouvez pas comprendre ce que ressent un demi-elfe quand il est humilié à cause de son sang mêlé dont il n'est pas responsable, vous ne pouvez pas savoir ce qu'il doit subir pour survivre, vous n'avez pas la moindre idée du genre de fierté qu'il lui reste !
Elle se tut un instant, puis ajouta plus doucement :
- Non, vous ne savez rien et vous ne voulez surtout pas savoir.
Elle pivota sur ses talons et reprit son chemin, suivie par Selas qui, pour une fois, ne savait que dire.
Vers le milieu de l'après-midi, Onyx ordonna une halte. Selas la regarda d'abord sans comprendre, puis se rappela qu'elle n'avait quasiment pas dormi de la nuit. Il la regarda s'allonger au pied d'un arbre, presque roulée en boule. Elle était totalement sans défense.
- Vous ne craignez rien ? s'étonna-t-il.
Elle ouvrit un oeil pour lui répondre.
- J'ai le sommeil léger, Selas, et j'ai l'habitude de dormir en territoire hostile.
Selas comprit bien qu'il y avait deux sens à cette remarque, mais il ne voulut en voir qu'un.
- Vous me faites confiance, Onyx ?
Cette fois-ci, elle n'ouvrit même pas les yeux.
- Non.
C'était définitif. Sans trop savoir pourquoi, Selas se sentit blessé.
Durant la nuit, Onyx reprit son rôle de guide, chassant en cours de route ou ramassant des baies. Elle restait silencieuse et Selas n'avait guère envie de se montrer communicatif, d'abord parce que cela le rabaissait - lui, un elfe pur, parler à une hybride ! - et d'autre part, parce qu'il n'avait pas envie d'alimenter une nouvelle querelle.
Au matin, ils étaient en vue d'une ville.
- On dirait Ocanam, remarqua Selas.
- C'est Ocanam.
- C'est impossible ! Il faut plus de temps que cela pour aller de Gethsan à Ocanam !
- Pas par la forêt, Selas. Mais il faut connaître les raccourcis. Entrez par la porte principale. Presque à côté de la porte ouest, vous trouverez une auberge. Attendez-moi là.
- Vous allez passer par la porte des voleurs ?
- Naturellement. Vous n'avez pas envie d'être catalogué comme un de ces renégats frayant avec les demi-elfes, n'est-ce pas ? Nous nous retrouverons un peu après midi.
Sur ces mots, elle disparut.
Selas connaissait Ocanam. Son meilleur ami vivait ici, ainsi que quelques collègues, et justement, sa maison était du côté de la porte ouest.
- Selas ! Je n'en crois pas mes yeux ! Comment es-tu arrivé là sans te perdre ? fit son ami en riant.
- J'ai loué les services d'un guide, Giveras, répondit Selas en haussant les épaules.
- Quel guide ?
Selas savait que Giveras, passionné par de multiples choses - comme les lieux dangereux, les animaux fantastiques et les antiques grimoires de magie - partait souvent en expédition avec son cousin et qu'il était habitué à payer un guide.
- Elle s'appelle Onyx Flot d'Argent. C'est la nièce d'Anexor.
- Onyx ! C'est à la fois un bon et un mauvais choix.
- En quel sens ?
- Tu ne trouveras pas de meilleur guide qu'elle. Mais d'un autre côté, tous ceux qui l'ont eue pour guide ne jurent plus que par elle, se faisant les fervents défenseurs des demi-elfes en général, et d'Onyx en particulier. Fais attention ! conclut Giveras en riant.
- Je ne crains rien.
- C'est ce que je pensais aussi pour H'Neras. Regarde ce qu'il est devenu. H'Neras !
H'Neras était le cousin de Giveras et, en le voyant arriver, Selas se dit qu'il n'avait pas changé : il ressemblait toujours autant à un jeune elfe irresponsable, alors qu'il était une sommité sur la poésie elfique et sur les animaux fantastiques, étant l'auteur du catalogue le plus exhaustif et le plus détaillé sur le sujet.
- Un seul nom, H'Neras, fit négligemment Giveras. Onyx.
Le visage coupé au couteau de H'Neras s'illumina.
- Cette fille est un pur joyau ! affirma-t-il. J'ai déjà fait plus de cinquante lieues pour aller la chercher et je recommencerais sans hésiter.
Selas en resta assez ébahi : H'Neras avait été l'un des pires détracteurs des demi-elfes, encore plus intolérant que le mage elfe lui-même ! Il avait radicalement changé...
- Oh non ! Vous avez encore lancé H'Neras sur son sujet favori ! se plaignit une voix féminine.
Renelle, la soeur de H'Neras, venait de faire son apparition.
- J'ai les oreilles rebattues de cette Onyx, confia-t-elle à Selas, et je ne l'ai encore jamais vue !
- Ne parlez jamais d'Onyx en présence de Renelle, sourit H'Neras, elle est jalouse !
Renelle était réputée pour veiller férocement sur son frère et certaines elfes poliment refusées par elle contribuaient à répandre la rumeur.
- Onyx est à Ocanam, annonça Selas. Elle m'a donné rendez-vous à l'auberge près de la porte ouest.
- Celle du Griffon Rouge, probablement, musa H'Neras. Alors elle doit déjà y être. Tu peux aller la voir, si tu veux, Renelle.
- Mais le rendez-vous est après midi ! protesta Selas.
- Ça ne change rien. Je sais qu'elle y est déjà, répéta H'Neras.
Renelle hocha la tête et sortit de la pièce.
- Dis-moi tout, Selas, continua Giveras. C'est Anexor qui a forcé Onyx à te guider ?
- Je suppose, oui. Elle dit que c'est son pèlerinage annuel et que je suis sur son chemin.
- Oh, c'est vrai ! Les Champs des Morts ! intervint H'Neras.
Selas parvint à ne pas s'étonner, mais dut y renoncer quand Giveras remarqua :
- Je ne comprends vraiment pas pourquoi Anexor force Onyx à guider ses amis. Il a horreur qu'elle s'éloigne de lui. Peut-être espère-t-il qu'elle se rendra compte combien il est différent des autres.
- Que veux-tu dire par là ? demanda Selas, intrigué.
- Tu n'as pas compris ? Anexor est amoureux d'Onyx !
- Mais c'est sa nièce ! protesta Selas, horrifié.
- Arrête de dire des bêtises, le morigéna H'Neras. Anexor n'a jamais eu de frère ni de soeur.
Selas était stupéfié d'apprendre qu'Anexor, un elfe de pure race, pouvait être amoureux d'une demi-elfe.
- Ne prends pas cet air dégoûté, Selas. Onyx vaut mieux que la plupart des elfes de pure race.
- De ta part, H'Neras, c'est un commentaire qui m'étonne, grinça Selas.
- Il n'est jamais trop tard pour se rendre compte de ses bêtises, répondit le jeune elfe en haussant les épaules.
Renelle entra dans la pièce.
- Je viens de voir Onyx, annonça-t-elle. Je comprends mieux ton engouement, H'Neras. A-t-elle chanté pour toi durant l'expédition ? Elle a une voix magnifique.
- Je l'ai déjà entendue chanter, confirma H'Neras. Maintenant que tu l'as vue, tu me permettras de l'engager à nouveau, j'espère ?
- Naturellement. A condition que je puisse faire partie de l'expédition cette fois-ci, ajouta Renelle en souriant.
H'Neras lui répondit par une grimace amusée.
- Que fait-elle à l'auberge ? s'enquit Selas.
- Elle chante, répondit Renelle en haussant les épaules.
Selas bondit de son siège et, enragé, sortit de la maison en coup de vent. Ses trois amis restèrent un instant figés sur place, puis se ruèrent à sa poursuite.
Selas ouvrit la porte de l'auberge et resta pétrifié. Onyx, toujours dans sa tunique d'un bleu-gris clair, ses cheveux relevés sur la tête, quelques mèches le long de son visage, était assise sur le comptoir, appuyée en arrière sur ses mains et chantait. Assis par terre, presque à ses pieds, un enfant jouait de la flûte. Tous les regards étaient fixés sur Onyx tandis que sa voix magnifique s'élevait vers le ciel. Selas était si envoûté qu'il était incapable de faire un geste.
Enfin la voix d'or, merveilleuse et torturante, se tut et Onyx salua, avec un léger sourire. L'enfant se leva, passant dans la salle et recevant des pièces de la part des clients. Onyx se laissa glisser à bas du comptoir, reçut les pièces de la main de l'enfant et lui en donna une généreuse part. Elle allait sortir quand une main s'abattit sur son bras. Immédiatement, son sourire s'effaça, son visage pâlit et toute son attitude se raidit.
- Ma jolie, quand on chante l'amour, on ne se sauve pas ainsi ! fit une voix rude.
L'enfant, qui connaissait visiblement Onyx, ne tenta pas de lui porter secours. Il prit ses jambes à son cou et alla se jeter dans les jambes du patron qui, au fond de la salle, tournait le dos à la scène.
Onyx fit face à l'importun, ses yeux presque fous.
- Lâchez-moi. Je ne suis pas un prix que l'on peut clamer pour quelques pièces d'argent. Je suis une barde, pas autre chose !
- Ne fais pas ta mijaurée ! Les demi-elfes bardes n'existent pas !
Onyx, perdant son calme, se débattit comme une forcenée, mais l'importun était bâti comme un géant. Dans la lutte, les che-veux roux se défirent et cascadèrent sur ses épaules. L'elfe la contempla.
- Je te connais ! Je t'ai déjà vue !
- Je ne crois pas, non !
Selas sentit H'Neras s'agiter derrière lui et visiblement, l'elfe comptait se porter au secours d'Onyx. Il n'eut pas besoin de le faire : Rixor, le patron, arriva tranquillement, posa fermement une main sur l'épaule de l'importun et, de l'autre, le força à libérer Onyx.
- Ceux qui traitent mon invitée d'honneur en fille publique n'ont pas leur place dans mon établissement, dit Rixor calmement.
- Une demi-elfe ! fit dédaigneusement l'elfe. Ce n'est qu'un jouet, rien de plus !
- Au Griffon Rouge, Onyx fait la pluie et le beau temps. Si vous n'aimez pas, la porte est ouverte.
Plusieurs client vinrent se ranger derrière Rixor.
- C'est bon, Rixor, intervint Onyx, à présent très calme. Je crois qu'il a compris. Il n'est pas au courant des usages ici, c'est tout.
L'elfe grommela quelque chose et sortit en bousculant H'Neras et Renelle, qui fut projetée contre son cousin.
- C'est la première fois que je le vois ici, Onyx, dit Rixor. Je suis désolé. J'espère que tu ne m'en voudras pas pour ça. Ton passage annuel est toujours très attendu.
- J'ai l'habitude, Rixor, ne t'inquiète pas. Crois-tu que ce soit la première fois que ça m'arrive ? J'entre toujours à Ocanam par la porte des voleurs, même après dix ans. Non, rassure-toi, j'aime le Griffon Rouge. Je reviendrai.
- Les dieux soient loués !
Onyx eut un sourire rapide et, en se tournant, vit Selas pour la première fois ; son visage s'assombrit.
- Qu'alliez-vous faire ici ? s'exclama Selas sitôt qu'elle sortit. Quelle idée de venir chanter comme une... une... Enfin, vous avez vu ce qui est arrivé !
- C'est mon métier, Selas, soupira Onyx. Je suis barde d'origine. C'est le moyen pour moi de gagner l'argent nécessaire à l'expédition.
- J'ai cet argent, fit platement Selas.
Onyx eut un rictus et retourna dans l'auberge. H'Neras arrêta Selas qui s'apprêtait à la suivre.
- J'ai entendu votre conversation. Je ne sais pas comment tu as engagé Onyx, Selas, mais visiblement, tu n'as pas discuté avec elle des modalités. Onyx n'est pas comme les autres guides. Avec elle, quand tu paies, tu paies pour un guide, bien sûr, mais aussi pour la nourriture, la protection et le gîte en ville si le cas se présente.
- La protection ?
- Onyx protège toujours ses clients. Elle a été blessée pour moi dans notre expédition. C'est un guide précieux, Selas, ne commets pas la bêtise de la dénigrer et de la mépriser. Elle vaut beaucoup plus que ce qu'elle demande en salaire.
Onyx ressortit de l'auberge et son paquetage avait gonflé. Par contre, sa bourse était beaucoup plus plate. Elle eut un timide sourire en voyant H'Neras qui la couvait pratiquement du regard.
- Salut, Onyx, fit celui-ci en répondant à son sourire par un de ses propres sourires, étincelant de blancheur. Je projette bientôt une nouvelle expédition, avec Renelle et Giveras cette fois-ci. En seras-tu ?
- Si j'ai fini celle-ci à temps, compte sur moi. De toute façon, a priori, je serai chez Anexor.
Elle regarda rapidement Renelle et Giveras. Elle n'ignorait pas qu'avec H'Neras, ils formaient le groupe d'explorateurs et de chercheurs le plus célèbre du royaume elfe.
- Pas d'ancien grimoire à étudier ? plaisanta-t-elle.
A sa grande surprise, Renelle éclata de rire. Lors de la dernière expédition prévue, H'Neras était parti seul, sa soeur et son cousin restant pour étudier un grimoire dont Giveras avait fait l'acquisition.
- Nous y allons, Onyx ? intervint Selas, à qui l'attitude de H'Neras envers Onyx déplaisait souverainement.
La jeune demi-elfe haussa ses sourcils cuivrés et acquiesça dans un mot. Elle adressa un signe de la main à H'Neras, Giveras et Renelle, puis se dirigea vers la porte ouest, suivie par Selas.
Sitôt qu'ils furent sortis de la ville, Selas attaqua :
- Je vous prierai de ne plus recommencer vos tours de chant. Si vous avez besoin d'argent, vous n'avez qu'à me le demander !
- Je vous ai déjà dit que je ne voulais pas de votre argent, répondit Onyx aussitôt. Ce n'est que la deuxième fois que je fais ce trajet autrement que seule, Selas, et les gens attendent mon passage dans les villes. Ils ne comprendraient pas pourquoi je les prive de leur plaisir annuel.
- Skeevas m'a dit que vous l'aviez guidé aux Champs des Morts à la suite d'un pari stupide.
- C'était le pari le plus stupide que j'aie jamais vu.
- Quel en était l'enjeu ?
- Moi. Un haut elfe m'a vue et a décidé que je devais être son jouet. Skeevas s'est interposé. L'autre a cru pouvoir le prendre de haut, parce que Skeevas est un elfe des forêts, mais il a vite compris qu'il allait perdre la face. Alors il a lancé le pari d'honneur.
Selas eut l'air surpris. Le pari d'honneur n'était pas quelque chose qui se lançait fréquemment. Il fallait de meilleures raisons que la possession d'une demi-elfe !
- Skeevas n'a pas pu se dérober. Alors l'autre elfe l'a défié de ramener de la terre des Champs de Morts. J'ai guidé Skeevas parce que je connaissais bien le chemin et, d'autre part, cela me permettait d'être hors d'atteinte de l'elfe.
- Comment êtes-vous entrée en contact avec H'Neras ?
- Un de mes anciens clients lui avait parlé de moi. Normalement, Anexor était son guide de prédilection, mais il savait qu'il avait été blessé. Il est venu à Hieran quand même, pour découvrir que le guide dont son ami lui avait parlé était le remplaçant d'Anexor, mais aussi que c'était une demi-elfe. Il s'est senti trahi. Anexor l'a convaincu de m'engager quand même. Je crois qu'il ne l'a pas regretté.
- Il m'a dit que vous aviez été blessée pour lui.
- Un coup de griffes. Rien de bien méchant. C'est l'inconvénient des animaux fantastiques. Vous ne savez jamais comment ils vont réagir.
- Onyx, pourquoi l'elfe a-t-il cru vous reconnaître ?
- Il a dû rencontrer ma mère. Je lui ressemble, paraît-il. A part les oreilles et les yeux.
- Comment un elfe pourrait-il avoir vu une humaine ?
- Tous les elfes connaissant certains humains, Selas.
- Onyx Flot d'Argent n'est pas votre vrai nom, n'est-ce pas ?
- J'ai caché mon vrai nom toute ma vie, Selas, parce que ma mère n'a jamais été capable d'avouer en public que j'étais sa fille.
Selas en fut choqué jusqu'au plus profond de lui.
- Et maintenant ?
- Maintenant, ça n'a pas plus d'importance, Selas. Elle est morte.
- Qui était-elle ?
- Irina de Castel Roche.
- Princesse impériale..., acheva Selas pour elle.
- Oui.
- Vous êtes princesse chez les humains ! Et vous vivez parmi les elfes, végétant en tant que barde et guide, vous faisant insulter par le premier venu !
- Que voulez-vous que je fasse ? Ma mère ne pouvait pas me reconnaître officiellement. Je ne peux pas arriver au royaume en disant que je suis Onexaranda de Castel Roche, fille d'Irina. Ils ne me croiraient jamais. Et puis, Selas, j'ai quelque trente-cinq ans. C'est jeune pour une elfe, mais c'est déjà vieux pour une humaine. Bien des femmes me jalouseraient, parce qu'on croirait que j'ai dix-sept ans quand j'en ai le double. Voilà pourquoi on me connaît sous le nom d'Onyx Flot d'Argent, nièce d'Anexor.
- Pourquoi vivez-vous chez les elfes alors que vous les détestez ?
- Anexor est tout ce qu'il me reste, Selas. Ma mère est morte, mon oncle aussi. Vers qui voulez-vous que je me tourne ? Il est difficile de résister longtemps en territoire hostile si vous n'avez personne pour vous soutenir ou vous réconforter de temps en temps.
- Votre oncle ? répéta Selas, étonné.
- Vous avez décidé de tout savoir sur moi, Selas ? soupira Onyx. Après tout, ça nous fera un sujet de discussion...
Selas en fut surpris ; il ne s'était pas vraiment attendu à ce qu'elle satisfît sa curiosité. Onyx repoussa une mèche indocile derrière son oreille et commença son histoire d'une façon presque impersonnelle, tout en utilisant les techniques habituelles des bardes et des conteurs.
Texte © Azraël 1999 - 2002.
Bordure et boutons Dryad, de Silverhair, inspiré par un dessin d'Amy Brown
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