Kunudar

   Le lendemain matin, Jillian prit sa tasse de tisane et la but lentement, assise au coin du feu. Puis elle se leva et descendit jusqu'à la porte dissimulée dans la muraille. Les soldats l'ouvrirent sans murmurer une fois qu'elle les eut considérés de son regard polaire. Elle sortit dans la rue qui formait un cercle autour de la tour qu'elle venait de quitter et jeta un regard morose sur la rue pavée. Une petite fille se dressa soudain devant elle.
    - Joyeux Valéel, ma dame, dit-elle, un peu à retard.
    - Joyeux Valéel, petite, répondit distraitement Jillian.
    - Vous êtes vraiment Jillian la Métamorphe ?
    - Hein ? Oh, oui !
   Les gens commençaient à s'attrouper autour de cette petite fille à l'air attendrissant. Elle avait le type sicyone, cheveux noirs et peau très blanche, et elle regardait Jillian avec un air très sérieux.
    - Que veux-tu, petite ? fit Jillian en étouffant un soupir.
   La petite fille montra ce qu'elle tenait dans ses mains : un oiseau mort.
    - Il est mort ce matin. Vous pourriez me le rendre, s'il vous plaît ? demanda-t-elle, des trémolos dans la voix.
   Elle avait ouvert tout grands ses immenses yeux noirs et la regardait, le visage plein d'espoir.
    - S'il vous plaît, pour Valéel...
   Jillian, prudemment, tenta une excursion dans l'esprit de l'oiseau ; on ne rendait pas à la vie un animal d'un seul claquement de doigts. Ce qu'elle y trouva fut très surprenant : la conscience de l'oiseau n'était pas morte.
    - N'accède pas à son désir, lui dit l'oiseau. Ce n'est pas une petite fille. C'est un Tlazolteotl ; il attend le moment où tu entreras en concentration pour te tuer.
   Les Tlazolteotls étaient des métamorphes simmanites un peu spéciaux : ils pouvaient prendre l'apparence de n'importe quel être humain et réagir comme lui sans qu'il soit possible de discerner l'imposture. Jillian réfléchit rapidement.
    - Je vais appeler mon frère, dit-elle enfin. Il est le spécialiste des oiseaux et fera plus facilement que moi cette chose.
   Elle ne cessa pas de surveiller la prétendue petite fille pendant qu'elle appelait mentalement Gorneval. Celui-ci, encore un peu endormi, la rejoignit bientôt. Jillian lui expliqua la situation en quelques mots, par le truchement de leur pouvoir :
    - C'est un Tlazolteotl, dit-elle. Il veut que nous ressuscitions cet oiseau. Pour Valéel, bien sûr. En prenant cette forme de petite fille, il était sûr de s'attirer la sympathie des Sicyones.
    - Evidemment, renifla Gorneval. Ce sont de grands sentimentaux. Bon, qu'est-ce qu'on fait ?
    - Je ne sais pas. Même si l'un de nous seulement prend les risques, l'autre n'aura pas le temps de réagir avant que le Tlazolteotl ne le tue.
   Mais Jillian n'eut jamais le loisir de s'interroger plus loin sur la conduite à tenir : un mouvement de foule se fit à l'entrée de la tour et Garouk apparut, vêtu de sa sempiternelle tunique de lin blanc, appuyé sur le bras d'Esmeralda. Son regard entièrement bleu était fixé droit devant lui et il semblait contempler l'immensité du savoir.
    - Merci, Sme, dit-il en repoussant légèrement la jeune fille et en s'avançant d'un pas assuré vers la petite fille.
   Celle-ci regardait le jeune homme qui venait vers elle avec un air apeuré. C'était que le Simmanite prisonnier de cette apparence innocente devait savoir qui se trouvait réellement en face de lui.
    - Donne-moi l'oiseau, veux-tu, petite ? dit doucement Garouk en tendant la main.
   A contrecoeur, la fillette s'exécuta. Garouk se redressa alors de toute sa taille et son regard aveugle sembla dominer toute l'assemblée.
    - Maintenant, reprends ta forme ! rugit-il en pointant un index accusateur vers la petite fille. Tout de suite !
    - Tu n'as pas le pouvoir ! hoqueta la fillette dont la silhouette devenait de plus en plus confuse.
    - Obéis ! gronda Garouk et sa voix paraissait contenir toute l'autorité du monde.
   Dans un cri de douleur, le Tlazolteotl reprit sa véritable forme et ils eurent devant eux un homme contrefait, au dos courbé, au pied bot et au visage ingrat qui grimaçait vilainement.
    - Bonjour, Meotl, dit aimablement Garouk. J'ignorais que c'était toi.
   Et Jillian crut reconnaître dans sa voix les intonations rocailleuses propres aux Simmanites. Les petits yeux très allongés du Tlazolteotl étaient emplis de crainte.
    - Que vas-tu faire de moi à présent ? demanda-t-il d'une voix contenant une note de défi et, étrangement, un petit air de soumission et de respect.
   Garouk tourna un moment ses yeux vers le ciel, puis les ramena sur le Simmanite.
    - Rien, répondit-il d'une voix atone, toujours avec ces intonations rocailleuses qui faisaient écho à l'accent du Simmanite. Rien, Meotl. Tu vas rentrer au Simman et nous ne parlerons plus de tout cela.
   Le Simmanite ouvrit de grands yeux.
    - Personne n'a jamais fait ça !
    - Eh bien, j'innove, non ? J'adore innover. Pars, Meotl. Tu es libre. Le temps de notre affrontement n'est pas encore arrivé.
   Le Simmanite fit quelques pas en arrière, sans quitter Garouk des yeux. Il restait méfiant. Le jeune homme s'avança, le prit par le bras, puis attendit patiemment que Esmeralda vienne se placer à sa droite pour le guider. Tête haute, il fendit les rangs des Sicyones que l'on sentait hostiles et il raccompagna Meotl jusqu'à la grande muraille. Alors il tendit la main et effleura le Tlazolteotl au front ; son amulette jeta un éclair bleuté et il sembla à Esmeralda qu'un très léger halo nimbait le Simmanite.
    - Voilà. Pars sans crainte. Personne n'osera porter la main sur toi. Retourne au Simman, Meotl.
   Pour Esmeralda, ce fut la plus grande surprise de sa vie : le Simmanite s'inclina profondément et porta la main de Garouk à son coeur, selon la plus ancienne salutation simmanite réservée aux plus illustres.
    - Merci, maître, chuchota-t-il. Mais, ajouta-t-il en se redressant, je crois que tu regretteras ton geste un jour.
    - Il y a tant de choses qu'on regrette, répondit Garouk d'un ton désabusé. Au revoir, Meotl.
   Le Simmanite partit sans se retourner. Garouk resta planté devant le grand portail ouvert, la main dans celle d'Esmeralda, les cheveux dérangés par le vent. Il chassa machinalement une mèche qui lui venait dans l'oeil, puis adressa un sourire mélancolique à la jeune fille brune qui se tenait à côté de lui. Prise d'une impulsion subite, Esmeralda le prit par le cou et l'embrassa sur la joue.
    - Tu es le meilleur des hommes, déclara-t-elle d'une voix légèrement voilée. Tant d'autres l'auraient tué sans autre forme de procès !
    - J'ai déjà tué, Sme. Et leurs cris d'agonie ont hanté mes nuits pendant longtemps.
   Jillian l'attendait au pied de la tour et elle avait l'air en colère.
    - Je peux savoir ce qu'il t'a pris ? hurla-t-elle dès qu'elle le vit.
   Garouk lâcha la main d'Esmeralda.
    - Retourne avec Hermine, Sme, dit-il gravement. Je crois que Jill m'a préparé un petit savon.
   En effet, il eut droit à toute la gamme des récriminations. A la fin, alors que sa voix allait crescendo, il demanda innocemment :
    - Et tu voulais que je le laisse vous tuer, toi et Gorneval ?
   Jillian s'interrompit au beau milieu de sa diatribe et ça ne lui arrangea pas l'humeur. Garouk rentra la tête dans les épaules et laissa passer l'orage en pensant à autre chose. Il ne répondait rien aux accusations portées par Jillian ; il savait qu'elle n'en attendait pas de toute façon, mais il n'en pensait pas moins. Quand enfin, Jillian donna l'impression d'en avoir terminé, Garouk se tourna vers Gorneval.
    - Ressuscite cet oiseau, dit-il. Nous lui devons bien ça.
   A la grande surprise de la foule, l'oiseau protesta à haute et intelligible voix :
    - Vous ne pourriez pas me faire devenir un rossignol ? Parce que je ne sais pas ce que je suis, mais je n'aime pas !
    - Tu es un oiseau-lyre, mon vieux, lui répondit familièrement Gorneval. Tu es capable de faire d'excellentes imitations.
    - Oui, mais moi, je voudrais chanter comme un rossignol ! plaida l'oiseau.
    - Tu t'en occupes, Val ? fit Jillian.
   Son frère acquiesça et se concentra. Entre les mains de Jillian, l'oiseau rétrécit et se transforma en un magnifique rossignol aux couleurs chaudes. Puis le petit corps eut un frémissement et l'oiseau ouvrit les yeux. Il se remit sur ses pattes, regarda autour de lui, lissa quelques plumes dérangées, puis prit son envol en les gratifiant d'un chant merveilleux avant de disparaître. Hermine s'avança sans rien dire et prit la main de Garouk pour le ramener dans sa chambre. Avec l'aide de la jeune fille rousse, il prépara ses affaires et caressa nostalgiquement sa hache.
    - Je devrais la laisser ici. Elle ne me servira plus jamais.
    - Sait-on jamais ?
   Garouk eut un petit rire sans joie.
    - Je crois que je ne fendrai plus de bûches d'ici longtemps.
   Tous étaient prêts quand ils redescendirent. Egor, le petit roi émacié, était là aussi, accompagné de sa fille, toujours aussi royale. Kylian mit les rênes dans la main de son cousin. Garouk caressa le cheval, puis remarqua :
    - Ce n'est pas celui que j'avais en arrivant.
    - Non, reconnut Kylian. C'est un étalon kyshar. Je savais que tu viendrais ici, alors je l'avais amené avec moi.
    - Jillian, appela Garouk.
    - Oui ? fit la jeune femme et, dans son ton, plus rien ne se ressentait de sa récente colère.
    - Tu sais lire et écrire, n'est-ce pas ? Et Anzac sait lire ?
    - Bien sûr, mon chou.
    - Tu veux bien écrire à Anzac que je lui rends son cheval ? Peut-être qu'un messager voudra bien le lui ramener avec le mot ?
   A cette idée, une lueur s'était allumée dans les yeux gris de Jillian et elle donna son accord. Azeline s'approcha de Garouk.
    - Auriez-vous du mal à écrire ? insinua-t-elle.
   Kylian faillit répondre d'une voix acerbe qu'un aveugle avait du mal à écrire, mais il se souvint à la dernière minute que la princesse n'était pas au courant de la cécité de son cousin.
    - Je ne sais pas, Votre Altesse, répondit doucement Garouk. Je ne sais pas écrire. Ni lire.
   Kylian vit clair dans le jeu de la princesse : elle soupçonnait que les yeux entièrement bleus de Garouk avait une autre signification que l'explication fantaisiste donnée par Jillian la veille et elle avait dans l'idée que le jeune homme était devenu aveugle. Elle cherchait désespérément à prouver ce fait, mais, jusqu'à maintenant, le jeune homme avait réussi à déjouer ses pièges.
   Jillian revint avec un parchemin soigneusement roulé et attaché par un ruban de velours vert sombre, qui semblait constituer sa marque personnelle. Lukyan avait appelé un homme de sa garde, un grand Kyshar qui paraissait encore plus maigre que son maître, et l'homme partit aussitôt, le cheval gris d'Anzac derrière lui, le parchemin glissé sous sa veste de cuir.
   Garouk régla tranquillement ses étriers à la bonne longueur, puis monta en selle. Aussitôt, les jumelles l'entourèrent de leur propre monture. Esmeralda montait une jument morelle, tandis que Hermine était juchée sur un immense rouan qui devait pouvoir faire concurrence à la monture de Takander quant à la taille. Le cheval de Garouk était quant à lui un bel alezan qui paraissait n'avoir qu'une envie : galoper jusqu'à la colline suivante.
   Le jeune homme suscita sa vision intérieure et il eut un tableau du spectacle qui l'entourait : Jillian avait remis sa robe grise de voyage, Ivrian sa robe brune ; les deux soeurs avaient également revêtu des robes de voyage, rouge pour Esmeralda, qui affectionnait cette couleur, et brune pour Hermine. Lukyan et Kylian arboraient leur tenue de cuir habituelle, mais Lukyan avait remis son lacet de cuir pour retenir ses cheveux. Takander avait abandonné son armure, qu'un cheval de bât portait, et avait endossé une cotte de mailles. Quant à Gorneval, il portait, comme d'habitude, une tunique couleur rouille qui ne lui allait pas du tout, un pantalon marron et des bottes élimées et couvertes de boue. En guise de ceinture, il avait une corde de chanvre. Il fourragea dans ses cheveux bruns parsemés de gris, puis sortit sa gourde de cidre d'une de ses nombreuses poches.
   Soudain, un oiseau fondit sur lui et s'abattit sur son épaule. Il s'agissait d'un faucon qui pencha son bec recourbé vers l'oreille de Gorneval comme pour lui chuchoter quelque chose. Le métamorphe sursauta et rapprocha son cheval de Jillian.
    - Jill ! Ecoute ce que le faucon vient de me dire !
   En peu de mots, il relata l'essentiel. Jillian le regarda avec des yeux ronds.
    - Enfin, c'est impossible, Val ! Il ne peut pas y en avoir deux en même temps ! Et surtout pas un Simmanite !
    - Le faucon est formel : cheveux blonds presque blancs, yeux bleu sombre, sclérotiques devenant de plus en plus bleus ; il ne doit pas avoir plus de six ans.
    - Catastrophe ! Nous devons aller au Simman, Val, décréta-t-elle.
    - Nous passerons d'abord par Ky Rann, Jilly. On nous y attend.
    - Oh, Val, mais c'est tellement plus important ! Tu imagines si nous nous sommes trompés ?
    - Jilly, fit fermement Gorneval d'un ton de reproche.
   Sa soeur le regarda et son visage était inquiet. Gorneval lui entoura les épaules de son bras.
    - Je sais, Jilly, mais ce que nous avons à faire à Ky Rann n'est pas moins important.
    - Oui, Val, répondit docilement Jillian.
   Kylian ouvrait la route, tandis que Lukyan et Takander fermaient la marche. Les deux hommes s'entendaient à merveille. Ivrian était juste derrière Kylian, les yeux perdus dans le vague. Quant à Garouk, il était toujours entre les deux soeurs. Hermine et Esmeralda rivalisaient de bons mots et leur petit groupe éclatait souvent de rire. Jillian s'approcha.
    - Les filles, allez avec Val, dit-elle fermement. Je vais rester avec Garouk.
   Les jumelles obéirent sans discuter.
    - Val adore les jumelles, Garouk, dit Jillian. Ce n'est pas gentil de le priver de leur compagnie comme ça.
    - Je ne savais pas, Jill. Je suis désolé pour Val.
   Ils parcoururent quelques toises avant que Garouk ne reprenne :
    - Dis-moi, Jill, cette histoire de métamorphes... Tu peux m'expliquer tout ça ?
    - Ça nous occupera pendant le voyage. Très bien, Garouk. Par où commencer ? Le premier métamorphe était une expérience.
    - Une expérience ? hoqueta Garouk. Mais comment... ?
    - Patience ! A l'origine, le premier métamorphe était un magnifique renard. Un magicien en avait fait son animal familier. Puis il trouva que Ossian, comme il avait appelé son renard, manquait quand même de conversation. Alors il entreprit de chercher dans tous les vieux grimoires le moyen de donner la parole à un animal. Il ne trouva rien. Frustré, il se lança dans une grande expérience et permit à Ossian de se transformer en homme. Il était devenu une sorte de garou. Si le magicien se satisfit de cette situation, Ossian ne tarda pas à s'ennuyer. Son humanité lui montrait que la chasse n'était pas tout. Il demanda à son maître s'il ne pouvait pas lui donner une femme. Le magicien fut embarrassé : quelle femme accepterait d'épouser un homme qui était en réalité un renard ? Attristé, Ossian partit pendant des mois. Quand il revint, il était accompagné d'une alouette qui planait au-dessus de lui quand il était renard. A l'origine, l'alouette avait été une proie du renard, mais elle avait déjoué toutes ses ruses. Jour après jour, le renard s'était acharné, mais l'alouette le narguait toujours. Il avait fini par s'amuser de cette fuite incessante ; un jour qu'il s'était transformé en homme sous le regard de l'alouette, l'oiseau s'approcha plus qu'il ne le fallait et Ossian l'attrapa. L'alouette prit peur, car les hommes étaient friands de sa chair. Mais Ossian ne comptait plus la manger : il caressa doucement les plumes de l'oiseau en lui parlant gentiment, lui expliquant sa solitude. La peur de l'alouette se calma peu à peu et elle fit entendre son chant flûté et mélancolique, comme compatissante. Ils firent connaissance au fil des mois et ils réussirent à communiquer entre eux, malgré la différence de leur langage. Ils étaient sincèrement attachés l'un à l'autre et Ossian se trouvait déchiré entre deux extrêmes : d'une part, il aimait beaucoup le magicien et avait envie de le revoir, mais d'autre part, l'alouette comblait sa solitude et il refusait de se séparer d'elle. Mais la région où vivait le magicien était très habitée et il craignait qu'un jour, un homme ne tue son alouette. Torturé par ce problème, il maigrit. L'alouette s'en inquiéta et il lui avoua tout. Alors elle lui proposa de rentrer. Il fit la majorité du trajet sous la forme d'un renard, puis, en arrivant dans la région où il avait vécu, il devint homme et l'alouette se percha sur son épaule. C'est ainsi qu'il vint se présenter à son maître. Le magicien fut très heureux de le revoir, car il lui avait beaucoup manqué. Il écouta le récit de leur histoire avec beaucoup d'attention et il comprit ce que Ossian voulait sans oser le demander : il dota l'alouette du pouvoir de se transformer en femme. Ossian et Guinevère se marièrent et vécurent heureux sous l'égide aimante du magicien. Mais celui-ci devenait de plus en plus soucieux : il recevait des ondes inquiétantes. Ses collègues trépassaient plus qu'il n'était normal et aucun enfant doté du pouvoir ne naissait. Avec le temps, il finit par se retrouver le dernier magicien du pays. Il s'appelait Kunudar et était Primak ; à l'origine, il était un des grands de l'île de Prima. Maintenant, il se faisait vieux et il se reposait de plus en plus sur l'amour de ses deux enfants, comme il les appelait. Il avait de longs cheveux tout blancs qu'il nattait avec soin tous les matins. Il avait près de neuf cents quand il est mort. En effet, quand on a un pouvoir, on vit environ dix fois qu'un homme normal. Ossian et Guinevère furent très tristes de sa mort. Ils se rendirent alors compte que Ossian était près de lui depuis plus de trois cents ans ! La mort du magicien avait changé beaucoup de choses pour eux, mais ils ne s'en aperçurent pas immédiatement. Un jour que Ossian se transformait en renard - il faisait ça très machinalement, maintenant - il se retrouva dans la peau d'un loup ! Guinevère comprit la première : la mort de Kunudar les avait transformés en de véritables métamorphes ! Leur première réaction fut de prendre la forme de rapaces et de s'élever dans les cieux répandre la nouvelle de la mort de Kunudar. Le duc de Ky Sylrann, très affecté de cette perte, convia Ossian et Guinevère à sa cour. C'était un honneur et ils le comprirent. C'est là que, quelque trente ans plus tard, Guinevère s'aperçut qu'elle attendait un enfant. Elle insista pour retourner dans son pays d'origine pour le mettre au monde. C'est ainsi qu'ils retournèrent dans la Forêt de Mede et il leur naquit un petit garçon. Ossian et Guinevère chérirent cet enfant qu'ils nommèrent Gorneval Kunudar. Ils étaient retournés à Ky Sylrann, bien sûr. Et, de nouveau, trente ans plus tard, le phénomène se reproduisit. Cette fois-ci, Guinevère choisit la rive sud du Golfe de Corail. Ce fut une petite fille, Jillian Kunudarsli, ce qui veut dire, en kyshar ancien, "la fille de Kunudar". Hélas pour Ossian, Guinevère, sa fidèle compagne, mourut peu après. Elle reprit sa forme d'alouette et hante désormais le monde pour l'éternité. Ossian, fou de douleur, s'enferma dans la chambre que le duc de Ky Sylrann avait mise à sa disposition et refusa d'en sortir. Ce furent le duc et Val qui se chargèrent de m'élever. Enfin, quand mon père refit son apparition, il était devenu un Kyshrann. Mais, comme avec les magiciens, les Kyshranns s'éteignirent les uns après les autres et Ossian resta le dernier. Puis vint le jour funeste de la chute de Ky Sylrann. Val et moi fîmes tout ce qui était en notre pouvoir, mais les Simmanites étaient trop nombreux. L'air fragile d'Ossian s'était accentué depuis sa prise de conscience du terrible pouvoir qui reposait sur ses épaules. Il n'a jamais voulu nous dire ce qu'il lui était arrivé quand il était dans sa chambre à pleurer la disparition de Guinevère, mais je pense qu'il a appris qu'il serait le dernier bastion à faire tomber avant Ky Sylrann. Il aimait sincèrement la ville. Il savait aussi que le nuage de ténèbres ne vivrait que tant que son coeur battrait. Il attendait avec angoisse de sentir en sa poitrine le léger frémissement qui indiquerait sans erreur possible qu'un nouveau Kyshrann était né. Il l'espéra jusqu'au moment où le poignard trancha le fil de sa vie. Mon père, qui n'avait jamais fait de mal dans sa vie, fut bafoué après sa mort et, dans le ciel, les alouettes chantaient leur douleur ; par-dessous tout dominait un chant flûté et mélancolique qui devait pour toujours flotter au-dessus des ruines de Ky Sylrann. Le corps d'Ossian se décomposa et bientôt, il ne resta plus que le squelette, qui gît toujours sur les ruines de la ville. Et, sous lui, les pierres resteront à jamais tachées de sang... Ma mère attend toujours le jour mille fois béni où Ky Sylrann renaîtra de ses ruines pour retrouver mon père sous sa forme de renard. Voilà.
    - Jill, tu m'as surtout raconté l'histoire de ton père. Mais les métamorphes, d'où viennent-ils exactement ?
    - La métamorphose est un pouvoir héréditaire, Garouk, répondit patiemment Jillian.
    - Mais... alors, les jumelles ?
    - Je crois que je vais continuer mon histoire. Fais attention, il y a une descente devant. Ne laisse pas ton cheval s'emballer. Gorneval et moi restions donc seul. Val avait cent soixante-dix ans et moi cent quarante. Etant les héritiers des magiciens, les gens faisaient beaucoup appel à nous et nous occupâmes près d'un siècle à ces choses. Pour une raison obscure, Val dut se rendre à l'île de Shellyy. Il y rencontra une jeune femme charmante, Meztli. Bien sûr, cachottier comme il est, il ne me dit rien, mais ses escapades à Shellyy se firent de plus en plus nombreuses et il arriva ce qui devait arriver : il ne put pas supporter d'être séparé de Meztli. Ils se marièrent et ils eurent deux charmantes petites filles. Mais Meztli mourut en couches et la douleur de Val ne connut plus de bornes. Tu te rappelles de ses cheveux gris ? C'est de là qu'ils viennent. Il adorait sa femme et il reporta tout son amour sur ses filles. Elles ne surent jamais qu'elles étaient ses filles. Elles croient qu'elles proviennent d'une expérience, comme Ossian et Guinevère.
    - Esmeralda et Hermine, les filles de Val ? répéta Garouk d'une voix étranglée. Quelle chose stupéfiante !
    - La mort de Meztli a beaucoup changé Val. Il aimait beaucoup Guinevère, qu'il a bien connue, et il s'entendait très bien avec Ossian. Leur mort l'avait affecté, mais il s'était raisonné en se disant que c'étaient les aléas de la guerre. L'amour de Meztli avait encore un peu adouci cette peine. Sa disparition le changea en un ennemi acharné des Simmanites, qui avaient tué son père, qui étaient responsables de la douleur éternelle de Guinevère. Il alla même jusqu'à les accuser de la mort de Meztli, ce qui n'était pas vrai, bien sûr. Pour cacher la vérité à ses filles, il joue auprès d'elles le rôle d'un vieil oncle un peu gâteux. Elles l'adorent, mais elles ne comprennent pas sa peine. Qui pourrait la comprendre ?
    - J'ignorais que Val était marié.
    - Il n'aime pas en parler. La douleur est toujours aussi vive et il porte le deuil de Meztli depuis plus de cent ans.
    - Et toi, Jill, tu n'as jamais songé à te marier ?
   Jillian eut un sourire un peu nostalgique.
    - J'ai eu bien autre chose à penser, mon Garouk. Je devais m'occuper de Val. D'abord après la mort de Ossian. Puis, quand il a commencé à faire la cour à Meztli, j'ai dû me charger des affaires du monde toute seule. Quand Meztli est morte, je l'ai aidé à élever les filles en le consolant du mieux que j'ai pu.
   Ils avaient traversé les plaines et les vallées du Sicyol et longeaient maintenant la partie sicyone de la Chaîne de Kyshar dont les hautes montagnes les écrasaient de leur immensité. Garouk tournait souvent ses yeux avec vers sa gauche. Il savait que les montagnes étaient là, mais il ne pouvait pas les voir et il en était chagriné. Voir la Chaîne de Kyshar était un de ses plus grands rêves et, maintenant qu'il en était assez près pour la toucher, il ne pouvait même pas la regarder ! Ivrian, toujours derrière Kylian, s'agitait, mal à l'aise. Elle détestait passer à proximité de la Chaîne de Kyshar. Ces montagnes colossales lui faisaient ressentir la petitesse de sa taille. Elle darda un regard furieux vers les cimes enneigées et maugréa entre ses dents en kushite ancien.
    - Ne fais pas ça, petite mère ! fit Kylian sans même se retourner.
    - Ne m'appelle pas comme ça, Kyle, je t'en prie, protesta Ivrian et son visage prit une expression douloureuse.
    - Excuse-moi, Ivrian, mais ce n'est pas une raison pour jurer de cette manière.
    - Kyle, c'est moi qui t'ai appris tout ce que tu sais, ou presque, et j'apprécierai vraiment que tu ne me fasses pas de telles remarques.
    - Tu n'as pas besoin de te montrer blessante comme ça !
    - C'était juste une remarque en passant, Kylian, susurra Ivrian.
   Ecoeuré, Kylian talonna son cheval qui prit quelques toises d'avance. Le soir tomba et, avec lui, toutes les petites corvées. Jillian prépara le repas en fredonnant, aidée par les jumelles, tandis que Ivrian promenait sa mélancolie dans les ombres. Garouk était sagement assis, les mains inoccupées. Kylian et Lukyan s'occupaient des chevaux, selon leur bonne habitude. En tant que Kyshars, ils avaient beaucoup de liens avec les chevaux. Takander astiquait consciencieusement son épée et son armure, tandis que Gorneval, vautré près du feu, buvait tranquillement à sa gourde. Esmeralda mit entre les mains de Garouk un bol de bouillie d'avoine et une cuillère, tandis que Hermine lui mettait sur une épaisse tranche de pain sa part de lard frit.
    - Il y aura des haricots après, prévint-elle.
   Etrangement, Kylian n'avait pas très faim. Le grand guerrier maigre avait juste mangé son lard et son pain, puis était parti s'enrouler dans sa couverture, près des chevaux, à l'écart du foyer. Jillian l'avait regardé trente secondes, puis fit signe à Lukyan.
    - Va chercher Ivrian, dit-elle.
   La jeune fille s'était elle aussi isolée et elle mangeait lentement sa bouillie d'avoine, debout, tournant le dos au feu et aux montagnes, le regard tourné en direction de la Ky Shar, à quelques lieues de là.
    - Ivrian, Jillian veut que tu viennes ; Kylian a un problème.
   Ivrian se retourna aussitôt, déposa son bol entre les mains de Lukyan, et se hâta vers le foyer. Dès qu'elle vit Kylian, elle comprit.
    - Je vois, fit-elle calmement.
    - Tu sais quoi faire ? demanda Jillian.
    - Je l'ai quand même élevé, Jill, répondit Ivrian avec un rire sans joie.
   Elle s'approcha du guerrier, souleva sa couverture et se coula à côté de lui. Kylian se retourna vers elle, l'attira à lui et enfouit son visage dans ses cheveux feuille-morte avec un petit gémissement. La jeune fille le serra contre elle et le berça avec des petits mots gentils. Takander la regarda avec des yeux écarquillés.
    - Pourquoi fait-elle ça ? s'enquit-il, et sa voix était légèrement tremblante.
    - Kylian a des crises de temps à autre, répondit Jillian d'un ton évasif. Il n'a jamais connu sa vraie mère et c'est Ivrian qui a plus ou moins joué ce rôle. Quand Kylian a ses moments de mélancolie, le meilleur moyen qu'elle a trouvé est de faire comme lorsqu'il était bébé. Ça ne va pas plus loin, Takander.
   Le regard bleu du grand chevalier alla de Jillian à Ivrian, puis il retourna à son armure où il avait aperçu quelques points de rouille. La jeune femme apporta à Garouk son assiette de haricots et elle s'assit à côté de lui.
    - Takander est amoureux d'Ivrian, n'est-ce pas ? fit Garouk entre deux bouchées.
    - Oui, répondit simplement Jillian. Il l'aime depuis qu'il est haut comme trois pommes. Mais il n'est pas payé de retour. Je pense qu'Ivrian ne sait même pas les sentiments qu'il a pour elle.
    - C'est souvent comme ça, répondit Garouk.
   Jillian lui jeta un coup d'oeil amusé.
    - Que voilà des réflexions bien sombres ! ironisa-t-elle. Que connais-tu à ces choses-là, mon chéri ?
    - J'ai eu des yeux pour voir, Jillian, répliqua gravement le jeune homme. La nature humaine est si fausse !
    - Va dormir, Garouk, ordonna fermement Jillian. Tout ira mieux demain, tu verras.

Texte © Azraël 1997 - 2002.
Bordure et boutons Running horse silhouette, de Silverhair (modified)

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