Les Métamorphes

Hermine

   Et de derrière son dos, surgit Hermine, un léger sourire aux lèvres et la joie éclatant dans ses yeux. Les deux soeurs tombèrent presque dans les bras l'une de l'autre, mais la présence d'étrangers - Lyan, Valian et Antonian - les retint au dernier moment, et tout se joua au niveau des regards.
   Hermine jeta un coup d'oeil en biais dans la direction de Kilgarvian, qui avait posé sa main sur l'épaule d'Antonian, regardant songeusement l'île qui s'éloignait. Elle ignorait qui était l'enfant, n'ayant pas assisté à la courte explication du jeune Kyshar, mais sa soeur jumelle la mit rapidement au courant. Par ailleurs, Esmeralda ne s'arrêta pas là dans son récit et elle raconta à Hermine tout ce qu'avaient fait les deux jeunes hommes pour la sauver. Elle n'était bien sûr pas au courant de tout ce qu'il s'était passé au port, mais elle pouvait aisément l'imaginer en voyant Valian et Lyan.
   La jeune fille rousse fit deux pas vers Kilgarvian qui venait de s'accouder au bastingage, laissant Lyan emmener Antonian pour lui faire découvrir la Flèche de Kysharie, et elle posa sa main sur l'avant-bras du jeune Kyshar. Aussitôt, il tourna son regard méditatif dans sa direction.
    - Je voulais te remercier pour tout ce que tu as fait pour Sme..., commença-t-elle, sans trop savoir ce qu'elle disait.
    - Je vous l'avais promis, princesse, répondit doucement Kilgarvian. Mais vous n'auriez pas dû venir. Gorneval et Jillian vont s'inquiéter de votre absence.
   Les yeux verts d'Hermine le fixaient si intensément qu'il cherchait inconsciemment une échappatoire. Il retint de justesse un soupir de soulagement en voyant des voiles apparaître dans son champ de vision.
    - Garouk ! s'exclama-t-il aussitôt, oubliant tout, sauf le danger qui venait d'apparaître. Ils nous poursuivent !
   Le jeune aveugle fut immédiatement à ses côtés et il sembla diriger son pouvoir vers les vaisseaux simmanites qui fendaient les vagues derrière eux. Le vent était de leur côté, mais cela signifiait aussi que leurs ennemis en profitaient.
    - Lyan, demanda-t-il d'un ton proche de l'expectative, ne pouvons-nous mettre toute la voile dehors ?
    - Du tout, petit, du tout, répondit le petit marin alors qu'un vilain sourire fendait sa face. Au contraire, nous allons réduire tranquillement notre vitesse pour les attendre.
    - Dans quel but ? s'étonna Garouk, même si son visage restait parfaitement calme.
    - Parce que Valian est en train de sortir sur le pont notre arsenal, petit. Les Simmanites n'ont jamais survécu une rencontre avec la Flèche de Kysharie, petit. Si jamais on apprend que nous avons fui devant des Simmanites, c'en est fini de notre réputation !
   Curieux de savoir en quoi consistait l'arsenal de la Flèche de Kysharie, Kilgarvian alla faire un tour du côté où se trouvait Valian. Il y avait deux sortes d'armes, visiblement : d'une part, une sorte de gigantesque arbalète, constituée en grande partie par la poupe du navire, sauf que les projectiles n'étaient pas des carreaux, mais d'énormes boules de bois, ou, dans une rainure plus petite prévue à cet effet, des billes de métal dont la surface était étrangement constellée de trous réguliers ; d'autre part, une catapulte parfaitement banale, avec les habituels projectiles pouvant être enflammés.
    - Nous allons attendre qu'ils soient à portée de tirs, expliqua Valian à Kilgarvian. L'arbalète a une portée plus longue que la catapulte, mais elle est plus longue à recharger aussi, surtout quand nous utilisons ça ! conclut-il en caressant doucement une bille de métal avec un air d'incroyable fierté.
    - Qu'est-ce que c'est exactement ? demanda le jeune Kyshar. A quoi servent les trous ?
    - Nous y mettons de la paille et quelques autres combustibles et nous y mettons le feu juste avant de l'envoyer. Les trous sont spécialement étudiés pour que le feu ne vienne pas en contact avec l'arbalète, ce qui n'aurait pas été le cas si nous avions utilisé les billes de bois.
    - Très ingénieux, admira Kilgarvian.
    - N'est-ce pas ? se rengorgea Valian. Mon frère et moi avons mis au point ce système de défense. Il reste à Ky Sellyan pour les fabriquer - entre autres, naturellement - et je me charge d'écouler sa marchandise. C'est vraiment dommage quand il y a un navire simmanite sur le chemin, non ?
    - Bien sûr, renchérit Kilgarvian avec un sourire amusé, tout en essayant de prendre un air parfaitement innocent.
   Hermine et Esmeralda s'approchèrent du bastingage près d'eux et la plus discrète des deux soeurs se concentra, fixant les eaux de son regard vert. Il y eut un remous, qui attira l'attention de Kilgarvian. Celui-ci pivota sur ses talons et un bref examen des jumelles lui apprit ce qu'il se passait. Il saisit Hermine à bras-le-corps et la tira en arrière au moment même où une énorme tête pourvue de beaucoup de dents bien aiguisées surgissait à l'endroit exact où la jeune fille se trouvait avant.
    - Laisse-moi ! s'exclama-t-elle en se débattant. Laisse-moi, je sais ce que je fais !
    - Quel est ce monstre qui vient d'apparaître, Hermine ? Qu'as-tu fait ?
    - Eh bien, à défaut d'autre chose, tu as recommencé à me tutoyer, fit-elle avec un gentil sourire, tout en se dégageant de l'étreinte plutôt brutale du jeune Kyshar.
    - Je suis sérieux, Hermine ! Qu'as-tu fait ?
    - C'est un kymren, dit-elle fièrement.
    - Un quoi ? demanda Kilgarvian, abasourdi.
    - Un kymren, répéta Hermine avec un sourire adorable. Tu sais, les terribles monstres que l'on dit hanter le fond des mers.
   Kilgarvian ferma un instant les yeux, hocha imperceptiblement la tête, puis releva les paupières pour fixer Hermine avec un air qui n'avait absolument rien de gentil.
    - Récapitulons bien, Hermine, pour voir si j'ai tout compris, articula-t-il lentement entre ses dents. Tu viens de conjurer un... un kymren, que les légendes locales disent être absolument terrible. C'est ça ?
    - C'est ça, répondit doucement la jeune fille, qui voyait parfaitement qu'il n'était pas content.
    - Et quel est le but de la manoeuvre, outre te faire tuer ?
    - Mais s'occuper des bateaux ennemis, bien sûr ! fit Hermine en ouvrant de grands yeux.
    - Navires, Hermine, on dit navires, corrigea-t-il machinalement.
    - Si tu me laisses reprendre le contrôle de mon kymren, je vais pouvoir vous aider à envoyer la flotte ennemie par le fond !
    - Mais enfin, Hermine, comment peux-tu être aussi inconsciente ! Il a failli te tuer ! gronda Kilgarvian en la prenant aux épaules.
   Elle lui répondit par un sourire qui lui aurait liquéfié les genoux s'il n'avait pas été dans un état proche de la furie.
    - Mais, Kilgarvian, tu étais là pour me sauver, dit-elle doucement.
   Sa main vint se poser sur une de celles du jeune Kyshar, légère comme un papillon, et, gentiment, elle se dégagea. Elle caressa rapidement la joue de Kilgarvian, puis se retourna vers le bastingage.
    - Je suppose, Lyan, que vous allez d'abord vous occuper des ba... navires les plus proches, attaqua-t-elle d'un ton très professionnel.
    - Oui, petite, fit le petit Kyshar, un peu étonné.
    - Très bien. Dans ce cas, Sme et moi allons nous charger de ceux qui les suivent.
   Elle conclut sa phrase par un sourire adressé à Lyan qui ne trouva pas la moindre chose à lui répondre, puis Sme et elle se plongèrent dans une profonde concentration que Kilgarvian, bien que furieux, n'osa pas interrompre, se demandant un instant si ce n'était pas lui qui avait mis la vie de Hermine en danger en rompant brutalement sa concentration lors de son intervention.
   Le kymren refit son apparition, mais de façon beaucoup plus calme. Il dirigea son gros oeil rond vers Hermine, la fixa longuement, puis plongea, laissant derrière lui un mince sillage qui laissait voir à qui savait observer qu'il se dirigeait vers les navires simmanites.
   Pendant ce temps, Lyan et quelques marins kyshars, aussi silencieux que Kilgarvian lorsqu'il était à la cour de Ky Rann, mettaient au point les derniers détails pour lancer le premier boulet de bois avec l'arbalète. Au fur et à mesure des opérations, le petit Kyshar expliquait ce qu'il faisait à Kilgarvian.
    - Tu vois, petit - visiblement, Lyan et Valian appelaient tout le monde " petit " - l'arbalète est relativement facile à utiliser, mais elle nécessite un long réglage préliminaire. Le premier boulet met toujours du temps avant d'être lancé, mais ensuite, pour les autres, il suffit juste de recharger l'arbalète.
   Quelques autres marins s'occupaient de la catapulte et, alors que les navires simmanites s'approchaient de plus en plus, la Flèche de Kysharie était fin prête au combat. Garouk vint rejoindre Hermine et Sme, se plongeant lui aussi en concentration, et Kilgarvian eut un peu l'impression de se sentir abandonné.

   L'enfer ne tarda pas à se déchaîner... pour les Simmanites. La manière la plus classique pour les combats en mer était l'abordage, donc cela nécessitait une certaine proximité des bateaux. Il n'y avait que lorsque les navires attaquaient un port que la stratégie variait, comme par exemple quand les Simmanites avaient essayé d'aborder à Shellyy et que les Shellyyns avaient répliqué en les envoyant tous par le fond.
   Aussi les Simmanites furent-ils un tantinet surpris quand un de leurs navires en queue de flotte fit entendre un craquement sourd et commença à prendre eau par tous les côtés. A bord de la Flèche de Kysharie, néanmoins, Hermine se permit un léger sourire de victoire. Le kymren, en effet, n'était pas seulement pourvu d'une denture à faire pâlir un requin, mais possédait également un front d'une dureté remarquable, capable, entre autres, de fracasser la coque d'un navire, même si ce navire sortait des célèbres chantiers de Shellyy.
   Aussitôt après, Lyan ajouta à la panique naissante des Simmanites : le premier tir d'arbalète toucha le navire capitaine de plein fouet et celui-ci ne tarda pas à s'enfoncer dans la mer plus qu'il n'aurait dû. Hermine et Sme en rajoutèrent encore un peu et le kymren se manifesta à nouveau, sur un autre navire toutefois. Les Simmanites commençaient à devenir enragés : le branle-bas de combat n'avait pas encore vraiment été donné et ils avaient déjà perdu trois navires !

   Tzinteotl, le Tlazolteotl, avait refusé de monter sur le navire capitaine. Il n'était pas fou et il savait que le premier navire de la flotte était le plus exposé aux tirs ennemis. Certes, il s'interrogeait sur ce qu'il se passait en queue de flotte, mais il savait aussi que la présence d'une métamorphe à bord de la Flèche de Kysharie ne pouvait que donner certains avantages aux Kyshars.
   Il s'était parfaitement rendu compte que la malheureuse fourmi qu'il avait enfermée dans une cage dorée cleffée à son pouvoir n'était vraiment qu'une fourmi et il l'avait d'ailleurs relâchée. Etrangement, les Tlazolteotls, comme Meotl par exemple, ne semblaient pas avoir beaucoup d'enthousiasme à poursuivre les soeurs jumelles. Ils n'entravaient pas vraiment les efforts des autres Simmanites, mais ne bougeaient pas beaucoup non plus pour les aider.
   En tout cas, Tzinteotl, qui n'avait aucun lien avec Meotl et qui le connaissait juste de nom, comme on connaît un collègue, n'avait aucune raison de faire des exceptions en faveur des jumelles et pourtant, il le faisait. Certains autres Tlazolteotls, comme par exemple celui qui avait organisé l'attaque contre Gorneval, Jillian, Esmeralda et Kuny à Mellyrn, eux, étaient franchement hostiles, comme tout Simmanite se respectant voyant en face de lui quelqu'un de vaguement en relation avec un Kyshar.
   Ce qui paraissait surtout bizarre à première vue, c'était que Garouk savait le nom de ceux qui n'étaient pas franchement contre eux. Il avait salué Meotl et Tzinteotl par leur prénom dès leur première rencontre, parlant avec eux comme s'ils étaient de vieilles connaissances. Les Tlazolteotls, eux, le connaissaient par les prophéties, ils savaient qui il était et le danger qu'il représentait pour eux et pour leur peuple.
   Tzinteotl, donc, observait le combat inégal avec un parfait détachement. En observant attentivement la surface de l'eau, il avait réussi à apercevoir quelques indices qui lui laissaient à penser que Hermine et Esmeralda étaient hautement impliquées dans le capharnaüm qui s'installait à l'arrière. Il comprit vite aussi quel était leur instrument et même si la religion simmanite interdisait de croire aux animaux fantastiques, il eut un petit sourire ravi en constatant que les kymrens existaient vraiment, ou tout au moins, qu'il en existait un.

   En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, l'arsenal performant de Valian et Lyan avait mis toute la flotte simmanite hors de combat et la Flèche de Kysharie mit tranquillement les voiles pour rejoindre la côte et le port de Ky Sellyan. Hermine remercia gentiment le kymren et le laissa retourner au fond des eaux, négligeant l'objection de Lyan sur la présence d'un pareil monstre dans le Golfe de Corail, si proche des côtes.
   Kilgarvian avait rejoint Garouk, flanqué d'Antonian qui avait maintenant vu le navire de fond en comble.
    - Garouk, tu m'avais dit que ma présence était obligatoire si on voulait sauver Sme en toute sécurité. Maintenant que tout est passé, puis-je savoir en quoi ma présence fut-elle déterminante ?
    - Pour beaucoup de raisons, Kyle. C'est toi qui as remarqué le Halyante à l'auberge du Lion d'Or, c'est toi qui nous as débarrassés des gardes qui s'occupaient de Sme et...
    - N'importe quel Kyshar aurait pu faire cela, Garouk ! Tu aurais pris avec toi Lukyan ou Kylian, le résultat aurait été exactement le même !
    - Patience, j'arrive au point déterminant. Tu es notre lien avec Anton. C'est parce qu'il t'a reconnu qu'il a suivi le Halyante à Ky Sellyan, c'est parce qu'il te connaissait qu'il a embarqué à sa suite pour l'espionner et de là, nous être très utile sur l'Ile de Corail.
   Kilgarvian resta silencieux un moment, puis reprit :
    - Garouk ?
    - Oui ?
    - Je n'aime pas savoir que ma vie est régie par une prophétie.
    - Si ça peut te rassurer, répondit Garouk d'un ton léger, elle n'est pas régie par une prophétie, mais par plusieurs. Ceci dit, je comprends parfaitement ce que tu veux dire. Mais je peux t'assurer qu'il y a certaines choses que la prophétie te réserve qui devraient te plaire un peu plus que savoir que tu étais le chaînon manquant, le signe de reconnaissance ou je ne sais quoi de semblable.
   Il eut un sourire moqueur et quitta le jeune Kyshar, suivi par Antonian, alors que Hermine s'approchait.
    - Je crois que nous avons certaines choses à nous dire, Kilgarvian, commença fermement la jeune fille.
   Kilgarvian dissimula un léger soupir et souhaita presque que Jillian soit là. La désapprobation quasi constante de la jeune femme avait le don de réfréner même le plus enthousiaste des Kashemars.
    - Pourquoi as-tu changé d'attitude envers moi si soudainement ? demanda Hermine. Ai-je fait quelque chose qui ne t'a pas plu ? Ou est-ce l'hostilité de Jillian qui t'a glacé envers tout le monde ?
   Le jeune Kyshar la regarda attentivement.
    - Tu le sais, Hermine, dit-il doucement. Tu sais très bien pourquoi j'essaie de te fuir. Tu l'as compris quand je t'ai dit adieu à Ky Rann et c'est pourquoi tu n'aurais pas dû venir à notre rencontre. De plus, tu prenais des risques inutiles.
    - Il y avait la liberté de ma soeur en jeu, Kilgarvian !
    - Tu aurais pu attendre quand même, Hermine. Je t'avais promis de revenir avec Sme.
    - Ou de ne pas revenir du tout, lui rappela la jeune fille, un peu crispée.
    - Tu aurais donc voulu assister à mon échec ? fit-il très doucement.
    - Peut-être aurais-je pu te détourner de la mort si pareille chose était arrivée.
   Le jeune Kyshar tendit la main et caressa gentiment la joue d'Hermine.
    - Non, petite, tu aurais été trop triste de la mort de ta soeur pour penser à autre chose. La seule chose à laquelle tu aurais abouti dans pareil cas, cela eût été d'avancer tes jours de peine.
   Hermine mit sa main sur celle de Kilgarvian, la forçant à rester contre sa joue.
    - Ça n'est pas arrivé, n'est-ce pas ? Alors pourquoi parlons-nous de cela ? dit-elle avec un sourire d'une parfaite ingénuité.
    - Nous parlons de cela pour éviter l'autre sujet, princesse, car cet autre sujet est un écueil qui pourrait briser beaucoup de choses.
    - Quoi, par exemple ? demanda Hermine, étonnée, et un peu attristée par ce brusque rappel de son rang.
    - Mon coeur, princesse.
   Il dégagea sa main et s'en fut rejoindre Lyan.
   Hermine resta immobile, puis la voix calme de Garouk se fit entendre :
    - Tu joues un jeu dangereux, Hermine.
   La jeune fille pivota sur ses talons et fixa le visage au regard aveugle.
    - Pourquoi est-il si bizarre avec moi, Garouk ?
    - Il y a beaucoup de distances entre vous, Hermine. Tu es princesse, lui n'est rien ; il fait juste partie de la noblesse kyshare. Il est bien né, comme dirait Lukyan, mais c'est tout. De plus, tu es métamorphe et il n'a aucun pouvoir. Enfin, tu as une longévité sensiblement supérieure à la sienne et il veut t'éviter de le voir mourir alors que tu auras encore quelques bonnes centaines d'années devant toi.
   Garouk savait que Hermine était sans doute la plus sensible des deux soeurs ; c'était elle qui, visiblement, aimait le plus Gorneval, ainsi que l'avait montré l'absence du métamorphe, lors de l'expédition éclair pour aller chercher Kuny. Mais si elle s'attachait trop à Kilgarvian, elle risquait de souffrir démesurément. Le jeune Kyshar l'avait compris et il essayait de l'éloigner de lui, prenant sur lui pour ne pas montrer la peine qu'il ressentait en agissant ainsi. Oui, sans doute avait-il eu raison en disant que son coeur pourrait se briser.
   Hermine comprit tout ce qui se cachait derrière les paroles de Garouk et, tête basse, elle alla rejoindre sa soeur, évitant presque Kilgarvian durant le reste du voyage. Le jeune Kyshar s'en aperçut, mais ne dit rien ; un éclair sauvage passa dans ses yeux et il serra les mâchoires, s'enfermant un peu plus dans son silence.
   Une fois arrivé à Ky Sellyan, le petit groupe dut se séparer. Lyan et Valian firent leurs adieux aux quatre autres, Antonian, malgré la demande de Kilgarvian, ayant décidé de rester avec les marins ; l'enfant était tombé amoureux de la Flèche de Kysharie et l'offre de Lyan de le garder à bord ne pouvait que le séduire.
   Kilgarvian et Garouk récupérèrent donc leur monture et chacun d'entre eux prit une des jumelles avec lui. Comme par hasard, Hermine se retrouva avec Garouk, alors que Esmeralda venait tenir compagnie à Kilgarvian. Au bout de quelques lieues, Esmeralda commençait à s'impatienter de plus en plus, alors Garouk dit d'une voix tranquille :
    - Rentrez ensemble, les filles. La forme de pie-grièche est un peu plus rapide que celle de cheval, donc vous serez plus vite à Ky Rann. Gorneval et Jillian seront contents de vous voir.
    - Surtout que Val doit être mort d'inquiétude, ajouta Kilgarvian, sans regarder Hermine.
   Esmeralda essaya de protester, mais Garouk sentait bien que c'était uniquement pour la forme. Elle était pressée de retrouver Gorneval, surtout que, durant le voyage en mer, Hermine lui avait raconté tout ce qu'elle savait sur leur parenté avec le métamorphe.
   Kilgarvian et Garouk stoppèrent, déposèrent les jeunes filles au sol et continuèrent leur chemin ; ils ne tardèrent pas à être dépassés par deux flèches qui disparurent rapidement à l'horizon. Le jeune Kyshar les suivit un instant du regard, puis soupira.
    - Jillian sera contente, dit-il à mi-voix. Elle a peur de ce qu'il peut se passer entre Hermine et moi.
   Garouk tourna la tête vers lui et eut un drôle de sourire, mais ne répondit pas. Ce ne fut qu'après quelques minutes de chemin en silence qu'il prit la parole.
    - Jillian n'a pas toujours raison, tu sais.
   Kilgarvian faillit arrêter net son cheval en entendant cela.
    - Que veux-tu dire ?
    - Ce que je dis exactement : Jill n'a pas toujours raison. Elle connaît les prophéties, bien sûr, et elle essaie de les suivre au maximum, mais je ne serais pas étonné qu'elle tente parfois de les détourner, parce qu'elle juge qu'elles ont tort.
    - Et toi, comment les connais-tu ? Jillian ne t'a jamais appris à lire et donc tu ne pouvais pas les avoir lues avant de devenir aveugle. Qui te les a résumées ?
    - Personne, Kyle. Je ne les ai pas lues, ni entendues. Je les ai dans ma mémoire depuis que je suis né, c'est tout. Mais c'est seulement maintenant que je commence à les comprendre et à savoir que je les connais. C'est pour ça que Jill ne veut pas que le peuple kyshar - et tous les autres - connaisse mon identité. Mon pouvoir commence seulement à prendre place et si vous brusquiez les choses, les Simmanites nous vaincraient sans la moindre difficulté.
    - Tu sais que tu peux compter sur moi, lui assura Kilgarvian.
    - Bien sûr que je le sais, répondit Garouk d'un ton d'évidence. Mais il commence à y avoir beaucoup de personnes au courant, tu ne trouves pas ? Tous les métamorphes, toi, les Tlazolteotls, les Bynthiens pour une grande partie, puisque ce sont eux qui font les prophéties... De plus, je pense que la charmante fille du roi Egor de Sicyol a compris de quoi il en retournait. Notre petite Azeline n'est pas bête et elle sait additionner deux et deux.
   Kilgarvian eut un sourire amusé. Il faisait partie de la suite de Lukyan et était présent à Alcyol quand avait eu lieu la confrontation entre Azeline, Garouk et Kylian, mais il n'y avait pas assisté. Cependant, Takander et Lukyan la lui avaient racontée lors de leurs chevauchées avec les troupeaux.