Selvian

   La salle du trône avait été illuminée par une centaine de flambeaux et tout au bout de la longue salle siégeait le roi dans son grand trône noir, comme tout ce qui touchait aux Kyshars. Selvian avait mis pour la circonstance une lourde couronne d'or qui semblait tenir avec beaucoup de mal sur sa tête émaciée. Tous étaient réunis à l'extérieur de la salle. Jillian portait son éternelle robe de velours vert foncé et ses cheveux étaient retenus avec une espèce de petite toque de velours. A ses côtés, Hermine et Esmeralda étaient toujours aussi belles, Hermine en blanc, étant donné qu'elle n'aimait pas beaucoup le vert et que la teinte de ses cheveux lui interdisait trop de couleurs, et Esmeralda avait troqué sa robe de voyage contre une magnifique robe d'un rouge éclatant qui la faisait ressembler à une fleur. Ivrian fit son apparition en noir et or, dans une sorte de tenue de cuir et de velours, très ajustée, avec beaucoup de lacets, et qui lui allait à ravir. Ses longs cheveux feuille-morte étaient soigneusement renvoyés en arrière, selon la coiffure typique des Kyshares, en une sorte de torsade épinglée sur la nuque et parée d'un large ruban de velours noir. Elle portait autour du cou un lourd collier d'or et d'onyx et de longs pendants dansaient à ses oreilles, également d'or et d'onyx. Jillian la regarda avec approbation.
    - Le noir est une couleur qui te va bien, Ivrian.
    - C'est la tenue de circonstance quand on vient en Kysharie, Jill. J'ai l'habitude de m'habiller comme les habitants des pays où je vais.
   Lukyan et Kylian arboraient leur sempiternelle tenue de cuir noir et Lukyan avait bien sûr troqué son lacet de cuir contre l'anneau d'argent noirci. Takander avait revêtu son pourpoint de velours noir bordé d'argent, mais il semblait regretter de ne pas avoir sa lourde épée au côté. Gorneval ruminait dans sa barbe, pestant contre toutes les cérémonies du monde ; il arborait à peu près la même tenue que Takander, sauf que la coupe n'était pas la même et qu'il s'agissait de cuir et non de velours. Quant à Garouk, il avait refusé tout net de quitter sa tunique de lin blanc, mais on l'avait forcé à mettre un pantalon plus élégant que son habituel pantalon de bure, si bien qu'il était en noir et blanc.
    - Va-t-on bientôt entrer ? demanda-t-il en s'impatientant.
    - Patience, Garouk ! C'est un grand moment pour Kylian.
   Quelqu'un entra derrière eux et Jillian, se retournant, aperçut le grand Kyshar maigre appartenant aux hommes de Lukyan, qui était suivi par un grand jeune homme aux boucles brunes. Le Kyshar avait des cheveux noirs taillés courts, comme tous les Kyshars, et, aux racines encore mouillées, on comprenait qu'il venait de prendre un bain. A côté de lui, le jeune homme aux boucles brunes portait exactement la même tenue que Garouk.
    - Il est là, dit Jillian dans le langage des doigts en lui montrant Garouk un peu plus loin.
   Le jeune homme, qui n'était autre que Térek, vint se placer à côté de Garouk, sans rien dire. Jillian reprit la parole :
    - Je vous explique le cérémonial : Val et Sme ouvrent la danse, puis Takander et Hermine ; ensuite, Lukyan et moi entrerons. Garouk viendra juste après et, enfin Kylian et Ivrian. Est-ce que tout le monde a bien compris l'ordre dans lequel nous devons entrer ?
    - Nous ne sommes pas idiots, Jilly, ronchonna Gorneval.
   Un Kyshar se glissa hors de la salle du trône.
    - Qui dois-je annoncer en premier ? demanda-t-il.
   Gorneval offrit cérémonieusement son bras à Esmeralda. Celle-ci le prit en souriant et ils se présentèrent à la porte de la salle du trône.
    - Son Altesse la princesse impériale Esmée de Shellyy et Gorneval Kunudar le Métamorphe, annonça l'huissier.
   Les personnalités présentes dans la salle se levèrent, stupéfiées : d'abord, on ne recevait pas souvent la visite d'un des deux joyaux de Shellyy, comme on appelait les deux soeurs, et ensuite, la présence de Gorneval donnait une dimension spéciale à cette cérémonie.
    - Son Altesse la princesse impériale Hermeline de Shellyy et Takander, landgrave de Khandar.
   Hermine et Takander formaient un couple merveilleux : le noir soyeux du pourpoint du jeune chevalier rendait plus éclatant encore le blanc de la robe d'Hermine, ainsi que le flamboiement de sa chevelure.
    - Dame Jillian Kunudarsli la Métamorphe et Lukyan, bâtard de Kysharie.
    - Il faudrait quand même que tu leur expliques un jour que tu as un autre titre que bâtard, glissa Jillian à Lukyan.
    - J'y songerai. Un jour prochain.
    - Ouryan, bâtard de Kysharie, et son guide, Térek de Waasie.
   Garouk fit son entrée, le coude serré dans la main de Térek, et son regard entièrement bleu se fixa aussitôt sur le roi Rian IV.
    - Enfin, ceux que vous attendez tous, Son Altesse la princesse Ivrian de Sera Kush et Kylian de Kysharie !
   Ivrian entra, très droite au bras de Kylian ; sa pâleur inhabituelle, encore accentuée par la tenue noire et or qu'elle arborait, la rendait plus belle encore et plus d'un murmure flatteur s'éleva sur son passage quand elle alla jusqu'au trône avec Kylian. Elle s'inclina légèrement devant Selvian.
    - Votre Majesté, dit-elle d'une voix claire et assurée, vous m'aviez confié le trésor de votre royaume alors qu'il n'était qu'un enfant et je vous le rends aujourd'hui à l'âge d'homme pour que vous en fassiez votre héritier, ainsi qu'il était écrit de tout temps.
    - Merci, Votre Altesse. Nous vous sommes extrêmement reconnaissant de la peine que vous avez prise à instruire mon fils. Auriez-vous l'amabilité de détailler quel fut le chemin de son initiation ?
    - Certes, Votre Majesté. En partant de Ky Rann, j'ai d'abord conduit Kylian parmi les nomades de son peuple et il a appris quelles étaient les dures réalités du métier de gardian ; il connaît la valeur des troupeaux et tout ce qu'ils représentent pour la Kysharie. Puis nous sommes allés en Kashemarie et j'ai demandé à Sire Takander, ici présent, d'apprendre à mon élève à se battre comme doit savoir le faire tout chevalier digne de ce nom. Je dois reconnaître qu'il s'est montré très doué au maniement des armes et que son maître a eu beaucoup à faire lors des affrontements. Une fois que son éducation en la matière fut jugée suffisante par Sire Takander, nous sommes repartis en direction de Seyad ; à Seyad, ce qui compte le plus, c'est l'honneur. Et un bon roi doit avoir de l'honneur, et les Seyaques nous ont montré ce que c'était. De là, nous sommes repartis pour Medine ; à Medine, bien sûr, il y a beaucoup de citadins, mais je ne l'ai pas emmené dans les villes. J'ai demandé à un groupe de bûcherons de l'inclure parmi eux, afin que le maniement de la hache lui renforce la musculature.
   Ivrian fit une pause. Chacun appréciait à sa façon le parcours qu'elle avait fait suivre au prince héritier. Certains, bien sûr, auraient pu en vouloir au roi d'avoir choisi un mentor étranger, mais tous connaissaient Ivrian et savaient que la royauté kyshare n'avait pas de plus fidèle alliée.
    - L'étape suivante, reprit Ivrian, fut le Simman. Dans ce pays, il apprit beaucoup de choses : d'abord, à survivre, car la présence d'un Kyshar au Simman se termine souvent dans un bain de sang ; ensuite, il a dû apprendre sans jamais se faire remarquer et donc, a assimilé les rouages de l'espionnage et du déguisement. La Waasie fut un heureux contraste ; la vie simple, accueillante, qu'on y mène, dissipa les miasmes du Simman qui auraient pu infecter l'âme de notre élève. Il y apprit le bon sens, l'honnêteté, la droiture. Il travailla dans les mines aussi et il comprit combien les hommes pouvaient souffrir au travail.
   A ces mots, Garouk se tourna vers Térek et lui lança un sourire complice. Il n'avait pas besoin de voir pour savoir que Térek lui en rendait un. Pour eux, les mines, c'était familier. Combien de fois avaient-ils dû remonter en hâte à cause d'un coup de grisou ?
    - Nous sommes passés à Shellyy où les deux princesses impériales nous ouvrirent plus de portes sans doute qu'elles n'auraient dû. Il apprit l'art de la mer, de faire les meilleurs vaisseaux de guerre du monde Puis ce fut l'Halya. Là, il vit la place que l'argent pouvait tenir dans les coeurs des hommes et un Halyante suffisamment coopératif lui apprit les secrets des poisons. Nous sommes allés ensuite dans mon pays, Sera Kush. Tout le monde sait que là-bas, la spécialité, c'est la contrebande. Mais je ne pouvais pas l'initier à la contrebande, il y aurait risqué la mort plus sûrement encore qu'au Simman et, de plus, en bonne Kushite, je ne peux pas dévoiler les secrets des miens aux étrangers. La contrebande est un art. Mais Sera Kush lui apprit quand même quelques ruses des contrebandiers. Vous me pardonnerez de ne pas vous dire ce qu'il en est, mais c'est un secret que nous avons juré de ne pas dévoiler. Nous descendîmes en Bynthie et il eut des leçons d'histoire par les Bynthiens et il sut comment lire le ciel pour s'orienter en pleine nuit ou pour prévoir les aléas du temps. Nous passâmes par l'île de Prima, où nous dûmes survivre dans le désert avant de rencontrer les Primaks et d'entrer chez eux. Enfin, dernière étape de notre parcours, le Sicyol. Kylian fut engagé comme bras droit du roi Egor, tâche qui se réduisait plutôt à chasser les importuns qui assiégeaient le Cercle d'Alcyol tous les jours, et à supporter les caprices de la princesse Azeline. Ce fut à la cour d'Alcyol qu'il attendit son cousin, Ouryan, et alors, l'événement arriva, indiquant qu'il était temps pour nous de reprendre la route pour ramener Kylian à son peuple.
    - Merci, Votre Altesse. Je vois que Kylian a eu une éducation complète, car vous n'avez pas pu détailler tout ce qu'il a appris, les multiples petites choses qui font que l'on sait ce que l'on doit faire. La cérémonie d'intronisation de mon fils peut commencer.
   Ivrian reprit le bras de Kylian et s'avança dignement vers un grand Kyshar vêtu d'une robe noire, premier Kyshar qui ne portait pas la traditionnelle tenue de cuir noir. Le petit groupe comprit alors pourquoi Ivrian avait revêtu le costume féminin kyshar : elle passait entre des rangs de femmes habillées toutes de la même façon et, par égard pour Kylian, elle ne voulait pas lui infliger la honte d'avoir eu un mentor étranger. En arrivant devant l'homme en robe, elle lâcha le bras de Kylian et lui fit face.
    - Kylian de Kysharie, quand je t'ai reçu de ton père, tu es devenu mon fils pour le temps de ton initiation. Aujourd'hui que tu as atteint l'âge d'homme, devant tous, j'affirme hautement que tu es prêt et je défie quiconque oserait me contredire sur ce point.
   Il y eut un silence dans la salle, mais personne ne répondit à la provocation d'Ivrian, qui devait faire partie du rituel.
    - S'il y a une femme, dans cette assemblée, qui estime être plus que moi la mère de cet homme et qui puisse le prouver, qu'elle s'avance et je lui abandonnerai mes droits.
   Personne ne bougea. Ivrian leva alors son visage vers le plafond de la salle et s'exclama :
    - Et pourtant, elle existe, cette femme ! Elle est la véritable mère de cet homme, elle lui a donné vie et elle a donné la sienne pour lui. En vérité, c'est elle, sa mère ! Alors, à toi, esprit et âme de Ky'Vann, je te rends ton fils et je retire mes droits sur lui. Reprends ton fils maintenant que j'en ai fait un homme !
   Elle fit un pas en arrière. Personne ne put voir combien prononcer ces mots lui coûtait, mais Garouk le sentit au fond de lui. Le prêtre en robe jeta un petit coup d'oeil à Rian IV, s'éclaircit la gorge, puis dit :
    - D'aucuns m'ont dit, ma fille, que tu étais une mystique kushite.
   Ivrian le regarda, surprise. Visiblement, cette requête ne faisait pas partie du rituel d'intronisation.
    - C'est exact, père.
    - Alors bénis ton fils avant de le quitter, petite mère.
   Kylian se tourna vers Ivrian, se mit à genoux devant elle et leva son visage vers elle.
    - Bénis-moi, petite mère, demanda-t-il.
   Ivrian traça le symbole sur son front, puis prit sa tête entre ses mains et prononça la bénédiction en kushite ancien d'une voix qui tremblait un peu. Kylian lui embrassa les mains, puis se redressa. Le prêtre reprit la parole :
    - Maintenant, petite mère, cet homme est vraiment ton fils et même sa véritable mère ne pourra te disputer ce titre.
    - Merci, père.
   Dans les yeux bruns pailletés d'or d'Ivrian brillait une lueur rendue étincelante par les larmes qui s'y pressaient. Dans un mouvement plein de spontanéité, elle attira la tête de Kylian à elle et l'embrassa dans les cheveux. Le prêtre se tourna vers Kylian.
    - Acceptes-tu cette femme pour mère ?
    - De tout mon coeur, père.
    - Tout ce qu'elle a dit à ton sujet te semble-t-il juste ?
    - Je me suis fié à son jugement pendant de nombreuses années, père. Pour moi, ce qu'elle a dit est paroles sacrées.
    - Te sens-tu prêt ?
    - Père, si elle me présente à vous en disant que je suis devenu un homme, alors je dois la croire. Car elle est ma mère et une mère a souvent du mal à accepter que ses enfants deviennent adultes.
    - En vérité, mon fils, tes paroles sont sages. Reconnais-tu cet homme pour ton père ?
   Selvian s'était levé de son trône et, aidé par Lukyan, qui avait pris d'autorité cette responsabilité, il était venu se placer à la droite de Kylian, alors que Ivrian était à sa gauche. Kylian tourna son regard noir vers son père.
    - En vérité, père, je me souviens encore avoir vu cet homme se faire enfant pour jouer avec moi quand j'étais trop petit pour comprendre que d'autres obligations l'appelaient ailleurs et j'ai vu cet homme me confier à ma mère lorsque je fus en âge de partir. Un homme qui fait cela pour un enfant n'est-il pas son père ?
    - Vous, sa mère, et vous, son père, reconnaissez-vous vraiment cet homme pour votre fils et acceptez-vous qu'il soit intégré dans le clan des hommes de Kyshar aujourd'hui et jusqu'à la fin de ses jours ?
    - Oui, je le reconnais pour notre fils et j'accepte son intégration, répondit Rian IV en premier, évitant ainsi à Ivrian le problème de répondre la première à une question qui pouvait sous-entendre que Kylian n'était pas le fils de la vraie femme de Selvian, bien que cette question fasse partie du rituel.
    - Oui, je le reconnais pour notre fils et j'accepte son intégration, répéta-t-elle docilement.
    - Kylian, sais-tu qui est ta mère ?
    - Ma mère est princesse de Sera Kush.
    - Kylian, sais-tu qui est ton père ?
    - Mon père est roi de Kysharie.
    - Comprends-tu donc que si tu acceptes l'intégration parmi les hommes de ton peuple, tu seras prince héritier du trône de Kysharie ?
    - Oui.
    - L'acceptes-tu ?
    - Oui.
    - Sous le regard des dieux et de ses parents, je déclare que cet homme, Kylian de Kysharie, est désormais homme parmi les hommes de Kysharie et qu'il est notre prince héritier. Vive le prince héritier !
    - Vive le prince héritier ! hurlèrent tous les Kyshars présents, dégainant leur bancal dans un même mouvement pour en darder la lame vers le ciel.
   La cérémonie était terminée. Kylian sourit à Ivrian, puis alla voir Garouk.
    - Cet homme est Ouryan de Kysharie. Son père était le frère de ma mère. Aussi, Ouryan est-il prince de sang de la famille royale de Kysharie ! Qu'on ne lui donne plus jamais le nom de bâtard de Kysharie !
    - Salut à toi, prince Ouryan ! entonna la foule.
   Le prêtre fit un signe de la main et la foule évacua la salle du trône. Il se tourna ensuite vers son souverain et s'inclina très bas avant de partir à son tour. Selvian était retourné sur son trône, avec l'aide de Lukyan.
    - Au fait, Kylian, fit-il, il est temps de te chercher une épouse. D'après les messages que m'adressait Lukyan depuis Alcyol, ce n'était pas la meilleure entente entre la princesse et toi, si bien que j'ai envoyé un ambassadeur à la cour de Kashemarie. Il paraît que la fille du roi de Bynthie est encore un peu jeune.
    - Pardon, père, je crois que je n'ai pas bien entendu. Vous avez fait quoi ?
    - Kylian, ne joue pas l'idiot, s'il te plaît. Un prince héritier doit se marier. Le roi kashemar semble tout à fait d'accord pour te donner sa fille. Son escorte devrait arriver d'ici peu.
   Kylian étrécit les yeux d'un air dangereux.
    - Père, je sens que vous allez en entendre parler.
    - Kylian, au lieu de dire des bêtises, tu ferais mieux de raccompagner nos invités à leurs chambres, dit sèchement Selvian. Petite mère, reprit-il d'un ton beaucoup plus doux, peux-tu venir m'aider ? Je t'ai préparé une surprise.
   Ivrian vint se glisser sous le bras du roi et l'aida à se relever. Ils partirent seuls sous le regard des autres. Jillian et Gorneval échangèrent un regard attristé.
    - Elle l'aime toujours, dit Jillian à son frère avec le langage waas.
    - Lui aussi, mais peut-on épouser une femme de deux cents ans quand on est roi ? répondit Gorneval de la même façon.
   A leur insu, leur conversation avait été épiée par Térek, qui chuchota discrètement quelques mots à l'oreille de Garouk qui hocha la tête d'un air compréhensif.

   Selvian ouvrit une porte.
    - Voici tes nouveaux appartements, petite mère.
   Ivrian ouvrit de grands yeux. La première pièce était un élégant boudoir ; la seconde contenait un grand métier à tisser et la troisième était la chambre.
    - Mon petit, pourquoi as-tu fait ça ? protesta-t-elle. Je sais combien tu n'aimes pas cette aile de la Forteresse parce qu'elle te rappelle trop Ky'Vann.
    - Justement, petite mère. Il est temps que je me forge d'autres souvenirs de cette aile et seule ta présence peut l'égayer. Au moins, avec toi, je suis sûr que tu ne mourras pas avant moi.
    - Mon petit, mon tout petit...
   La voix d'Ivrian se brisa.
    - Cet endroit t'est donc toujours aussi douloureux ? demanda doucement Selvian.
    - Tu le sais bien, répondit Ivrian sans même essayer de cacher les larmes qui coulaient sur ses joues.
   Ils étaient dans la salle où se trouvait le métier à tisser. Selvian s'appuya contre un mur et essuya doucement les larmes de la jeune fille.
    - Ne pleure pas, petite mère. Tu sais bien que je ne peux pas supporter de te voir pleurer.
    - Je suis désolée, mon petit. Je sais combien ce jour est important pour Kylian et pour toi.
   Selvian s'assit dans un fauteuil et prit les mains d'Ivrian dans les siennes.
    - Tu m'as tellement manqué, petite mère. Depuis combien de temps nous as-tu quittés ?
    - Kylian vient d'avoir vingt-cinq ans, mon petit, et tu me l'as confié quand il en avait treize.
    - Douze ans ! Douze ans que je ne t'ai pas vue ! Oh, maintenant, je sais pourquoi le temps m'a paru si long !
    - Je suis venue te rendre visite quand il était en Waasie, protesta Ivrian. C'était il y a six ans.
    - Tu n'as pas changé en douze ans, petite mère. Je t'ai reconnue du premier coup d'oeil. Mais toi, en me voyant, tu as dû avoir peur, te dire que ce n'était pas moi.
    - Je n'aurais jamais peur de toi, mon petit. Il est temps que je m'occupe de toi. Il faut que tu manges, mon petit. Tu n'as pas le droit de faire de l'anorexie. Ton peuple a besoin de toi.
    - Pour que tu me prépares tes fameux remèdes au goût infâme ? demanda Selvian en souriant. Jamais plus !
   Son maigre visage de Kyshar redevint sérieux.
    - Tu as toujours l'air d'avoir vingt ans, petite mère.
    - Je n'ai pas vingt ans, mon petit, tu le sais très bien. J'en ai dix fois plus, et peut-être même davantage. J'ai arrêté de compter depuis longtemps.
    - Ivrian...
   La jeune fille sursauta. C'était la première fois qu'il l'appelait par son prénom et elle le connaissait depuis qu'il était né.
    - Tu es la mère de Kylian, maintenant, tout comme je suis son père. Ça veut dire aussi que tu es ma femme.
   Ivrian mit sa main sur la bouche de Selvian.
    - Ne dis pas ça. Et si l'âme de Ky'Vann t'entendait ?
    - Ky'Vann savait que je ne l'avais pas épousée par amour. Je l'ai peut-être aimée après, mais elle a toujours su que la première dans mon coeur, c'était toi, Ivrian. Elle le savait et elle savait aussi la douleur que tu avais de nous voir ensemble, elle et moi. Ivrian, je t'en prie, ne repars plus jamais. Ma fin est sans doute très proche et je veux mourir en te regardant.
    - Ne dis pas ça, je t'en supplie ! répéta Ivrian et les pleurs avaient recommencé à couler sur ses joues.
   Lentement, doucement, mais fermement, Selvian l'attira tout contre lui, sur ses genoux.
    - Promets-moi, Ivrian. Tu sais que mon anorexie me ronge impitoyablement. Je fais à peine quatre-vingt livres à présent. Promets-moi, Ivrian, que tu seras là pour me tenir la main jusqu'à ce que je meure...
   Sa grande main maigre caressa les doux cheveux feuille-morte de la jeune fille.
    - Promets-moi, Ivrian..., répéta-t-il. J'ai besoin de toi. Je t'en prie, ma bien-aimée, je t'en prie...
   Ivrian cacha sa tête contre son épaule et murmura un oui à peine audible, tandis que Selvian la serrait contre lui de toutes ses forces.

Texte © Azraël 1997 - 2002.
Bordure et boutons Running horse silhouette, de Silverhair (modified)

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