Selas

   - Demi-elfe, songea-t-il avec dédain en voyant la mince silhouette qui, devant les murs de la cité, achevait son chant. Heureusement, ils ne l'ont pas laissée entrer ! Mais c'est honteux de voir des elfes de pure race s'arrêter pour l'écouter !
   Sans s'attarder davantage, il entra dans la cité et se dirigea rapidement vers la maison d'un vieil ami qu'il n'avait pas vu depuis bien longtemps. Les deux elfes se saluèrent avec effusion, puis s'installèrent devant un thé fumant pour discuter.
    - Quel bon vent t'amène par ici, Selas ? demanda son hôte.
    - Hum ! fit l'interpellé, semblant fasciné par les volutes qui s'échappaient des tasses. J'ai besoin d'un guide, Anexor, et tout le monde sait que tu es le plus réputé.
   Anexor sourit.
    - J'ai bien peur que tu ne doives te passer de moi, Selas. Mais je connais exactement la personne qu'il te faut.
   Il alla à la porte et un enfant, après l'avoir écouté attentivement, prit ses jambes à son cou. Anexor referma la porte et revint s'asseoir ; Selas remarqua alors la légère boiterie qui affectait son ami.
    - Eh oui, soupira Anexor, qui avait suivi son regard. Mes jours comme guide sont terminés.
    - Que s'est-il passé ?
    - Un sanglier. Mais heureusement, je n'étais pas seul ! Ah ! Je crois qu'elle arrive, ajouta-t-il en entendant un pas léger dans le couloir.
   Une jeune elfe fit irruption dans la pièce sans même se soucier de frapper, hors d'haleine. Selas étant enfoui dans un grand fauteuil qui tournait le dos à la porte, elle ne le vit pas et annonça :
    - Il y a un nouveau venu, Anexor ! Un mage selon toute apparence. Et vu comment il m'a regardée, il...
   Elle s'arrêta net, venant d'apercevoir Selas.
    - Oh non ! murmura-t-elle.
    - Un mage, en effet, continua Anexor. Onyx, je te présente Selas. Il a besoin d'un guide.
   Selas se redressa, lèvres pincées : il avait reconnu la demi-elfe qu'il avait vue avant d'entrer dans la cité.
    - C'est bon, Anexor. Je n'ai plus besoin de guide.
   Son ami le regarda avec étonnement. Onyx secoua la tête.
    - C'est ce que je voulais te dire, Anexor. Il refusera de faire commerce avec une demi-elfe.
   Anexor abandonna Onyx et, malgré sa boiterie, s'élança vivement sur les traces de Selas, dont il attrapa le bras.
    - Ne sois pas stupide, Selas ! s'exclama-t-il. Tu ne trouveras pas de meilleur guide qu'Onyx !
    - Je ne veux pas d'une demi-elfe, rétorqua-t-il, buté.
    - Selas ! Tu as besoin d'elle et tu le sais ! J'ignore où tu comptes aller, mais si tu avoues toi-même avoir besoin d'un guide, c'est que ce sera dangereux ! Onyx sera la seule à pouvoir t'aider.
    - La seule ? Anexor, laisse-moi rire ! Il y a beaucoup de guides qui iront où je leur dirai si je les paie suffisamment.
    - Où veux-tu aller, Selas ?
    - Je veux trouver la pierre d'invocation.
   Anexor relâcha le bras de son ami.
    - Oh ! Alors tu reviendras. A plus tard, Selas.
    - Pourquoi en es-tu si sûr ?
   Anexor, qui avait commencé à s'en aller, se retourna vers Selas.
    - Parce que tu ne trouveras que deux personnes pour aller jusqu'aux Champs des Morts. Onyx est l'une d'elles. Quant à l'autre, tu l'aimeras encore moins.
   Sur ces paroles énigmatiques, Anexor s'en fut, laissant Selas perplexe.
   Sa perplexité se transforma en colère au cours de la journée ; il passa son temps à chercher un guide dans la ville et reçut à chaque fois la même réponse : dès qu'il mentionnait sa destination, son interlocuteur secouait la tête, souriait et disait :
    - Allez voir Onyx.
   Le dernier qu'il vit, un elfe des forêts à l'aspect sauvage, mais au sourire radieux, ne réagit pas tout à fait de la même manière.
    - Les Champs des Morts ? répéta-t-il en se grattant la tête. Oh, je vois ! La meilleure chose à faire, c'est d'aller discuter de cela avec Onyx. Elle connaît le royaume par coeur. Sinon, vous pouvez toujours aller voir Gorek.
    - Gorek ? Où puis-je le trouver ?
   L'elfe des forêts le regarda d'un air étonné.
    - Près de la porte sud, répondit-il. Mais à votre place, j'irais trouver Onyx.
    - Pourquoi ne pouvez-vous pas y aller vous-même ? s'enquit Selas.
    - Oh ! La majorité des guides n'osent pas approcher les Champs des Morts. Quant à moi, j'aurais moi-même besoin d'un guide pour vous y emmener. D'abord c'est un lieu où l'on se perd facilement et d'autre part, c'est déconseillé de s'y aventurer sans être accompagné par quelqu'un prêt à risquer sa vie pour vous.
    - Vous y êtes déjà allé ?
   L'elfe des bois hocha la tête.
    - A la suite d'un pari stupide. Avec Onyx. Et je crois bien avoir remercié tous les dieux au moins dix fois chaque jour pour l'avoir avec moi.
    - Je vais aller voir ce Gorek.
    - Comme vous voulez ! fit l'elfe des forêts en haussant les épaules. C'est votre vie après tout.
   Selas s'éloignait quand il entendit une voix féminine s'exclamer :
    - Skeevas !
   Il vit une mince silhouette courir vers l'elfe des forêts, dont le sourire s'élargit davantage. Selas eut un rictus de mépris et tourna le dos à Onyx.
   Il commença à comprendre la réticence de Skeevas à le diriger vers Gorek : il se rappela, un peu tard, que le quartier sud était le bas quartier de la ville. Pressant le pas, il se hâta vers la porte sud et là, bâtie presque contre le mur, à moins de dix mètres de la porte, il y avait une maison. Selas sut que c'était celle de Gorek. Il frappa et sentit le monde s'effondrer en constatant que celui qui lui ouvrait la porte était un humain.
    - Gorek ?
    - C'est moi, répondit l'homme. Que voulez-vous ?
    - Je cherche un guide pour aller aux Champs des Morts, dit Selas, espérant que cela suffirait à le faire se rétracter : s'il avait horreur des demi-elfes, il détestait encore plus les humains.
    - Avez-vous de quoi payer ? Les services d'un guide ne sont pas gratuits, surtout pour aller dans cette région. Je conseillerais de lever une petite troupe armée. Avec un peu de chance, quelques-uns survivront au voyage.
   En voyant l'air réprobateur de Selas, Gorek rit bruyamment.
    - Ma parole ! Vous n'avez jamais eu de guide !
    - Je préfère être discret dans cette mission, fit Selas, réticent.
    - Ça augmente le prix.
    - L'argent est-il donc la seule chose qui vous intéresse ?
    - Naturellement. Tous les guides sont pareils. Sauf cette petite oie d'Onyx et son ami Skeevas.
    - En quoi est-elle différente ?
    - Elle n'a rien compris au commerce. Elle se sacrifierait pour son employeur et se moque complètement de savoir si l'endroit où il veut aller est dangereux ou pas.
   Selas prit sa décision.
    - Je crois que la conversation s'arrête là.
   Il tourna les talons, quand la voix de Gorek le figea sur place :
    - Eh ! Ce n'est pas un guide que vous cherchez, c'est une maman ! Ou autre chose...
   Selas carra les épaules et continua son chemin sans se soucier du rire moqueur de Gorek qui le suivait.
   Contrarié, il fit à peine attention où il allait et se retrouva vite dans les quartiers les plus mal famés. Il commençait à devenir nerveux quand une main surgit de l'ombre et l'attira dans une ruelle adjacente.
    - Chut ! lui ordonna une voix impérieuse sans lui laisser le temps de protester.
   Il ne lui fallut pas longtemps pour s'apercevoir qu'il s'agissait d'une femme et il se sentit étrangement mal à l'aise en sentant la chaleur de son corps contre le sien.
   Un bruit de pas se fit entendre et il se pencha par-dessus l'épaule de la fille pour mieux voir, sentant la douceur de ses cheveux contre sa joue.
    - Il a dit qu'il était parti par là, fit l'un des trois hommes qui approchaient.
    - Où a-t-il pu passer ? demanda un autre.
    - Je sens une intervention, remarqua le troisième.
    - Encore cette peste, je parie !
   Selas sut que la fille souriait à ces mots. Les pas se rapprochèrent et la fille le repoussa légèrement.
    - Elle est là ! s'exclama le deuxième homme.
   La fille s'avança au milieu de la ruelle, souriant toujours, et lança :
    - Je vous attends ! Tenez-vous vraiment à affronter la peste une fois de plus, Tenan, Yorque et toi, Germo ?
   Et Selas la reconnut : c'était Onyx ! Sa main reposait presque négligemment sur son épée, mais tout son attitude démontrait qu'elle était prête à agir.
    - Petite, ce n'est pas à toi que nous avons affaire, fit celui qu'elle avait appelé Yorque.
    - J'ai bien peur que si, Yorque mon ami. Que préférez-vous ? Retourner voir Gorek ou en découdre avec moi avant ?
   Ils ne répondirent qu'en se jetant sur elle. Aussitôt, son épée s'opposa à leurs armes, une mince silhouette tomba d'un toit sur le dos de Germo et Selas lui-même se trouva face à Tenant.
   Il ne fallut pas longtemps aux trois assaillants pour disparaître et Selas se retrouva seulement avec Skeevas.
    - Où est Onyx ? demanda Selas, étonné.
   Skeevas haussa les épaules.
    - Ce n'est pas important. Venez.
   Skeevas le ramena dans des quartiers plus sûrs et disparut à son tour. Selas se dirigea aussitôt vers la maison d'Anexor. Onyx était enfouie dans un fauteuil, ses jambes étendues devant elle, une carte entre les mains. En voyant Selas, elle se leva, s'apprêtant à quitter la pièce, mais il l'arrêta, laissant sa main un peu plus longtemps que nécessaire sur son bras, se souvenant de l'étrange sensation qu'il avait ressentie quand il s'était tenu près d'elle dans la ruelle.
    - Non, restez, dit-il sans savoir pourquoi.
   Anexor se leva, un léger sourire aux lèvres.
    - Je n'ai pas fini les présentations : Selas, voici Onexaranda, ma nièce, plus connue sous le nom d'Onyx.
    - Ta nièce ? répéta Selas, essayant de ne pas avoir l'air trop dépassé par les événements.
    - Sans importance. Alors, ce guide ?
    - Tout le monde m'a conseillé Onyx. Le seul qui m'a parlé de Gorek m'a déconseillé d'aller le trouver.
    - Je t'avais prévenu.
   Onyx avait disparu et Selas se sentit plus à l'aise.
    - Anexor, ce n'est qu'une enfant !
    - Et une demi-elfe, n'est-ce pas, Selas ? Tu ne changeras donc jamais ? As-tu parlé avec Skeevas ? Je m'en doutais, reprit-il en voyant Selas acquiescer, mais je craignais que tu refuses de discuter avec lui parce que, à tes yeux, il n'est qu'un elfe des forêts.
   Selas ne dit rien. Anexor soupira et s'assit.
    - Pourquoi es-tu donc si intolérant, Selas ? Ce n'est pas la faute de Skeevas s'il est né elfe des forêts plutôt que dans ta famille, ni celle d'Onyx si sa mère était humaine. Est-ce une raison pour leur dénier le droit de vivre ?
    - Je ne leur dénie pas le droit de vivre ! protesta Selas, légèrement mal à l'aise.
    - Bien sûr ! Tu souhaites juste qu'ils vivent loin de toi et qu'ils ne croisent jamais ton chemin ! répondit sarcastiquement Anexor. Mais tu dois te rendre à l'évidence, Selas : Onyx et Skeevas sont tous les deux entrés dans ta vie, que tu le veuilles ou non. Ce pourrait être pire. Est-ce si terrible de faire une exception pour la nièce de ton plus vieil ami ?
    - Ecoute-moi bien, Anexor : d'abord, c'est une demi-elfe ; ensuite elle est trop jeune et enfin, c'est une femme. J'ai une réputation à préserver et si l'on me voyait avec... avec ta nièce, on aurait la même réaction que Gorek : on dirait que je ne recherche pas un guide, mais autre chose !
   Anexor se releva, son visage réprobateur.
    - Selas, félicite-toi d'être mon ami. Quiconque parlerait ainsi d'Onyx en ma présence se verrait jeter à la porte. Skeevas aurait été là, je crois qu'il t'aurait battu comme plâtre. La moralité d'Onyx n'est pas discutable, comme tu pourrais d'en rendre compte en discutant avec les gens d'ici. Maintenant, si tout ce que tu sais faire, c'est insulter la seule personne capable de t'aider et qui s'est déjà battue pour toi, sors de ma maison à l'instant.
    - Comment sais-tu qu'elle s'est battue pour moi ?
    - Quand elle est revenue, elle était blessée. Or, il y a peu de personnes qui oseraient blesser Onyx et j'ai compris que tu étais allé voir Gorek et qu'elle t'avait suivi pour te défendre. Je pense que Gorek sera par ailleurs ravi de te voir revenir, pour te déposséder de tout ton argent.
   Selas serra les lèvres et partit sans un mot.
   Anexor soupira.
    - Onyx ! appela-t-il.
   La jeune demi-elfe se matérialisa devant lui comme par magie.
    - Ne dis rien, fit-elle. Je sais ce que tu veux me demander.
   Elle alla à la fenêtre et Anexor, une fois de plus, se surprit à l'observer d'une façon qui n'avait rien à voir avec celle d'un oncle. Elle se retourna, consciente de son regard, et elle eut un triste sourire.
    - Je vais le faire, Anexor.
   Silencieusement, elle quitta la pièce et Anexor s'interrogea sur la tristesse de son visage.

   Selas partit le lendemain matin, sans guide. Skeevas le regarda s'éloigner et secoua la tête.
    - Fou ! Petit ange, va veiller sur lui !
   Selas n'avait qu'une vague idée de la direction à suivre pour aller aux Champs des Morts, mais il espérait trouver une carte assez rapidement. Il ne s'aperçut pas une seule fois qu'une mince silhouette aux yeux vigilants le suivait depuis le début.
   Ce ne fut qu'aux environs de la mi-journée qu'il s'aperçut qu'il n'avait pas pris suffisamment de provisions. Son estomac commençait à se manifester, mais il continua comme si de rien n'était. Il n'avait pas assez de nourriture pour traverser la forêt, donc il préférait économiser dès le début. Mais quand il sentit l'odeur d'un lapin en train de cuire, il se dirigea immédiatement dans cette direction.
   Le feu semblait abandonné et le lapin était presque cuit. Selas s'assit à côté du feu, puis murmura :
    - Eh bien, tu vois, Anexor ! Je n'ai pas besoin de guide. Les dieux savent veiller sur ceux qui leur sont fidèles.
   Il prit une patte du lapin et mordit précautionneusement dedans.
    - Skeevas m'aurait battu comme plâtre ! Certes, Anexor, cet elfe des forêts est visiblement intéressé par ta demi-elfe de nièce ! Ah ! Leur union sera jolie ! Trois quarts d'elfe, dont les deux tiers d'elfe des bois...
    - Pour cela, il faudrait d'abord que j'accepte de porter l'enfant, fit une voix derrière lui.
   Selas se retourna nonchalamment pour trouver Onyx, le visage impassible. Elle vint vers lui, découpa un morceau de lapin qu'elle commença à dévorer et ajouta, la bouche pleine :
    - Et je refuse de faire subir à mon enfant ce que j'ai subi moi-même.
    - Et qu'avez-vous subi ? L'attention un peu trop soutenue d'un elfe des bois ? railla Selas.
   Comme si elle en faisait exprès de montrer les plus mauvaises manières possibles, Onyx mordit dans son lapin avant de répondre :
    - L'hostilité des hommes pour être demi-elfe et le mépris des elfes parce que je suis demi-humaine. Les elfes bien-pensants et leur stupidité ! cracha-t-elle.
    - Votre mère a pourtant dû trouver quelque chose d'intéressant chez un elfe, puisque vous êtes là.
    - Ne répétez jamais cela de ma mère ! gronda Onyx, ses yeux étincelant de colère. Ces elfes au sang pur, dont vous êtes si fier, auxquels vous appartenez, l'un d'eux a pris ma mère de force, sans se soucier des conséquences ! Voilà ce dont sont capables ceux qui, d'après vous, ont seuls le droit de vivre ! Ce maudit elfe aux yeux d'argent, sans même me connaître, a fait de ma vie un enfer avant même que je sache parler ou marcher !
   Selas resta silencieux devant la colère d'Onyx.
    - Si jamais je rencontrais mon père, je devrais me retenir pour ne pas le tuer ! Je hais cet elfe, qui m'a donné ses oreilles et ses yeux ! Maudit soit-il !
    - Elfe aux yeux d'argent..., répéta machinalement Selas, levant les yeux vers Onyx et la regardant vraiment pour la première fois.
   Il remarqua ses yeux étranges, d'un gris argenté, presque comme un miroir, et il reçut un choc, car il ne connaissait qu'une seule personne ayant des yeux comme cela.
    - Que faites-vous ici ? grogna-t-il, haussant intérieurement les épaules.
    - Je chassais, quand je me suis aperçue que j'avais un invité inattendu.
    - Vous me suiviez !
    - Ne soyez pas stupide ! Comment pourrais-je vous suivre alors que vous n'avez eu qu'à tendre la main pour cueillir votre repas ?
    - Et où allez-vous ?
    - Aux Champs de Morts, répondit-elle avec indifférence en éteignant le feu.
    - Anexor vous envoie.
    - Cela réglera ma dernière dette envers lui.
    - Il n'est pas votre oncle, n'est-ce pas ?
    - Non. Mais il est le seul à avoir montré quelque gentillesse à ma mère quand je n'étais qu'un bébé.
    - Vous savez que je vais aux Champs des Morts.
    - Comment le saurais-je ? Vous ne m'avez pratiquement jamais adressé la parole, sinon pour m'insulter. Je vais aux Champs des Morts parce que c'est l'époque de mon pèlerinage annuel.
    - Oh, fit Selas, décidé à tout accueillir avec impassibilité.
   Onyx eut un léger sourire, sentant sa curiosité, mais se défendant de la satisfaire. Selas ne tarda pas à capituler.
    - Pourquoi les Champs des Morts ?
   Onyx releva la tête, repoussa une longue mèche rousse et dit lentement :
    - J'y suis née.
    - Et c'est pour cela que vous retournez régulièrement à cet endroit, qui est dit être le pire du royaume ?
   Onyx haussa les épaules, indifférente.
    - J'aime bien cet endroit.
   Selas songea que c'était probablement le seul endroit de tout le royaume où la mère d'Onyx avait pu donner naissance à sa fille en étant sûre qu'on ne tuerait pas son bébé avant même qu'il pousse son premier cri. Les morts n'étaient pas intolérants.
   Il se leva, parfaitement conscient qu'il avait laissé Onyx s'occuper du lapin et du feu sans même lui proposer de l'aider.
    - Je continue ma route. Et je vous interdis de me suivre !
   Onyx le regarda avec stupéfaction.
    - Vous suivre ? Keratz ! Vous êtes un orgueilleux, vous ! Pourquoi diable irais-je vous suivre quand je peux marcher devant vous et vous perdre avant ce soir si vous vous avisiez de me suivre ?
   Elle eut un rire sarcastique et disparut brusquement, laissant Selas environné par une forêt silencieuse.
   Il soupira, maudit les demi-elfes et les femmes en général, Onyx en particulier, puis reprit sa route. Des yeux argentés le suivirent un moment, puis Onyx soupira à son tour.
    - Il va lui arriver des ennuis... aussi sûr que le soleil s'est levé ce matin !
   Elle ne le quitta pas un instant durant l'après-midi, tantôt le suivant, tantôt le précédant, mais toujours à portée de voix. Le soir allait tomber et elle prit de l'avance pour allumer un feu, quand des bruits de lutte lui parvinrent. Rapidement, elle revint sur ses pas, pour trouver Selas assailli. Trois corps par terre montraient que le mage elfe avait essayé de se défendre, mais le sort l'avait affaibli et il fut rapidement maîtrisé.
   Onyx se mordit les lèvres de frustration. Elle aurait sentir le piège et avertir Selas ! Et elle ne pouvait même pas l'aider : ses assaillants étaient trop nombreux. Silencieuse, se fondant dans le décor, elle suivit la petite troupe qui emmenait un Selas inconscient.
   Le chef prononça quelques mots devant un chêne se fendait de toute sa hauteur, ouvrant un passage pour les hommes d'armes. Vivement, Onyx les suivit avant que l'écorce ne se referme et elle cligna des yeux, étonnée de se trouver devant un château.
    - Enfer ! murmura-t-elle. Comment vais-je le sortir de là ?
   La nuit tomba et elle grimpa le long d'un mur du château, lequel n'avait pas de douves : quelle en aurait été l'utilité, puisqu'il était protégé magiquement ? Elle passait près d'une fenêtre éclairée quand une voix la figea sur place, lui faisant presque perdre ses appuis.
    - On viendra à ma rescousse ! fit Selas de son habituel ton irrité.
    - Mon pauvre ami ! s'esclaffa son interlocuteur. Qui voulez-vous qui vous trouve ici ? Vous êtes à ma disposition, maintenant et à jamais !
    - Alchimiste de malheur, gronda Selas, ne présumez pas de l'entêtement et de l'astuce de mon allié !
    - Son allié ? songea Onyx. Est-ce qu'il... est-ce qu'il parle de moi ? Est-ce qu'il croit en ma venue contre tout espoir ?
   L'alchimiste continua ses préparations, sous les yeux de Selas impuissant, tandis qu'au-dehors, Onyx raidissait ses muscles contre la fatigue, se collant contre le mur, sa joue appuyée contre la pierre froide, essayant de deviner ce qu'il se passait dans la pièce.
   Elle entendit l'alchimiste prononcer un sort et la voix de Selas s'éleva en un grondement de souffrance. Le silence retomba sur la pièce ; l'alchimiste parut satisfait, partit et la porte se referma sur lui. Selas vit une mince silhouette, plutôt petite, se glisser dans la salle par la fenêtre, atterrir souplement et regarder autour d'elle. Visiblement, elle ne l'avait pas vu.
    - Onyx ! appela-t-il, en agrippant les barreaux de sa cage, étonné au propre son de sa voix.
   D'un bond, elle fut devant lui, ses yeux d'argent étincelants.
    - Comment connais-tu mon nom ? gronda-t-elle.
    - Vous êtes en retard, rétorqua-t-il.
   Ses yeux s'arrondirent.
    - Selas ? fit-elle.
    - Evidemment. Qui voulez-vous que ce soit ? ? Etes-vous venue ici pour vous moquer de moi ou pour me délivrer ?
    - Décidément, c'est bien vous, murmura-t-elle en hochant la tête. Désolée, Votre Seigneurie, j'ai eu quelques empêchements en cours de route...
   Elle s'agenouilla devant la cage et se concentra sur le verrou qui la fermait, ses longues mèches indisciplinées retombant dans ses yeux pendant qu'elle travaillait. A un moment, elle redressa la tête, écoutant attentivement, puis ses doigts reprirent leur jeu sur le verrou, mais avec plus de hâte.
   Selas s'impatientait et bouscula presque Onyx pour sortir quand le verrou finit par céder.
    - Avez-vous eu le temps de repérer le chemin ? demanda-t-il brusquement.
    - Non. J'ai passé mon temps accrochée à la muraille en attendant l'occasion.
   Selas grogna.
    - Nous ne pouvons pas repartir par ce chemin. Je ne sais pas grimper aux murs.
   Il eut comme un reniflement de mépris, indiquant qu'il avait d'autres choses à faire que d'apprendre de pareilles puérilités.
    - Eh bien, c'est le moment de vous y mettre ! décida Onyx.
    - Etes-vous folle ? Je n'ai pas la force nécessaire !
    - Vous êtes au moins dix fois plus fort que moi !
    - Je suis un mage, pas un guerrier !
   Onyx le contempla pensivement, puis demanda :
    - Vous êtes-vous regardé dans un miroir récemment, Selas ?
    - Ce matin, naturellement.
    - Je veux dire... depuis votre rencontre avec l'alchimiste.
    - Naturellement, ironisa Selas. Ce brave homme n'a rien eu de plus pressé que me montrer un miroir !
    - Alors il est temps de le faire !
   Résolument, Onyx brandit un miroir sous le nez de Selas et celui-ci recula avec un cri d'horreur.
    - Que m'avez-vous fait ? gronda-t-il en détruisant le miroir et en empoignant Onyx par sa tunique.
    - Bas les pattes, Selas. C'est vous le mage, pas moi.
    - Ce maudit alchimiste ! Je vais...
    - Vous allez me suivre, l'interrompit Onyx. Même avec toute votre force, vous ne pourrez pas vaincre un château entier.
   Mais Selas ne l'écoutait pas ; renversant la tête en arrière, il lança un long cri de désespoir.
    - Bon, maintenant que vous avez alerté tout le château, on peut y aller ? Selas ! fit Onyx, en se débattant, envoyant des coups de pieds dans les genoux de Selas.
    - Vous pouvez partir. Laissez-moi mourir ici.
    - Ne soyez pas stupide ! J'ai promis à Anexor de vous protéger, et d'une, et de deux, vous me tenez fermement. De plus, j'ai bien peur que votre alchimiste vous veuille vivant.
   Selas la reposa à terre.
    - Allez-vous-en, Onyx.
    - Non.
   Elle lui prit la main et chercha à l'entraîner vers la fenêtre, en vain.
    - Je savais que vous me haïssiez, dit-elle entre ses dents, mais j'ignorais que c'était au point de vouloir ma mort. Je ne partirai pas sans vous et si l'alchimiste me trouve ici, il me mettra à mort ou me donnera comme jouet à ses soldats. Est-ce qu'une vie a si peu d'importance pour vous, même celle d'une demi-elfe, pour que vous essayiez de la détruire ainsi ?
   Onyx finit son petit discours sur un ton presque strident et Selas la regarda sans comprendre.
    - Je suis un monstre !
    - Ça, ce n'est pas nouveau, fit-elle. Et alors, ce matin, n'étais-je pas un monstre à vos yeux ?
   La porte s'ouvrit sur l'alchimiste et sa troupe, interrompant toute possibilité de réponse de la part de Selas.
    - Prenez-le vivant ! cria-t-il. Quant à la fille, faites-en ce que vous voulez !
   En entendant l'alchimiste, Selas sortit enfin de sa stupeur et se rua vers la fenêtre, suivi par Onyx. Bien que connaissant d'avance son sort, elle le laissa passer en premier et deux soldats s'emparèrent d'elle alors que Selas plantait ses griffes dans la muraille.
   Onyx se débarrassa du premier soldat, mais allait être entraînée par le deuxième quand une grande main griffue envoya le soldat à l'autre bout de la pièce et se referma sur la tunique d'Onyx pour l'emporter par la fenêtre.
   Selas et Onyx descendirent rapidement le mur et coururent vers l'entrée magique, le château en ébullition derrière eux. Onyx prononça hâtivement les mots du sort et ils se retrouvèrent dans la forêt. La jeune demi-elfe prit la tête dans une course légère et rapide. Elle faisait attention à ne pas prendre des chemins trop étroits, car la large carrure de Selas aurait laissé des marques trop visibles de leur passage.
   Ils fuirent pendant une partie de la nuit et le soleil allait se lever quand ils s'arrêtèrent haletants à l'ombre d'un monticule de pierres.
    - Que comptez-vous faire maintenant ? demanda Onyx à Selas alors que le premier rayon de soleil déchirait le ciel.
   Ne recevant pas de réponse, elle se tourna vers son compagnon, pour le trouver transformé en pierre.
    - Ô dieux ! soupira-t-elle. Il avait besoin de faire de vous une gargouille, tiens !
   Résignée, elle monta la garde près de la statue, se levant d'un bond quand elle sentait ses paupières se refermer. Elle savait que dans son état de fatigue, son sommeil serait si lourd qu'elle n'entendrait rien venir.
   Anxieusement, elle attendit le coucher du soleil, un lapin cuisant devant elle, pour Selas. Lorsque le soleil jeta son dernier rayon, un rugissement éclata derrière elle, mais elle ne tourna même pas la tête.
    - Votre repas est prêt, dit-elle sans bouger.
   Sans un mot, Selas prit le lapin et l'avala en deux bouchées.
    - Que comptez-vous faire maintenant ? reprit Onyx.
   Selas grogna.
    - Que puis-je faire ? Tout le monde essaiera de me tuer si je me montre ou s'évanouira de peur.
    - Je n'ai fait ni l'un ni l'autre, signala Onyx.
    - Vous me connaissiez sous ma vraie forme.
    - Vous voulez toujours aller aux Champs des Morts ?
   Selas ne répondit pas tout de suite.
    - Cela pourrait être la solution, dit-il lentement. Une fois que j'aurai la pierre d'invocation, je pourrai peut-être renverser le sort. Le problème, c'est que je ne me souviens pas des paroles de l'enchantement dont je suis victime.
    - Je m'en souviens, moi, rétorqua Onyx en soupirant mentalement à l'idée d'explorer les Champs des Morts en pleine nuit. Si vous voulez de ma compagnie, naturellement.
    - Eh bien... Puisque vous connaissez le chemin pour y aller, vous serez plus vite débarrassée de moi si vous me guidez que si vous me laissez errer pour y aller.
   Onyx eut un sourire amer. Même transformé en gargouille, Selas gardait son orgueil.
    - Eh bien, allons-y, fit-elle en se levant.
   Durant toute la nuit, elle guida Selas. L'avantage de sa nouvelle forme, c'était que personne n'osait les attaquer. Pas une seule fois, Onyx ne mentionna sa fatigue ; elle savait très bien que Selas n'aurait pas compris. La journée se passa comme la précédente, Onyx veillant sur la statue de Selas. Quand la nuit tomba de nouveau, elle était épuisée, ses yeux se fermaient tout seuls et son pas se ralentit. Selas grogna impatiemment. Onyx releva la tête vers la grande gargouille qui la dominait.
    - Les Champs des Morts sont au nord, souffla-t-elle. Continuez seul, je vous retarde. Je vous rejoindrai plus tard. N'oubliez pas... de vous cacher au moment de l'aurore.
   Selas continua son chemin, mais s'arrêta après quelques pas : il avait entendu un bruit sourd derrière lui. Il se retourna : Onyx s'était effondrée sur place. Il hésita, puis revint sur ses pas. La jeune demi-elfe était inconsciente. Il lutta quelques instants avec sa conscience, puis souleva Onyx dans ses bras. Elle ne pesait rien et, si frêle et fragile, elle avait l'air d'une enfant dans ses bras.
   Selas reprit sa route, aucunement gêné par son léger fardeau. Il se souvint du frisson qui l'avait parcouru quand il s'était tenu debout contre Onyx et il s'étonna de ressentir la même chose maintenant qu'il était devenu gargouille. Les longs cheveux roux défaits cascadaient sur son bras, encadrant son petit visage sale et épuisé.
   Un étrange sentiment l'agitait à la savoir confiante, abandonnée dans ses bras, puis il grimaça.
    - Idiot ! murmura-t-il pour lui-même. Elle n'a pas confiance en toi, elle est inconsciente ! Comment pourrait-elle avoir confiance en une gargouille qui, auparavant, était un elfe ?
   Pour la première fois, il essaya de se voir du point de vue d'Onyx. Elle avait toutes les raisons de le haïr : d'abord, il était un elfe et fier de l'être, et vu ce que les elfes - ce qu'un elfe - avaient fait à sa mère, il ne devait pas être bien haut dans son estime. Ensuite, il la méprisait ouvertement et n'avait eu que des mots durs pour elle. Et enfin, il était actuellement un monstre. A sa place, il se serait désintéressé de son cas depuis longtemps. Et pourtant, elle avait risqué sa vie pour lui et s'était épuisée pour le protéger. Décidément, il ne comprendrait jamais les hybrides.
    - Non, se dit-il. Je ne comprendrai jamais Onyx.
   Il eut un sourire amer, se rappelant qu'elle l'avait traité de monstre, mais sans rapport avec sa forme actuelle. Elle savait parfaitement que, à ses yeux, elle était une abomination, une abâtardisation du noble sang des elfes. Il ricana intérieurement : il avait beau être de pure race, il n'en était pas moins une gargouille !
   Onyx reprit vite ses esprits et elle s'étonna de son angle de vue. Il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre ce qu'il en était. Elle rougit violemment et se débattit ; instinctivement, Selas resserra son étreinte.
    - Lâchez-moi !
   Son ton était apeuré, presque paniqué.
    - Vous êtes fatiguée, rétorqua Selas sans en tenir compte. C'est une pitié d'avoir à porter mon guide, mais si je dois en passer par là, je le ferai.
   Mais Onyx, terrifiée pour une raison inconnue, se débattit si bien qu'elle se libéra. De nouveau sur ses pieds, elle leva la tête vers Selas.
    - Je ne vous ralentirai plus, dit-elle.
   En disant cela, elle releva son menton d'une façon que Selas allait apprendre à connaître.
    - Très bien, rétorqua-t-il sèchement.
   Onyx reprit la tête, mais modifia légèrement la trajectoire.
    - Où m'emmenez-vous ?
    - Là ! fit-elle en tendant l'index devant elle.
   La forme indistincte d'une cité sembla soudain surgir du néant à l'injonction d'Onyx.
    - Quelle est cette cité ?
    - Gethsan. Nous y allons. J'y connais des gens.
    - Et comment comptez-vous m'y faire entrer ? Les gargouilles y seraient-elles accueillies les bras ouverts ?
    - Non. Pas ici. Mais nous allons utiliser la porte des voleurs.
    - Je croyais que vous étiez un guide, pas un voleur.
    - "Porte des voleurs" est une dénomination courante pour la porte secrète de la ville. Les voleurs et tous les hors-la-loi l'utilisent sans cesse.
    - Et d'où la connaissez-vous ?
   Onyx tourna son étonnant regard d'argent vers lui. Elle eut un sourire qui était presque un rictus.
    - Je suis une demi-elfe, Votre Seigneurie. Ce qui veut dire que je ne suis pas la bienvenue partout.
   Selas haïssait quand elle l'appelait "Votre Seigneurie". Onyx contourna précautionneusement la cité, puis s'approcha du mur. Ses doigts sensibles effleurèrent le mur et elle sembla déclencher un système, car une pierre bougea et une voix chuchota :
    - Oui ?
    - Onyx, répondit-elle.
   La pierre se remit en place et ce fut un pan du mur qui bougea, dévoilant un passage, où Onyx s'engouffra, suivie par Selas.
    - Et si le portier ne vous connaît pas, comment faites-vous ?
    - Vous demandez l'asile des voleurs, répondit Onyx en haussant les épaules.
   Leur guide les confia à quelqu'un d'autre et retourna à la porte. L'autre leva une torche et Selas se crispa en s'apercevant qu'il s'agissait d'un humain. Onyx sembla se souvenir de quelque chose et chuchota :
    - Je vous en prie, retenez vos remarques ! Je sais que vous méprisez tous ceux qui sont ici, mais croyez-moi, nous avons besoin de leur aide.
   Leur nouveau guide les mena dans une salle éclairée par plusieurs torches, où, avec un air de profond ennui, se trouvait un elfe des forêts, ses jambes jetées en travers de l'accoudoir de son fauteuil.
    - Skeev, appela leur guide, Onyx est là.
   L'elfe des forêts releva vivement la tête et ses yeux verts s'allumèrent d'une lueur intéressée.
    - Onyx ? Par tous les dieux, petite soeur, te voilà enfin de retour !
   Il bondit de son siège et s'approcha d'Onyx, un sourire aux lèvres. Selas remarqua qu'il ressemblait étrangement à Skeevas, sinon qu'il avait l'air plus âgé et plus sauvage. Contrairement à Skeevas, Skeev ne portait pas de tunique, mais plusieurs colliers pendait autour de son cou.
    - Skeev, est-elle là ? demanda Onyx.
    - Elle est en ville, oui, répondit l'elfe.
    - Luces ! appela la demi-elfe sans tourner la tête.
   Un autre elfe surgit de nulle part.
    - Va la chercher, continua Onyx.
   Luces disparut aussitôt. Skeev parut remarquer Selas pour la première fois.
    - Tu t'es alliée avec une gargouille, Onyx ?
    - Mm ? Oh ! J'ai oublié de faire les présentations. Skeev l'Insaisissable, chef des voleurs, frère aîné de Skeevas ; Selas, mage elfe, actuellement sous la malédiction d'un sort.
    - Je vois, fit Skeev.
   Il examina Onyx et fronça les sourcils.
    - Et évidemment, tu t'es épuisée à veiller sur lui durant le jour. Heureusement que tu n'étais pas trop loin de Gethsan, tu te serais tuée.
   Onyx haussa les épaules et ne répondit rien. L'arrivée de Luces la sauva d'un nouveau sermon. Il se jeta pratiquement dans les jambes de la jeune demi-elfe qui sourit malgré elle.
    - D'accord Luces, tu auras ton histoire, promit-elle.
   Une autre entrée attira l'attention de tous et Selas sentit le souffle lui manquer. Une sculpturale elfe se tenait dans l'embrasure de la porte ; longs cheveux fauves, yeux brun et or, vêtue d'une tenue semblable à celle d'une aventurière, très moulante, telle était celle qui venait d'éblouir Selas.
    - Luces a-t-il des hallucinations ou est-ce vrai ? demanda la nouvelle venue. Onyx est de retour ?
    - Aux dernières nouvelles, Luces allait très bien, Lena, répondit Onyx.
   Selas ne put s'empêcher de comparer les deux voix : celle d'Onyx, bien que magnifique quand elle chantait, n'était pas comparable au ton musical de celle de Lena.
    - Je n'en crois pas mes yeux, Onyx ! s'exclama Lena, visiblement ravie.
    - Selas, voici Lhe Na Elandra. Lena, Selas, mage elfe.
   Selas reprit ses esprits.
    - Elandra ? La princesse Elandra ?
    - Onyx, pourquoi faut-il toujours que tu révèles à tout le monde ma véritable identité ? protesta Lena. Oui, je suis la princesse Elandra et aussi l'aventurière Lena.
   Elle ramena son attention sur Onyx.
    - De quoi as-tu besoin, Onyx ? Je sais très bien que sinon, tu ne serais pas venue nous voir.
    - D'abord, un jour de repos. Après, je t'expliquerai.
    - Luces, montre sa chambre à Onyx, ordonna Skeev. Lena, tu t'occupes de Selas ?
    - Pas de problèmes. Venez, mage.
   Abasourdi, Selas suivit Lena sans rien dire, essayant de comprendre où il avait perdu le contrôle de la situation.
   Le matin trouva Lena et Skeev plongés dans une discussion. Luces fit irruption.
    - Onyx dort toujours, annonça-t-il.
    - Et Selas est transformé en pierre, ajouta Lena. Nous avons un peu de temps pour trouver une solution à ce problème.
   Skeev hocha vaguement la tête.
    - Si j'ai bien compris, fit l'elfe des bois en jouant avec un de ses colliers, durant la nuit, elle le guide et durant le jour, elle veille sur la statue qu'il devient pour qu'il ne soit pas détruit.
    - Pourquoi faut-il toujours qu'elle en fasse trop ? soupira Lena en s'étirant.
    - Lena, je t'ai déjà dit mille fois de ne pas faire ça en face de moi, fit aussitôt Skeev. Ça nuit à ma concentration.
    - Peut-être parce que je veux que tu te concentres sur moi, rétorqua Lena automatiquement.
   Skeev secoua la tête.
    - Et Eryx serait ravi de voir sa fille unique acoquinée avec un elfe des forêts, chef des voleurs, et qu'il a lui-même mis hors-la-loi.
   Lena haussa les épaules.
    - Père se moque totalement de ce que je fais.
   Luces, qui était souvent la voix de la raison entre Skeev et Lena, intervint :
    - Arrêtez votre petit jeu. L'actuel problème, c'est Onyx, pas Eryx.
    - Comment ça, je suis un problème ? fit une voix faussement indignée dans leur dos.
   C'était Onyx, encore un peu endormie, habillée d'une tunique d'un bleu gris clair, s'arrêtant à mi-cuisse et serrée à la taille par une ceinture de cuir noir. Elle n'avait pas son épée, mais sa dague était glissée sous sa ceinture. Luces l'accueillit d'un sourire.
    - Tu sais très bien ce que je veux dire, Onyx. Il est hors de question que tu te tues pour Selas qui, j'en suis sûr, n'est qu'un arrogant mage qui se moque complètement de toi.
   Onyx s'assit à côté de Luces et soupira.
    - Je sais, Luces. Mais j'ai donné ma parole à Anexor. Une fois que cette mission sera achevée, alors je serai enfin libre, ma dernière dette réglée.
    - Luces a raison, Onyx, fit Lena. Tu ne peux pas continuer ainsi.
    - C'est pour ça que je suis venue, Lena. Est-ce que tu peux emprunter à Eryx son pendentif ?
    - Non. Père me passerait tous mes caprices, mais pas celui-là.
   Luces tendit quelque chose à Onyx.
    - Celui-là ?
   Onyx regarda avec stupéfaction le pendentif en rubis qui brillait dans la main de Luces.
    - Où l'as-tu trouvé ?
    - Il appartenait à mon... oncle. Si tu le veux, il est à toi.
   Skeev fouilla dans ses colliers et exhiba un autre pendentif exactement pareil.
    - Par tous les dieux, combien de copies Eryx en a-t-il fait ?
    - Aucune, à ma connaissance, fit Lena. D'où vient le tien, Skeev ?
   L'elfe des bois haussa les épaules.
    - Aucune idée. Je l'ai toujours eu, aussi loin que remontent mes souvenirs.
    - Oh ! Si Sechas était encore là, il pourrait nous répondre ! soupira Onyx.
   Luces remit son pendentif autour de son cou.
    - Attaque-moi, ordonna-t-il à Onyx.
   La jeune demi-elfe dégaina sa dague et tenta de blesser Luces, pour se retrouver projetée à l'autre bout de la pièce. Luces fut aussitôt à côté d'elle pour l'aider à se relever. Elle refusa son aide, s'assit et secoua la tête.
    - Ouch ! C'est un vrai, que le tien ! lança-t-elle avec un sourire.
   Alors que Skeev s'approchait à son tour, Luces pivota sur ses talons et porta un coup vicieux à l'elfe des bois. Celui-ci, sans même réfléchir, para le coup et riposta aussitôt.
    - Non, mille fois non ! fit Luces, réprobateur. Je voulais tester la valeur de ton pendentif.
    - Préviens-moi avant. C'est une très mauvaise idée de me prendre par surprise.
   Lena lui mit les bras autour du cou et le dépouilla proprement de son collier, ajoutant quelques battements de cils pour faire bon poids.
    - Essaie sur moi, Luces, suggéra-t-elle en glissant le pendentif à son cou.
   Le jeune elfe obéit et, au dernier moment, Lena évita le coup. Elle tendit le collier à Skeev.
    - C'est un faux, dit-elle.
   Elle se tourna vers Onyx et se retint d'éclater de rire : la jeune demi-elfe s'était rendormie, la tête contre le mur. Skeev sourit, se pencha et souleva Onyx dans ses bras, son front venant d'appuyer contre son cou. Doucement, l'elfe des bois ramena la jeune demi-elfe dans sa chambre.
    - Dieux ! fit-il lorsqu'il revint, se laissant tomber dans son fauteuil. C'est la première fois que je la touche !
   Lena hocha la tête.
    - Je sais. Elle refuse le moindre contact, sauf dans les cas les plus extrêmes, et encore...
    - Ça lui causera des ennuis un jour, prophétisa Luces.
   Skeev fixait Lena.
    - Dis-moi, princesse, ne crois-tu pas qu'il est l'heure que tu redeviennes Elandra ?
    - D'accord. A ce soir.
   Lena se leva et silencieusement, elle quitta l'aire des voleurs.
   Quand elle revint, le soir, ce fut pour trouver Skeev, Luces, Onyx et Selas réunis. Onyx était habillée de la même façon que le matin et jouait avec le pendentif de Luces, cherchant sans doute un moyen de le faire accepter à Selas. Lena lui arracha presque le joyau des mains et le mit au cou du mage elfe.
    - Pour quelle raison ? demanda-t-il calmement, prêt à enlever le bijou.
    - Pour me faire plaisir, rétorqua Lena en haussant les épaules.
   La main de Selas retomba. Luces attira l'attention d'Onyx.
    - Tu n'as pas oublié mon histoire, dis ?
   Elle sourit.
    - Parfois, je me dis que tu es un enfant, Luces. D'accord, tu vas l'avoir, ton histoire.
   Lena s'installa confortablement entre Skeev et Selas ; remarquant l'air étonné du mage, elle dit à mi-voix :
    - Onyx est barde également. Une des meilleures !
   Les yeux d'argent d'Onyx se perdirent dans le vague quand elle commença.

Texte © Azraël 1999 - 2002.
Bordure et boutons Dryad, de Silverhair, inspiré par un dessin d'Amy Brown

Amy Brown Fantasy Art

Silverhair