Ky Sylrann

   La nouvelle avait dû arriver aux oreilles du roi, car il regardait Kylian avec un drôle d'air à chaque fois qu'il le voyait. Mais, dès qu'il partait, il soupirait à l'idée de perdre bientôt ce fidèle serviteur. Un mois avait passé depuis le départ de la ferme d'Ehrok. Garouk, qui restait pour la plupart du temps cloîtré dans sa chambre à la seule lumière des flambeaux, songeait souvent à la Waasie. Les visages si familiers d'Ehrok, Anzac, Térek ou Synel passaient et repassaient devant ses yeux.
   Le matin, devant son miroir, il constatait chaque jour que ses sclérotiques prenaient un reflet bleu de plus en plus prononcé. Il finit par faire la corrélation entre la couleur bleue de ses yeux et sa vue déclinante. Il eut alors une vision de lui, les yeux entièrement bleus et aveugles, ses cheveux d'un blond presque blanc descendant dans son cou. Etrangement, cette vision ne l'effraya pas ; il l'accepta simplement. Enfin, quand sa vue fut rendue si faible par le voile opaque bleu qui se tissait devant qu'il commençait à avoir du mal à se diriger tout seul, il resta tout le temps avec Jillian, cachant comme il le pouvait sa cécité, mais la couleur bleue de ses sclérotiques parlait pour lui.
   Un jour que tous étaient réunis autour de la bouilloire de Jillian, Garouk revint sur la conversation qu'ils avaient eue le jour de leur arrivée.
    - Jill, tu as parlé d'une ville appelée Ky Sylrann, la cité des ténèbres. Qu'est-ce que c'est ?
   Le regard de Jillian devint lointain tandis qu'elle buvait sa tisane goût mélisse-citron-orange et l'odeur citronnée était plus présente que d'habitude. Garouk aimait sentir cette odeur et il se réjouit intérieurement d'avoir au moins gardé son odorat, à défaut de la vue. Pour lui, l'odeur de citron évoquerait toujours la maison.
    - Ky Sylrann, mon chéri, était la plus belle ville qui ait jamais existé... Elle était bâtie sur la plus haute montagne des Monts des Brumes.
    - Jill, Ky Sylrann est un nom kyshar et les Monts des Brumes sont en Bynthie.
    - Il y eut une époque, mon Garouk, où la domination des Kyshars s'étendait sur tout le continent. Shellyy même était une province de la Kysharie. La capitale était alors Ky Sylrann, la belle, l'inaccessible, le rêve à portée des yeux et loin des doigts... Seuls les privilégiés avaient le droit d'y venir. Les générations se succédaient et tous restaient éblouis par la beauté de Ky Sylrann. Mais vint un jour où une partie de Kyshars, qui vivaient au bord de la mer, en ont eu assez de la suprématie de Ky Sylrann. Ils se sont révoltés et ont assaillis la ville, grimpant les long des flancs escarpés des Monts des Brumes. Sous la direction d'un Kyshrann, tous les magiciens du pays se sont dressés pour défendre Ky Sylrann. Ils invoquèrent un gigantesque nuage de ténèbres qui vint flotter nuit et jour au-dessus de la ville. Pour les habitants de Ky Sylrann, rien n'avait changé, mais pour les assaillants... Dès qu'ils entrèrent dans le périmètre d'ombre, ils furent pris à la gorge et une terreur étrange s'empara d'eux ; ils furent atteints d'une phobie des ténèbres et renoncèrent à prendre la ville. Ils partirent et s'éloignèrent le plus possible pour s'installer au nord du Golfe de Corail.
    - Les Simmanites ?
    - Ils sont en effet à l'origine des Simmanites. Mais le roi de Kysharie ne voulut pas laisser ces rebelles sans surveillance et il envoya à l'Ile de Shellyy son plus jeune fils, qui haïssait les futurs Simmanites : à cause d'eux, il avait perdu sa femme, magicienne, mais si frêle que l'effort fourni pour créer le nuage de ténèbres l'avait tuée, condamnant également à la mort l'enfant qu'elle portait. Pendant des années, le dirigeant de l'île porta le nom de Gardien de Corail, un joli nom pour désigner le gardien des Simmanites. C'est à cette époque que l'île prit son nom, car Shellyy était le prénom de la jeune femme morte. Avec les années, les Simmanites obtinrent leur indépendance, mais ils avaient toujours leur phobie de la nuit, tare qui s'est transmise de génération en génération. Shellyy gagna aussi sa liberté, mais resta quand même fidèle à la Kysharie. De nos jours encore, l'Ile de Shellyy est certainement la meilleure alliée de la Kysharie ; et toujours, ils surveillèrent les Simmanites ; ceux-ci avaient eu leur indépendance à quelques conditions : ils ne devaient en aucun cas sortir de leurs eaux territoriales, soit quarante milles des côtes, mais bien sûr, les Simmanites sont les spécialistes de la désobéissance. Ils se sont aventurés plus loin, sous prétexte qu'ils manquaient de poissons ; la réponse fut rapide : les Shellyyn coulèrent tous les navires simmanites. Les Simmanites essayèrent de camoufler des vaisseaux de guerre en bateaux de pêche, mais les Shellyyn chargeaient les catapultes à vue. Exaspérés, les Simmanites sortirent toute leur flotte pour débarquer sur l'île.
   Tous étaient suspendus à ses lèvres. Personne n'avait eu de leçon d'histoire et Jillian remontait très loin dans le temps pour raconter l'histoire de leurs pays. Elle se tut un moment, avala une gorgée de tisane, les yeux perdus dans le vague, et reprit :
    - Le jeune prince qui avait perdu sa femme bien-aimée à cause des Simmanites était toujours vivant ; il n'était plus très jeune, mais il prit la tête des opérations. Il fit tant et si bien que jamais les Simmanites ne purent mettre un pied dans l'île. Ils coulèrent la flotte entière, sauf deux vaisseaux. L'on crut que les Simmanites ne se remettraient jamais de cette défaire, mais le prince, épuisé par l'effort, au seuil de la mort, rappela dans son agonie que la mauvaise herbe repoussait toujours. Il avait raison. Les Simmanites se redressèrent lentement, mais jamais plus ils ne tentèrent de débarquer à Shellyy. Les années passèrent les unes après les autres, saison après saison, et il vint un roi qui en eut assez du faste majestueux de Ky Sylrann. Il s'appelait Rann. Il partit en direction de la Chaîne de Kyshar et, au pied des montagnes, au détour d'un méandre de la Ky Shar, il bâtit une nouvelle ville, Ky Rann, la future capitale de la Kysharie. Ses fils avaient des envies de voyages et ils les envoya dans des provinces dont il les nomma gouverneurs. Il y avait les provinces de la Waasie, de l'Halya, de Sera Kush, du Sicyol et de Seyad, l'île au sud de Shellyy. Medine n'existait pas encore ; ce n'était qu'une vaste région couverte de forêts qui n'intéressait personne. La Bynthie n'existait pas non plus en tant que telle : elle contenait le joyau de la Kysharie, Ky Sylrann. Un des fils de Rann était tombé amoureux de cette ville quasi mythique et il refusa tout net de la quitter, si bien que son père lui laissa cette partie de la Kysharie à administrer. Ainsi commença le déclin de la belle Ky Sylrann. Pour lui succéder, Rann choisit un de ses fils qui avait affirmé hautement qu'il avait eu raison de quitter Ky Sylrann. Le petit frère qui s'était entiché de la grande ville fut traité en paria et, peu à peu, la Bynthie se forma, se détachant de la Kysharie. Mais toujours, ceux qui vivaient à Ky Sylrann vouaient un amour absolu à leur ville. Pour la Kysharie, celui qui avait été de sang royal n'était plus que le duc de Ky Sylrann, mais lui savait qu'il était également roi de Bynthie. Et puis, il y a quelques deux cents ans, les Simmanites, qui s'étaient tenus à peu près tranquilles depuis leur cuisante défaite contre Shellyy, donnèrent une nouvelle fois la preuve de leur intelligence. En passant juste au sud de la Waasie, par cette mince bande de terre qu'il y avait alors entre la Kysharie et la Waasie, ils recrutèrent des Halyantes en masse. Ils avaient travaillé pendant des siècles pour pouvoir les payer. Ils harcelèrent Shellyy sans trêve et l'île, tout occupée à se défendre, ne put surveiller efficacement les Simmanites. Se sentant proche de la défaite, Shellyy envoya un courrier à la Kysharie. Le roi et les princes de sang ne réagirent pas, payant bien mal des siècles de dévouement obscur à la couronne de Kysharie. Alors Shellyy se tourna vers la Bynthie, véritable descendant du prince qui avait gardé sa foi à Ky Sylrann. Le duc, ému par cette requête, allait envoyer des renforts, mais il était déjà trop tard. De l'ouest parvenait des nouvelles effrayantes : le harcèlement de Shellyy n'était qu'une diversion. Le gros des troupes simmanites et halyantes se hâtaient vers la Kysharie, qu'ils ravagèrent au passage. Les Kyshars se battirent comme des lions, mais les troupes ennemies traçaient leur trouée. Avec appréhension, le duc de Ky Sylrann comprit quel était leur véritable but : sa ville bien-aimée, Ky Sylrann la blanche, fier joyau au sommet des Monts des Brumes. Tous les Bynthiens se mobilisèrent. Il n'était pas question de laisser leur ville tomber aux mains des Simmanites. Mais une haine ancestrale animait les Simmanites : des siècles et des siècles, ils avaient ruminé leur rancoeur et, à leurs yeux, Ky Sylrann était responsable de leur phobie qui les gênait tant, et elle les narguait depuis son sommet.
   Jillian finit lentement sa tasse de tisane et versa de l'eau bouillante dans sa tisanière. Elle fixa un mur, semblant chercher vainement une fenêtre, puis ramena son regard sur Garouk qui attachait sur elle ses yeux au regard presque aveugle.
    - A Ky Sylrann, il y avait le dernier Kyshrann. Sur lui reposait tout le savoir de ceux qui l'avaient précédé, surtout celui qui avait dirigé les magiciens pour créer le nuage de ténèbres qui protégeait la ville. Les magiciens étaient morts depuis longtemps, race extraordinaire maintenant éteinte à jamais. Le duc dépêcha sa garde personnelle pour veiller sur le Kyshrann, car lui seul savait que le nuage de ténèbres était suspendu à la vie de ce vieil homme usé avant l'âge. Un Kyshrann ne mourait jamais de mort naturelle avant la naissance d'un autre Kyshrann. Mais un espion halyante surprit ce secret et poignarda le doux vieillard. Au-dehors, les Simmanites assoiffés de sang qui n'étaient tenus en respect que par le nuage de ténèbres, s'abattirent comme des mouches sur la ville aux murs blancs quand le nuage disparut au même moment que le dernier souffle de vie quittait la poitrine du dernier Kyshrann...
   Jillian s'interrompit de nouveau pour vérifier si sa tisane avait bien infusé. Garouk savait que c'était plus pour cacher son trouble qu'autre chose. Il la connaissait si bien que le léger tremblement de sa voix à la fin de sa phrase, sa façon de laisser ainsi son récit en suspens, suffisait pour lui dire combien la douleur était vive encore à son coeur. Hermine dut le sentir aussi, car elle dit doucement :
    - Si c'est trop dur pour toi, Jill, tu peux arrêter.
   Jillian se versa une nouvelle tasse.
    - Non merci, Hermine. Nous ne sommes plus que deux à connaître cette histoire et il est temps que d'autres l'entendent.
   Elle avait choisi le parfum verveine-citron-orange, agrémenté d'une touche d'anis. Elle trempa ses lèvres dans le breuvage chaud, puis reposa sa tasse sur la petite table à côté d'elle.
    - La barbarie déferla sans pitié sur la belle Ky Sylrann, reprit-elle. Ils ne laissèrent rien derrière eux. C'était leur vengeance, mûrie pendant des siècles, et dont ils avaient oublié la raison. Les quelques survivants durent s'enfuir. De Ky Sylrann il ne restait plus que des ruines noires et fumantes. Et comme si détruire un pareil joyau de civilisation n'était pas encore suffisant, ils exposèrent le corps du dernier Kyshrann sur les ruines et laissèrent son sang tacher les derniers vestiges de ce qui avait été la plus belle ville du monde. Le duc de Ky Sylrann était parmi les survivants et la destruction de sa ville lui porta un coup violent. Un courrier lui annonça alors la mort de la famille royale de Kysharie qui, dans un ultime élan de reconnaissance au descendant renié, le faisait son héritier. Devant son chagrin, deux métamorphes qui avaient fait tout ce qu'ils avaient pu pour éviter ce carnage, unirent toutes leurs forces et rendirent un semblant de vie au Kyshrann. Le vieil homme se redressa et, appelant en lui la magie des magiciens dont il était le dépositaire, il déclara qu'un Kyshrann reviendrait au peuple de Kysharie et que, à sa venue, Ky Sylrann renaîtrait de ses cendres, plus belle que jamais, et que les Simmanites recevraient leur juste châtiment. Sur ces paroles, il mourut. Le duc de Ky Sylrann, un peu rasséréné par cette promesse, ne pouvait pourtant pas rester en Bynthie. La vue des ruines de sa chère ville lui brisait le coeur. Avec une poignée d'hommes, il s'enfuit très loin et s'établit à Medine, où ils défrichèrent sans relâche. Avant de partir, le vieux duc avait remercié les deux métamorphes, héritiers des magiciens de l'ancien temps, et il avait établi ses fils sur les trônes respectifs de Kysharie et de Bynthie. Il mourut peu après et ses descendants medyrs se firent les gardiens féroces et intraitables des Simmanites de l'autre côté du Golfe de Corail. La plus belle preuve en est l'édification de la ville de Merise juste en face de Hisn, la ville simmanite. Les autres Bynthiens, qui aimaient trop leur pays, ne purent se résoudre à le quitter, mais ils déclarèrent que les Monts des Brumes étaient désormais sacrés et que celui qui mettrait le pied sur le Mont de Sylrann, comme on l'appelait maintenant, serait puni de mort. Et depuis deux cents ans et plus, trois peuples, peut-être même quatre, attendent la venue du Kyshrann que leur a prédit le vieil homme sans jamais désespérer.
    - Est-ce bien vrai ? demanda Ivrian, un peu sceptique.
    - Sait-on jamais ? fit Jillian avec un sourire par-dessus la tasse qu'elle portait à ses lèvres. On raconte beaucoup de choses à propos de ce futur Kyshrann. On dit que son pouvoir sera le plus puissant qui ait jamais existé, qu'il sera le dépositaire du savoir et des pouvoirs de tous les Kyshranns et de tous les magiciens qui ont existé avant lui. On dit aussi qu'il remettra sur le trône de Kysharie le véritable descendant des rois fidèles à Ky Sylrann, un véritable descendant sans autre sang dans les veines que du sang kyshar. On dit encore que, grâce à ce nouveau roi, "ce qui fut disséminé avec les siècles ne fera plus qu'un", ce qui signifie que le nouveau roi réunirait Medine, la Kysharie, la Bynthie et la Kashemarie, qui, sous le nom d'Arie, ne firent qu'un avec l'actuelle Kysharie jusqu'au jour où le dernier duc de Ky Sylrann sépara l'Arie en deux pays : la Kashemarie et la Kysharie, la Bynthie perdant alors son nom de Kysharie pour prendre celui qu'elle porte actuellement. Bien sûr, une fois ces royaumes ayant retrouvé leur vrai roi, celui-ci prendrait la tête de ses armées pour écraser les Simmanites et les faire disparaître jusqu'au dernier. Enfin, dernier racontar, les deux métamorphes qui furent en quelque sorte à l'origine de cette rumeur, attendraient le futur Kyshrann et, à sa venue, ils s'occuperont de lui et le prépareront à sa nouvelle vie, conclut-elle avec un sourire malicieux.
    - Mais, Jill, releva Kylian, ces deux métamorphes... C'est Val et toi !
    - Oui, Kyle. Exactement. Et nous sommes bel et bien à la recherche du futur Kyshrann.
    - Et vous l'avez trouvé ? s'enquit Lukyan, légèrement crispé.
   Garouk se souvint qu'il était à moitié Kyshar. Sans doute tous les Kyshars attendaient-ils avec impatience ce sauveur d'une nouvelle sorte pour retrouver tout le faste qui était le leur à l'époque de Ky Sylrann.
    - C'est une question à laquelle je ne répondrai pas, Luke. Si c'était le cas, dans votre hâte de le voir prendre son poste, vous le brusqueriez. Val et moi, nous nous préparons à notre tâche depuis deux cents ans ; nous connaissons la patience.
    - Pour vous, l'importance de ce Kyshrann est mineure !
    - Crois-tu ? Val et moi sommes Medyrs. Les Medyrs sont sans doute ceux qui attendent le Kyshrann avec le plus d'impatience. Ils n'ont qu'une envie : rentrer au pays, comme ils disent. Pour eux, leur vraie patrie, c'est la Bynthie, celle qui, pour eux, devrait porter le nom de Kysharie. Certains d'entre eux ont le mal du pays, mais, par respect envers la mémoire du dernier duc de Ky Sylrann, mort avant de revoir la Bynthie, ils ne mettront jamais le pied en Bynthie sans le Kyshrann.
   Ivrian fut frappée d'une idée subite.
    - Jillian, à ma connaissance, quand on a remonté la Ky Shar, tu as traversé la Bynthie. Et tu es Medyre. Cela signifie-t-il que le Kyshrann est parmi nous ?
    - Ivrian chérie, rappelle-toi juste une chose : quand nous avons aidé le duc de Ky Sylrann, nous étions déjà nés, Val et moi. Juste ?
    - Evidemment.
    - Nous ne sommes pas des Medyrs descendants des fidèles du duc. Nous sommes des Medyrs, car nés dans la future Medine. Si tu veux savoir, Val est né en pleine Forêt de Mede et moi, je suis née sur la rive sud du Golfe de Corail. C'est le duc qui a décrété que nous étions les premiers Medyrs. Mais ce respect de ne pas aller en Bynthie ne s'applique pas à nous.
   Ivrian se mordilla pensivement la lèvre inférieure et dut trouver que l'explication se tenait. Garouk fronçait les sourcils en essayant de se rappeler quelque chose qui lui avait paru important.
    - Dis, Jill, dit-il enfin, tu as bien dit que la Kashemarie et la Kysharie n'ont fait qu'une sous le nom d'Arie ?
    - Oui, mon chou.
    - Eh bien, alors, Lukyan n'est pas un bâtard, non ? Puisque tout le pays est d'origine kyshare, son père est forcément de sang kyshar ?
   Jillian le regarda un moment avec surprise, puis éclata de rire.
    - Bien sûr, Garouk, mais la notion de bâtard de Kysharie ne date pas d'aussi longtemps. C'était un roi imbu de sa lignée qui a instauré ça. Tu n'y peux rien.
   Garouk fut déçu, mais il le cacha comme il le put. Jillian l'observait tout en buvant sa tisane. Le jeune homme était redevenu lui-même, un vrai Waas réservé. Le jour où, s'opposant à Azeline, il avait pris la direction des opérations, ce n'était pas vraiment lui qui parlait. Un serviteur passa annoncer que le repas serait servi dans une demi-heure et chacun retourna dans sa chambre se préparer. Garouk, dernier de la file, se retourna juste avant de fermer la porte.
    - Jillian, le dernier Kyshrann, c'était ton père, non ?
    - Oui, mon chéri.
   Il la fixa un instant de ses yeux de plus en plus bleus, puis inclina la tête avant de partir.
   Un mois passa encore et l'on se rapprochait de la grande fête annuelle, Valéel. En se réveillant ce matin-là, Garouk s'aperçut qu'il était complètement aveugle. Il retrouva à tâtons sa tunique de lin blanc, puis ouvrit sa porte. Il n'avait pas fait trois pas dans le couloir qu'une tête se glissait sous son bras.
    - Appuie-toi sur moi, je vais te guider.
   A la voix, mais aussi à l'odeur de forêt et de mousse, Garouk reconnut Hermine. Jillian leva la tête quand les deux jeunes gens entrèrent dans son boudoir et, dès qu'elle vit le regard entièrement bleu de Garouk, elle comprit. La couleur des sclérotiques était maintenant exactement la même que celle de l'iris.
    - Oh ! Je vois. Merci, Hermine.
    - De rien, Jill. Joyeux Valéel, Garouk.
    - A toi aussi, Hermine.
   Jillian se leva et prit la main de Garouk tandis que Hermine s'éclipsait discrètement.
    - Drôle de cadeau de Valéel, n'est-ce pas ? fit le jeune homme.
    - En effet, oui.
    - Pourquoi cette fête, Jill ? Je veux dire, d'où vient-elle ?
    - Ça dépend des peuples, Garouk. Pour beaucoup, Valéel célèbre la fondation de Ky Sylrann ; pour d'autres, comme les Simmanites, elle commémore la chute de cette ville, qui est arrivée le même jour, bien des siècles plus tard. Enfin, pour les derniers, elle rappelle la création de Ky Rann, également à la même date. Presque tout le monde a oublié d'où venait cette fête, mais tous la célèbrent. Allez, viens, je vais t'aider à te préparer.
   Garouk se laissa faire avec patience et il subit bien sûr une longue séance de coiffage.
    - Je vais aller te chercher une canne, fit Jillian.
    - Certainement pas. Je ne donnerai jamais à Azeline ce plaisir-là, fit Garouk en grinçant des dents.
    - Tu es sûr de ne pas avoir de sang seyaque dans les veines, toi ? demanda Jillian d'un ton suspicieux.
    - Mais non, Jill. Tu te rappelles ? Mon père était Kyshar et ma mère Waas.
    - Je sais, Garouk, merci. Mais cette réaction à propos d'Azeline est typiquement seyaque.
   Jillian revêtit sa robe de velours vert foncé et dénoua ses longs cheveux bruns.
    - Nous pouvons y aller, maintenant, mon Garouk, annonça-t-elle en lissant le devant de sa robe.
   Alors Garouk fit quelque chose qu'il n'avait jamais fait : il vint se blottir contre Jillian, enfouissant son visage contre son cou pour mieux sentir l'odeur citronnée qui l'accompagnait où qu'elle aille.
    - Je t'aime, Jill.
    - Moi aussi, mon chéri. Nous y allons ?
    - Bien sûr.
   Le petit groupe les attendait dehors. Ce ne fut que des "Joyeux Valéel" pendant quelques minutes, puis Esmeralda prit familièrement le bras de Garouk.
    - Allons saluer comme il se doit cette chère princesse Azeline.
   Lukyan offrit cérémonieusement son bras à Ivrian, Takander à Jillian et Hermine marcha à côté de Gorneval. Kylian restait seul, ouvrant la marche.
   Il y eut un banquet, bien sûr, et le petit groupe fit partie des invités d'honneur, malgré les protestations véhémentes d'Azeline. Le petit roi émacié se trouvait à côté de Jillian.
    - Dites-moi, dame Jillian, commença-t-il de sa voix geignarde, quand comptez-vous partir ? Je n'ose plus rien demander à Kylian à cause de cette incertitude.
   Jillian regarda un instant Garouk qui se trouvait presque en face d'elle ; il était entre les deux soeurs, qui, pour cacher le plus possible sa cécité, utilisaient une tactique simple : elles faisaient mine d'être amoureuses de lui et étaient aux petits soins pour lui. Grand seigneur, Garouk distribuait impartialement ses remerciements et ses sourires sous le regard un tantinet furieux de la princesse Azeline : comment un roturier tel que ce goujat osait-il prétendre aux faveurs de princesses impériales ? Sentant le regard de Jillian peser sur lui, Garouk s'arracha à "l'admiration" des jumelles et leva les yeux vers la jeune femme.
    - Nous partons demain, Majesté, répondit-elle enfin. L'événement est arrivé.
    - Puis-je savoir de quel événement vous parlez ? s'enquit le petit roi.
    - Bien sûr, Egor. Regardez le cousin de Kylian et vous comprendrez, je pense.
   Le petit roi ne se formalisa pas du fait qu'elle l'ait appelé par son prénom. Kylian lui avait longuement expliqué, en termes plus ou moins directs, qui étaient Jillian et Gorneval et le roi du Sicyol avait vaguement cru comprendre que tous les rois des autres pays filaient doux en leur présence.
    - Mais je ne suis pas comme les autres rois ! avait-il protesté.
    - Ah, évidemment ! avait répondu Kylian en regardant le plafond d'un air méditatif. Si vous souhaitez être plus bête, c'est votre droit, Majesté.
   Avec prudence, le petit roi avait jugé que le "Majesté" en fin de phrase équilibrait le sous-entendu injurieux. Il repensa à cette conversation en un éclair avant de se tourner vers Garouk qui avait la tête levée. Il ouvrit la bouche, l'air ahuri, et cligna des yeux en remarquant l'étrange regard du jeune homme.
    - Mais..., croassa-t-il. Qu'a-t-il fait à ses yeux ?
    - Fermez la bouche, Egor, dit fermement Jillian. Ça ne se fait pas.
   Rougissant comme un enfant pris en faute, le roi referma aussitôt la bouche. Azeline devint écarlate devant l'affront et elle se prépara à lancer une remarque acerbe, quand une vieille main ridée se posa doucement sur son bras. Tournant la tête, elle rencontra le regard compréhensif d'un vieux courtisan de son père, intelligent et discret, autant de qualités qui manquaient aux Sicyones, comme aurait dit Lukyan.
    - A votre place, Votre Altesse, chuchota le vieil homme, je m'abstiendrais. Dame Jillian ne passe pas pour tolérer les oppositions et son frère est, paraît-il, encore pire. Cette femme est capable de grandes choses comme de vengeances assez extraordinaires.
    - Allons, Messire, railla doucement la princesse. Elle n'oserait pas porter la main sur moi, la princesse héritière du Sicyol !
    - Si, Votre Altesse, mais dame Jillian répugne à tuer et elle pourrait agir autrement pour vous punir. J'ai eu des échos à la conversation qui a eu lieu dans votre serre, continua-t-il avec une petite toux gênée, et j'ai entendu parler de l'épisode des grillons. Vous savez qu'elle serait capable de faire en sorte que les grillons ne chantent plus jamais pour vous ?
   Azeline ouvrit de grands yeux horrifiés. Elle avait beau être une gamine insupportable, elle appréciait vivement le chant des grillons et n'imaginait pas vivre sans plus jamais l'entendre.
    - Oh ! Je vois, fit-elle simplement et elle reprit l'écoute de la conversation entre son père et Jillian.
    - Mais enfin, disait justement le roi, c'est impossible ! Personne n'a des yeux semblables !
    - C'est un signe, Egor, expliqua patiemment Jillian. Il est temps pour nous de partir.
   Elle broda alors toute une histoire pour expliquer cette anomalie, mais Garouk, en l'écoutant, sentait bien que c'était faux.
    - Evidemment, que c'est faux, fit son côté raisonnable avec un petit ton supérieur. Tu ne voudrais pas qu'elle donne la véritable raison ? Ça créerait un affolement indescriptible !
    - Bien sûr, répondit son côté waas. Mais elle pourrait éviter de dire des choses aussi invraisemblables. Même le roi ne peut pas croire un récit pareil !
    - Détrompe-toi ! Plus c'est incroyable, plus les gens y croient. La réalité les déçoit toujours.
   Amusé, Garouk continua à écouter le récit de Jillian. Il se félicita de ce que ses yeux ne trahissent pas son hilarité, mais, sentant poindre un sourire qu'il ne parvenait pas à réprimer, il se pencha vers sa voisine de droite, en l'occurrence Hermine, et lui murmura quelque chose. La jeune fille éclata d'un petit rire perlé, qui fit tourner la tête de Azeline. Lukyan se pencha à son tour vers son voisin, Takander, et chuchota :
    - On dirait que notre Garouk préféré a encore accouché d'un bon mot.
    - C'est ce qu'il me semble, en effet. Souhaiterais-tu lui ajouter un point ?
    - Que non ! Nous les attribuons avec beaucoup de libéralité en ce moment, je trouve.
    - Ah ! fit Takander, avec satisfaction. Une fois de plus, nos pensées se rejoignent.
   Les deux hommes se regardèrent ; tous deux étaient parfaitement impassibles, mais une lueur de gaieté palpitait au fond de leurs prunelles.
   Le banquet fut suivi d'un bal. Garouk eut un léger doute sur sa capacité à danser, mais, une fois de plus, les jumelles le prirent en charge. La danse actuellement à la mode était une chose très lente et un peu solennelle, qui faisait que les cavaliers se trouvaient très près l'un de l'autre. Garouk entoura la taille d'Esmeralda de son bras et prit sa petite main dans la sienne.
    - Ne t'inquiète pas, lui glissa la brune jeune fille. Laisse-toi faire et tout ira bien.
   Garouk n'était pas habitué à danser, mais Esmeralda était un excellent professeur. Avec toute la gravité dont il était capable, il exécuta lentement les figures simples exigées par la danse. A la fin de la musique, il escorta sa jeune cavalière sur le côté de la piste, se guidant sur les bruits qui l'entouraient pour éviter de se tromper. A peine avait-il lâché la main d'Esmeralda que Hermine l'entraînait sur la piste.
    - A mon tour, Garouk ! fit-elle avec son rire si gai. Ne t'avise pas d'accorder la préférence à Sme ! ajouta-t-elle d'un petit ton mutin.
    - Ah, belle dame ! répondit Garouk d'un ton pontifiant. Comment pourrais-je choisir entre deux si parfaites personnes ? L'idée même d'un choix entre vous deux me fait défaillir !
   Hermine éclata de rire de nouveau et nicha sa tête contre l'épaule du jeune homme.
    - Nous allons faire de toi un parfait gentilhomme, dit-elle. Si tu savais l'effet qu'une telle phrase aurait fait en Kashemarie ou à la cour de Shellyy ! La moitié de ces dames aurait verdi de jalousie de ne pas être la dame des pensées d'un homme si raffiné et les hommes se seraient tapé la tête contre les murs de ne pas avoir eu l'idée les premiers.
    - Hm, c'est gentil, ça, ronronna Garouk avec un sourire.
    - Azeline est en train de nous regarder avec des yeux furieux. Je crois que si son regard était des épées, nous serions morts. Elle semble jalouse, mais jalouse... !
    - Mais que crois-tu donc ? Tu ne rends pas compte du scandale : des princesses impériales, joyaux de la maison de Shellyy, font ouvertement des avances à un paysan tout juste sorti de sa Waasie natale et, pour un peu, se battraient pour un de ses sourires ! Le sang royal de notre chère Azeline ne fait qu'un tour dans ses veines horrifiées à cette idée !
   Hermine se colla plus étroitement encore contre le jeune homme et il sentit que son corps entier était secoué de rire.
    - Mon Garouk, dit-elle enfin, je ne sais pas ce qu'on ferait sans toi ! C'est à se demander comment on a fait pour survivre jusqu'à maintenant. Tu es unique !
    - Ça, c'est sûr, fit plaisamment le jeune homme. Enfin, Hermine, je crois que Sme va faire une crise de jalousie si elle te voit serrée contre moi comme ça.
    - Penses-tu ! Notre petite Sme est en train d'essayer ses charmes sur le neveu d'Egor, qui ne croit pas à sa bonne étoile : avoir une princesse impériale rien que pour lui ! En voilà un qui va vite tomber des nues ! Détends-toi, Garouk, et laisse-toi porter par la musique, tu épateras tout le monde. Allons bon, ces ahuris ont décidé d'arrêter la musique. Nous allons devoir te rendre à ces dames. Ivrian va se faire un plaisir de te demander de la faire danser.
   Mais Garouk sentit bien que la main qui l'entraînait sur la piste n'était pas celle d'Ivrian qu'il avait senti en sortant de la serre de la princesse. Il sut aussitôt de qui il s'agissait.
    - Comment, Votre Altesse, me faire l'honneur de danser avec moi quand des personnes de rang royal n'attendent que votre bon plaisir !
    - Tiens ! Vous vous souvenez de mon titre, maintenant ? lâcha Azeline. Figurez-vous que vous m'intriguez, monsieur le petit coq.
    - Trop flatté de cet honneur, Votre Altesse.
    - Dites-moi, qu'avez-vous aux yeux ?
    - Rien. Une drôle de couleur, c'est tout.
    - Et comment me trouvez-vous ? demanda-t-elle avec une feinte coquetterie.
   Garouk flaira le piège. Soudain, il eut de la princesse une vision, telle qu'elle se trouvait en face de lui : sa lourde chevelure noire était tressée de manière compliquée, tout en encadrant son visage fin et en le faisant paraître plus pâle encore qu'il ne l'était. Elle portait une longue robe de lourd velours bleu et son cou mince était entouré d'un lourd collier d'or. Garouk sourit.
    - Vous êtes radieuse, Votre Altesse, affirma-t-il. J'ajoute que ce bijou, continua-t-il en soulevant le collier d'or du bout de l'index, vous va parfaitement bien. Un peu trop voyant peut-être, mais élégant.
   Dans sa vision, Azeline prit un air vaguement déçu, puis l'image s'estompa. La danse se termina à cet instant et Garouk, s'inclinant devant la princesse, la raccompagna près des sièges, évitant avec aisance les courtisans qui se heurtaient. Tous ses sens s'étaient affinés au cours des derniers jours où il n'avait pas pu se fier à sa vue, et il savait, à de multiples détails, quand quelqu'un approchait trop de lui. Dès qu'il s'éloigna un peu d'Azeline, Hermine et Esmeralda monopolisèrent chacune un de ses bras.
    - Vraiment, tu n'as pas honte de nous avoir abandonnées ainsi ? s'exclama Esmeralda d'une voix vibrante.
    - Et sans le moindre mot d'excuse, en plus ! renchérit sa soeur.
    - Ivrian est vexée à mort, reprit Esmeralda. Tu lui avais promis cette danse. Même si ta cavalière était la princesse, tu lui as fait un grave affront.
    - Mesdames, fit Garouk en baisant la main de chacune des jeunes filles, je vais aller lui faire mes plus plates excuses.
    - Excusez-moi, fit Azeline en s'immisçant dans la conversation avec hauteur. Ne lui faites pas de reproches ; je suis la seule responsable. J'ignorais qu'il avait déjà promis cette danse.
    - Je n'allais pas me priver de l'honneur de danser avec vous pour ça, Votre Altesse. Je vais inviter dame Ivrian à l'instant. Pardonnez-moi, gentes dames.
   Il se dégagea des mains des jumelles et alla droit à Ivrian.
    - Chère princesse, fit-il en s'inclinant très bas.
   Ivrian manqua de s'étouffer de rire et essaya de prendre un air outragé. En fait, elle avait surtout eu peur que Azeline ne s'aperçoive que Garouk était aveugle et ne le crie sur tous les toits.
    - Me pardonnerez-vous jamais, Votre Altesse ? supplia Garouk d'un ton qui manqua de la faire hurler de rire.
    - A une seule condition, Garouk, répondit Ivrian d'une voix fraîche, ou qui essayait d'être telle. Vous m'accorderez les trois prochaines danses.
   Garouk se redressa et lui fit un clin d'oeil.
    - Tu crois que ça suffit ? demanda-t-il sans bouger les lèvres.
    - Au pire, on pourra toujours raconter que je t'ai laissé languir pendant une bonne demi-heure, suggéra Ivrian.
   Garouk lui offrit son bras et la mena sur la piste de danse.

Texte © Azraël 1997 - 2002.
Bordure et boutons Running horse silhouette, de Silverhair (modified)

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