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Kylian
Le capitaine ouvrit de grands yeux quand il vit le cheval qu'il devait faire monter sur son navire : le destrier de Takander était une énorme bête qui devait être capable de porter un homme en armure pendant des semaines sans être fatiguée. Dès que Takander vit Ivrian, il se précipita vers la jeune fille, lui prit les mains et les baisa avec effusion.
- Bien chère Ivrian, je ne pensais pas te revoir un jour ! Ton départ m'a plongé dans l'affliction la plus totale pendant une éternité !
- Allons, allons, Takander ! Je ne suis partie que depuis deux semaines.
- En vérité ? A mon coeur, ces deux semaines ont paru deux ans ! affirma le chevalier.
Ivrian eut un petit rire de gorge et lui tapota gentiment la joue. Le capitaine la regardait en plissant les yeux avec désapprobation. La jeune fille abandonna le chevalier et revint auprès du vieux loup de mer ; elle remarqua aussitôt que quelque chose n'allait pas. Elle rit de nouveau et mit sa petite main sur le bras du marin.
- Tresca, pas de bouderies entre nous. Takander est un vieil ami d'enfance. Mais c'est un Kashemar, alors, forcément, il exagère tout. Il aurait affirmé ça avec la même candeur à sa pire ennemie.
- Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, Dame Ivrian, répondit le capitaine, les lèvres pincées.
Ivrian fit entendre son petit rire en cascade et se pencha pour déposer un baiser sur la joue burinée du marin.
- Je vous adore, Tresca ! Vous êtes tellement droit !
Un timide sourire apparut sur les lèvres du capitaine. Ivrian sourit à son tour et Garouk, qui observait toute la scène de son poste favori, sut que Tresca avait perdu le combat. Le sourire de la jeune fille était ravageur. Ivrian laissa à son sourire le temps de faire son effet, puis elle s'éloigna en fredonnant doucement. Le capitaine Tresca arborait un air béat. Ivrian vint naturellement voir Garouk à l'avant du chaland. Le jeune homme était sûr que son tour serait venu tôt ou tard : elle n'avait pas encore eu le temps de venir le regarder sous le nez. Ivrian semblait être une jeune fille plutôt impertinente et désinvolte, qui agissait parfois comme une gamine capricieuse.
- Tu dois être Garouk, dit-elle en relevant la tête pour le regarder.
Le visage mince et sérieux du jeune homme se détendit en un sourire moqueur.
- Vous seriez déçue si tel n'était pas le cas, n'est-ce pas, ma dame ?
- Oh ! D'où sors-tu donc, toi ? Il me donne du " ma dame ", maintenant ! Je m'appelle Ivrian, Garouk. Est-ce que j'ai l'air d'une dame, franchement ?
Elle écarta les bras comme pour le convier à bien l'observer. Garouk plongea son regard dans les fascinants yeux bruns pailletés d'or et lui prit une main, qu'il retourna, paume vers le ciel.
- Ne serait-ce pas des mains de dame ? demanda-t-il ingénument.
Ivrian baissa la tête sur sa main ; les doigts, petits et effilés, n'avaient pas la moindre durillon ou cal. Les ongles, s'ils étaient plutôt courts, étaient taillés selon une forme parfaite d'amande et bien polis. Elle releva la tête vers Garouk qui semblait attendre sa réponse. Elle haussa les épaules en signe d'ignorance. Le jeune homme eut de nouveau son sourire moqueur et lui lâcha la main. Lentement, Ivrian alla à la poupe du navire, contre laquelle elle s'appuya, observant de loin cet étrange garçon qui regardait les eaux calmes de la Ky Shar. Elle se tapota la lèvre inférieure de son index, eut une moue et chassa ces pensées de son esprit.
Tresca prit la mouche quand, arrivés au confluent de la Ky Shar et de la Cyol, Jillian lui demanda de remonter la Cyol.
- La Cyol n'est pas navigable, ma dame, déclara-t-il d'une voix ferme avant de se buter quand Jillian insista.
Gorneval alla chercher Ivrian en catastrophe ; la jeune fille bavardait tranquillement à la poupe avec Takander. Dès que Gorneval l'eut mise au courant, elle alla trouver le capitaine. Celui-ci plissa les yeux d'un air soupçonneux.
- Que se passe-t-il, Tresca ? demanda-t-elle d'un ton parfaitement innocent.
- Dame Jillian veut remonter la Cyol ; c'est impossible. La Cyol n'est pas navigable, tous les marins savent ça. Il n'y a que des fous pour se risquer à remonter cette rivière.
Ivrian prit un air songeur.
- Ah ! Evidemment... Nous ne pouvons pas vous demander ça.
Elle poussa un petit soupir désolé.
- Je crois, Jill, que nous allons devoir débarquer. Si le capitaine Tresca ne veut pas continuer, nous ne pouvons pas le forcer. Après tout, ce bateau est son gagne-pain. Nous allons devoir trouver quelqu'un acceptant de nous mener jusqu'à la source de la Cyol.
Elle eut un frisson.
- Je n'aime pas aller sur des bateaux dont je ne connais pas le capitaine ! gémit-elle. Merci, Tresca, vous avez été bien aimable de nous mener jusqu'ici. Si vous retournez à Sera Mair, dites à mon père de vous payer le complément que je vous devais encore. Ça devrait vous permettre de renflouer votre navire.
Elle pivota sur ses talons.
- Eh bien, qu'attendez-vous ? s'exclama-t-elle en arquant un sourcil, s'adressant aux autres qui n'avaient pas bougé et la regardaient avec des yeux ronds.
Tresca, derrière elle, ouvrit la bouche en triturant nerveusement un bouton de son caban.
- Dame Ivrian ! appela-t-il enfin.
La jeune fille se retourna, l'air interrogateur.
- Vous devez vraiment remonter la Cyol ? demanda-t-il, l'air pitoyable.
- Nous sommes attendus à Alcyol, Tresca. Nous devons vraiment y être avant la fin du mois et il ne reste plus beaucoup de temps.
- Je ne peux pas vous laisser partir comme ça, reprit le capitaine.
- Mais voyons ! Bien sûr que si ! Personne ne vous en fera reproche !
- Non, je ne peux pas, répéta le vieux loup de mer, obstiné. Ça ne serait pas bien. Je ne serais pas rassuré de vous lâcher dans les griffes de ces marins d'eau douce qui croient tout savoir.
Ivrian ouvrit de grands yeux innocents.
- Mais, Tresca..., fit-elle d'une petite voix.
- Vous resterez à mon bord, conclut le capitaine d'une voix bourrue.
Ivrian se fendit d'un immense sourire et lui sauta au cou en lui plantant deux baisers sonores sur les joues, à la grande confusion du capitaine qui rougit comme une pivoine.
- Je savais que vous accepteriez, Tresca ! Vous êtes vraiment un amour !
Alors le capitaine prit conscience qu'il s'était fait manipuler en beauté ; Ivrian l'avait entortillé autour de son petit doigt d'un seul battement de cils. Loin d'en éprouver de la colère contre la petite jeune fille rusée, il eut un sourire timide. Jillian observa Ivrian d'un regard peu aimable.
- Je n'aime pas trop tes méthodes, Ivrian, dit-elle sèchement.
- Tu n'as jamais aimé mes méthodes, répliqua-t-elle en riant. Il n'empêche qu'elles sont efficaces.
- Quel est le danger, dans la Cyol ? demanda Garouk, curieux.
- Des bancs de sable. Il faut des yeux de lynx pour les voir. La plupart sont juste sous la surface de l'eau, mais les eaux sont si sales qu'on ne les voit pas. Il y a très peu de gens capables de naviguer sur la Cyol sans s'échouer et la plupart sont des contrebandiers qui ne risquent pas de faire part de leur savoir aux autres ! conclut-elle en riant.
Jillian secoua la tête avec réprobation.
- Ces Kushites ! grogna-t-elle entre ses dents avant de s'éloigner.
Garouk la regarda partir, l'air perplexe.
- Qu'a-t-elle contre les Kushites ? s'informa-t-il.
- Ils sont tous comme moi ! répondit Ivrian en s'esclaffant. En fait, les Kushites sont quasiment tous contrebandiers. La couronne kushite accuse un déficit incroyable ! Comme nous faisons passer la moitié de nos produits en contrebande, elle ne peut pas prélever de taxes. Elle a créé un réseau spécial pour débusquer les contrebandiers, mais ceux-ci sont bien trop forts pour le réseau. Ceux du réseau ne connaissent rien aux contrebandiers et ils ne peuvent pas démanteler l'organisation du silence comme ça.
- A votre ton, on comprend que vous êtes du côté des contrebandiers, remarqua calmement Garouk.
- Tu vas gentiment répéter la phrase : on comprend que tu es du côté des contrebandiers... Allez, je t'écoute !
- Réponds-moi plutôt ! répliqua Garouk en ne pouvant retenir un sourire amusé.
- La moitié des Kushites sont contrebandiers et l'autre moitié les espionne ou tente de les piéger tout en profitant de leur activité. Ai-je l'air d'une espionne ou d'une délatrice ? demanda-t-elle en riant.
Garouk eut son mince sourire ironique.
- Peut-on savoir, avec toi ?
Il la quitta sur ces mots et alla reprendre sa place à la proue, fouillant les eaux sales de la Cyol du regard. Il remarqua alors une forme indistincte sous les eaux et ils allaient droit dessus ! Il se redressa :
- A droite toute ! cria-t-il. Il y a un banc de sable droit devant !
Ivrian vint le rejoindre et se pencha par-dessus le rebord.
- Je ne vois rien, constata-t-elle.
Garouk désigna la forme allongée qu'il avait aperçue.
- Il est là.
Ivrian plissa les yeux, puis secoua la tête.
- Non, décidément, je ne vois rien.
Tresca vint aussi à ses côtés.
- Tu as vu un banc de sable, fiston ?
- Oui, capitaine. Il est maintenant à notre gauche.
- On dit bâbord, fiston. Et on ne dit pas à droite, on dit à tribord.
- Oui, capitaine.
- Tu penses pouvoir repérer les autres ?
- Je... je pense, capitaine, répondit Garouk après une légère hésitation.
- Eh bien, regarde la Cyol, fiston et tends le bras dans la direction dans laquelle le timonier doit virer.
- Oui, capitaine, répondit Garouk, empli d'un petit sentiment de fierté pas désagréable.
Le capitaine regagna son poste de sa démarche chaloupée, propre aux marins.
Par la suite, le timonier quitta rarement Garouk des yeux et, quand, par un extrême hasard, son regard vagabondait au moment où ils arrivaient au niveau d'un banc de sable, Garouk semblait le sentir sans même tourner la tête et criait la direction à prendre. Zigzaguant à vitesse réduite, ils remontèrent tranquillement la Cyol et, le matin du sixième jour depuis qu'ils avaient quitté le Bosquet de la Shar, ils arrivèrent en vue de la source de la Cyol. La rivière jaillissait du sol au niveau d'une petite colline. Au sommet de la colline se tenait un grand gaillard ascétique tenant deux chevaux par la bride. Ivrian lui fit un grand signe de la main auquel il répondit avec dignité et réserve. Garouk se rappela qu'elle avait dit qu'il ne pouvait rien lui refuser et il se demanda fugitivement comment une personne montrant tant de réserve pouvait être sous le joug de la jeune fille. Ils durent accoster avant la colline, car la Cyol devenait si peu profonde que le chaland raclait le sol. En partant, Ivrian fit de multiples recommandations à Tresca, entre autres de faire attention aux bancs de sable, et le remercia avec effusion, remerciements qu'elle conclut naturellement par deux baisers sonores sur ses joues burinées et tannées par le vent du large. Garouk s'inquiéta de savoir s'il pourrait éviter les bancs de sable au retour et Tresca le rassura : il avait noté sur sa carte la position de tous ceux que le jeune homme avait signalés.
- Comme ça, ajouta-t-il avec un sourire malicieux, je vais pouvoir me mettre à la contrebande intensive, comme tout Kushite se respectant.
Ivrian lui fit les gros yeux, mais ne releva pas la boutade. Elle regardait le grand gaillard dévaler la colline sur son cheval, tirant l'autre derrière lui. Sa monture s'arrêta juste devant Ivrian, tendit une patte antérieure en avant, pliant l'autre en arrière et abaissa sa tête, en une révérence. Ivrian rit.
- Comment vas-tu, Lukyan ? demanda-t-elle en tendant sa main à l'homme qui descendait souplement de cheval.
- Ça va, répondit-il. Bienvenue au Sicyol ! Vous êtes tous très attendus.
Il avait une voix grave et calme, mais douce et harmonieuse.
- Depuis combien de temps m'attends-tu ? reprit Ivrian tandis qu'il la soulevait de terre pour la mettre en selle.
- Deux semaines, dit-il sobrement.
Un léger sourire de triomphe retroussa les commissures des lèvres d'Ivrian, tandis que Jillian lui lançait un regard de désapprobation. Garouk observa attentivement cet homme qui avait attendu quelqu'un deux semaines et qui ne lui en faisait pas reproche : il s'agissait d'un grand guerrier maigre, aux longs cheveux noirs retenus en queue de cheval par un lacet de cuir, aux grands yeux noirs enfoncés dans les orbites et aux pommettes saillantes. Il était entièrement vêtu de cuir noir et la veste à manches longues était presque recouverte de plaques d'acier noirci. A sa ceinture pendait un long bancal, ce sabre à la lame courbe si typique des Kyshars. Lukyan monta en selle sans même mettre le pied à l'étrier et le regarda le petit groupe d'un air interrogateur.
- Nous te suivons, Lukyan, fit Ivrian.
Il acquiesça et son cheval partit au pas. Jillian remonta à la hauteur d'Ivrian.
- Je peux savoir pourquoi Lukyan ne peut rien te refuser ? demanda-t-elle sèchement.
- C'est mon demi-frère, expliqua candidement Ivrian. Tu ne savais pas que mon père était Kyshar ?
- Ivrian, arrête de me raconter des histoires. Les Kushites atteignent des âges assez importants et je sais quel est le tien. Lukyan est beaucoup trop jeune pour être ton frère, demi ou pas.
- Rabat-joie ! grimaça Ivrian. Je le considère comme mon frère. Je l'ai sauvé quand il était petit, voilà tout.
Derrière les deux jeunes femmes, Garouk leva les yeux au ciel : encore une de ces absurdités qui semblaient foisonner depuis son départ de la ferme d'Ehrok. Ivrian avait à peine vingt-cinq ans et Lukyan en paraissait trois à cinq de plus. A la fin de la journée, ils avaient fait leurs dix lieues, mais Garouk se sentait épuisé. Il avait sans cesse dû surveiller les eaux de la Cyol et cet exercice avait fatigué sa vue, déjà déclinante. Il s'étonnait un peu de ce phénomène, mais quand il en avait parlé à Jillian, elle lui avait assuré que c'était normal. Il faisait confiance à Jillian depuis qu'il était gamin, il n'allait pas changer maintenant. Au repas du soir, Lukyan ne dit pas grand-chose ; il restait assis auprès du feu, les bras entourant ses genoux, le regard perdu dans les flammes. Takander discutait avec Ivrian, tandis que Jillian buvait tranquillement une tasse de tisane goût tilleul-citron-orange. Gorneval, presque dans la même attitude que Lukyan, tenait dans sa main gauche sa gourde de cidre. Garouk s'étonna de ce qu'elle ne soit pas encore vide. Machinalement, il frotta son amulette à travers sa tunique. Il entendit un léger murmure dans sa tête, qui cessa dès qu'il ôta ses doigts du bijou. Il s'allongea sur le sol, les yeux fixés sur les étoiles, et il s'endormit au son des voix d'Ivrian et de Takander.
Le lendemain, Lukyan reprit la tête de l'expédition et leur fit mener un train d'enfer.
- Combien de lieues reste-t-il, Lukyan ? cria Ivrian.
- Trente-cinq, répondit le grand guerrier maigre.
La jeune fille voulut faire une remarque, mais il ne l'écoutait déjà plus. Loin de tout cela, il semblait plutôt être à l'écoute de sa monture, qui, tout en galopant, tournait parfois la tête vers lui comme pour lui dire quelque chose. Au loin, pour les guider, brillait une étrange lueur.
- C'est le phare d'Alcyol, expliqua Jillian quand Garouk la lui montra. C'est pour guider les bateaux ; la côte à cet endroit est dangereuse. A la rigueur, ajouta-t-elle avec un gentil sourire, il guide aussi les voyageurs par voie de terre.
Garouk rougit et reprit son rang dans la colonne sans dire un mot. Tout le temps que dura le trajet de la source de la Cyol à Alcyol, il garda son regard fixé sur cette lueur et il ne vit que beaucoup plus tard le haut des murailles d'Alcyol.
Les architectes de la capitale du Sicyol avaient décidé que l'humilité était bonne pour les autres, mais pas pour eux, si bien qu'ils avaient tout vu en grand. Alors que le terrain était rigoureusement plat dans cette région, à part la petite colline d'où jaillissait la Cyol, à quarante-cinq lieues de là, la capitale se dressait sur une immense butte. Les murailles s'élevaient à une hauteur impressionnante et aucun toit de bâtiment n'en dépassait, sauf le phare d'Alcyol, mais ce dernier n'était pas dans la ville même. Il semblait n'y avoir que deux portes : l'une, relativement étroite et haute, paraissait juste assez large pour laisser passer un cavalier si son cheval ne ressemblait pas à celui de Takander. L'autre était au contraire un gigantesque portail qui semblait bien peu défendu et facile à briser. L'impression de Garouk se confirma quand Lukyan s'avança pour demander l'ouverture des portes. Le portail était visiblement le point faible de toutes ces formidables fortifications. Il allait en parler à Jillian quand ses yeux tombèrent sur l'intérieur de la cité. Son visage prit un air de surprise sans bornes : il n'y avait pas un seul bâtiment dans toute la ville. Ce n'était que des murailles concentriques, reliées entre elle par des ponts de pierre entièrement couverts et fermés, où la lumière entrait parcimonieusement par les meurtrières qui y étaient pratiquées. Il regarda autour de lui, effaré, les yeux écarquillés. Les murailles étaient épaisses de quelque trente pieds et les rues entre ces gigantesques cylindres étaient soigneusement pavées, assez larges pour laisser passer deux chariots chargés de front.
- Jillian... où vivent-ils ? demanda-t-il timidement.
- Dans les murailles, mon chéri, répondit la jeune femme, amusée par sa réaction.
- Dans les murailles ? répéta faiblement Garouk.
- Viens, tu vas voir.
Lukyan les entraîna à travers ce système de cylindres de murailles en passant les différents portails, qui semblaient, l'un après l'autre, plus solides que le précédent. Le dernier était une massive porte de bronze et il aurait fallu des jours et des jours pour l'ébranler.
- Voici ce qu'on appelle le Cercle d'Alcyol, prévint Lukyan avec un sourire amusé.
Quand les vantaux s'écartèrent lentement, Garouk vit devant lui ce qui semblait être une tour, aussi haute que les murailles, reliée à la muraille qu'ils venaient de passer par les ponts fermés de pierre. Tout cela semblait affreusement déprimant. Lukyan alla droit à la tour, posa sa main sur une pierre et poussa fortement. Tout un pan de mur pivota et Garouk s'aperçut alors avec stupeur que les murailles étaient creuses ! Il n'y avait que trois pieds de pierre de chaque côté de la muraille et tout le reste était vide ! Eberlué, il suivit Lukyan, son cheval à la main. Quelques mètres plus loin, un homme souriant leur prit les rênes des mains et ils continuèrent leur chemin. Lukyan partit en avant, puis revint d'un air désolé.
- C'est l'heure des audiences, déclara-t-il.
Gorneval fit entendre un petit ricanement.
- Pressons-nous ! J'adore le voir régler ça ! s'exclama-t-il.
Ils débouchèrent dans une vaste salle très bien éclairée, aux murs blanc et or, avec des guirlandes d'or en haut des murs, un sol de marbre blanc constellé de multiples points scintillants qui accrochaient la lumière des flambeaux. Il n'y avait pas la moindre raie de lumière naturelle dans cette salle. La pièce était bondée de gens qui discutaient haut et fort, s'insultant les uns les autres.
- Les Sicyones pris au naturel ! chuchota Lukyan avec dégoût à son voisin, qui se trouvait être Garouk.
Soudain, de la petite porte que l'on apercevait au fond, gardée par trois soldats en uniforme bleu chamarré d'or, surgit un seul homme. Garouk lui trouva aussitôt un air de ressemblance avec Lukyan : grand, maigre, le visage fermé. Il avait des cheveux noirs coupés courts, de minces yeux noirs profondément enfoncés dans les orbites, caractéristique accentuée par le visage coupé au couteau ; une large balafre mal cicatrisée partait du front à gauche pour se terminer au niveau de la mâchoire droite, passant juste entre les yeux et soulignant le nez busqué. Il était vêtu de cuir noir, exactement comme Lukyan, et il portait la même arme à la ceinture. Dès son entrée, les conversations se turent immédiatement et le calme s'abattit sur la pièce. Il s'avança jusqu'au milieu du mur du fond et fit face à la foule qu'il dominait de près d'un pied. Garouk comprit qu'il devait avoir au fond de la pièce une sorte d'estrade. Le nouveau venu désigna un homme d'un geste péremptoire, puis montra le sol devant lui. Sans oser protester, l'homme obéit. En le voyant, Gorneval émit un petit ricanement. Immédiatement, l'homme au visage d'aigle tourna son regard vers le petit groupe et Garouk fit mentalement le reproche à Gorneval de ne pas savoir réprimer ses rires moqueurs. Rien dans l'attitude de l'homme ne montrait qu'il les avait reconnus ; les connaissait-il au moins ? Puis, le regard perçant se riva sur Garouk qui eut la douloureuse impression que son examinateur le transperçait du regard. Le visage coupé au couteau resta impassible, puis, lentement, avec détachement, le nouveau venu reporta son regard sur l'homme au visage ingrat qui se tenait en tremblant devant lui, un bon gourdin à la taille. Tranquillement, le grand guerrier tendit la main vers le gourdin, le prit, puis dégaina un couteau à large lame. L'homme blêmit, mais l'inconnu se borna à tailler dans le gourdin. Tant qu'il enleva des copeaux, on n'entendit dans la salle que le seul bruit du couteau dans le bois ; toute la salle semblait suspendue à cette large lame. Enfin, quand le solide gourdin fut réduit à la taille d'une allumette, l'inconnu se ficha le bâtonnet entre les dents, puis se racla deux ou trois fois la paume de sa main gauche du plat de sa lame. Son couteau toujours à la main, il leva les yeux, fit passer son bâtonnet de l'autre côté de la bouche, et dit :
- Z'avez une audience ?
Tous se décomposèrent ; quelques-uns essayèrent bien de prononcer quelques mots, mais le regard sévère que portait le nouveau venu sur la salle bloqua les mots dans leur gorge. Une sorte d'affolement s'empara de tous ceux qui étaient présents et ils se tournèrent nerveusement vers la sortie, bouchée par Gorneval et Jillian, qui la libérèrent obligeamment. A la fin, il ne restait plus que le petit groupe et le malheureux à qui l'inconnu avait pris son gourdin. Gorneval éclata de rire en s'avançant.
- J'adore te voir faire ça, Kyle ! s'exclama-t-il.
- Salut, Val, répondit l'homme, toujours impassible.
Il regarda autour de lui et aperçut l'homme qui se terrait dans un coin.
- Tiens, Bracor ! Tu es encore là ?
- Il me faut absolument une audience, Messire, bégaya l'homme. C'est très important.
- Je vais essayer de t'arranger ça. Reviens demain. Sans gourdin, bien sûr.
- Merci, Messire.
Sur une courbette, il détala sans attendre.
- Kylian de Kyshar, Garouk de Waasie, présenta Jillian, les autres se connaissant visiblement.
- Où sont les jumelles ? demanda Kylian.
- Elles devraient arriver, lui assura Gorneval.
- Nous sommes là ! claironna une voix claire.
Deux jeunes filles se tenaient devant la porte gardée par les trois soldats qui les regardaient avec une stupeur sans bornes. Elles se précipitèrent toutes les deux dans les bras de Gorneval qui les étreignit, une dans chaque bras.
- Hermine et Sme ! Vous avez fait vite !
- On a pris la forme de pies-grièches, expliqua une des deux jeunes filles en faisant bouffer sa chevelure noire. Je déteste ces oiseaux !
- Et comment êtes-vous entrées ?
- Par les meurtrières, bien sûr ! Un colibri passe aisément.
L'autre jeune fille, rousse, se jeta au cou de Kylian.
- Bonjour, mon petit Kylian ! Comment vas-tu ?
- Salut, Hermine ! répondit Kylian en la serrant dans ses bras. Ça va pas mal. Le roi est idiot et sa fille infernale, mais sinon, ça va.
- Hermine et Esmeralda, je vous présente Garouk de Waasie, dit solennellement Jillian.
Esmeralda tourna son petit minois vers Garouk.
- C'est lui ? Eh bien, il est plutôt mignon. Qu'en penses-tu, Hermine ?
- Sme ! On ne parle pas de lui comme ça ! la gourmanda l'autre jeune fille. Bien sûr, nos vrais noms paraissent tellement communs que les huissiers nous annoncent rarement ainsi. Vous apprendrez ainsi que nos noms officiels sont Esmée et Hermeline. Il paraît que ça fait plus chic.
Elle éclata de rire, puis entoura le cou de Lukyan de son bras pour l'embrasser.
- Tu as ton amulette ? demanda Kylian, une fois que les jumelles eurent embrassé tout le monde.
Garouk la tira de sous sa tunique.
- La voilà.
Kylian tendit la main, mais Garouk recula.
- Non ; elle a brûlé un homme qui ne faisait que me toucher, je ne veux pas qu'elle te brûle.
- J'ai la même, Garouk. Laisse-moi faire.
Il glissa trois de ses doigts dans les anneaux à reflets bleutés. Garouk eut l'impression que son amulette vibrait doucement, comme pour saluer Kylian. Le jeune homme inclina la tête.
- C'est bien mon cousin, confirma-t-il. Pourtant, il ne ressemble pas à un Kyshar.
- Si, Kylian, répondit Jillian. Il ressemble à certains Kyshars.
Kylian ouvrit de grands yeux devant cette affirmation ; visiblement, il n'avait jamais vu de Kyshar blond. Garouk, lui, s'exclama avec colère :
- Je ne suis pas Kyshar ! Je suis un Waas ! D'ailleurs, je n'ai pas un nom kyshar.
- Mais si, Garouk, fit distraitement Jillian. Ton vrai nom est Ouryan. Kylian ici présent est ton cousin.
- Ridicule ! fit Garouk. Mes parents étaient Waas.
- Ta mère était Waas, rectifia Gorneval. Ton père était Kyshar.
Voyant le visage de Garouk se buter, Hermine la rousse éclata d'un rire argentin.
- Allons, vous allez trop vite pour lui ! C'est dur de tout accepter d'un coup.
- Kylian ! appela une voix geignarde. Où êtes-vous ?
- J'arrive, Majesté ! lança le jeune homme en direction de la porte gardée. Je vais devoir y aller.
- Je suppose que nous sommes bons pour une séance d'habillage, soupira Gorneval.
Kylian eut un mince sourire qui ressemblait étonnamment à celui de Garouk.
- Exactement ! Toi, ajouta-t-il en désignant un des soldats, mène ces personnes aux bains.
- Oui, Messire.
Kylian disparut et le petit groupe emboîta le pas au soldat.
Texte © Azraël 1997 - 2002.
Bordure et boutons Running horse silhouette, de Silverhair (modified)
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