Irina

   Lorsque Irina retourna à Castel Roche accompagnée d'une petite fille d'environ cinq ans, sa famille eut peur. Ce fut pire lorsque l'on découvrit que l'enfant avait les oreilles en pointe, même si elles étaient en partie cachées par les cheveux. Mais le regard d'argent méditatif que la petite fille levait vers les autres suffisait à montrer son sang mêlé.
    - Voici Onexaranda, dit Irina.
    - C'est ta fille, Irina ? demanda Marco, son père.
    - Ma mère a été tuée par des humains, intervint Onexaranda.
   Irina faillit s'étrangler en entendant cela : elle fut la seule à comprendre ce que l'enfant voulait dire. Pour Onexaranda, les Castel Roche avaient tué sa mère en la forçant, sans le savoir, à la renier. Mais les Castel Roche crurent que la mère d'Onexaranda était une elfe.
   Le temps passa. Onexaranda grandit, se mêlant peu aux autres enfants qui lui rappelaient cruellement qu'elle n'était qu'une sang-mêlée. Irina restait obstinément célibataire et s'occupait de l'enfant.
    - Irina, des rumeurs courent. Il serait bon que tu te détaches de cette bâtarde, lui dit un jour son père.
   Irina fut effrayée par la pâleur sur le visage d'Onexaranda. Elle serra l'enfant contre elle.
    - L'enfant n'est pas responsable, père ! Pourquoi lui jeter sans cesse la faute à la figure ?
    - Irina, cette enfant ne pourra jamais aimer les humains, puisqu'ils ont tué sa mère !
    - Crois-tu que les elfes ont été meilleurs pour elle ?
   Au milieu de toutes ces querelles, deux gardaient la tête froide : Onexaranda, trop souvent blessée pour y être encore vraiment sensible, et Angor, le frère d'Irina. Le jeune homme, de cinq ans le cadet d'Irina, avait pris Onexaranda en affection et l'attrait étrange qu'exerçaient les yeux argentés sur les humains n'y était sans doute pas étranger. Il lui apprit la musique et le chant, quelques pas de danse, et, le soir, lui racontait toujours des histoires pour qu'elle s'endorme.
   Une autre rumeur prit naissance presque immédiatement, attribuant à Angor la paternité d'Onexaranda. Cette fois-ci, l'enfant paniqua. Pour toute réponse à la rumeur, le jeune homme fit un clin d'oeil à sa soeur, qui comprit qu'il connaissait son secret, ébouriffa les cheveux d'Onexaranda et s'exclama gaiement :
    - Si tous les demi-elfes étaient comme elle, je voudrais être leur père à tous !
   Onexaranda, étourdie, le souffle coupé, ne put que se jeter dans ses bras pour le remercier, alors qu'elle craignait tant de le voir la repousser à cause de cette rumeur.
   Après cela, ils furent inséparables. Angor n'avait pas beaucoup voyagé, mais il aimait recevoir les aventuriers, recueillant ainsi de nombreux récits de voyage, des chants, des mélodies dont il nourrissait Onexaranda. A treize ans, elle chantait les vieilles balades humaines comme les chants de guerre elfes, Angor l'accompagnant soit à la flûte, soit, plus souvent, au luth. A quinze ans, elle ressemblait à la princesse dont elle aurait dû porter le titre. Angor était complètement fou d'elle et il fit scandale en la faisant paraître à un bal. Ceux qui oublièrent un instant son sang mêlé remarquèrent sa grâce quand elle dansait dans les bras d'Angor et jugèrent dommage qu'elle ne soit pas réellement la fille d'Irina.
   Durant cette soirée, Angor et Onexaranda ne se quittèrent pas, le jeune prince ne lâchant jamais la main de sa cavalière, au grand dépit des filles de la noblesse. Ils restèrent souriants toute la soirée, car jamais, ou presque, ils ne laissèrent quelqu'un les approcher d'assez près pour insulter Onexaranda. Angor était connu pour ses excentricités, mais ce soir-là, plus d'un jugea qu'il était allé trop loin. Le bouquet fut lorsqu'il dansa au milieu de la piste avec Onexaranda et qu'il commença à chanter de sa belle voix grave. Sur son injonction, Onexaranda l'imita et sa voix se mêla à celle d'Angor. Yeux dans les yeux, virevoltant sur la piste, ils chantèrent toute la ballade et tout le monde s'arrêta pour les regarder et les écouter. Perdus dans leur monde, ni Angor ni Onexaranda ne s'en aperçurent. Quand la musique s'arrêta, Onexaranda, elle, ne s'arrêta pas ; elle modula sa voix en un soprano vibrant, entonnant un chant d'amour qu'un elfe avait dédié à une humaine. Angor, souriant, lui donna la réplique et ce, devant la cour entière. Pour Onexaranda et Angor, ce n'était qu'un moyen pour exprimer l'étrange lien qui les unissait, mais pour les autres, c'était un scandale.
   Le lendemain, Angor fut envoyé à la cour d'un roi voisin. Il fit ses adieux à Onexaranda et tous les deux ravalèrent leurs larmes, faisant appel à leur fierté pour ne pas flancher devant tous les yeux qui les fixaient. Irina récupéra sa fille au coeur meurtri et essaya tout pour la consoler. C'était peine perdue. Deux jours après, Onexaranda s'enfuyait, volant un cheval. Angor n'arriva jamais à la cour du roi voisin et son escorte revint piteusement à Castel Roche. Marco entra dans une colère terrible et accusa Irina d'avoir amené le malheur sur la maison avec cette demi-elfe.
   Irina n'était pas une faible princesse comme dans les contes pour enfants. Elle avait vécu cinq ans aux Champs des Morts avec sa fille, elle ne craignait plus rien. Elle partit à la recherche de son frère et de sa fille et les trouva installés dans la forêt voisine, déjouant toutes les recherches faites pour les retrouver. Ce fut Onexaranda qui vint à la rencontre de sa mère.
    - Si tu es venue de nous demander de rentrer, à Angor ou moi, tu peux retourner d'où tu viens, dit-elle d'un ton hostile, une arbalète pointée sur sa mère, appuyée sur sa hanche droite.
    - Non, Randa, je ne viens pas pour cela. Je viens vous voir, simplement, parce que vous me manquez tous les deux.
   Pour Onexaranda, c'était le paradis, même si c'était l'exil. Elle avait son oncle, sa mère était redevenue celle qu'elle aurait toujours dû être et il n'y avait personne pour l'insulter. Mais cet état des choses ne pouvait pas durer. Irina fut espionnée, suivie et, en rentrant un jour de la chasse, après plusieurs jours d'absence de la jeune femme, Onexaranda ne trouva pas Angor qui aurait dû l'attendre pour une visite éclair à Castel Roche afin d'avoir des nouvelles d'Irina. Onexaranda attendit. Angor ne reparut pas et Irina ne revenait pas non plus. Elle avait été abandonnée de tous, bafouée, trahie.
   Cherchant vengeance, elle se rendit de nuit à Castel Roche. Ce fut pour y entendre la voix d'Irina, une voix faible et épuisée.
    - Père, tu ne peux pas faire cela ! Elle va mourir si on la laisse seule !
    - Qu'elle meure ! répondit férocement Marco. Elle n'a apporté que le malheur. Ton bon coeur t'a joué un mauvais tour, Irina ! Tu as nourri un serpent qui s'est retourné contre toi et ta famille !
    - Randa ne nous ferait jamais de mal !
    - Oublie-la, Irina ! dit fermement son père.
    - Je ne peux pas, père ! Elle est ma fille !
    - Arrête de mentir pour la sauver !
    - Je ne mens pas ! Onexaranda est ma fille. Je n'ai pas demandé à l'avoir, mais je ne rejetterai pas la faute sur elle. Peut-être que rien de tout ceci ne serait arrivé si j'avais eu le courage, il y a dix ans, de te dire la vérité.
    - Sois maudite ! hurla Marco, le visage congestionné par la colère.
   Il quitta la pièce et ferma la porte derrière lui à double tour. Onexaranda se glissa dans la chambre de sa mère par la fenêtre et vint s'agenouiller auprès du lit d'Irina.
    - Maman, maman ! appela-t-elle doucement. Je suis là, maman !
   Irina rouvrit les yeux en entendant ce nom qu'elle n'avait pas entendu depuis dix ans.
    - Randa chérie ! murmura-t-elle. Ils ont capturé Angor...
    - Et toi, maman ? demanda Onexaranda, anxieuse, en prenant la main brûlante de sa mère.
    - Je suis malade, Randa, répondit gentiment sa mère en retirant sa main. Je ne crains rien pour l'instant. Va libérer ton oncle.
    - Je t'aime, maman, chuchota Onexaranda en déposant un furtif baiser son le front d'Irina.
    - Moi aussi, Randa... Toi et Angor avez toujours été au centre de ma vie.
   Onexaranda se glissa silencieusement dans les couloirs sombres et, pour la première fois de sa vie, elle remercia son père inconnu de lui avoir légué ses yeux dotés d'infravision.
    - Si tu me libères, père, j'irai rechercher Onexaranda, fit soudain la voix d'Angor, tout près d'elle.
    - Tu es aussi têtu que ta soeur ! Cette sang-mêlée t'a ensorcelé. Je vais faire venir un exorciste.
    - Inutile. Onexaranda n'aura qu'à me regarder pour que je retombe sous son charme.
    - Elle n'aura plus jamais l'occasion de te regarder, Angor !
    - Que veux-tu dire, père ?
    - Que je ne laissera pas le sang de ma famille s'abâtardir. Plutôt vous tuer tous de mes propres mains ! lança Marco avec rage, quittant son fils sur ces mots.
   Il ne fallut pas longtemps à Onexaranda pour trouver la prison d'Angor.
    - Fuis tout de suite ! Marco veut te tuer ! s'exclama-t-il dès qu'il vit la jeune demi-elfe.
    - Je sais. Mais je ne pars pas sans toi. Et après, nous irons sauver Irina.
   Résolument, elle s'attaqua aux chaînes qui retenaient prisonnier le prince héritier. Elle n'eut jamais le temps de le libérer : des gardes arrivèrent avant et attaquèrent aussitôt la demi-elfe insaisissable qu'ils étaient chargés de capturer. Angor aida Onexaranda du mieux qu'il put, malgré ses chaînes et l'inévitable se produisit : un cri déchira les airs, un corps tomba et Onexaranda hurla comme une damnée. Elle échappa à l'emprise des gardes, figés par ce qu'ils venaient de faire, et se jeta sur le corps d'Angor.
    - Vous l'avez tué ! Angor ! Angor !
   Angor rouvrit les yeux.
    - Ne pleure pas... Ç'aurait fini par arriver.
    - Angor, non... Je t'en prie... Je t'aime, Angor, ne me quitte pas comme ça !
    - Je t'aime aussi, sourit Angor.
   Les gardes se saisirent d'Onexaranda alors qu'elle imprimait un long baiser sur le front d'Angor et l'emmenèrent, hurlante, hors de la cellule.
    - Rappelle-toi, cria Angor. Onyx tu es et onyx tu seras !
   Les derniers sons qu'il entendit furent les sanglots déchirants d'Onexaranda.
    - Tu as tué mon fils ! l'accusa Marco, fou de rage.
    - Non ! Vous l'avez tué vous-même, par votre orgueil et votre intolérance ! J'aurais donné ma vie pour lui, de même que je la donnerais pour Irina. Alors tuez-moi et pardonnez à votre fille. !
   Marco la regarda de travers.
    - Crois-tu que j'ai besoin de ta permission pour te tuer ?
    - Non, mais je vous la donne quand même, rétorqua Onexaranda avec un rictus.
   Elle se rappelait les dernières paroles d'Angor : onyx... L'onyx était une pierre dure, elle devait être aussi dure que l'onyx dont elle portait presque le nom.
   Irina entra dans la pièces, tentant à peine debout.
    - Libère ma fille, père ! ordonna-t-elle en se cramponnant au chambranle.
    - Tu n'as pas d'ordres à me donner ! Elle vient de tuer Angor !
   Irina ne le crut visiblement pas. Elle savait qu'Onexaranda se serait plutôt coupé le bras droit que de causer le moindre mal à Angor. Elle allait protester, mais venir affronter son père lui avait volé ses dernières forces et apprendre la mort de son frère lui porta un violent coup : elle s'effondra au sol. Onexaranda se précipita auprès elle et leva un visage ravagé vers Marco.
    - Elle est morte ! Vous venez de tuer votre fille après avoir tué votre fils !
   Elle saisit une dague et s'en frappa, crachant avec haine :
    - Au moins, j'aurai la satisfaction de savoir que je meurs de ma propre main !
   Elle s'effondra sur le corps d'Irina. Marco fit enlever les corps d'Angor et d'Irina pour les enterrer avec les honneurs qui leur étaient dus et fit jeter celui d'Onexaranda avec les ordures.

   Onexaranda rouvrit les yeux sur un plafond blanc.
    - Je suis morte, pensa-t-elle. Je vais pouvoir retrouver Angor et Irina.
   Elle vit quelqu'un bouger à la limite de son champ visuel.
    - Angor ? demanda-t-elle d'une voix qui sonna étrangement à ses oreilles.
    - Chut, petite ! Angor est mort, répondit doucement une voix masculine, vaguement familière.
    - Moi aussi.
    - Non, petite. Je t'ai ramassée avant que les chiens n'aient pu te manger et je t'ai soignée. Tu n'étais pas loin de te tuer, pourtant.
   Alors elle le reconnut : c'était Jenton, l'un des meilleurs amis d'Angor.
    - Tu aurais dû me laisser mourir, fit-elle amèrement, en pleurant.
    - Qui défendrait la mémoire d'Angor et d'Irina, dans ce cas ? riposta Jenton.
   Il la fit admettre comme barde parmi les humains, une fois que le tapage autour de son nom se fut éteint. Puis Jenton aussi mourut, lors d'une chasse, et Onexaranda comprit que plus rien ne la retenait chez les humains. Il était temps pour elle d'aller affronter son autre héritage.
   Le soleil la trouva sur les routes, chantant pour gagner sa vie. Elle avait commencé à composer réellement, autre chose que les esquisses qu'elle avait faites avec Angor. Elle raconta l'histoire d'Angor et d'Irina, de bien des manières, modifiant les faits pour ne pas être reconnue, et à chaque fois, elle tira des larmes à son auditoire.
   Elle était dans la forêt d'Hieran quand elle entendit des bruits qu'elle identifia comme la course d'un sanglier. Elle s'apprêtait à éviter soigneusement son chemin, tout en serrant fermement son épieu dans sa main, mais les bruits la firent changer d'avis : il y avait quelqu'un en danger. Elle bondit en avant, vit une forme par terre et le sanglier qui chargeait. Sans hésiter, elle se plaça devant l'animal furieux, l'épieu bas, s'arrangeant pour détourner sa colère sur elle, de façon à pouvoir lutter contre lui sans mettre en danger la personne déjà blessée.
   La personne en question était un elfe, mais la gratitude lui fit fermer les yeux sur le sang mêlé de son sauveur.
    - Je m'appelle Anexor, dit-il.
    - Onyx, répondit-elle brièvement.
   Il eut l'air surpris, la regarda plus attentivement et s'exclama :
    - Onexaranda ?
   Elle se releva d'un bond, prête à s'enfuir.
    - Co... Comment connaissez-vous mon nom ?
    - J'ai aidé ta mère aux Champs des Morts.
   Ce fut ainsi que commença l'étrange relation entre Anexor et Onyx, qu'il appelait sa nièce. Il lui apprit le métier de guide, malgré sa jambe blessée, et découvrit vite que les récits d'Angor avaient déjà bien préparé le terrain. H'Neras, lors de leur expédition, l'entendit chanter une de ses compositions - sur Angor - et, séduit, l'intégra dans un de ses ouvrages sur la poésie elfique, sans se soucier du scandale que cela pouvait causer. Puis Onyx fut acceptée comme barde parmi les elfes et elle passa sa vie à alterner entre guide et barde. Onexaranda était morte. Il ne restait plus qu'Onyx, plus dure que la pierre dont elle portait le nom.

Texte © Azraël 1999 - 2002.
Bordure et boutons Dryad, de Silverhair, inspiré par un dessin d'Amy Brown

Amy Brown Fantasy Art

Silverhair