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Azeline
Garouk se retrouva dans un baquet d'eau chaude avant d'avoir tout compris. Pour une fois, son amulette se tenait tranquille. Hébété, il fut habillé par un colosse à la douceur féminine d'un pourpoint bleu et ses cheveux furent coiffés avec encore plus de soin que lorsque Jillian le faisait. Il ressortit dans le couloir avec l'impression d'avoir manqué quelque chose. Gorneval attendait déjà, sa gourde de cidre à la main ; il avait également un pourpoint, mais d'un bleu plus sombre et bordé d'argent. Il observait avec intérêt Lukyan expliquer patiemment à un autre colosse qu'il n'était pas question qu'il mette un pourpoint.
- Les Kyshars ont toujours été habillés comme ça ! grinça-t-il. Je vous avertis que si vous posez un doigt sur moi, je vous coupe la main !
Comme il parlait avec son bancal à la main, le colosse finit par entendre raison. Seule concession que le farouche Kyshar accepta de faire, il remplaça son lien de cuir dans les cheveux par un anneau d'argent noirci. Takander arriva ensuite, vêtu d'un élégant pourpoint de velours noir bordé d'argent, ses cheveux blonds bouclant soigneusement dans le cou et ses yeux très bleus étincelant gaiement.
- Maintenant, soupira Gorneval, il ne reste plus qu'à attendre ces dames.
Mais un huissier vint les chercher bien avant qu'elles soient apparues. Il les annonça l'un après l'autre à Sa Majesté le roi du Sicyol et à sa fille, l'illustre princesse Azeline.
- Hem... J'ai l'honneur de vous présenter Gorneval le Métamorphe.
La princesse ouvrit de grands yeux et le roi eut une petite toux gênée.
- Takander, landgrave de Khandar, annonça ensuite l'huissier.
L'impressionnant chevalier entra à la suite de Gorneval, d'un pas aisé ; même sans son armure, il paraissait bien plus grand que la moyenne des hommes.
- Lukyan, bâtard de Kysharie.
- Bâtard ? s'étonna Garouk à mi-voix.
- Eh oui ! soupira Lukyan en passant une main sur sa queue de cheval. Mon père était Kashemar. Tout Kyshar n'étant pas de sang pur est traité de bâtard et est obligé de porter les cheveux longs. Bon, j'y vais.
L'huissier se tourna vers Garouk d'un air interrogateur.
- Je crois que vous pouvez annoncer Garouk, bâtard de Kysharie, fit le jeune homme d'un ton acerbe.
Puis soudain, Kylian fut là.
- Et n'oublie pas de préciser qu'il est mon cousin, fit-il d'un ton inquiétant.
- Kylian de Kysharie et son cousin, Garouk, bâtard de Kysharie, annonça l'huissier.
Garouk entra à côté de Kylian. Sans savoir pourquoi, l'idée que Kylian était son cousin le rassurait plutôt. Il salua le roi comme s'il avait fait cela toute sa vie, tandis que Kylian se bornait à incliner légèrement la tête. Avec curiosité, Garouk dévisagea le roi et sa fille : le premier était un petit homme émacié, au teint blafard, avec quelques rares cheveux noirs. Il portait un pourpoint du même bleu que les uniformes de ses soldats, mais recouvert d'or. A côté de lui, sa fille paraissait plus royale que son père ; mince, très droite, elle avait une luxuriante chevelure noire remontée en un lourd chignon tressé qui lui tirait la tête en arrière et portait une longue robe compliquée bleue et or. Elle était d'une beauté à couper le souffle.
- Oui, hein ? fit Kylian à mi-voix, sans bouger les lèvres, comme en réponse aux pensées de Garouk. Eh bien, ne t'inquiète pas, elle a un caractère en rapport.
Garouk n'eut pas le temps de répondre quoi que ce soit : l'huissier annonçait quelqu'un.
- Son Altesse la princesse Ivrian de la maison royale de Sera Kush.
Garouk ouvrit de grands yeux.
- Princesse ! s'exclama-t-il à mi-voix. Elle qui me disait qu'elle n'était pas une dame !
Kylian eut un petit rire discret.
- C'est bien de notre Ivrian, ça !
Ivrian fit son entrée, marqua une petite pause après avoir franchi le seuil, puis s'inclina avec grâce devant le roi et sa fille. La princesse Azeline pâlit encore plus, si cela était possible, puisque les Sicyones étaient un peuple à la peau très blanche. Ivrian s'était surpassée : elle portait une robe d'un vert d'eau dégageant bien ses épaules et ses cheveux fauves remontaient en partie de sa nuque frêle en de lourdes torsades, tandis que l'autre cascadait souplement sur ses épaules nues. A ses oreilles, elle portait des pendants en jade de la même couleur exactement que sa robe et le résultat était du plus bel effet. Elle adressa un sourire ravageur à Kylian qui émit de nouveau un petit rire discret.
- Sacrée Ivrian ! Elle sait comment faire son petit effet. Le vert est la couleur qui lui va le mieux.
L'huissier s'éclaircit la gorge.
- Leurs Altesses impériales, joyaux de l'empire de Shellyy, les princesses Esmée et Hermeline de Shellyy.
Les deux jeunes filles entrèrent et firent la révérence à l'unisson, leurs têtes rapprochées, et Garouk remarqua qu'elles avaient exactement les mêmes yeux, d'un magnifique vert émeraude profond.
- Tout ça est bien pompeux, chuchota la brune Esmeralda.
- Pas croyable ! rétorqua sa soeur avec un sourire absolument délicieux.
Les deux soeurs étaient radieuses. Esmeralda avait revêtu une robe d'un jaune pâle et avait remonté ses cheveux en une souple masse d'ébène, pour les laisser ensuite cascader sur son épaule gauche, agrémentés d'une simple mèche tressée avec un mince fil d'or. Quant à sa soeur, elle portait une robe de velours blanc, à la coupe sobre, et son opulente chevelure flamboyante était juste retenue sur la nuque par un large ruban de velours blanc.
- Comme d'habitude, râla Gorneval, Jillian se fait attendre !
Mais l'huissier entrait de nouveau dans la salle.
- Majesté, je vous présente la noble Dame Jillian la Métamorphe, bégaya-t-il.
Jillian fit son entrée, l'air altière. Elle ne s'inclina pas, ni ne fit de révérence. Elle inclina simplement la tête et planta le regard sévère de ses yeux gris dans les yeux du roi, comme pour voir s'il allait oser relever cet affront. Le roi glissa un regard en douce à Kylian qui ne fit pas mine de réagir. Avec un soupir, il accepta la salutation. Jillian était vêtue d'une robe d'épais velours vert sombre et sa longue chevelure brune, habituellement nattée, était dénouée et ondulait légèrement. Elle était radieuse ainsi et Garouk comprit, avec un pincement au coeur, qu'elle n'avait jamais été une simple femme comme elle s'était ingéniée à lui faire croire. Le roi du Sicyol la contempla un instant, puis se tourna vers Kylian.
- Pourquoi avez-vous appelé toutes ces personnes ici, Kylian ? demanda-t-il de sa voix geignarde.
- D'ici peu, Majesté, il va se passer un événement qui donnera le signal de mon départ, comme il était convenu depuis mon arrivée. Ces personnes sont mes futurs compagnons de route.
- Enfin, Kylian ! fit le roi en redressant la tête. C'est impossible ! Qui me débarrassera de tous les plaignants si vous n'êtes plus là ?
- Majesté, reprit Kylian, impassible, vous m'avez eu à votre service pendant le temps qui vous était imparti. Maintenant, d'autres affaires m'appellent. Quant à me trouver un remplaçant, votre fille fera très bien l'affaire.
Azeline se redressa sur son siège, indignée.
- Veuillez modérer vos propos, Messire !
- Je ne vois pas pourquoi, Altesse. Je compte vous dire en privé quel est le fond de ma pensée. Je suis sûr que ça vous plaira.
Un sourire flotta sur les lèvres de la belle princesse.
- Certainement, Messire, ronronna-t-elle.
- Quel est l'événement qui vous fera partir, Kylian ?
Kylian posa sa main sur l'épaule de Garouk.
- Tout dépend de mon cousin, Majesté.
- Jeune homme, fit le roi d'un ton qui se voulait être sévère et qui n'était que geignard, vous me privez d'un serviteur fidèle. Vraiment, je ne suis pas content de votre venue.
Sans savoir pourquoi, Garouk répondit aussitôt :
- Vous avez assez profité de mon cousin, Majesté. Ou devrais-je dire humilié ? Car enfin, Majesté, continua-t-il alors que le roi devenait d'un beau rouge proche de l'apoplexie, se servir de Kylian de Kysharie comme d'un vulgaire garde du corps chargé d'éloigner les importuns relève presque du crime de lèse-majesté. Vous avez beau être roi, Majesté, si Kylian le voulait, vous ne seriez plus rien. Rien ! Quant à vous, Altesse, fit-il en se tournant vers la princesse ébahie, ne profitez pas non plus trop longtemps de la condition actuelle de mon cousin. Car viendra le jour où vous dépendrez entièrement de son bon vouloir et alors... Seuls les dieux peuvent savoir ce qu'il se passera !
Le moment de surprise passé, la princesse eut un petit rire moqueur.
- Regardez donc ce petit coq prétentieux ! Arrivé aujourd'hui pour la première fois dans un palais, il s'offre le luxe de bafouer la famille royale au complet ! Sais-tu, petit coq, que tu pourrais être pendu pour ce que tu viens de dire ?
Garouk soutint sans ciller le regard gris très clair de la princesse, puis il dit doucement :
- Vous ne pouvez pas savoir le nombre d'hommes que vous perdriez en tentant de faire ça, Altesse.
- Et c'est un bâtard qui me dit ça ! fit la princesse Azeline avec mépris. Un vulgaire bâtard de Kysharie !
A ces mots, Lukyan devint pâle de rage et porta la main à son bancal. Takander posa une main apaisante sur son bras.
- Laisse, dit-il. C'est une joute entre Garouk et Azeline.
Azeline se leva, toisant Garouk de toute sa hauteur. Celui-ci eut son mince sourire moqueur qui sembla mettre la princesse en fureur.
- Je vais régler cette affaire tout de suite ! gronda-t-elle. Toi ! fit-elle en désignant un soldat. Empare-toi de cet impertinent et mets-le aux oubliettes !
Garouk se tourna à demi vers le soldat qui s'avançait vers lui.
- Ne t'approche pas de moi si tu tiens à la vie, prévint-il gentiment.
Mais le soldat, sous le regard incandescent de la princesse, était bien obligé d'obéir. Alors une lueur éblouissante apparut au niveau de la poitrine de Garouk ; sa luminosité augmenta tant et si bien que tout le monde fut obligé de fermer les yeux. Quand ils les rouvrirent, l'amulette de métal blanc avait brûlé le pourpoint et se montrait, bien visible aux yeux de tous. Azeline regarda Garouk d'un air incrédule, fit un pas en arrière et se retrouva brutalement assise dans son fauteuil à côté du trône de son père. Le soldat se figea sur place. Implacable, Garouk avança vers le roi.
- Vous laisserez partir Kylian quand il le désirera, Majesté, dit-il d'une voix dure.
Le petit roi émacié fixait l'amulette d'un regard égaré et il acquiesça aussitôt.
- Bon, reprit Garouk d'un ton désinvolte, je suis vraiment désolé pour le pourpoint. Vous venez, Altesse ? demanda-t-il en offrant son bras à Ivrian.
La jeune fille le regarda, surprise, puis accepta en le gratifiant d'un de ses sourires ravageurs. A la suite les uns des autres, tous sortirent de la salle, laissant derrière eux une famille royale effondrée.
Tranquillement, Kylian les mena dans un couloir, puis prit un petit escalier plutôt sombre qui donnait directement dans une grande pièce sobre.
- Ma chambre, présenta Kylian. Si on peut appeler ça une chambre.
En effet, il n'y avait pas le moindre lit. Ce n'était que sièges, fauteuils et une grande table trônant au milieu.
- Un point pour Garouk, murmura doucement Takander de sa voix basse.
- Ça me semble assez juste, acquiesça Lukyan.
Jillian se tourna vers Garouk.
- Je peux savoir pourquoi tu nous as fait cet esclandre ?
Garouk la regarda avec de grands yeux innocents.
- Je ne suis qu'un bâtard, Jillian, et un paysan. Je ne suis pas au fait des étiquettes de cour.
- Deux pour Garouk, nota Takander.
- Je suis d'accord, fit Lukyan, impassible.
Jillian lança un regard noir aux deux hommes.
- Garouk, je ne suis pas Azeline.
- Elle m'irritait. Je n'ai fait que dire tout haut ce que pensaient les autres tout bas, non ? Ne me dis pas le contraire, Jill. Rien qu'à ta façon de la regarder, je voyais que tu avais envie de lui donner une correction.
- Enfin, Garouk, c'est une princesse !
- Pas possible ! J'ai cru comprendre que les trois jeunes filles ici présentes étaient également des princesses. Elles ne me traitent pas de larbin, elles, et ne jouent pas avec Kylian.
- A ce propos, intervint Kylian, je peux savoir ce que tu sais à ce sujet ?
Garouk tourna vers son cousin son regard bleu sombre et se frotta machinalement un oeil.
- Tu veux que je t'explique pourquoi tu n'as plus d'amulette ? demanda-t-il.
- Je vois.
- Qu'est-ce que ça veut dire, Kylian ? s'inquiéta Jillian.
- Azeline m'a confisqué mon amulette, répondit le grand guerrier maigre en haussant les épaules.
- Et si nous allions la récupérer ? suggéra doucement Gorneval avant que Jillian ne se fâche.
- Ça peut se négocier, fit Kylian avec un grand sourire. Suivez le guide !
Il sortit de sa chambre et prit une enfilade de couloirs. Un soldat devant le boudoir de la princesse l'arrêta.
- Son Altesse est dans la serre, Messire.
Kylian fit demi-tour, ses yeux noirs étincelant de fureur.
- Elle savait bien ce qui l'attendait ! s'exclama-t-il. Elle s'est réfugiée dans la serre !
- La serre ? répéta Gorneval. C'est la première fois que j'en entends parler.
- C'est une pièce où la princesse a entreposé des grillons. Elle reste assise au beau milieu à les écouter chanter et il est rigoureusement interdit de déranger ces messieurs les grillons pendant qu'ils chantent. Tenez, c'est cette porte-là.
- Si on n'a pas le droit d'entrer quand les grillons chantent, il suffit de les faire taire, dit doucement Esmeralda.
- Un point pour Esmeralda, fit Takander.
- Restons-en à Garouk et Azeline, protesta Lukyan. On va se perdre dans les comptes, après.
- Tu as une technique pour faire taire un millier de grillons, toi ? contra ironiquement Kylian.
- Mon petit, Gorneval est spécialiste des oiseaux, Jillian des carnivores, Hermine des reptiles, batraciens et autres animaux tout aussi ragoûtants et moi, des insectes. Je peux faire n'importe quoi d'un insecte, répliqua posément Esmeralda.
Elle se tourna vers la porte et son regard prit un reflet lointain. Garouk commençait à comprendre de quoi il s'agissait exactement. Il y avait quelques personnes qui avaient le don de se métamorphoser en animaux, ceux que l'huissier avait appelés les métamorphes. Ces personnes avaient également le pouvoir de communiquer avec les animaux. Jillian et Gorneval étaient des métamorphes et, visiblement, Hermine et Esmeralda aussi. Le circaète qui avait chassé les Halyantes la première fois devait être Gorneval lui-même. Il fronça les sourcils ; tout ça était bien joli, mais il n'y croyait pas vraiment. Le visage d'Esmeralda se couvrait de petites gouttes de sueur.
- Ça va aller, Sme ? demanda sa soeur avec sollicitude.
La jeune fille brune ne répondit que par un grognement. Kylian avait collé son oreille contre la porte et sa façon de se mordre la lèvre inférieure indiquait clairement que les grillons chantaient toujours. Et puis soudain, il eut un grand sourire et s'écarta de la porte. Bien lui en prit, car elle s'ouvrit à la volée sur une Azeline en colère. Elle ouvrit la bouche en les voyant, puis tempêta :
- J'aurais dû savoir que vous étiez mêlés à ça ! Qu'avez-vous fait à mes grillons ?
Jillian la poussa fermement dans la pièce qu'elle venait de quitter.
- Nous avons à parler, Azeline. Si vous êtes raisonnable, nous nous occuperons de vos grillons.
Ils entrèrent dans une grande pièce aux murs blancs supportant des corniches recouvertes de verdure parmi laquelle on apercevait de temps à autre la carapace noire d'un grillon. Azeline regarda avec une légère appréhension le petit groupe qui se tenait devant elle.
- A neuf contre une ! railla-t-elle.
- Ça suffit, Azeline ! fit sèchement Jillian.
- Vous devez vous adresser à moi en m'appelant Votre Altesse.
- Je ne pense pas, non ; si nous partons du côté des titres, je crains bien que la plupart des personnes présentes soient d'un rang plus élevé que le vôtre. Mais on peut en discuter, bien sûr, ajouta-t-elle suavement.
- Les métamorphes n'existent pas ! lança la petite princesse avec agressivité.
- Première nouvelle, riposta Jillian. Gorneval m'a pourtant l'air bien réel.
- Cessez cette joute ! gronda Garouk en prenant brutalement la parole. Ça ne vous mènera nulle part. Soyez raisonnable, Azeline. Le temps est précieux.
- Tiens, le petit coq de tout à l'heure ! Le paysan !
- Les paysans Waas ont plus de bon sens que certaines familles royales, rétorqua Garouk.
Takander et Lukyan se jetèrent un coup d'oeil interrogateur.
- J'ajouterai bien un point à Garouk, avança le grand chevalier.
- Ça fait trois à zéro, confirma Lukyan.
- Où avez-vous mis l'amulette de Kylian ? demanda Garouk d'un ton âpre.
- Il est interdit de porter le moindre objet magique dans l'enceinte du Cercle d'Alcyol. Veuillez me donner votre propre amulette, que je vous rendrai le jour de votre départ.
Garouk interrogea Kylian du regard et celui-ci haussa les épaules en signe d'ignorance.
- Quand cette loi a-t-elle été votée ? fit-il insidieusement.
Azeline se butta. Garouk soupira.
- Esmeralda, demande donc aux grillons où est l'amulette.
La jeune fille ne discuta pas, mais Azeline s'exclama :
- C'est de la triche !
Le regard que Garouk porta sur elle la fit rougir.
- Belle repartie, apprécia Lukyan.
- Oui, hein ? répondit Takander à mi-voix. Tu crois que ça vaut un point ?
- Un demi, peut-être ? hasarda Lukyan.
Takander haussa ses sourcils blonds à l'arc parfait.
- Oh ! Il y a des demi-points, maintenant ?
- Pourquoi pas ? fit Lukyan en haussant les épaules.
Takander réfléchit gravement.
- Ça peut se négocier, comme dirait Kylian. Trois à un demi, alors ?
- On dirait bien.
- On peut continuer, Takander ? demanda poliment Garouk.
- Bien sûr, voyons. Tu mènes largement, tu sais.
- J'ai toujours été très doué pour manier les mots, fit modestement Garouk. Où en es-tu, Sme ?
La jeune fille plissa le front.
- Ils ne savent pas trop ; c'est long de les interroger un par un. Attends, je vais essayer autre chose !
Un grillon se mit soudain à chanter et Esmeralda l'écouta attentivement. Un léger sourire plana sur ses lèvres joliment ourlées.
- Tiens donc ! Intéressant, ça. Ce charmant grillon me dit que notre princesse favorite la porte autour du cou, tout simplement.
- Intéressant, en effet, commenta Jillian, les yeux écarquillés. Je ne savais pas que c'était possible. Azeline, donnez-nous l'amulette.
- Venez la chercher ! fit la princesse avec arrogance, en redressant le menton.
- Elle est têtue, hein ? fit Takander.
- Tu trouves aussi ? rétorqua Lukyan, rigoureusement impassible.
Les deux hommes étaient nonchalamment appuyés au mur et regardaient la scène avec détachement. Garouk soupira de nouveau.
- Kylian, fit-il avec un petit geste. Vas-y.
- Tu es sûr ?
- Vas-y.
- Très bien. Tu as l'air de savoir ce que tu fais.
Dans un sifflement métallique, Kylian sortit son couteau à large lame de sa gaine. Le manche gainé de cuir noir tenait parfaitement dans la main. Il s'approcha de la princesse et, d'un mouvement très vif, il lui renversa la tête en arrière, appuyant sa lame sur son cou.
- Bon, je peux avoir mon amulette maintenant ?
- Magnifique, commenta Takander, l'oeil humide. On dirait du théâtre kashemar.
- Oh ! Ils en sont à ce point-là, en Kashemarie ? fit Lukyan, étonné.
- Tiens, si Kylian était dans la course, je lui mettrais un point, reprit Takander.
- Ah ! Oui, répondit Lukyan en regardant rêveusement un grillon. Mais il n'est pas dans la course. Je vais te dire ce qu'on va faire : la prochaine fois qu'on compte les points, on lui en met un d'avance.
Kylian serra un peu plus le couteau sur la gorge blanche d'Azeline et une goutte de sang perla.
- Ce serait dommage de couper un si joli cou..., susurra Kylian. On peut faire tant de choses quand on a la tête sur les épaules...
- Vous ne le feriez pas ! s'exclama Azeline, blême de terreur.
- Ne me mettez pas au défi, princesse. Comme le disait si bien mon cousin, vous m'avez humilié de tout votre soûl quand vous l'avez pu. Maintenant, c'est moi qui suis du côté du couteau. Je ne sais pas si vous connaissez cette coutume kyshare, mais on rend toujours un coup qu'on a reçu.
- C'est barbare !
- Les Kyshars n'ont jamais prétendu faire dans la finesse, admit Kylian. Le problème, avec cette coutume, c'est que ça ne se finit que par la mort de l'un des deux antagonistes. Aussi, on a instauré un seuil de tolérance et c'est seulement à partir de ce seuil que l'on a droit de rendre coup pour coup. J'estime avoir atteint le seuil de tolérance.
- Dis-moi, Kyle, s'enquit innocemment Lukyan, quand on a dépassé le seuil, on ne règle pas toute la dette d'un seul coup ? Je croyais que ça se faisait comme ça ; enfin, moi, c'est toujours ce que j'ai fait.
Kylian réfléchit un moment, contemplant avec intérêt la goutte de sang qui coulait sur la gorge d'Azeline.
- Ah ! Tu as peut-être raison..., reconnut-il.
- Attendez ! Je vais vous la donner ! s'écria Azeline.
Les doigts tremblants, elle détacha de son cou une lourde chaîne d'or où pendait un sachet de soie ; l'ouvrant, elle y prit une amulette de métal blanc à reflets rouges. Garouk s'y attendait et ne marqua aucune réaction en voyant la même amulette que la sienne, sauf au point de vue du reflet. Kylian la saisit avec un soupir de soulagement et la remit à son cou. Le bijou eut un éclair rouge. Le grand guerrier maigre essuya rapidement son couteau et le remit dans sa gaine au creux de ses reins. Azeline se tourna avec fureur vers eux.
- Vous me paierez cet affront ! cracha-t-elle entre ses dents.
- Mais oui, fit Ivrian d'un petit ton désinvolte. Nous en reparlons un jour futur. Quand vous vous serez débarrassée de cette fâcheuse manie d'ennuyer tous ceux qui passent à votre portée.
Voyant que Azeline, hors d'elle, allait appeler quelqu'un, Ivrian vint se planter sous son nez et souffla :
- Je ne vous conseille pas de faire ça, Azeline. Si un seul, je dis bien un seul, de vos sbires porte la main sur moi, il y aura un incident diplomatique avec Sera Kush. Et je peux vous assurer que mon neveu déteste royalement qu'on touche à ses parents.
- Journée fertile en bons mots, releva calmement Takander.
- J'allais le dire, acquiesça Lukyan.
Ivrian leur adressa un de ses sourires ravageurs. Azeline prit un air offusqué.
- Vous avez donc une si basse opinion de moi pour croire que je pourrais porter atteinte à des personnes de rang royal, Votre Altesse ? dit-elle d'un ton mielleux.
- Elle prépare un sale coup, nota Lukyan.
- C'est exactement ce que je pensais, renchérit Takander.
Azeline leur lança un regard noir.
- Non, Votre Altesse, reprit-elle en se tournant de nouveau vers Ivrian. Vous et les deux princesses impériales pouvez quitter la pièce sans risque. Vous aussi, landgrave de Khandar. Mais les autres, ces roturiers, je me les garde !
Gorneval prit un air ennuyé.
- Garouk, quitte à nous expliquer, tu aurais pu attendre le dernier jour !
- Désolé. J'essaierai de faire mieux la prochaine fois.
- La prochaine fois ? gémit Gorneval. Garouk, ces choses-là sont mauvaises pour mon coeur ! Bon, Jilly, on lui dit, à notre princesse préférée ?
- Si tu veux, Val, répondit nonchalamment Jillian.
Gorneval ouvrit la bouche, puis fronça les sourcils.
- Lukyan, à combien de familles royales es-tu affilié ?
Le jeune homme se tapota pensivement la lèvre inférieure.
- Eh bien, mon père était le premier margrave de Kashemar ; on l'appelait Son Altesse Sérénissime. Quant à ma mère, elle était princesse de Kysharie. Cousine du roi. Ça fait deux, je crois bien.
- Cela suffit-il à Votre Altesse ? demanda ironiquement Gorneval à Azeline qui regardait Lukyan avec des yeux ronds.
- Le bâtard de Kysharie est de sang royal... Mais pourquoi vous appelle-t-on bâtard ? On vous insulte !
- En Kysharie, ce n'est pas une insulte. C'est simplement la façon de dénommer ceux qui ne sont pas de sang pur. Mon père et ma mère étaient dûment mariés ensemble.
- Très bien, Votre Altesse. Vous avez le droit de sortir aussi. Et les autres ?
- Jilly, tu te souviens du titre que nous a donné le duc de Ky Sylrann ? demanda Gorneval en regardant le plafond.
- Ah ! Celui-là ? Oh... Attends... Tu es dauphin et moi infante de l'infinie Arie, non ?
- C'est quoi, l'Arie ? fit sèchement Azeline.
- C'est une ancienne contrée, expliqua calmement Jillian. Maintenant, ça correspondrait à peu près à la Kashemarie et à la Kysharie. Quelque chose comme ça, non ?
- Il n'y avait pas un bout de Medine ? interrogea innocemment Gorneval.
- Non, je ne crois pas. Mais je crois que la Bynthie y était également. Je me demande où j'avais la tête pour oublier la Bynthie !
- Euh, Jill, Ky Sylrann a disparu depuis deux cents ans ! intervint Kylian.
- Tant que ça ? Il me semblait que c'était hier... Ky Sylrann, la cité des ténèbres...
Azeline hurla presque :
- Vous vous moquez de moi !
- Elle insiste, remarqua Takander.
- C'est toujours le cas de la bêtise, expliqua Lukyan avec le plus grand sérieux.
- Ah ! Joli.
- Merci.
- Au plaisir de se revoir, princesse ! fit ironiquement Kylian sans même s'incliner, sur un geste de son cousin.
Tranquillement, il ouvrit la porte. Sidérée, incapable de faire un mouvement, trop outrée par ce sans-gêne, elle les regarda partir. Juste avant de fermer la porte, Esmeralda se retourna.
- Oh ! Vous pouvez chanter de nouveau, maintenant ! Merci, les grillons !
Aussitôt, le craquettement des grillons reprit, emplissant la pièce de leur chant. Esmeralda referma la porte et Azeline entendit alors un formidable éclat de rire.
Texte © Azraël 1997 - 2002.
Bordure et boutons Running horse silhouette, de Silverhair (modified)
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