Mellyrn

   Jillian, Gorneval et Esmeralda s'étaient éloignés d'une distance respectable de Ky Rann avant de prendre la forme d'une pie-grièche, une transformation que Esmeralda appréciait fort peu.
    - Les pies-grièches sont des animaux stupides, Val, ronchonna-t-elle.
    - Je sais, Sme, mais elles peuvent couvrir de longues distances. Grâce à ça, nous pourrons être à Mellyrn à la fin de la journée. Enfin, reprit-il en regardant le soleil qui se levait, nous y serons plutôt au début de celle de demain.
    - Oui, mais ces oiseaux ne cessent d'attaquer tout ce qui bouge ; c'est énervant, à la fin !
    - Je sais, Sme. Mais nous devons nous presser : nous sommes en plein été, maintenant, et nous avons quelque chose à faire avant l'hiver. Ce petit voyage à Mellyrn n'était pas du tout prévu au programme et nous ne pourrons certainement pas revenir de la même façon.
    - Rabat-joie, rétorqua Esmeralda avec un reniflement réprobateur.
   Elle prit la tête de l'expédition pour montrer qu'elle n'appréciait pas du tout cette situation.
    - Nous aurions peut-être dû choisir Hermine, hasarda Jillian.
    - Certainement pas. Sme nous sera bien plus utile s'il y a du grabuge avec les Simmanites.
   Tout en volant, ils chassèrent un peu quelques rongeurs ; ils avaient vite survolé la Chaîne de Kyshar et passaient maintenant au-dessus des plaines, où les gardians surveillaient avec attention leurs troupeaux, que ce soit de chevaux ou de bétail. Ils voyaient de temps en temps un cavalier kyshar isolé, souvent un messager qui servait de relais entre les différents troupeaux ou un éclaireur qui expliquait comment était le terrain juste devant, même si la plupart des gardians meneurs faisaient ce métier depuis des années et connaissaient chaque pierre et chaque brin d'herbe de la Kysharie. Le métier d'éclaireur précédait souvent celui de gardian et cela apprenait aux jeunes à observer le paysage et à le connaître, puisqu'à chaque rapport, le gardian posait des questions pour savoir si l'éclaireur avait bien observé autour de lui. Il y avait aussi les chasseurs, chargés de ravitailler les relais habituels où s'arrêtaient les troupeaux.
   Enfin, en arrivant près de la frontière avec le Simman, ils y virent beaucoup plus d'hommes qui patrouillaient à cheval, la main sur la garde de leur bancal, l'air méfiant. Pour un Kyshar, la présence d'un Simmanite sur leur territoire n'était pas tolérable. Généralement, quand une troupe de Kyshars voyaient un Simmanite, le premier qui le voyait avait le droit de le tuer. C'était leur passe-temps favori, un jeu qu'ils appelaient jouer à Simman, comme d'autres auraient dit jouer à chat ; la règle en était simple : tuer tous les Simmanites qu'ils voyaient. Il n'y avait que lorsque le Simmanite arborait un drapeau blanc que les cavaliers kyshars mettaient un peu plus de temps pour décider quoi faire.
   Les premières fois, ils avaient longuement délibéré en regardant le Simmanite approcher, puis le chef de l'escouade l'avait décapité d'un vaste geste nonchalant. Le roi du Simman avait ainsi perdu plus d'un émissaire et il avait fini par envoyer un Halyante plaider sa cause auprès du roi actuel de Kysharie. Mais les Halyantes étaient aussi très mal vus dans le pays, si bien que le pauvre émissaire n'avait pas eu de chance à son tour. Enfin, ce fut un pauvre paysan waas, qui, capturé par les Simmanites, dut accepter de servir de messager sous peine de mort. Le roi de Kysharie prit connaissance des faits et des innombrables émissaires morts, fit toutes ses excuses et en resta là.
   Le roi du Simman, outré, envoya un autre plénipotentiaire, toujours waas, et se plaignit au roi kyshar de ses mauvais procédés. Excédé, le roi de Kysharie, un certain Rann III, répondit qu'une très ancienne loi interdisait la présence de Simmanites sur le sol kyshar et qu'il n'y avait aucune utilité de créer entre les deux pays des liens diplomatiques. Quant à la région sud de la Waasie, les cavaliers kyshars avaient la permission entière et totale de la régenter à leur guise au sujet des Simmanites. D'où il en résultait que le prochain envoi de soi-disant diplomates serait considéré comme un défi et aurait pour réponse une déclaration de guerre en bonne et due forme. La Kysharie était vraiment le seul pays où les Simmanites n'avaient pas le droit de mettre le pied, sauf peut-être Shellyy, et on pouvait être sûr qu'il n'y avait pas le moindre Simmanite sur le sol kyshar, la chasse aux Simmanites étant une chose parfaitement admise par la couronne.
   Ulcéré cette fois-ci, le roi du Simman avait tenté de forcer la Waasie à abroger le décret permettant aux Kyshars de tuer les Simmanites dans la région sud. Le roi waas, plutôt conciliant habituellement, avait refusé tout net : il ne voulait pas d'une nouvelle coalition entre les Simmanites et les Halyantes. Le roi du Simman insista et, pour toute réponse, le Waas menaça d'envoyer les Kyshars en représailles. Prudemment, le Simmanite retira ses exigences et se mit à ronger son frein en guettant aux frontières la moindre erreur ou négligence des Kyshars. Il attendait toujours.
   A la frontière proprement dite, il y avait une centaine de toises entre les deux postes de douane et la bande de terre entre les deux étaient occupées par des soldats waas armés jusqu'aux dents, dans la seule intention de garantir l'état de la frontière et pour éviter que les douaniers simmanites et kyshars ne s'étripent mutuellement. Les deux factions se regardaient en chiens de faïence par-dessus les casques étincelants des Waas. D'une part, les soldats kyshars, dans leur tenue de cuir noir habituelle, et en face, les Simmanites, avec leur uniforme discret de couleur marron aux décorations de bronze. Plutôt que l'élégance ou le faste, les Simmanites privilégiaient la discrétion.
   Les trois métamorphes franchirent sans le moindre problème la frontière : avantage d'être oiseau, les règles humaines ne s'appliquaient pas à eux. Ils entrèrent donc en terrain simmanite et Esmeralda devait parfois se contraindre pour éviter de piquer vers un Simmanite et lui taper sur la tête avec son gros bec crochu. Comme tous les Shellyyns, elle ne pouvait pas voir les Simmanites en peinture. Elle se concentra sur le ciel et sur la mission dont ils étaient chargés. Gorneval et Jillian l'avaient mise au courant de l'existence du petit garçon simmanite qui rassemblait exactement les mêmes caractéristiques que Garouk.
   Un faucon vint voler à côté d'eux.
    - Enfin, vous voilà ! lança-t-il de mauvaise humeur. On peut dire que vous vous êtes fait attendre !
   Il parlait en langage faucon, bien sûr, mais même sous sa forme de pie-grièche, Esmeralda n'eut aucun mal à le comprendre.
    - Comment nous avez-vous reconnus ? demanda-t-elle, surprise.
   Le faucon claqua du bec.
    - Vous n'êtes pas comme les autres pies-grièches, expliqua-t-il enfin. Vous m'auriez attaqué, sinon.
    - Où est le petit ? demanda Gorneval en ralentissant légèrement pour voler à la hauteur d'Esmeralda.
    - Dans une rue quelconque de la grande ville, fit le faucon avec un mouvement d'ailes qui aurait pu passer pour un haussement d'épaules. Il est assis tout seul, et il regarde les gens passer de ses yeux tout bleus.
    - Nous te suivons.
   Ils passèrent au-dessus de la Vaar, cette rivière qui longeait Mellyrn avant de se perdre dans les Monts de Waasie et qui se jetait dans le Golfe de Corail. Enfin, ils aperçurent Mellyrn et Gorneval commença aussitôt à montrer son désaccord.
    - Par tous les dieux, Jilly ! Ça pue le poisson jusqu'ici ! se plaignit-il.
    - C'est exprès, Val. C'est fait pour dégoûter les gens de venir.
   Le faucon piqua vers la capitale et les trois pies-grièches le suivirent sans hésiter. Arrivés à une certaine distance de la ville, les trois métamorphes prirent la forme de mouettes et rejoignirent le faucon qui volait vers un groupe de mouettes.
    - Celle qui m'a signalé l'enfant est là-bas, dit-il. Elle va vous y conduire. La présence d'une mouette dans la ville paraîtra plus naturelle que celle d'un faucon.
   Une mouette se détacha du groupe et vint vers eux ; le faucon s'éloigna alors à tire-d'aile et retourna vers la frontière.
    - Venez, fit la mouette.
   Elle les conduisit à l'intérieur de la ville et se posa sur le rebord d'une gouttière, en plein milieu d'une rue sordide. A leurs pieds, assis sur les pavés mouillés, serrant autour de lui une tunique trop grande pour lui et complètement élimée, il y avait un petit garçon aux cheveux d'un blond presque blanc et au regard entièrement bleu, de ce même bleu que Garouk.
    - Stupéfiant, fit Jillian.
   Elle se laissa tomber de son perchoir et s'approcha de l'enfant. Celui-ci sourit et tendit la main vers l'oiseau qui venait vers lui.
    - Il n'est pas aveugle, Val !
    - Je ne comprends plus rien, avoua le métamorphe.
   Sans s'occuper de discrétion, Jillian reprit forme humaine et souleva l'enfant dans ses bras. Il la regarda de ses grands yeux confiants, lui mit les bras autour du cou et appuya sa petite tête blonde contre son épaule. Gorneval et Esmeralda les rejoignirent.
    - Allons-y, décréta Jillian.
    - Arrête de dire des bêtises, Jill, la gourmanda son frère. Aucun de nous n'a le type simmanite. Et cet enfant non plus. Les gens qui passaient ici ne faisaient pas de remarques à son sujet ? demanda-t-il en fronçant les sourcils à la mouette.
    - Non. On aurait plutôt qu'ils ne le voyaient pas.
   Elle claqua soudain du bec.
    - Voilà quelqu'un ! les prévint-elle.
   Gorneval regarda par-dessus son épaule.
    - Trop tard ! Nous n'avons pas le temps de nous cacher ! Jill, fais quelque chose !
   Le Simmanite passa à côté d'eux et ne leur accorda pas le moindre regard. Jillian eut un sourire extatique et alla se placer devant le Simmanite. Celui-ci s'arrêta, comme frappé d'une idée subite, marmotta quelques mots, et repartit en faisant un léger écart. Gorneval bondit à côté de sa soeur.
    - Je peux savoir ce qu'il s'est passé ? demanda-t-il, blême de peur.
    - Eh bien, si je ne me trompe pas, cet enfant a le pouvoir de faire que les gens ne nous remarquent pas ; ils nous voient, mais ne nous prêtent aucune attention. Ils ne se souviendront probablement même pas de notre passage.
    - Comment va-t-on faire pour le ramener ? Nous ne pouvons quand même pas aller acheter des chevaux ! protesta Esmeralda.
   Gorneval se mordilla pensivement la lèvre inférieure.
    - J'aurais bien une idée... Ce serait le condor. Il est résistant et il est assez grand pour l'emporter, non ?
   Jillian soupira ; elle préférait nettement les mammifères aux oiseaux.
    - Sortons de la ville, dit-elle sans enthousiasme. Ça paraîtra moins suspect.
   Ils franchirent donc les portes de la ville et s'éloignèrent suffisamment loin de Mellyrn. Là, Gorneval prit la forme d'un grand condor et Jillian déposa l'enfant sur son dos et l'attacha avec une longue et solide cordelette ; puis, avec Esmeralda, elle se métamorphosa à son tour.
    - Tout me semble trop simple, marmonna-t-elle. Je suis sûre que nous oublions quelque chose...
   Gorneval s'apprêta à prendre son envol, puis il se ravisa.
    - Je crois que j'ai trouvé ce qu'il ne va pas, Jilly, annonça-t-il. Nous avons cent quatre-vingts lieues dans les ailes. Nous n'aurons jamais la force de rentrer ce soir. Nous devons nous reposer avant.
    - Est-ce que tu accepterais de faire encore une vingtaine de lieues ?
    - Qu'as-tu derrière la tête ?
    - Les Monts de Waasie. Je ne veux pas rester ici, à portée de Simmanites. Allons-y.
   Gorneval ouvrit ses ailes et prit son envol. Esmeralda et Jillian l'imitèrent.
    - Allez-y ! cria une voix aux accents rocailleux. Ce sont eux !
   Une pluie de flèches s'abattit sur eux.
    - Je savais bien que j'avais oublié quelque chose ! grogna Jillian. Les Tlazolteotls ne sont pas affectés par la magie. Va-t'en, Val ! Nous allons protéger ta retraite !
   Gorneval puisa dans ses forces et s'éloigna de toute sa vitesse, devenant un petit point dans le ciel. Mais les deux autres condors tournoyaient toujours dans le ciel et ils avaient fort à faire pour éviter les flèches qui leur sifflaient aux oreilles.
    - Dis, Jill ! cria Esmeralda. Tu tiens vraiment à cette forme ?
    - Pourquoi ? Tu veux faire quoi ?
    - Une guêpe !
   Soudain, elle disparut et, à sa place, se trouva un insecte au corps jaune et noir. Elle s'élança sur les arches qui visaient toujours Jillian et les piqua plusieurs fois en des endroits où l'armure qu'ils portaient ne les protégeaient pas. Après un moment d'incertitude, Jillian la rejoignit et les archers baissèrent leurs armes, indécis. Un Tlazolteotl s'agita à côté d'eux.
    - Retrouvez-le ! Ils ne doivent pas être loin !
   Sa bouche ouverte était tellement tentante que Esmeralda plongea, le piqua douloureusement à la langue et ressortit prestement quand il rouvrit la bouche pour hurler de douleur. Jillian l'appela et elles repartirent en direction des Monts de Waasie, se transformant au passage en faucon, pour aller plus vite. Elles ne tardèrent pas à rattraper Gorneval qui allait moins vite à cause de son fardeau. Le petit garçon dormait, sa tête confiante appuyée contre le grand cou du condor. Gorneval faisait de son mieux pour ne pas montrer sa fatigue, mais les regards fréquents que lui jetait Esmeralda montraient bien qu'elle n'en était pas dupe. Bien sûr, le métamorphe était beaucoup trop fier pour seulement admettre qu'il avait besoin de se reposer, aussi Jillian et Esmeralda volaient-elles plus lentement.
   Enfin, les Monts de Waasie furent en vue ; Gorneval retrouva un regain d'énergie et accéléra l'allure. Sur son dos, le petit garçon dormait toujours, un sourire sur son petit visage sérieux. Jillian exigea qu'ils s'élèvent suffisamment haut pour ne pas être dérangés par d'éventuels promeneurs. Ils se posèrent donc sur un petit chemin qui serpentait parmi l'herbe et les fleurs. Un groupe de rochers se dressait non loin et ils s'installèrent juste à côté. Ils reprirent leur forme humaine ; Gorneval s'assit le dos contre un rocher et tendit les bras à l'enfant. Celui-ci vint vers lui, se blottit dans ses bras et se rendormit aussitôt. Esmeralda s'allongea à côté du métamorphe et s'endormit à son tour, épuisée. Gorneval jeta un coup d'oeil sur elle et remarqua aussitôt la larme qui perlait au coin de ses paupières.
    - Meztli l'avait aussi ; je ne sais pas combien de fois je l'ai réveillée avant de comprendre qu'il ne fallait pas essayer d'essuyer cette larme.
   Poussant un soupir, il appuya sa joue contre les cheveux blonds du petit garçon qui dormait dans ses bras avec confiance.
    - L'enfant n'a pas le type simmanite, Val, fit Jillian d'un ton clinique.
    - J'ai remarqué. Mais rien ne prouve qu'il soit simmanite. Etant donné qu'un piège nous avait été tendu, on peut fort bien penser que les Tlazolteotls ont entendu parler de notre façon de procéder pour chercher l'élu et d'en profiter pour exhiber cet enfant dans leurs rues. Ils peuvent très bien l'avoir trouvé avant nous par pur hasard.
    - Je n'arrive pas à déterminer d'où il peut venir.
   Gorneval abaissa les yeux vers l'enfant.
    - Il a un petit air bynthien, commenta-t-il.
    - Il ferait un sacré concurrent pour notre Garouk.
    - On verra bien en les présentant l'un à l'autre. La double vue de Garouk pourra peut-être nous donner un indice. Moi, ce qui m'étonne le plus, c'est qu'il ne soit pas aveugle. C'est le premier dont on entend parler avec une telle particularité.
    - Oui. Déjà, la cécité de Garouk figure parmi les records : trois mois ! Ça ne s'est jamais vu non plus !
    - Ouais. Bon, on ne va pas remâcher ça pendant des lustres. Dors donc, tiens ! fit Gorneval d'un ton bourru.
   Jillian eut un petit rire et s'allongea par terre, prenant soudain la forme d'une mince panthère aux muscles jouant sous la fourrure tachetée.
   A la Forteresse, rien n'allait comme il le fallait. Les membres du gouvernement étaient au désespoir : leur bien-aimé roi Rian IV passait son temps dans la suite de la princesse Ivrian de Sera Kush et avait interdit qu'on les dérange. Ils discutaient pendant que la jeune fille tissait ; elle avait toujours aimé tisser. Aux heures des repas, elle se chargeait elle-même de faire manger le roi atteint d'anorexie. Désespérant donc de trouver des directives chez leur monarque, le gouvernement s'était tourné vers le prince héritier Kylian ; celui-ci, d'un seul de ses regards assassins, leur avait fait comprendre d'aller voir dehors s'il y était. Il restait enfermé pendant des heures avec la princesse Shael de Kashemarie et les deux jeunes gens semblaient fort apprécier leur compagnie mutuelle. En ultime recours, ils allèrent voir le prince Ouryan ; celui-ci les regarda un instant de son regard aveugle, puis tourna légèrement la tête vers son guide waas, le silencieux Térek. Térek expliqua calmement qu'un aveugle avait toujours un peu de mal à s'occuper des affaires d'un royaume.
   Quant au reste du petit groupe, Lukyan et Takander, inséparables comme toujours, étaient ressortis de la Forteresse dès que possible, pour repartir à cheval avec les troupeaux ; le landgrave de Khandar avait hargneusement refusé de mettre une tenue semblable à celle des Kyshars, mais avait accepté, avec réticence, de ne pas arborer son armure. Il portait donc une simple cotte de mailles. Le grand Kyshar maigre qui faisait partie des hommes de Lukyan les accompagnait ; il s'appelait Kilgarvian et pouvait rivaliser de silence avec Térek lui-même.
   Il ne restait plus que Hermine. La princesse impériale de Shellyy était dans un moment de mauvaise humeur ; l'opinion générale était que les sempiternelles récriminations d'Ivrian qu'elle avait supporté durant le voyage lui avaient aigri le caractère à long terme. Elle était en compagnie de Térek et Garouk quand la crise éclata. Elle se mit soudain à marmonner en kushite ancien, insultes qu'elle devait tenir d'Ivrian, puis piqua une colère en jetant par terre un vase qui se trouvait à côté d'elle. Personne ne s'occupa du vase ; à la rigueur, tous les invités arrivés avec Kylian avaient le droit de faire ce qu'ils voulaient. Hermine contempla avec remords les débris qui jonchaient le sol, puis se remit à jurer en kushite ancien. Mais sa voix était beaucoup moins assurée et Garouk sentit que quelque chose n'allait pas. Il fit un léger mouvement des doigts et Térek se leva.
   Avant qu'il ait eu le temps d'atteindre Hermine, elle se laissa tomber à genoux sur le sol et tapa par terre de ses petits poings, juste sur les tessons du vase. Térek se pencha et emprisonna les frêles poignets dans ses grandes mains. Hermine se débattit.
    - Lâche-moi, Térek !
   Le jeune homme ne daigna même pas répondre. D'une seule main, il tint serrés les poignets d'Hermine, puis il lui entoura la taille et la releva. Elle réussit à dégager une de ses mains et lui tapa sur l'épaule.
    - Laisse-moi, Térek ! sanglota-t-elle à moitié. Laisse-moi tranquille !
    - Non, petite soeur, dit-il doucement. Si je te lâche, tu vas t'abîmer les mains avec ces débris de céramique.
   Il lui lâcha l'autre main, puis la serra contre lui. Elle se raidit, en vain, car Térek était beaucoup plus fort qu'elle, puis, brisée, elle s'abattit contre le jeune homme, en sanglots. L'avantage des Waas, c'était qu'aucune circonstance ne semblait pouvoir les surprendre. Ils savaient comment réagir quoi qu'il se passe. Térek ne fit pas exception ; il n'avait sans doute jamais eu à régler le problème d'une jeune fille en pleurs dans ses bras, mais il se débrouilla très bien. Il la berça gentiment contre lui, parlant d'une voix douce de choses aussi stupides que la pluie et le beau temps, en l'occurrence, le radieux soleil qui brillait juste derrière les épaisses murailles.
   Les épaules d'Hermine étaient secouées de sanglots et rien ne semblait pouvoir endiguer le flot de ses larmes. Elle avait enfoui sa tête contre la poitrine de Térek et ses mains se crispaient sur sa tunique de lin blanc. Il l'entoura de ses bras et la garda contre lui, en silence cette fois, les Waas étant tous d'avis que le silence permettait beaucoup mieux de ressentir les pensées et les sentiments de l'autre. Garouk se leva à son tour, puis vint vers eux. Il tendit la main et la posa sur les cheveux de feu. Comme apaisée par ce contact, Hermine commença à se calmer et ses sanglots s'espacèrent, mais Térek ne desserra pas son étreinte. Ses bras semblaient offrir un refuge à la jeune fille et il n'allait pas l'en priver.
    - Allons, Hermine, si tu nous disais ce qui ne va pas ? fit doucement Garouk.
    - Oh, Garouk ! Je déteste tellement rester à l'arrière, sans rien faire ! gémit-elle. Et puis, Val me manque tellement !
    - Je sais, ma petite Hermine. Mais il va revenir très vite, tu verras.
    - Je sais, mais je voudrais le voir ! J'ai l'impression qu'il est parti depuis une éternité.
    - Juste deux jours, Hermine. Souhaites-tu que je te le montre, pour qu'il te parle ?
   Hermine releva la tête, surprise.
    - Tu peux faire ça ?
    - Je ne sais pas, admit-il. On peut toujours essayer.
   Il s'approcha de la cheminée où brûlait un tranquille feu de bois. Il s'agenouilla devant, Hermine derrière lui, la main de Térek dans la sienne. Il fixa le feu de ses yeux aveugles, puis tendit les mains devant lui. Lentement, le feu grandit, emplissant tout l'âtre, comme un rideau de flammes, et, peu à peu, une image se dessina dessus. Hermine distingua bientôt Gorneval assis contre un rocher, un enfant dans les bras, Esmeralda endormie à côté de lui et une panthère non loin.
    - Val ! s'exclama-t-elle.
   Gorneval releva la tête, étonné.
    - Hermine ? fit-il d'une voix très basse. Où es-tu ?
    - A la Forteresse, Val, répondit la jeune fille avec un petit rire triste. Je t'aime, Val, et tu me manques énormément, ajouta-t-elle simplement.
   Hermine était une jeune fille simple, bien que princesse, et elle disait les choses comme elle les pensait. Garouk savait que Gorneval les voyait au travers du rideau de flammes, aussi bougea-t-il discrètement les doigts à l'adresse du métamorphe. Tout en discutant avec Hermine, Gorneval répondit à Garouk, par l'intermédiaire de Térek, dont la main libre était venue se poser sur l'épaule de son ami. La réplique du jeune homme se fit avec des gestes nerveux et tranchants ; il ignorait si Hermine connaissait ou non le langage des doigts waas et il n'avait pas l'intention de prendre des risques. Gorneval protesta à sa proposition, mais Térek signala à Garouk qu'il fléchissait. Le jeune aveugle insista et Gorneval sentit derrière ses ordres une intuition de sa double vue. Troublé, il s'interrompit.
    - Hermine, reprit-il brusquement, que dirais-tu si tu découvrais que tu avais une autre famille que Sme ?
    - J'en ai sûrement une, Val, répondit Hermine d'un petit ton nostalgique, un peu étonnée. Ma mère animal, par exemple. Au fait, tu n'as jamais voulu me dire sous quelle forme j'étais avant.
    - Ce n'est pas ça, ma petite Hermine. Ton père est encore vivant.
   Les beaux yeux verts d'Hermine étaient pleins de tristesse.
    - Tu n'as jamais insisté avec aussi peu de délicatesse, Val, accusa-t-elle d'une voix pas très assurée. Tu sais que c'est un sujet encore douloureux pour Sme et moi, même après toutes ces années. Ça fait mal de voir les gens avec leurs parents quand on pense que les nôtres sont des animaux, sans doute morts par une flèche humaine.
    - Non, Hermine.
   Gorneval ferma les yeux un instant, puis reprit :
    - Sme et toi n'êtes pas les résultats d'une expérience. Votre père est humain.
   Les yeux d'Hermine s'emplirent de larmes.
    - Mais s'il est vivant, pourquoi ne nous a-t-il jamais rien dit ? s'exclama-t-elle, blessée.
   Gorneval baissa la tête et Hermine, avec sa finesse, pressentit la vérité.
    - Val ! Val... père !
   Elle tendit les mains vers le feu, mais Térek la retint avant qu'elle ne se brûle.
    - Pourquoi, père, pourquoi ?
   Gorneval releva enfin la tête.
    - Ta mère s'appelait Meztli, dit-il d'une voix brisée. Elle est morte à ta naissance. Elle était la soeur de l'empereur de Shellyy, cette soeur à laquelle tu ressembles tellement.
   Devant l'air bouleversé de Gorneval, Hermine comprit toute la douleur qu'il pouvait ressentir, rien qu'en évoquant celle qui fut sa femme. Elle comprit aussi à demi le motif qui faisait qu'il leur mentait depuis une centaine d'années, à Esmeralda et elle.
    - Je suis sûre que mère serait heureuse de voir combien tu l'aimes, dit-elle doucement.
   Un instant, le regard de Gorneval et celui d'Hermine s'accrochèrent, puis le rideau de flammes disparut lentement. Hermine se blottit de nouveau dans les bras de Térek et se remit à pleurer, mais les larmes étaient beaucoup plus calmes.

Texte © Azraël 1997 - 2002.
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