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La Flèche de Kysharie
Térek avait déjà sellé l'alezan de Garouk, alors que de nombreux Kyshars auraient été ravis de le faire à sa place. Kilgarvian s'occupa rapidement de son propre cheval, une mince bête baie des plus discrètes, et les deux jeunes hommes partirent. Térek resta en arrière, légèrement triste, puis rentra dans la citadelle.
- Où est Sme ? demanda Kilgarvian une autre fois.
- Elle a été capturée à l'extrême pointe de Simman, là où passe la Ky Shar. Elle a essayé de passer directement de la Waasie à la Kysharie, mais les Tlazolteotls l'ont eue avant qu'elle ne franchisse la frontière.
- Et ?
Le langage laconique du jeune Kyshar ne dérangeait pas Garouk, habitué au silence des Waas.
- Elle est à Simman, maintenant.
- A Mellyrn ?
- Non, actuellement ils sont au bord du Golfe de Corail, à Syrn, mais ils comptent aller sur la première île du Golfe, l'Ile de Corail.
- La première, c'est celle de Coralline, objecta Kilgarvian dignement.
- Celle que j'appelle la première, Kilgarvian, ce n'est pas en terme de grandeur, c'est en question de la distance par rapport à Simman.
- Oh. D'accord.
Il y eut un moment de silence.
- Comment ferons-nous s'ils arrivent sur l'Ile de Corail avant nous ?
- Nous aborderons aussi. Ce sera plus dur, naturellement, mais nous pourrons le faire.
- Garouk, pourquoi fallait-il que je vienne pour que nous puissions sauver Sme ?
- Je ne sais pas, Kilgarvian. Tout ce que je sais, c'est que tu dois venir.
Garouk fut reconnaissant au jeune Kyshar de ne pas lui poser de questions sur son statut de Kyshrann. Il savait qu'il était celui que quatre peuples attendaient, mais il n'était pas encore prêt, et les deux métamorphes, Jillian et Gorneval, le savaient bien. Il avait encore beaucoup de choses à apprendre, notamment sur l'étrange relation qu'il entretenait avec Kuny. Qui était cet enfant et quel était son rôle dans la prophétie ? Etait-il lui aussi un Kyshrann ?
Le voyage se poursuivit sans problèmes jusqu'à la limite de la frontière entre la Kysharie et Simman. Alors qu'ils pouvaient déjà apercevoir le soleil jouant sur les casques étincelants des Waas qui garantissaient la frontière, Garouk obliqua brusquement vers l'ouest, en direction du Golfe de Corail.
- Ils ont déjà emmené Sme à l'Ile de Corail ? s'inquiéta Kilgarvian.
- Non, mais nous n'allons pas pouvoir traverser la frontière. Sinon, je crois que les Simmanites vont jouer à Kyshar. Tu es bien trop reconnaissable, Kilgarvian, et ils ne te laisseront jamais faire plus deux pas en Simman sans te tuer. A la rigueur, je peux passer pour un Waas, mais sans toi, je ne pourrais rien faire de toute façon. Non, nous allons passer par la mer. Je pense même que nous allons directement les attendre sur l'Ile de Corail. Ils sont sur le point de trouver comment faire pour y emmener Sme sans qu'elle puisse en profiter pour s'échapper.
La Kysharie étant à l'intérieur des terres, elle n'avait jamais eu beaucoup d'intérêt pour les navires. Son seul accès vers la mer passait obligatoirement par le Goulot de Corail et les Kyshars n'aimaient pas beaucoup se mettre à la merci des Simmanites, même si la neutralité du Goulot était assurée par les Waas, seul peuple neutre du continent. Néanmoins, ils disposaient de villes portuaires, si on pouvait appeler cela des villes. Dans ces cités, il n'y avait guère que le port et les auberges pour les marins quand ils descendaient à terre. Garouk choisit la ville de Ky Sellyan, la ville la plus proche de la frontière simmanite. Il savait très bien que tous les Kyshars qui descendaient dans ce port étaient des passionnés de la chasse aux Simmanites et qu'ils connaissaient les mille et une ruses pour éviter un navire simmanite en mer.
Quand Garouk et Kilgarvian descendirent dans l'auberge, qui se nommait Le Lion d'or, puisque toute ville avait son auberge de ce nom, quel que soit le pays, le jeune Kyshar évita surtout de guider Garouk. Le jeune homme semblait se diriger aisément et toutes les conversations se turent quand il entra dans l'auberge, suivi par le silencieux guerrier en noir. Garouk n'avait aucunement l'air d'un Kyshar et ses yeux entièrement bleus le rendaient bien trop repérable.
Garouk promena son regard dans l'auberge, comme s'il pouvait voir ceux qu'il y avait, puis déclara d'une voix forte :
- J'ai besoin d'hommes intrépides !
Un éclat de rire moqueur lui répondit. Le jeune homme se tourna aussitôt dans la direction d'où provenait ce rire.
- Eh bien, en quoi ce que je viens de dire est si drôle ?
- Tous les marins de Ky Sellyan sont intrépides ! rétorqua l'homme en continuant à rire. Et ce n'est pas à un étranger comme toi que nous permettrons de dire le contraire.
Kilgarvian, comme s'il avait lu dans les pensées de Garouk, mit la main à son bancal d'un air menaçant. Le rire s'éteignit aussitôt.
- Eh bien, j'aurai tout vu aujourd'hui ! lança une voix grinçante. Je ne pensais pas qu'un jour je verrais un Kyshar agir comme un Halyante !
Kilgarvian ne réagit pas à l'insulte, mais Garouk tourna légèrement la tête.
- Je constate que vous avez tous la langue bien pendue, mais est-ce là votre seul talent ? rétorqua-t-il calmement. Je cherche un équipage capable d'aller à l'Ile de Corail sans être vu par les Simmanites ou qui que ce soit d'autre, de rester là-bas aussi longtemps qu'il le faudra, toujours invisible et de revenir ici à la vitesse de l'éclair. Y a-t-il parmi tous ses bavards quelqu'un de faire cela ?
- Tu nous insultes, étranger ! gronda le premier homme.
Alors que la colère commençait à monter dans l'auberge, tous les marins étant piqués au vif par cette question, Kilgarvian tendit brusquement le bras en arrière et attrapa quelqu'un par le col de sa tunique. Sans dire mot, il le jeta par terre devant lui.
- Celui-là n'est pas un Kyshar, dit-il sobrement.
Garouk entendit quelqu'un se lever et examiner le prisonnier de Kilgarvian.
- Par tous les dieux ! s'exclama la voix grinçante qu'il avait déjà entendue. C'est un Halyante !
Garouk eut un petit rire.
- Vous me traitez d'étranger en me disant que je vous insulte, mais vous n'êtes même pas capable de repérer un Halyante parmi vous ! Pire, vous le laissez s'asseoir tranquillement et entendre quelque chose qui ne doit être entendu que par des oreilles kyshares ! Non, vraiment, ce n'est pas ici que je trouverai ce que je veux ! Viens, Kyle.
Kilgarvian se pencha, releva le Halyante et suivit Garouk, son prisonnier fermement maintenu.
- Attends, petit, fit la première voix. Nous allons discuter. C'est maintenant une question d'honneur pour nous.
Garouk se retourna.
- Qu'as-tu à me proposer ?
- Viens t'asseoir, nous allons en discuter.
Deux marins prirent le Halyante des mains de Kilgarvian et l'emmenèrent dehors. Garouk préféra ne pas demander ce qu'ils allaient faire de lui. Il n'avait pas besoin de l'interroger, il savait déjà pour qui il espionnait. Le jeune homme et le silencieux Kyshar s'assirent à la table du premier homme et l'autre à la voix grinçante vint les rejoindre.
Le premier des deux était un Kyshar vêtu de l'habituel costume de cuir noir, même si pour un marin, c'était un peu étonnant, armé du bancal ; une grande cicatrice lui barrait tout le visage, lui fermant l'oeil gauche par la même occasion. Il était mal rasé et ses yeux noirs avaient un éclat dur ; plus musclé que la plupart des Kyshars, il semblait avoir l'habitude de commander et d'être obéi. Il répondait au nom de Valian.
Le deuxième était un petit Kyshar, détail un peu étrange pour ce peuple toujours d'une taille supérieure à la moyenne, mince et à l'air rusé. Ses petits yeux noirs étaient vifs et ne laissaient sans doute rien passer. S'il arborait fièrement le costume national, il n'avait pas le bancal, mais Kilgarvian remarqua quelques bosses qui ne pouvaient être que la présence de dagues dans ses vêtements. Le jeune Kyshar se fit la remarque que ce marin aurait sans doute eu plus sa place chez les Kushites, à faire de la contrebande et de l'espionnage, que chez les Kyshars, où la loyauté et la franchise primaient, même si elles étaient assez souvent entachées de brutalité. Il dit s'appeler Lyan, bâtard de Kysharie. Comme Kilgarvian l'avait supposé, Lyan descendait des Kushites par son père.
- Tu veux jouer un bon tour aux Simmanites, petit ? demanda Valian.
- Exactement. Un si bon tour qu'ils ne doivent même pas savoir qui le leur a joué et que je peux vous assurer qu'ils seront furieux de s'être fait ridiculiser de cette manière.
- Alors nous sommes tes hommes, Lyan et moi. Nous sommes sur le même navire tous les deux. S'il y a au monde quelqu'un qui peut vous faire passer n'importe où à la barbe des Simmanites, c'est bien nous !
Lyan eut un sourire rusé.
- Les Simmanites nous connaissent déjà de réputation, expliqua-t-il. Valian a la mauvaise habitude de couler assez souvent les navires simmanites qui s'approchent un peu trop des côtes de Ky Sellyan ou ceux qui nous prennent en chasse et je les ai régulièrement dépouillés de leurs biens par la contrebande. Notre navire est relativement connu, mais la seule occasion qu'ils ont réellement de le voir, c'est quand il est à quai.
- Nous pouvons vous débarquer tous les deux sans problèmes sur l'Ile de Corail, sans même que les Simmanites se soient aperçus que nous avons quitté le port. Par contre, vous attendre discrètement sur place, ça sera plus dur. Nous pouvons revenir à un signal, peut-être.
- C'est impossible, répondit Garouk. Il faut que nous puissions partir immédiatement après que nous ayons subtilisé aux Simmanites ce qu'ils veulent absolument garder. Nous ne pouvons pas nous permettre d'attendre ne serait-ce qu'une demi-journée.
Valian se gratta pensivement la joue, puis regarda Lyan. Le petit homme au visage rusé eut un sourire amusé, puis fit :
- C'est bon, Valian et moi, nous nous débrouillerons. Pour jouer un bon tour aux Simmanites, je crois que je traverserais la Mer de Corail à la nage !
- Quand voulez-vous partir ? demanda Valian.
- Le plus tôt possible, répondit Garouk.
- Notre navire est toujours prêt à quitter le port.
Valian fit un signe discret de la main et, peu à peu, des marins se levèrent et sortirent de l'auberge, certains deux par deux, en discutant, d'autres solitaires, marchant de leur pas chaloupé. Le grand Kyshar regarda Garouk.
- Eh bien, petit, tu ne paies pas de mine, mais on peut dire que tu sais ce que tu veux !
Garouk eut un léger sourire, mais ne répondit pas. Il sentait que les Simmanites se préparaient à prendre la mer également et, l'Ile de Corail étant à peu près à la même distance de Syrn et de Ky Sellyan, il allait falloir jouer serré.
- Allons-y, fit Lyan en se levant de table.
Il adressa un signe de la main à l'aubergiste et sortit tranquillement de l'auberge. Juste devant eux, flottait un gros navire, qui ressemblait plus à une baleine qu'à autre chose. Garouk - qui venait de susciter sa vision intérieure, qu'il arrivait de moins en moins à maintenir longtemps - et Kilgarvian réussirent à s'empêcher de se regarder et d'éclater de rire, mais ils ne purent se défendre un léger mouvement de doute. Valian posa sa grosse main sur la mince épaule de Garouk.
- Elle ne paie pas de mine, mais elle est solide, ne t'inquiète pas, petit !
- Elle ? releva Garouk, étonné.
Valian eut l'air embarrassé.
- J'ai toujours parlé de mon navire en l'appelant "elle". Allez, vas-y, fiston. La mer est bonne pour partir.
Mais Lyan l'arrêta.
- Vous avez des montures ?
- Oui, répondit Kilgarvian. Elles sont à l'auberge.
Le petit Kyshar hocha la tête et attrapa par l'épaule un enfant dégingandé d'une dizaine d'années qui courait sur le quai.
- Anton ! Va dire à Lemian de prendre soin des montures de ces deux-là, ordonna-t-il en désignant Garouk et Kilgarvian.
Le gamin acquiesça et repartit en courant, vers l'auberge.
- Tu connais tout le monde ici ? demanda Garouk, surpris, à qui Kilgarvian avait expliqué la scène avec discrétion.
- Antonian ? Il traîne tout le temps par ici ; tout le monde le connaît. Il fait toutes les commissions ; c'est un brave gosse, que les Halyantes ont rendu orphelin.
Sur ces paroles, ils montèrent tous à bord et le navire leva l'ancre, s'éloignant tranquillement vers l'Ile de Corail. Immédiatement, Kilgarvian et Garouk se placèrent de façon à ne pas être vus de loin, continuant la conversation avec Lyan.
Antonian ressortait de l'auberge, mordant avec appétit dans un morceau de pain recouvert de lard, gracieusement offert par Lemian, quand un homme l'interpella.
- Dis-moi, petit, connais-tu le bateau qui s'éloigne ?
- Oui, m'sieur, répondit Antonian, identifiant l'inconnu comme un étranger pour oser appeler un navire comme celui de Valian un "bateau". C'est la Flèche de Kysharie.
- La Flèche de Kysharie, hein..., murmura l'homme. Et pourquoi est-il parti si brusquement ?
- Lyan était avec des amis.
- Des amis ?
- Dame, oui ! Ou alors, ce sont des gens drôlement importants, parce que Lyan a demandé à Lemian de s'occuper de leurs montures.
- Merci, petit, fit l'homme en lui jetant une pièce avant de s'éloigner.
C'était un sou waas, mais Antonian était sûr que l'homme n'était pas waas. Les Waas n'avaient pas de signe particulier, mais il sentait que cet inconnu n'était pas l'un d'eux. Alors, discrètement, il lui emboîta le pas, mordant de nouveau dans son pain.
Garouk écoutait d'une oreille distraite la discussion entre Kilgarvian et Lyan et soudain, il se redressa, tournant son regard aveugle vers Simman. Kilgarvian remarqua aussitôt le mouvement de son compagnon.
- Que se passe-t-il, Garouk ? fit-il à mi-voix.
- Les Simmanites... Ils savent que nous sommes partis. Ils comptent nous tendre un piège.
- Que dit-il ? interrogea Lyan.
Kilgarvian regarda le petit Kyshar à l'air sournois, se demandant visiblement s'il pouvait lui faire confiance. Puis il se décida.
- Les Simmanites savent que nous venons. Quelqu'un a dû les renseigner à Ky Sellyan.
- Mais personne ne savait que nous partions ! protesta Lyan, avant de se rendre compte que sa phrase désignait le seul coupable possible : Antonian.
Il se tut, horrifié, puis s'exclama :
- Je me porte garant d'Anton ! Il ne vous aurait pas dénoncé.
- Pas sciemment, non, murmura Garouk. Mais les Simmanites sont maîtres dans l'art d'abuser quelqu'un.
- Sont-ils partis, Garouk ? chuchota Kilgarvian.
- Oui, mais ils attendent quelqu'un, probablement leur informateur. J'aurais dû le savoir ; il était évident qu'ils nous attendraient à Ky Sellyan. Ni Jilly, ni Val ne serait tombé dans un piège aussi évident.
Lyan claqua de la langue.
- Ne t'en fais pas, petit ! Un Simmanite prévenu en vaut deux, mais étant donné qu'un Kyshar vaut au moins quatre Simmanites, nous les bernerons quand même !
Garouk ne put dissimuler un sourire devant une telle affirmation, mais d'une certaine façon, cela le rassura un peu : Lyan et Valian restaient avec eux et le capitaine de la Flèche de Kysharie devait être un fameux combattant.
L'Ile de Corail se profilait lentement, grossissant à chaque instant. Kilgarvian gardait la main sur son bancal, en un geste inconscient, et Garouk restait soucieux. Les Simmanites allaient vite, très vite, et il lui semblait difficile de pouvoir débarquer avant eux sur l'Ile de Corail. Valian vint le voir.
- Mes hommes ont aperçu leur navire, à tribord. Je connais bien les environs de l'Ile de Corail. Je pense que nous pouvons arriver avant eux si nous doublons par bâbord, pour accoster à la pointe sud de l'île.
Garouk tourna vers lui son regard aveugle.
- Valian, je te fais toute confiance, répondit-il. L'important, c'est que nous arrivions avant eux.
Valian hocha vaguement la tête, ignorant que Garouk ne pouvait le voir. Kilgarvian réfléchit un moment, puis se tourna vers Lyan, qui s'était accoudé au bastingage, sifflotant calmement.
- N'aurez-vous pas de mal à vous cacher des Simmanites, une fois que nous aurons débarqué ?
- Petit, les Simmanites n'ont rien après nous, rétorqua tranquillement Lyan.
Kilgarvian fit un pas en arrière, sa main revenant se poser sur son bancal, l'air méfiant, se croyant trahi.
- Oh, arrête ça, fit Lyan, écoeuré. Tu es en Kysharie, petit, et aucun Kyshar ne trahira jamais un des siens pour un Simmanite, même au prix de sa vie.
- Un des siens, non, mais un étranger ? répliqua Kilgarvian en désignant Garouk.
Lyan les regarda, ses yeux noirs très vifs les détaillant l'un après l'autre.
- Je ne sais pas quel est le lien qui vous unit, commença-t-il, et même si ma curiosité naturelle me pousse à le savoir, la seule chose que je tienne vraiment à retenir, c'est que cet étranger, ainsi que tu le dis, petit, est lié à un Kyshar d'une telle manière que mon compatriote lui obéit et le protège. Ça me suffit pour savoir qu'il est aussi sous ma protection contre un Simmanite.
Kilgarvian eut un sourire aigu en laissant retomber sa main.
- Il y a certainement des Kyshars capables de trahir les leurs pour de l'argent ou pour sauver ceux qu'ils aiment, Lyan, mais nous n'en faisons pas partie.
- Lyan, intervint doucement Garouk, il y a une faille dans ton raisonnement. Tu dis que les Simmanites n'ont rien après vous, sous-entendant qu'ils ne vous feront pas de mal s'ils vous trouvent ; c'est faux. Ils tueront tous ceux qui seront susceptibles de nous aider à fuir.
Lyan sourit.
- Laisse-les venir, petit, ils seront bien reçus !
Valian revenait vers eux.
- Préparez-vous, dit-il. Nous allons bientôt vous débarquer. Quant à nous, nous allons continuer jusqu'à une petite crique un peu plus loin, parfaitement bien dissimulée et difficile d'accès. Nous mettrons certes du temps à en sortir, mais je ne pense pas que les Simmanites pourront nous rattraper quand même. Il y a beaucoup d'écueils dans ce coin.
Garouk hocha vaguement la tête.
Sitôt à terre, le jeune aveugle s'engagea sur un petit chemin tortueux, suivi par Kilgarvian, tandis que Valian et Lyan s'éloignaient pour rejoindre la crique dont ils avaient parlé. Garouk parut sentir aussitôt le moment où la Flèche de Kysharie fut hors de vue, car il s'arrêta pour attendre Kilgarvian. Le jeune Kyshar prit son bras et continua le chemin en silence.
- Je n'ai pas fait illusion, n'est-ce pas ? demanda Garouk avec un petit sourire forcé.
- Je crois que si, malgré les quelques faux pas que tu viens de faire, répondit sobrement Kilgarvian.
Au bout du chemin, il y avait une forteresse et les deux amis entendirent des bruits de voix qui venaient de l'autre côté du mur. Visiblement, les Simmanites étaient déjà arrivés, avec Esmeralda. Garouk s'arrêta au pied de la muraille et tendit la main pour toucher les pierres. Kilgarvian fit un pas en arrière et croisa les bras, la main reposant sur son bancal. Il vit le visage du jeune homme se crisper de concentration et lentement, les traits de Kuny s'imprimèrent par-dessus ceux de Garouk. Le jeune homme rouvrit les yeux et regarda autour de lui de cet air étonné et confiant qu'avait si souvent l'enfant.
- Qu'as-tu fait ?
- J'avais besoin de voir par moi-même, alors j'ai demandé à Kuny de me prêter ses yeux.
- Qui est exactement Kuny ? fit Kilgarvian presque malgré lui.
Garouk haussa les épaules.
- C'est trop long à expliquer, répliqua-t-il simplement. Viens.
Il longea la muraille avec prudence, car les gardes au-dessus de leur tête avaient commencé à faire des rondes, sans doute réprimandés par les Simmanites. Soudain Garouk s'arrêta, tâta la roche, puis appuya fortement sur une pierre. Un pan du mur tourna lentement sur lui-même, dévoilant une entrée sombre. Le visage du jeune homme reprit son expression habituelle et il s'engagea sans hésitation dans l'étroit couloir. Kilgarvian le suivit, assailli par le doute ; tout lui paraissait trop simple. Les Simmanites savaient qu'ils étaient là, mais ils ne faisaient rien pour les arrêter. Il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond.
Au bout du couloir, il y avait une petite salle ronde éclairée, à laquelle on accédait normalement par un escalier. Le couloir se terminait par une fente si mince que Garouk et Kilgarvian eurent du mal à la franchir. D'un geste de la main, le jeune aveugle fit signe à son ami de se méfier. Il y avait des gardes, dont un Tlazolteotl. Le peu que Garouk pouvait faire n'affecterait pas le magicien simmanite et il n'y avait donc qu'un moyen de se débarrasser de lui. Kilgarvian se coula le long du mur, s'approchant du Tlazolteotl sans bruit.
Le jeune Kyshar n'avait pas les mêmes techniques que Kylian ou Lukyan. Ce dernier, bien qu'à moitié Kashemar, avait été élevé selon les techniques kyshares les plus pures, alors que Kylian avait suivi un parcours plutôt fantaisiste décidé par Ivrian. Pour Kilgarvian, ce n'était pas le cas ; très jeune, il s'était enfui de chez lui, errant au gré des routes et marchant à côté de qui voulait bien de cet enfant efflanqué pour compagnon. Sa technique de combat s'était enrichie de tous les coups appris lors des différentes rixes auxquelles il avait pris part.
Lukyan l'avait ensuite entraîné sévèrement, essayant de lui faire perdre ce style qu'il jugeait déplorable, mais rien n'avait réussi à effacer toutes les années d'errance. Kilgarvian en avait gardé une souplesse et une démarche furtive qui manquaient un peu aux autres Kyshars, et surtout, une rapidité de mouvements extrême, développée par les années sur les routes, à la merci du premier venu.
Le Tlazolteotl n'eut même pas le temps de le sentir venir. Le couteau de Kilgarvian, semblable à celui de Kylian, s'abattit brutalement et le magicien simmanite s'effondra aussitôt. Le garde simmanite se redressa, alerté ; Kilgarvian pivota sur ses talons, s'élança en avant, dégainant son bancal dans le même mouvement et le garde tomba à son tour.
Garouk sortit de l'ombre et s'avança vers le centre de la pièce. Là, suspendue au plafond, pendait une petite cage en or où se trouvait une pie-grièche, tête basse. Le jeune homme glissa un de ses doigts à travers les barreaux ; la cage était magique, il n'avait donc aucune chance de pouvoir l'ouvrir, cleffée ainsi qu'elle était au pouvoir du Tlazolteotl maintenant mort. La pie-grièche releva la tête et effleura tristement du bec le doigt offert. L'amulette de Garouk fut entourée d'un halo de lumière bleue et la pie-grièche sembla retrouver son entrain. Ce fut une coccinelle qui sortit de la cage, toujours sur le doigt de Garouk.
Kilgarvian l'attendait déjà dans le couloir sombre. Garouk s'y glissa à son tour, faisant bien attention à sa coccinelle, et rejoignit le jeune Kyshar. L'anxiété de Kilgarvian allait en grandissant ; il devait y avoir un piège quelque part, c'était forcé ! Les Simmanites n'étaient pas des idiots et ils devaient bien se douter que un Tlazolteotl et un garde ne suffiraient pas à arrêter les Kyshars. Il comprit qu'il avait raison quand, à la sortie du couloir, il vit un énorme groupe de Simmanites et de Halyantes qui les attendait.
Garouk le sentit aussi. Il manoeuvra de façon à ce que Esmeralda, toujours sous sa forme de coccinelle, passe sur le mur, au lieu de rester sur son doigt. Kilgarvian s'était rejeté en arrière en voyant ses ennemis et, regardant faire Garouk, il eut une idée. A côté de l'endroit où le jeune aveugle avait déposé sa coccinelle, il y avait une fourmi, visiblement très pressée. Il força doucement la fourmi à monter sur la main de Garouk, tandis que Esmeralda lui envoyait quelques ondes pour la calmer.
Entendant des pas derrière eux, ils décidèrent de sortir au grand jour, la fourmi au creux de la paume de Garouk.
- J'en étais sûr, grimaça un Tlazolteotl alors que Kilgarvian clignait des yeux devant la lumière.
- Salut à toi, Tzinteotl, fit aimablement Garouk.
Le grand Simmanite qui semblait mener le groupe jeta un regard suspicieux à l'adresse du Tlazolteotl, puis reporta son regard vers Garouk et Kilgarvian.
- Tzinteotl ! aboya-t-il. Récupère-moi cette métamorphe et qu'on en finisse ! S'il le faut, tue-la !
Garouk tenta de cacher sa main, de se soustraire à l'emprise des gardes, de Tzinteotl, mais le Tlazolteotl finit par récupérer la fourmi. Alors le jeune aveugle se concentra, entra en communication avec Kuny, bien plus au sud, et changea la vision de tous, transformant la pauvre petite fourmi en une énorme fourmi rouge prête à mordre Tzinteotl. Kilgarvian, de quelques gestes discrets, lui fit comprendre que, alors que tous les soldats reculaient, dégoûtés, le grand Simmanite regardait la scène avec un petit sourire satisfait.
Tzinteotl, lui, bien sûr, ne voyait aucun changement, mais il n'aurait normalement pas dû se laisser tromper par la fourmi ; imperméable comme il l'était à la magie, il aurait dû s'apercevoir immédiatement que la fourmi en question n'était pas Esmeralda. De façon surprenante, il ne dit rien, se contentant de remettre la fourmi dans une cage en or que lui tendait un des Halyantes. La déception du grand Simmanite était presque perceptible et Garouk se dit que c'était une chose à se souvenir, peut-être que cela pourrait faire leur affaire.
Les Simmanites emmenèrent leurs prisonniers et Garouk et Kilgarvian se retrouvèrent derrière les barreaux. Le jeune Kyshar, sans perdre son calme, s'assit tranquillement par terre, chassant négligemment le rat qui venait voir qui osait pénétrer dans son domaine. Garouk se frotta pensivement la joue et imita son ami.
- Je ne vois toujours pas pourquoi ma présence était obligatoire, dit Kilgarvian de sa voix basse et douce.
- Ne doute pas des prophéties, tu vexerais les Bynthiens, fit Garouk avec une pointe d'humour. Ils passent leur vie à décrypter le futur dans les étoiles, il serait du plus mauvais goût de leur infliger l'affront de ne pas croire ce qu'ils disent.
- Ils ne prédisent pas notre victoire, Garouk. Ils disent simplement que nous pourrions vaincre, c'est différent.
- Je suis bien d'accord, Kyle, mais c'est comme ça. Et figure-toi que je n'ai pas vraiment envie que se passe l'autre alternative de la prophétie. Donc, du calme !
- Mais je suis très calme, Garouk ! protesta Kilgarvian.
Le garde simmanite devant leur porte arrêta de faire les cent pas et leur lança un regard mauvais.
- Taisez-vous, racaille ! Comment osez-vous parler devant un représentant de la race supérieure ?
Kilgarvian leva les sourcils, surpris.
- La race supérieure ? murmura-t-il. Comme c'est intéressant...
Il eut un sourire de satisfaction quand il vit le représentant de la race supérieure s'abattre subitement à terre, une fine dague plantée dans le dos. Esmeralda, mince et vêtue de rouge, selon son habitude, venait de faire son apparition. Elle s'affaira rapidement à crocheter la serrure de leur prison, relevant la tête à chaque bruit qu'elle entendait. Enfin, la serrure céda sous ses efforts et ses deux amis se coulèrent hors de leur prison.
Il ne leur fallut pas longtemps pour retrouver le chemin jusqu'à la sortie. Cette fois-ci, Kilgarvian prit la tête de l'expédition, partit en éclaireur et ses années d'errance refirent surface lorsqu'il s'agit de progresser dans le moindre bruit, à l'affût de tout mouvement. Il se plaquait contre la paroi dès qu'il entendait le pas des Simmanites et se fondait si bien avec le décor qu'aucun garde ne l'aperçut. Kilgarvian explora soigneusement les alentours, sans trouver le moindre signe d'un piège. Il soupira, frustré d'une certaine façon que ses prémonitions se soient révélées fausses, et retourna chercher Garouk et Esmeralda. Le trio resta quand même prudent et, quelques mètres après la sortie à l'air libre, Kilgarvian sut qu'il avait raison : un homme se dressa brusquement devant eux, semblant surgir de nulle part.
Si Antonian avait été là, il l'aurait reconnu comme étant l'inconnu lui ayant posé des questions sur la Flèche de Kysharie. Kilgarvian le regarda et eut un rictus méprisant.
- Un Halyante ! fit-il entre ses dents serrées.
- Je le savais ! s'exclama l'homme en se rengorgeant démesurément. Je leur avais dit, mais ils ne me croyaient pas. Ils pensaient que quelques gardes et des barreaux allaient pouvoir bloquer un Kyshar et une métamorphe ! Mais maintenant, je vous ai !
- Vous êtes seul et nous sommes trois, objecta calmement Kilgarvian.
- Sur un cri de moi, répondit le Halyante, vous serez entourés de Simmanites et de Halyantes. Rendez-vous, vous n'avez aucune ch...
Sa phrase s'acheva en un gargouillement et il s'effondra aux pieds de Kilgarvian.
- ... chance, acheva tranquillement le jeune Kyshar. On est d'accord.
Puis il releva les yeux du couteau kyshar qui dépassait du dos de l'homme et plongea son regard dans les yeux sombres de l'enfant.
- Bien joué, Anton, dit-il sobrement.
- Allons-y, fit l'enfant.
Il récupéra son couteau et emboîta le pas au trio, ne tardant pas à les dépasser. Il dévalait les chemins escarpés avec la même facilité qu'une chèvre sauvage, à moitié en courant, dirigeant le petit groupe vers une crique bien dissimulée où flottait un navire.
Les derniers mètres furent dévorés au pas de course et Lyan, qui les avait aperçus de loin, donna le signal de départ avant même que le dernier d'entre eux eut mis le pied à bord.
En voyant Antonian, le petit Kyshar crut que le trio l'avait capturé alors qu'il était en compagnie des Simmanites et que donc, il avait trahi. Se sentant un peu humilié, il s'adressa à Garouk :
- Je ne pense pas qu'il ait vraiment trahi, petit ! Il pouvait...
- Il n'y a aucun problème avec ça, Lyan, intervint Kilgarvian de sa voix calme et douce. Anton n'a pas trahi. Il est mon cousin.
Garouk fut un peu stupéfait de cette remarque ; quand ils avaient - rapidement - rencontré Antonian à Ky Sellyan, Kilgarvian n'avait aucunement semblé reconnaître l'enfant. Esmeralda, elle, ne s'occupait pas de cela ; toutes ses pensées étaient tournées vers une seule : elle était libre !
- Qu'avez-vous pris aux Simmanites qui leur était si cher ? demanda Lyan d'un ton curieux.
Garouk mit sa main sur l'épaule d'Esmeralda.
- Elle, Lyan. Tout simplement, elle.
Lyan avait encore l'air abasourdi quand Valian vint se joindre à eux.
- Il y a un nouveau passager, dit-il gravement. Qui s'est joint à nous tout récemment.
Texte © Azraël 1997 - 2002.
Bordure et boutons Running horse silhouette, de Silverhair (modified)
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