Myrène

   - Vous savez que je dois vous tuer. Je n'ai rien contre vous, mais la loi est telle.
    - Je le sais. Tuez-moi, je n'essaierai pas de me défendre.
   Le jeune elfe contempla l'humaine à genoux devant lui. Elle était jeune, encore presque une enfant, et pourtant, elle n'avait pas peur.
    - Pourquoi être venue ici, dans la Forêt Interdite ? demanda-t-il.
    - Je cherchais la mort, répondit-elle. Je la croyais noire et effrayante, mais c'est en fait un beau jeune homme à la lame étincelante. Frappez, seigneur.
   Elle courba légèrement la tête, comme pour s'offrir au coup. Le jeune elfe raffermit son emprise sur son arme, mais se révéla incapable de porter le coup.
    - Je ne peux pas, dit-il. Tuer quelqu'un qui essaie de se défendre, dans l'ardeur du combat, c'est relativement aisé, mais tuer de sang-froid... je ne peux pas !
   La jeune fille eut un hoquet, comme un sanglot, et se jeta sur lui, ongles en premier. Il la repoussa sans mal et elle s'effondra au sol en pleurant.
   Quelqu'un entra dans la pièce sombre où ils se trouvaient. Le nouveau venu avisa la forme par terre.
    - Qui est-ce, Luces ?
    - Une humaine, répondit le jeune elfe. Je ne peux me résoudre à la tuer comme je le devrais.
   Le nouveau venu s'agenouilla à côté de la jeune fille et lui releva gentiment le menton. Quand il vit son visage en larmes, il recula précipitamment, pâle comme la mort, les yeux grands ouverts. Luces le regarda avec étonnement.
    - Myrène ! articula-t-il.
    - Tu connais cette humaine, Eryx ? s'étonna Luces.
    - Oui, je la connais, répondit lentement Eryx. C'est ma femme.
    - Non ! cria celle qu'il avait appelée Myrène. O Seigneur Luces, ne le croyez pas ! Je suis simplement une femme qu'il a rencontrée, une conquête de passage... J'étais belle à cette époque...
    - Vous êtes toujours belle, Myrène, répondit gentiment Luces.
   Elle eut un triste rire.
    - Qu'auriez-vous dit alors ! Quoi qu'il en soit, comment pourrais-je être la femme d'un seigneur de la forêt ?
    - C'est ma femme, Luces, ma femme que j'ai abandonnée il y a deux ans pour revenir parmi les miens.
   Luces regarda successivement Eryx, très calme, et Myrène, qui pleurait en secouant la tête pour dénier la chose.
    - C'est très grave, Eryx, dit-il enfin. Si l'histoire est telle qu'elle le dit, elle seule mourra. S'il en est comme tu le dis, le Conseil vous mettra sans doute tous les deux à mort.
    - Qu'est devenu l'enfant, Myrène ? demanda Eryx sans se préoccuper de Luces.
    - Il est avec son père, répondit Myrène violemment. Ce n'était pas ton fils.
   Eryx pâlit et sortit de la pièce. Luces s'agenouilla à côté de Myrène.
    - Myrène, c'est important. Es-tu, oui ou non, mariée à Eryx ?
    - Non, non ! Je ne suis qu'une pauvre fille...
    - Où est l'enfant ?
    - Il n'y a pas d'enfant.
   Myrène était au bord de l'hystérie. Le ton de Luces se fit plus doux.
    - Myrène, j'essaie de t'aider, de vous aider, Eryx et toi. Si tu étais sa femme, il y a un moyen de vous sauver tous les deux. Qu'est devenu l'enfant ?
    - Il est mort, chuchota Myrène entre ses dents. Il est mort de faim parce que je n'avais plus de quoi le nourrir.
   Luces regarda la jeune fille. Maigre elle-même, elle ne devait pas être loin de mourir de faim aussi. Il alla chercher de la nourriture qu'il lui donna, puis quitta la pièce pour réfléchir calmement au problème.
   Mais il n'en eut pas le temps. En quittant Luces et Myrène, Eryx était directement allé voir le chef du Conseil et lui avait annoncé que sa femme humaine était là. Le Conseil prit aussitôt l'affaire en main. Myrène fut convoquée et Luces vint, de son propre gré. Le Conseil écouta patiemment l'histoire d'Eryx, puis demanda à Myrène si elle avait quelque chose à dire. Elle acquiesça et se leva lentement, soutenue par Luces pour compenser sa faiblesse.
    - Je vais mourir, dit-elle avec un doux sourire, et je veux mourir. C'est pour cela que je suis venue dans la Forêt Interdite, sans savoir que je rencontrerais de nouveau Eryx, ni que j'apporterais les malheurs sur sa tête. Puisque je vais mourir, laissez-moi sauver un innocent. Il dit que je suis sa femme. C'est faux ! Il m'appelait peut-être sa femme, comme quelqu'un appelle "mon enfant" une personne plus jeune. Connaissez-vous une femme qui refuserait le titre d'épouse d'un seigneur de la forêt ? Je ne nie pas avoir connu Eryx, mais il n'était qu'un homme parmi tant d'autres. Regardez-moi, seigneurs : suis-je une femme qu'un seigneur de la forêt pourrait vouloir épouser ?
   Eryx se leva à son tour pour parler, tandis que Myrène s'affaissait à moitié contre Luces.
    - Pendant la période où j'ai vécu avec Myrène, ma femme, je lui ai parlé de nos coutumes et elle sait que notre mariage me condamne à la même mort qu'elle. Il est évident que par ces mensonges, elle espère m'épargner. Quand je l'ai rencontrée, elle avait dix-sept ans et était pure et innocente. Elle m'a donné son coeur avec un touchant abandon et je n'ai jamais douté de sa fidélité. Sa tentative de se faire passer pour une fille de mauvaise vie est purement stupide. Quand je l'ai revue, cet après-midi, elle m'a dit que notre enfant n'était pas de moi. Je refuse de le croire.
    - Il y a un enfant dans l'histoire ? demanda le chef du Conseil.
    - Non ! cria Myrène. Il n'y a pas d'enfant !
   A la surprise de tous, Luces intervint :
    - Cette humaine ne connaît pas toutes nos coutumes. Je suis d'accord avec Eryx : il est évident qu'elle tente de sauver celui qu'elle a aimé et qu'elle aime toujours. Je l'ai interrogée à propos de l'enfant et...
   Un message chuchota quelque chose à l'oreille du chef du Conseil, qui fit signe à Luces d'attendre avant de continuer.
    - Sechas, notre devin, est de retour et demande à être entendu immédiatement, annonça-t-il.
   Luces, résigné, se rassit à côté de Myrène. Sechas avait tous les droits. Le devin entra, appuyé sur son bâton sculpté. Il embrassa la scène d'un coup d'oeil, eut l'air rassuré en voyant Eryx et Myrène, fit un clin d'oeil à Luces dont il était l'oncle et s'apprêta à parler.
    - C'est une triste histoire que je vais vous raconter, commença-t-il. C'est l'histoire d'une jeune fille et de son enfant, presque un bébé. La jeune fille était très pauvre, mais son enfant était bien soigné. Pour survivre, elle vendit tout ce qu'elle possédait et en premier lieu, ses bijoux. Elle les vendit un à un, se déchirant le coeur quand elle s'en séparait, mais elle aurait fait pire pour son enfant. Le marchant à qui elle les vendit les acheta à un prix ridiculement bas, l'escroquant proprement.
   A ce point de son histoire, Sechas sortit une bourse qu'il ouvrit et dont il renversa le contenu sur la table devant le Conseil.
    - La parure royale ! hoqueta le chef du Conseil.
   Eryx et Myrène avaient tous les deux pâlis ; Eryx parut sur le point de parler, alors que Myrène, battue de tous côtés, semblait incapable de lutter davantage. Sechas fit signe à Eryx de rester silencieux et reprit :
    - Avec l'argent, la pauvre mère acheta des vêtements et de la nourriture pour son enfant. Quel spectacle c'était de les voir tous les deux, la mère si maigre et en haillons, avec le bel enfant bien soigné et bien vêtu. Une dame riche voulut adopter l'enfant, mais ce dernier refusa, s'accrochant à sa mère qui, elle, aurait accepté, pour le bien-être de son enfant !
   Il se tut un moment. Myrène pleurait doucement, sans bruit.
    - Vous vous demanderez peut-être pourquoi cette pauvre mère ne cherchait pas de travail. C'est qu'elle avait refusé de devenir la maîtresse du seigneur de la ville et que celui-ci faisait tout pour l'empêcher de trouver du travail et de quitter la ville. Que dire de cette pauvre mère qui, voyant son enfant mourir de faim alors qu'elle-même se privait pour lui, courait toutes les nuits dans la forêt pour essayer de trouver de la nourriture ? Elle avait apitoyé le garde de la porte, qui savait parfaitement qu'elle n'abandonnerait jamais son enfant et qu'elle reviendrait. Tout en se montrant compatissant pour elle, il ne désobéissait pas à son seigneur. Et pourtant, l'enfant mourut de faim. Qui pourrait dire le chagrin de la pauvre mère ? Celle-ci, devenue presque folle, courut droit dans la Forêt Interdite pour rencontrer sa mort. Qui peut dire le chagrin de cette mère ? répéta Sechas en montrant Myrène.
    - Oui ! cria-t-elle. C'était moi ! C'est mon enfant que j'ai laissé mourir de faim ! Et maintenant, je veux le rejoindre dans le sein de la mort !
   Eryx quitta son siège, prit la parure royale et alla droit à Myrène. Il glissa la bague à l'annulaire gauche de la jeune fille.
    - Reprends ces bijoux, car ils t'appartiennent, Myrène. Quel crève-coeur ce dût être pour toi de t'en séparer ! Mais pour notre fils, tu aurais fait pire !
    - Je ne me suis pas vendue, sanglota Myrène. Je n'ai pas pu...
    - Je sais, Myrène, je sais.
   Eryx se redressa et regarda le Conseil.
    - Si quelqu'un doit être châtié pour la mort de cet enfant, je suis le coupable idéal. Car pendant que cette mère admirable se battait pour que son enfant vive, où était le père ? Eh bien, je vais vous le dire : il était ici, à cette cour, et il s'appelle le prince Eryx !
   Myrène sanglota encore plus.
    - Un prince ! Oh, malheureuse ! Qu'as-tu fait ? Comment as-tu osé regarder si haut ?
   Elle ôta la bague que Eryx lui avait rendue et, en chancelant, elle alla jusqu'à la table du Conseil pour reposer les bijoux. Sechas regarda cette jeune fille brisée dont l'enfant était mort et qui, sans tenir compte de son abandon, essayait encore de sauver son époux au prix de sa propre vie.
    - Luces !
    - Mon oncle ?
    - Emmène Myrène au palais et qu'on s'occupe d'elle. Que l'on voie qu'elle est digne de rivaliser avec les princesses elfes !
   Luce obéit sans protester, emportant Myrène dans ses bras. Eryx resta debout devant le Conseil qui se trouvait embarrassé. La loi était qu'aucun humain ne devait voir le royaume elfe et c'était pour leur propre sécurité qu'ils tuaient tous ceux qui s'aventuraient dans la Forêt Interdite. L'histoire aurait été simple si la femme humaine n'avait pas été l'épouse du prince. De plus, Sechas semblait vouloir sauver la jeune fille. Le chef du Conseil toussota pour se donner une contenance.
    - Sechas, fit-il, bourru. La vie de la dénommée Myrène est entre tes mains.
   Il se leva et quitta la salle. Le sort de Myrène ne le concernait plus.
   Luces s'occupait presque exclusivement de la jeune humaine. Il recevait l'aide de Filène, sa soeur, de temps en temps, mais autrement, il faisait tout. Eryx, au début, venait voir très souvent sa femme, mais cela ne semblait qu'ajouter à leur détresse. Il lui avait rendu la parure royale et elle avait accepté de porter la bague, mais serrait les autres bijoux dans un coffret.
   Les elfes furent bientôt habitués à voir cette mince humaine aux longs cheveux noirs déambuler dans les rues de leur cité, toujours accompagnée par Luces. Pendant ce temps, Sechas travaillait dans son laboratoire, n'en sortant pratiquement jamais, jusqu'au jour où le père d'Eryx décida d'organiser une fête pour présenter officiellement la femme de son fils. Alors Sechas eut une longue discussion avec Luces et Filène, qui s'occupèrent de Myrène.
   Quand elle fit son apparition, la cour entière se tut ; Luces et Filène avaient réussi à montrer qu'elle pouvait rivaliser avec les princesses elfes. Ses longs cheveux noirs étaient coiffés de façon compliquée, structure inventée par les doigts habiles de Luces, entremêlés avec un bandeau de perles. Elle était entièrement habillée de blanc, par une robe qui mettait en valeur sa minceur et cachait le fait qu'elle n'avait toujours pas récupéré de sa phase de famine. Elle arborait la parure royale, mais, loin d'en montrer de l'orgueil, elle gardait la tête baissée, sa main légèrement posée sur celle de Luces qui l'escortait.
   Le jeune elfe, vêtu de gris selon son habitude, mena Myrène à Eryx, qui était lui aussi habillé de blanc, et le prince elfe présenta sa femme humaine à son peuple. Myrène releva la tête et tout le monde put voir que ses yeux étaient pleins de larmes. Elle secoua la tête.
    - Non, fit-elle d'une voix brisée, non ! Je ne suis pas digne de cet honneur. J'avais un enfant, un petit garçon nommé Ceryx, et je l'ai laissé mourir de faim ! Une criminelle ne peut pas épouser un prince...
   Elle ôta ses bijoux un par un, terminant par sa bague, puis leva les bras pour retirer le bandeau de perles de sa coiffure, laissant ses magnifiques cheveux noirs cascader sur ses épaules nues. Elle se tourna vers Eryx, lui prit la main et s'agenouilla devant lui, pressant son front contre la main de son mari.
    - Merci pour le bonheur que tu m'as donné, murmura-t-elle.
   Elle se releva et, relevant sa robe, s'enfuit du palais. Alors que tout le monde restait figé par la surprise, Luces, sans se soucier des convenances, s'élança sur ses traces.
   Dans son laboratoire, Sechas exultait au moment où Luces entra.
    - Luces ! Je n'ai plus besoin que d'un corps et nous aurons le couple princier le plus heureux du royaume elfe !
    - Mon oncle, j'ai un corps pour toi si tu veux, fit Luces, la voix étranglée.
   Sechas le regarda étrangement.
    - Que se passe-t-il, Luces ?
    - Viens, tu verras.
   Il l'emmena jusqu'à la chambre réservée à Myrène. Là, sur son lit, vêtue des vêtements qu'elle portait lorsqu'elle était arrivée, Myrène semblait reposer. Luces s'agenouilla à côté du lit et prit la main de Myrène dans les siennes.
    - Elle est morte dans mes bras, sanglota-t-il, et je n'ai rien pu faire pour l'en empêcher !
   Sechas se pencha sur Myrène et découvrit la blessure à la poitrine.
    - C'est une humaine, hors de mon pouvoir, je ne peux rien faire pour elle, murmura-t-il avec désespoir.
   Alors il prononça les paroles de son sort et le corps de Myrène rapetissa pour devenir celui d'une petite fille elfe. Luces enfouit sa tête entre ses mains, puis saisit la dague encore tachée du sang de Myrène et se frappa lui-même. Horrifié, Sechas serra le corps de son neveu contre lui.
    - Luces ! Pourquoi ce geste ?
    - Je l'aimais trop ! Elle ne pouvait être mienne... et jamais elle ne m'aurait aimé... Mais je ne peux pas vivre sans elle...
   Une pensée terrible traversa l'esprit de Sechas.
    - Luces... ce n'est pas toi qui l'as tuée ?
    - Non... non ! Jamais je n'aurais porté la main sur elle... Elle était... si...
   Luces ne termina jamais sa phrase. Filène entra dans la pièce à ce moment et s'évanouit en voyant son frère mort. Sechas déposa le corps de son neveu à terre et prit la petite fille dans ses bras. Il l'emmena à Eryx.
    - Voici ta fille, Lhe Na Elandra. Sa mère est morte pour qu'elle vive.
   Il quitta Eryx sans rien ajouter et le prince fut si stupéfait qu'il n'eut pas la présence d'esprit de l'arrêter. Dans la chambre de Myrène, Filène avait repris ses esprits et berçait le corps de son frère dans ses bras.
    - Rends-moi Luces ! Rends-moi mon frère ! cria-t-elle à Sechas à travers ses larmes.
    - Je ne peux pas le ressusciter, Filène. Je peux seulement rappeler son esprit dans un nouveau corps.
    - Alors fais-le !
    - Je n'ai pas de corps sous la main, Filène.
    - Si... si j'attendais un enfant, pourrait-il... pourrais-tu le faire ? Faire que mon enfant devienne Luces ?
    - Oui, mais...
    - Garde son esprit à proximité ! cria Filène en s'enfuyant.
   Elle revint trois semaines plus tard, l'air hagard, mais décidé.
    - Fais le transfert.
    - Filène, qu'as-tu fait ?
    - Je veux mon frère ! cria Filène. Tu m'as promis de me le rendre si j'attendais un enfant !
    - Qui est le père ?
    - Ça n'a pas d'importance, répondit la jeune elfe en pâlissant.
   A contrecoeur, Sechas s'exécuta et neuf mois plus tard, Filène donna naissance à un garçon qu'elle appela Luces.

Texte © Azraël 1999 - 2002.
Bordure et boutons Dryad, de Silverhair, inspiré par un dessin d'Amy Brown

Amy Brown Fantasy Art

Silverhair