Esmeralda

   Jillian et Esmeralda s'éveillèrent le lendemain parfaitement reposées. Le petit garçon dormait toujours dans les bras de Gorneval, son visage exprimant une confiance totale. Le métamorphe somnolait, mais il ouvrit les yeux dès que les deux jeunes femmes bougèrent. Jillian remarqua que les yeux de son frère étaient rouges, mais comme il avait parlé de Meztli avant de s'endormir, elle ne se douta de rien. Quant à Gorneval, il s'aperçut que le souvenir qu'il avait de sa femme bien-aimée était plus vif encore depuis qu'il en avait parlé à Hermine.
   Leur estomac commençait à crier famine et Jillian, toujours prévoyante, sortit de son sac de cuir quelques maigres rations de survie. Le boeuf était sec et très salé, mais ils avaient établi leur petit camp à côté de la Vaar, qui prenait sa source dans les Monts de Waasie. Ils décidèrent de ne pas redescendre tout de suite des montagnes et de continuer par le petit chemin bordé de fleurs. Le petit garçon échappa un instant à Gorneval, grimpa un peu parmi les fleurs et cueillit un bouquet de violettes qu'il offrit à Esmeralda avec un sérieux imperturbable. La jeune fille eut un petit rire de gorge, s'agenouilla pour recevoir les fleurs et le petit garçon en profita pour lui mettre les bras autour du cou et l'embrasser. Esmeralda rit de nouveau, puis lui prit la main pour continuer le chemin. Il se mit gravement à trotter à côté d'elle, serrant bien fort la main fine d'Esmeralda dans la sienne.
    - Comment allons-nous l'appeler, Jillian ? demanda Gorneval. Il ne semble pas savoir parler.
    - Aucune idée. Il lui faudrait un nom kyshar, s'il a les mêmes caractéristiques que Garouk, mais je me demande si tout ça n'est pas un piège. Je suis sûre que certains magiciens simmanites auraient les pouvoirs de lui changer les yeux et comme il n'est pas aveugle...
   Elle se tourna vers le petit garçon, les sourcils froncés.
    - Qu'est-ce que tu en penses, Kuny ?
    - Kuny ? répéta Gorneval en éclatant de rire. Tu appelles ça un nom kyshar, toi ?
    - Il sera toujours temps de le transformer en Kunyan s'il est vraiment comme Garouk.
    - Tu penses à Kunudar, n'est-ce pas ?
    - Ne suis-je pas Jillian Kunudarsli ? demanda-t-elle doucement.
   Gorneval la regarda, puis eut un petit rire moqueur.
    - Et moi, Gorneval Kunudar ? rétorqua-t-il.
    - Nous devrions descendre, les interrompit Esmeralda. Juste en bas se trouve la ville de Vaar.
   Gorneval jeta un coup d'oeil à sa droite et aperçut une ville tout en bas, semblant blottie au pied des montagnes.
    - A quelle hauteur sommes-nous, Jill ?
    - Bof, quelque mille mètres, je ne sais pas trop.
   Curieusement, Esmeralda semblait connaître ces montagnes presque par coeur et elle leur fit emprunter un petit chemin de chèvre qui serpentait dans les herbes le long de l'abrupt versant. Le petit garçon marchait sagement à côté d'Esmeralda, très sérieux, regardant avec beaucoup d'intérêt le moindre lapin qui surgissait à proximité. Au bout de deux heures de marche, Gorneval vint le prendre dans ses bras ; Kuny lui entoura le cou de ses bras, se blottit contre lui et s'endormit aussitôt avec un soupir de contentement. Gorneval le regardait avec un drôle d'air, vaguement attendri, mais aussi un tantinet perplexe.
    - Cet enfant est étrange, Jilly, nota-t-il.
    - Pas croyable, répondit sa soeur d'un ton distrait, son regard vigilant scrutant les alentours. Pourquoi ça ?
    - Il a l'air tellement confiant ! Comment un Simmanite pourrait-il faire confiance à quelqu'un d'autre ? Et puis, d'habitude, dès qu'un Simmanite m'approche, j'ai les poils qui se hérissent ; avec lui, pas le moindre signe d'alerte.
    - Je croyais que tu lui trouvais un petit air bynthien ? persifla sa soeur.
   Gorneval haussa les épaules et ne répondit pas. Il y eut un passage difficile, le chemin étant étroit et le précipice à droite n'inspirant pas la confiance. Esmeralda avançait d'un bon pas, nullement troublée par la proximité du vide, mais Gorneval était plus prudent, car, s'il faisait un faux pas, il ne pourrait pas se rattraper puisqu'il avait le petit garçon dans les bras.
   Soudain, l'enfer se déchaîna : un groupe de Simmanites fondit sur eux, épée au clair. Esmeralda, qui était en tête, réagit aussitôt et se transforma en un petit serpent vert tacheté de jaune qui mordit le premier Simmanite au niveau de la cheville. L'homme se raidit immédiatement, ouvrit démesurément la bouche, de l'écume apparaissant à la commissure de ses lèvres, et tenta de conserver son équilibre. Il battit l'air de ses bras, fit un faux pas et tomba dans le vide. Jillian se portait déjà au secours de la jeune fille ; Gorneval n'avait pas bougé. Il refusait d'abandonner le petit garçon, aussi n'avait-il pas effectué le moindre mouvement en sentant une bestiole lui passer rapidement entre les jambes, puis il avait reculé.
   Jillian, sous forme d'une civette, grimpait déjà le long de la jambe d'un autre Simmanite et lui planta ses crocs acérés dans la gorge. Esmeralda faisait des ravages sur son passage ; elle détestait les serpents, mais Hermine les adorait. Sous la férule de sa soeur, elle avait appris beaucoup de choses sur les reptiles et elle avait adopté la forme d'un serpent parmi les plus venimeux du continent. Généralement, une seule morsure suffisait pour leur faire perdre l'équilibre et tomber dans le ravin. Gorneval, toujours en arrière, entourait le petit garçon de ses bras ; celui-ci s'était réveillé et, les bras autour du cou de Gorneval, il observait avec intérêt la joute qui se passait sous ses yeux.
   A la fin, il ne restait plus qu'un seul Simmanite, un homme contrefait, au dos courbé, au pied bot et au visage ingrat qui grimaçait vilainement. Esmeralda reprit forme humaine et le salua avec urbanité.
    - Salut à toi, Meotl.
   Le Tlazolteotl hocha la tête. Ses petits yeux très allongés observaient attentivement la jeune fille et il la reconnut sans erreur possible.
    - Salut à toi, princesse Esmée de Shellyy, répondit-il de sa voix rocailleuse. Un autre groupe d'assaillants vous poursuit.
    - Pourquoi nous le dis-tu, Simmanite ? interrogea brutalement Jillian en redevenant humaine juste sous son nez.
    - Salut à toi, Jillian. Esmée le sait ; elle t'expliquera. Partez sans crainte, je m'occuperai d'eux.
    - Tu veux qu'on te fasse confiance ? s'exclama Gorneval en s'approchant, incrédule. A toi, un Simmanite ?
   Le visage ingrat de Meotl prit une expression étrange de regret.
    - Salut à toi, Gorneval. Esmée vous expliquera. Je dois faire vite.
   Il s'écarta du chemin, grimpant à même le talus, puis se retourna vers Gorneval.
    - Sache que je compatis à ta peine centenaire et que j'ai tout fait pour sauver celle que tu pleures.
    - Maudit ! Ne parle jamais d'elle ! cria Gorneval en s'approchant de lui, l'air féroce.
   Le Tlazolteotl soupira et s'en alla.
    - Sme, j'attends des explications, fit Jillian d'une voix orageuse.
    - C'était le Tlazolteotl qui a tenté de vous tuer à Valéel, commença calmement Esmeralda.
    - Garouk a eu tort de lui laisser la vie sauve ce jour-là, grogna Gorneval.
    - Garouk n'a pas fait que le laisser partir ; il lui a offert une sorte de protection pour rentrer au Simman.
    - Et alors ?
    - Meotl paie sa dette aujourd'hui, c'est tout. Par reconnaissance, il va sans doute effacer nos traces et perdre ceux qui nous suivent.
    - Enfin, Sme, c'est ridicule ! éclata Gorneval. Un Simmanite ne connaît pas le sens du mot reconnaissance et il faisait partie de ceux qui nous ont attaqués !
    - Val, est-ce que tu me fais confiance ? demanda doucement Esmeralda.
    - Oui, bien sûr.
    - Alors nous continuons le chemin sans nous préoccuper de Meotl. Il sait ce qu'il a à faire. Allons-y, Vaar nous attend.
   Gorneval poussa un énorme soupir ; dans ses bras, Kuny regardait fixement Esmeralda, un large sourire aux lèvres.
    - Serpent, dit-il et il éclata de rire.

   Vaar était animée ce jour-là ; sur la grande place, un groupe de Waas formait un cercle autour d'un jongleur bedonnant, mais d'une habileté diabolique. En arrivant sur cette place, Esmeralda ouvrit de grands yeux.
    - C'est Cinyras, s'exclama-t-elle.
   Gorneval regarda derrière lui.
    - Sme, ce n'est vraiment pas le moment de t'occuper de ce jongleur. On a un groupe de Simmanites qui nous collent le train depuis qu'on est entrés dans la ville.
    - Justement, fit la jeune fille avec un mystérieux sourire. Je crois que je sais comment t'en débarrasser.
   Elle modifia quelques lacets de sa robe et soudain, la robe de voyage, qui, même si elle était rouge, était plutôt terne et discrète, se mua en une vaste robe laissant les épaules largement découvertes. Esmeralda dénoua ensuite sa chevelure, la fit bouffer de la main, avec un de ses gestes les plus familiers, puis sortit du sac de cuir qu'elle portait en bandoulière plusieurs bracelets d'or qu'elle se passa aux poignets. Elle en glissa deux à sa cheville gauche, sortit de son sac un tambourin et tendit le sac à Jillian.
    - Garde-le-moi, veux-tu ? fit-elle avec un sourire qui aurait fait se damner les saints.
   Elle franchit les rangs de la foule compacte avec une facilité déconcertante et arriva au premier rang où elle se planta, légèrement cambrée en arrière, la main sur la hanche. Le jongleur l'aperçut, ouvrit grand la bouche de surprise et faillit manquer un des anneaux avec lesquels il jonglait. Il les rattrapa tous, puis demanda, incrédule :
    - Esmeralda, c'est bien toi ?
    - Eh oui, Cinyras. Content de me revoir ?
    - Ravi, ma chère. Tu danses ?
    - Et comment !
    - Cher public, fit le jongleur en se fendant d'une courbette extravagante, lequel public commençait à murmurer contre cette femme qui interrompait le spectacle, voici aujourd'hui, devant vous, la meilleure danseuse de toute la Laurasie !
   Esmeralda s'avança majestueusement et dans le silence soudain qui s'abattit sur la place, on n'entendit plus que le cliquettement des bracelets d'or qui s'entrechoquaient au rythme de la marche de la jeune fille. Elle ne s'arrêta qu'au milieu de la place, Cinyras leva son tambourin en signal, et Esmeralda commença à danser. La foule, d'abord hostile, fut lentement subjuguée par Esmeralda. Souple, vive et féline, elle ressemblait à une flamme vivante.
   Gorneval lui-même en restait bouche bée ; il hocha douloureusement la tête, se mordit la lèvre inférieure, mais il ne pouvait détacher son regard du spectacle. Jillian, qui regardait fréquemment derrière eux, vit un groupe de Simmanites qui descendaient des montagnes. Parmi eux, elle aperçut Meotl. Elle eut un mouvement de surprise. Gorneval les vit aussi et prit sa soeur par la main ; de dos, ils pouvaient passer pour un jeune couple avec leur enfant qui regardait danser une jeune fille. C'était sans doute en quoi consistait l'idée d'Esmeralda : les Simmanites ne pourraient jamais imaginer qu'ils se soient arrêtés.
   Meotl remarqua parfaitement Jillian qui le fixait d'un air tendu ; profitant de l'inattention de ses compagnons, fascinés par Esmeralda, il adressa un léger signe de tête à la jeune femme et désigna d'un geste discret une rue plus tranquille, d'où ils pourraient s'enfuir sans problème. Jillian regarda les autres Simmanites : ils n'arrivaient pas à détacher leur regard d'Esmeralda qui dansait toujours plus vite, sur le rythme marqué par le tambourin entre les mains de Cinyras, qui entrechoquait de temps en temps les petites cymbales d'acier. Elle dansait, les bras levés au-dessus de sa tête, tourbillonnant sur elle-même, les chevilles et la taille souples, et sa robe rouge lui faisait comme une corolle.
    - Viens, Val, chuchota Jillian. Partons.
    - Mais Esmeralda ? protesta-t-il.
    - Viens, te dis-je ! J'ai compris ce qu'elle fait. Elle danse pour que nous puissions partir sans être inquiétés.
   A regret, Gorneval s'arracha au spectacle fascinant de la jeune fille brune. Les Simmanites, eux, ne pouvaient toujours pas se détourner. Esmeralda savait ce qu'elle faisait quand elle avait arrêté Cinyras pour prendre place au milieu du cercle. Discrètement, Jillian et Gorneval quittèrent la grande place et se faufilèrent dans une enfilade de petites rues droites et bien pavées, Kuny toujours dans les bras de Gorneval.
   Les Simmanites ne s'aperçurent même pas de leur disparition, sauf Meotl, qui les suivait du coin de l'oeil. Une fois qu'ils eurent disparu de son champ visuel, il reporta son regard sur Esmeralda et se laissa fasciner à son tour. Le rythme du tambourin diminua progressivement et la danse d'Esmeralda devint plus lente, mais chaque mouvement semblait exécuté à la perfection, avec une profondeur étrange qui exerçait un subtil attrait sur les spectateurs.
   Alors que tout le monde croyait que la musique allait s'arrêter, Cinyras la fit repartir à un rythme endiablé ; Esmeralda devait être habituée à ce changement brutal de la part du jongleur, car elle réagit immédiatement, sans marquer la moindre hésitation. Les deux bracelets à sa cheville se remirent à tinter gaiement au rythme de sa danse, ainsi que ceux qui ornaient ses poignets. Ses boucles noires voltigeaient autour de son visage et une écharpe dorée surgie de nulle part tourbillonnait autour de sa taille.
   Cinyras continua ainsi toute la matinée, alternant les rythmes endiablés et les mélodies beaucoup plus lentes, pour laisser à la danseuse le temps de se reposer. Et Esmeralda dansa, dansa jusqu'au bout de ses forces, attirant toujours plus de monde sur la place et tous ceux qui posaient le regard sur elle se retrouvaient incapables de repartir.
   Les Simmanites, sauf Meotl, qui, comme Tlazolteotl, était hermétique à la magie, n'avaient pas bougé non plus. Meotl, lui, avait réussi à atteindre le premier rang du cercle et parfois, l'écharpe d'Esmeralda le frôlait de ses franges. Il semblait fasciné par la jeune fille, mais plus profondément que la simple fascination superficielle que sa danse exerçait sur les spectateurs.
   Enfin Cinyras, faisant s'entrechoquer une dernière fois les petites cymbales, mit fin à la danse d'Esmeralda qui s'effondra à terre, épuisée. Le petit jongleur bedonnant n'eut pas le temps de se précipiter vers elle pour l'aider à se relever, car un homme au dos courbé était déjà à ses côtés et la redressait avec une grande douceur. Esmeralda eut un pauvre sourire en le reconnaissant.
    - Salut à toi, Meotl, fit-elle faiblement. Tu nous as donc retrouvés.
    - Gorneval et Jillian sont en sécurité, princesse. Ta danse a trop fasciné mes compatriotes pour qu'ils pensent à les rattraper.
   Mais le regard vert d'Esmeralda montrait bien qu'elle n'était pas dupe.
    - Tu n'as rien fait pour les faire réagir, dit-elle. Pourquoi cette clémence à notre égard, Meotl ? Ne prétexte pas de la reconnaissance que tu dois à Garouk, je sais, aussi bien que toi, que les Simmanites ignorent jusqu'au mot reconnaissance. Il y a une autre raison, et je veux la connaître.
   Le regard de Meotl se fit fuyant, évitant obstinément les yeux vert émeraude de la jeune fille.
    - C'est vrai, dit-il, il y a une autre raison, mais je ne peux pas te la révéler, car le secret n'est pas le mien. Mais cette raison ne sera jamais suffisante pour me faire désobéir si on m'ordonne de vous tuer.
    - Comme au Sicyol ?
    - Comme au Sicyol, acquiesça le Tlazolteotl.
   Avec l'aide de Meotl, Esmeralda parvint à se tenir debout sans trop trembler. Ses jambes semblaient soudain vidées de leurs forces. Tout le monde était parti, sauf les Simmanites et Cinyras, qui regardait successivement Meotl et les Simmanites avec un air méfiant. Le Tlazolteotl repoussa doucement la jeune fille en arrière.
    - Adieu, princesse Esmée de Shellyy, dit-il avec un air de regret. Je dois continuer ma quête.
    - Au revoir, Meotl, répondit doucement Esmeralda.
    - Non pas au revoir, princesse, car me revoir signifierait pour toi et tes proches un danger immédiat.
   Il entraîna ses hommes avec lui, dans une direction radicalement opposée à celle qu'avaient prise Jillian, Gorneval et Kuny. Cinyras s'approcha d'Esmeralda.
    - Tu fraies avec des Simmanites, maintenant, ma petite Esmeralda ? demanda-t-il, passablement étonné.
   La jeune fille haussa les épaules sans répondre.
    - Je dois partir, Cinyras. Je suis ravie de t'avoir revu et j'espère que tu passeras bientôt en Kysharie. C'est là que je suis pour l'instant.
   Elle sourit au jongleur qui ne sut quoi dire et elle s'éloigna de quelques pas. Alors qu'il l'avait vue entrer dans une ruelle, soudain, Cinyras vit que la ruelle en question était vide ; il ne fit pas attention à la pie-grièche qui s'envolait par-dessus les toits.

Texte © Azraël 1997 - 2002.
Bordure et boutons Running horse silhouette, de Silverhair (modified)

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