Ivrian

   Le soleil commençait à décliner et les remparts d'une ville se profilaient déjà à l'horizon. Le grand cheval gris de Garouk accusait la fatigue, car le jeune homme était si abruti par son acte perpétré à l'ombre des Monts de Waasie qu'il avait poussé son cheval jusqu'à l'extrême limite de ses forces. Ni Jillian, ni Gorneval n'avaient essayé de le calmer et la jeune femme semblait espérer que le temps remédierait à cet état. Le soleil n'avait pas encore tout à fait disparu derrière l'horizon quand ils se présentèrent aux portes de la ville. Sur les remparts, un soldat à l'uniforme d'un beau pourpre aux multiples cordons dorés se pencha pour les interpeller :
    - Quelle raison avez-vous pour demander l'ouverture de la porte après le couvre-feu ? demanda-t-il d'un ton arrogant.
   Jillian poussa un soupir et jeta un regard à son frère qui comprit aussitôt le message. D'un coup de genou, il fit avancer son cheval de quelques pas.
    - Je crois, commença-t-il d'un ton posé en regardant l'horizon embrasé, que vous avez déclaré le couvre-feu un peu tôt. A ma connaissance, Selik est très pointilleux à ce sujet ; je sais qu'il a horreur de rouvrir les portes quand l'heure est passée, mais je sais aussi qu'il a encore plus horreur des soldats faisant des excès de zèle dans l'espoir d'obtenir des pots-de-vin des pauvres imbéciles qui ignorent l'heure réglementaire. Maintenant, ouvrez ces portes, et on en restera là. Sinon, je crois que je vais m'énerver et Selik pourrait avoir des échos de ma mauvaise humeur.
   Comme le soldat le regardait d'un air ébahi, Gorneval reprit :
    - Vous voulez que je répète plus lentement ou vous avez compris ?
   Le soldat devint d'une teinte relativement proche de celle de son uniforme.
    - Vous ne savez pas à qui vous parlez ! lança-t-il enfin d'une voix mal assurée.
    - C'est vous qui ne savez pas à qui vous parlez, rétorqua aimablement Gorneval. Si Selik apprend que vous nous avez refusé le droit d'entrer, je crois que vous allez comprendre le sens du mot discipline.
    - On ne parle pas ainsi du colonel Selik !
    - Ah bon, il est colonel, maintenant, releva Gorneval. Il était capitaine, la dernière fois ; et est-ce que le fait d'être devenu colonel l'empêche de reconnaître ses vieux amis ?
   Un visage carré apparut à côté du soldat.
    - Val ! beugla le nouveau venu. Et Jillian ! Quelle bonne surprise ! Ouvrez les portes, et en vitesse !
   Une fois les chevaux entrés dans la ville, les trois amis furent accueillis par un petit homme un peu rondouillard, qui débordait d'énergie et de bonne humeur.
    - Il était moins cinq, fit-il avec un sourire torve. Fermez les portes ! ordonna-t-il de sa voix de stentor.
   Gorneval rentra la tête dans les épaules.
    - Ne crie donc pas si fort ! se plaignit-il.
    - J'espère que cet imbécile congénital ne vous a pas fait languir, continua l'homme, qui devait être Selik.
    - Tu penses ! Nous nous entretenions juste amicalement, répondit Gorneval d'un ton égal.
   Sur les remparts, le soldat en question avala une grande goulée d'air quand il entendit la réponse de Gorneval et son visage se décongestionna.
    - Au fait, félicitations pour ta promotion, continua Gorneval sur le même ton.
   Selik eut l'air déconfit.
    - Ah ? Tu es au courant ? C'est purement honorifique. Ça les arrange que je reste cloîtré dans cette ville. Colonel de garnison ! cracha-t-il. En plus, je déteste Maag ! J'aime bien mieux Damaal.
   Tout en discutant, le petit colonel les mena jusqu'à la plus grande auberge de Maag, où il les laissa à regret. Ils louèrent trois chambres et allèrent se débarrasser de la poussière du chemin avant d'aller manger. Garouk pensa un moment qu'il allait se faire attendre, puisqu'il s'occupa d'abord des chevaux avec son soin coutumier, mais Jillian s'attardait à l'étage, et Gorneval finit par commander le repas sans l'attendre. Garouk attaquait son rôti de boeuf quand la jeune femme descendit. Son visage était rafraîchi, plus que celui de Garouk dont l'air hagard ajoutait encore à la fatigue du voyage. Les gouttes d'eau qui pendaient encore au bout des mèches sur son front en disaient d'ailleurs assez sur la vitesse à laquelle il avait effectué son débarbouillage. Jillian fronça les sourcils.
    - Garouk, après le repas, tu iras te laver correctement, dit-elle d'un ton ferme.
   Le jeune homme acquiesça sans rien dire ; elle en fut surprise. D'habitude, il répondait " Oui, maman ", avec un ton ironique. Gorneval avala le fond du quart métallique placé devant lui.
    - Son cidre n'est pas bon, remarqua-t-il. Il est éventé.
    - Tu n'avais qu'à ne pas en boire, riposta sa soeur d'un ton fruité.
    - Si tu crois que je vais accepter de boire cette espèce d'eau croupie, tu te trompes ! Je suis sûr qu'elle n'est pas restée plus d'une semaine au fond de son récipient avant qu'il te la serve. Je suis bien d'accord que le dépôt a eu tout son temps pour se déposer au fond, mais...
    - Tais-toi, Val.
   Du menton, elle désigna Garouk qui regardait par la fenêtre à peu près propre, la joue appuyée dans le creux de sa main.
    - Je crois qu'on ferait mieux d'aller se coucher, Jill, nota son frère.
   Garouk était allongé sur son lit, les yeux grand ouverts dans le noir. Il n'avait pas bougé depuis qu'il s'était couché, mais il n'avait pas fermé l'oeil non plus. Il s'assit sur son lit et entoura ses genoux de ses bras, dans son attitude la plus familière, appuyant son menton sur ses genoux remontés. Il trouvait que l'air dans sa chambre était étouffant ; avec un soupir, il se leva et ouvrit sa fenêtre. L'air au-dehors était doux et assez frais ; au loin, il apercevait la silhouette vigilante des soldats chargés de garder la porte. Il y avait encore quelques lumières dans l'auberge et des voix lui parvenaient du rez-de-chaussée. Il retourna s'allonger, fermant distraitement la fenêtre. Gagné par le sommeil, il ferma les yeux et aussitôt, il se revit au pied des Monts de Waasie, la hache à la main, attendant de pied ferme les cavaliers Halyantes qui fondaient sur lui. Il revit les buses fondre du ciel, il se souvint d'avoir quêté un quelconque soutien du côté de Gorneval et Jillian, observa avec un détachement étrange les gouttes de sueur sur le front de son ami, puis il en arriva à ce moment où lui-même entra dans le combat. Sa hache lui sembla luire d'un éclat sinistre avant de s'abattre, le sang l'éclaboussa et le cri de douleur et d'agonie le heurta de plein fouet tandis que l'homme basculait en arrière. Garouk se redressa brutalement dans son lit, en sueur. Il se leva en chancelant légèrement et ouvrit de nouveau la fenêtre. Il s'aperçut alors que la fenêtre à côté de la sienne était encore illuminée. Il remit aussitôt sa tunique de lin blanc et sortit dans le couloir. Il toqua doucement à la porte voisine.
    - Entrez, fit une voix calme.
   Il abaissa la poignée et pénétra dans la pièce. Jillian était assise près de la fenêtre, une tasse fumante dans les mains.
    - Que se passe-t-il, Garouk ?
    - Je... je n'arrive pas à dormir, dit-il d'une voix hachée, et je...
   Tout cela lui semblait tellement enfantin qu'il eut soudain honte, mais Jillian comprit de quoi il retournait.
    - Oh ! Je vois, dit-elle simplement.
   Elle posa sa tasse sur le rebord de la fenêtre et vint vers le jeune homme. Celui-ci sentait l'odeur familière de la tisane de Jillian. La jeune femme variait les parfums selon les heures, mais il y avait toujours cette odeur citronnée presque rassurante, ainsi qu'une autre, moins prononcée, d'orange. Jillian le fit s'asseoir sur la chaise qu'elle venait de quitter, lui plaça une tasse vide entre les mains et y versa de la tisane encore fumante.
    - Bois ça, mon chéri, conseilla-t-elle gentiment. C'est du tilleul ; ça va te calmer.
   Les vapeurs piquaient un peu les yeux gonflés de Garouk, mais, avant de boire sa tisane, il laissa l'odeur citronnée envahir ses narines et chasser l'air étouffant des pièces. Il but à petites gorgées, tandis que Jillian, qui s'était installée en face de lui, reprenait sa tasse. Quand Garouk eut fini, la jeune femme le prit fermement par la main et le ramena dans sa chambre. Elle ouvrit la fenêtre d'autorité, tandis qu'il s'allongeait docilement sur son lit. Elle le borda soigneusement, tira une chaise à côté de lui et lui prit la main.
    - Dors, maintenant. Je suis là.
   Rassuré par cette présence familière, Garouk ferma les yeux et, bizarrement, sa vision ne revint pas le hanter, comme si le fait que Jillian soit là suffisait à chasser ses fantômes.
   Quand il rouvrit les yeux, le soleil entrait à flots dans sa chambre ; la chaise était toujours à côté de son lit, vide, mais une odeur citronnée flottait dans la pièce. Garouk sortit de son lit, se débarbouilla sommairement, puis passa rapidement ses doigts mouillés dans ses cheveux pour les renvoyer en arrière. Il effleura du bout des doigts son amulette qui luisait doucement sur son torse nu, enfila sa tunique de lin blanc, puis sortit de sa chambre pour aller frapper à celle d'à côté.
    - Entre, Garouk.
    - Bonjour, Jill.
   La jeune femme se tourna vers lui en souriant ; elle tenait à la main son inévitable tasse de tisane, qui devait être à la camomille, à l'odeur qui flottait dans la pièce. Elle regarda Garouk d'un air critique, puis désigna un point situé à ses pieds.
    - Viens ici, Garouk, ordonna-t-elle.
   Il obéit avec un petit soupir ; son ton seul suffisait pour lui indiquer ce qui l'attendait : Jillian adorait sentir les cheveux de Garouk sous ses mains et elle le coiffait dès qu'elle le pouvait. Il s'assit à ses pieds et elle passa résolument un peigne d'ivoire dans ses mèches d'un blond presque blanc. Gorneval entra dans la chambre de sa soeur, sans prévenir, bien sûr.
    - Enfin, Jill, ronchonna-t-il, tu perds du temps, alors que nous devons rejoindre les Ilots d'Event. Nous en avons bien pour une centaine de lieues et tu t'amuses à coiffer le petit ! Tant qu'il arrive à voir, le reste, on s'en moque !
    - Quatre-vingt-dix lieues, rectifia paisiblement Jillian. Nous devons traverser l'Halya.
    - Je sais, merci. Et ce n'est pas parce que Garouk sera bien coiffé que les Halyantes nous laisseront passer avec gentillesse.
   Pour toute réponse, Jillian eut un sourire d'une douceur inexprimable qui, elle le savait parfaitement, avait le don de mettre son frère hors de lui.
   La route était simple : ce n'étaient que plaines verdoyantes ou champs dorés et ondoyants sous le vent. Le chemin, un peu poussiéreux, serpentait paresseusement parmi les herbes, longeait les champs et les paysans qui y travaillaient ne manquaient jamais de lever la tête pour saluer les trois cavaliers qui passaient devant eux. En Waasie, personne ne se serait avisé de ne pas saluer les voyageurs ; c'était considéré comme la marque d'une éducation déplorable et les Waas avaient leur fierté. Ils passèrent la frontière avec l'Halya sans problèmes, les douaniers n'ayant rien trouvé à leur reprocher. Mais, à partir de ce moment, Gorneval et Jillian firent plus attention et dévisageaient attentivement chaque personne qu'ils croisaient. Gorneval ordonna même un petit détour quand ils approchèrent de Sealiah, la capitale. Garouk en fut vaguement déçu, car on disait grand bien de cette ville, dont il voyait briller au loin l'une des lourdes portes de bronze. Mais, comme ses deux compagnons de route se méfiaient des Halyantes, il avait appris à faire comme eux, même s'il ignorait encore les raisons de cette défiance. Il jugea que le moment était venu pour quelques explications et il poussa un peu son grand cheval gris contre celui de Jillian qui jeta un regard navré sur les cheveux blonds en bataille.
    - Est-ce que j'ai le droit de savoir pourquoi les Halyantes nous pourchassent de cette manière ? demanda-t-il d'un ton légèrement agressif.
    - Bien sûr, mon chéri ! répondit Jillian en ouvrant de grands yeux innocents.
    - Eh bien ?
    - Quoi donc ?
    - Je t'écoute.
   Jillian soupira et lissa le devant de sa robe grise.
    - Disons que les Halyantes trouvent que leur pays est un peu trop petit et que la Kysharie est, elle, trop grande. Ils aimeraient bien rogner quelques terres à la Kysharie pour s'étendre.
   Garouk rumina cette information.
    - SI j'ai bien compris, lâcha-t-il, ce que nous faisons à un rapport avec la Kysharie.
    - Exactement. Quelques personnes sont au courant et elles voudraient bien nous mettre les bâtons dans les roues. Elles recrutent donc des Halyantes, directement concernés d'une part, mais mercenaires jusqu'au bout des ongles d'autre part, et mettent à leur tête des Simmanites.
   Gorneval intervint en marquant sa désapprobation d'un reniflement méprisant.
    - Pourquoi détestes-tu tant les Simmanites, Val ? s'étonna Garouk.
    - Tu sais où vivent les Simmanites, Garouk ? A Simman. Tu sais, le pays au sud de la Waasie.
    - Je sais où est Simman, Val.
    - Les Simmanites vivent tous au bord de l'eau ; je ne sais même pas pourquoi ils ont des terres intérieures. Ils puent tous le poisson à vingt lieues !
    - Les Medyrs détestent tous les Simmanites, Garouk, nota Jillian avec un petit sourire. Val ne fait pas exception à la règle. C'est bien la raison pour laquelle Merise, de Medine, se dresse juste en face de Hisn, de Simman. On dirait les deux gardiens du Goulot de Corail.
    - Je ne trouve pas ça drôle, Jill ! protesta Gorneval. Tout le monde sait que les Simmanites sont sournois.
    - Je dirais plutôt rusés, rectifia calmement sa soeur. Les Simmanites sont probablement le peuple le plus intelligent. Même les Kyshars, qui ont pourtant une bonne opinion d'eux, ne leur arrivent pas à la cheville. Mais on peut faire confiance à un Kyshar, ce qui n'est pas le cas avec un Simmanite. Ces derniers sont capables de se sortir de n'importe quel mauvais pas.
    - Ah, évidemment, intervint Gorneval, ils mettront les autres dans une situation mille fois pire !
    - Et leurs alliés ? demanda Garouk, les yeux ronds.
    - Quels alliés ? interrogea Gorneval, étonné.
    - Un Simmanite n'a jamais d'alliés, Garouk. Si un Simmanite te propose une alliance, je te conseille de refuser. Le partage est souvent le même : tu prends les risques et le Simmanite empoche le fruit de tes efforts. Et il arrive encore à te faire croire que c'est toi qui devrais être éperdu de reconnaissance de l'honneur qu'il te fait. Les seules personnes avec qui les Simmanites s'entendent bien sont les Halyantes. Ces derniers n'ont aucune conscience ; du moment qu'on les paye, ils feraient n'importe quoi, y compris vendre leur mère au plus offrant. C'est pourquoi, lors du dernier conflit, les Kyshars ont étendu leur territoire jusqu'à toucher la Waasie afin de limiter les échanges entre l'Halya et Simman. Il y a au minimum une bande d'une dizaine de lieues entre les deux pays, et la Ky Shar passe au milieu. Les Kyshars ne sont pas réputés pour être très aimables avec les Simmanites ou les Halyantes, aussi ces derniers ont plutôt tendance à passer par la Waasie pour aller d'un pays à l'autre. Mais les Waas ont accordé aux Kyshars le droit de patrouiller dans le sud de la Waasie, si bien que les messagers sont obligés de monter beaucoup plus au nord ; fatalement, ça rallonge le chemin et ça décourage beaucoup d'échanges.
    - Si les Simmanites sont si intelligents, pourquoi ne passent-ils pas par la mer ? s'étonna Garouk. Il leur suffirait de passer par la Mer de Corail, doubler la Pointe de Waasie, puis prendre la Mer de Waasie pour aller à Futhark.
    - Ils ont essayé, ricana Gorneval. Mais la côte ouest de Waasie est bordée de récifs qui ont causé plus de naufrages qu'ils n'auraient dû, si bien que les vaisseaux simmanites sont obligés d'aller en haute mer et donc, de passer à proximité des côtes de l'Ile de Shellyy. Or, fait incroyable, les Shellyyn ne peuvent pas supporter les Simmanites. Rien que leur odeur leur lève le coeur. Quand la moitié de leur flotte partie pour l'Halya a été coulée, ils ont compris qu'il valait mieux ne pas insister.
    - Rien n'empêche les Halyantes d'aller voir les Simmanites, observa Garouk.
    - Il fera un fameux tacticien, hein, Jilly ? Non, Garouk, reprit-il. On n'a jamais vu des mercenaires aller chercher leur employeur chez lui. Et puis, il faut bien l'avouer, les Halyantes ne sont pas de très bons marins. Ils savent caboter, mais dès qu'il faut s'éloigner un peu des côtes, ils prennent peur. Je crois que les Halyantes ne savent pas nager, acheva-t-il en riant.
   Garouk réfléchit à tout ce qu'il venait d'apprendre. A la ferme, s'il avait appris quelques rudiments de géographie, on ne lui avait pas parlé de toutes les dissensions entre les différents pays. Il mordilla pensivement sa lèvre inférieure.
    - Et nous, qu'est-ce qu'on vient faire là-dedans ? demanda-t-il enfin.
   Gorneval eut un sourire éblouissant.
    - Ça, c'est une des choses que ton cousin se fera un plaisir de t'expliquer !
    - Je ne sais pas pourquoi, j'étais sûr que tu dirais ça, grogna Garouk en poussant un soupir.
   Les Ilots d'Event se trouvaient en territoire kushite, mais les soldats à la frontière ne firent pas de difficultés pour les laisser passer. A cet endroit, donc, la Ky Shar s'élargissait pour former un petit lac où flottait un véritable ensemble d'îles. Sur les cartes, seules deux étaient marquées, les deux plus importantes ; les autres, bien trop nombreuses pour être dénombrées, consistaient souvent en un pic rocheux dépassant de l'eau de quelques pieds. Sur l'îlot le plus proche de la rive ouest, il y avait une jeune fille étendue sur le sol, les mains sous la nuque, observant avec intérêt le vol d'une mouette au-dessus de sa tête. La mouette poussa son long cri et la jeune fille se redressa aussitôt. Elle aperçut les trois cavaliers qui la regardaient de la rive et elle leur fit un grand signe de la main. En la voyant se mettre sur ses pieds, Garouk constata qu'elle était de petite taille. Elle emprunta un petit chemin de pierres affleurant juste la surface de l'eau et les rejoignit sur la berge.
    - Salut, Jill et Val, fit-elle comme si elle les avait quittés la semaine précédente.
    - Salut, Ivrian, répondit Jillian. Nous sommes à l'heure au rendez-vous, non ?
   La jeune fille haussa les épaules.
    - Aucune idée. Quand je suis aux Ilots, je perds un peu la notion du temps.
    - Où est ton cheval ? demanda Gorneval.
    - Mon cheval ? répéta Ivrian. Je n'ai pas besoin d'un cheval pour remonter la Ky Shar, voyons !
    - Quand nous serons à la source de la Cyol, tu devras bien avoir une monture.
    - Oh ! Là ! Un cheval m'y attendra ; j'ai envoyé un courrier à un ami personnel. Il ne peut rien me refuser.
    - Un courrier ? Mais nous serons arrivés avant lui, voyons !
    - Mais non. Mon courrier est un pigeon voyageur ; un champion en sa catégorie. Il doit être arrivé depuis longtemps, maintenant.
    - Tu as l'air d'avoir tout prévu, nota Jillian.
   Ivrian eut un petit sourire moqueur.
    - Avec deux têtes de linotte telles que Val et toi, ça vaut mieux.
    - Où est ton bateau ?
    - Là-bas ; le capitaine va arriver tout de suite. La mouette est partie le prévenir.
   A ces paroles, Garouk se renfrogna ; ces sous-entendus comme quoi les animaux servaient de messagers ou de défenseurs, comme le chat sauvage des Monts de Waasie, par exemple, le laissaient sceptiques.
   Ils firent monter les chevaux sur le chaland qui vint accoster près d'eux et Garouk tourna quelque peu en rond avant de trouver un endroit pour s'installer. Il finit par s'asseoir contre le bord, au niveau de la proue. Machinalement, ses yeux cherchèrent Ivrian, pour regarder à quoi ressemblait cette étrange jeune fille qui semblait les accompagner dans leur voyage. C'était une petite jeune fille, mince et vive, aux longs cheveux d'une couleur indéfinie entre le blond et le roux, un peu comme les feuilles des arbres à l'automne, et aux grands yeux bruns pailletés d'or qui semblaient n'être jamais fixes. Elle portait une robe brune, passe-partout, aux manches descendant jusque sur le dos de la main. Sa ceinture était constituée d'un cordon torsadé de deux couleurs dans la gamme des bruns. Elle se tenait à côté du capitaine avec qui elle discutait gaiement et le vieux loup de mer semblait apprécier sa conversation. Garouk s'étonna de penser au capitaine comme un vieux loup de mer, puisque la Ky Shar était un fleuve. Il plissa les yeux ; le caban bleu du capitaine luisait de sel. Visiblement, il écumait habituellement les mers. Machinalement, il se frotta un oeil ; sa vue devenait de plus en plus mauvaise. De loin, Jillian l'observait, debout à côté de son frère.
    - Le phénomène va plus vite que prévu, dit-elle à mi-voix.
   Gorneval comprit aussitôt de quoi elle parlait.
    - C'est signe que le pouvoir sera puissant, répondit-il.
   Morose, il se plongea de nouveau dans la contemplation des eaux plutôt sales de la Ky Shar.
   Garouk passa tout son temps à la proue du chaland. Il y avait amené ses couvertures et la nuit il y dormait, la tête appuyée contre la coque du navire. Quatre jours après la rencontre avec Ivrian, ils arrivaient paisiblement en vue d'une étendue forestière.
    - Je m'arrête là ? demanda le capitaine à Ivrian.
   La jeune fille regarda gravement autour d'elle.
    - Non, remontez encore un peu plus ; nous sommes trop en vue de Byrsan, et les Bynthiens n'aiment pas trop ceux qui mettent en panne devant leur capitale.
   Le capitaine acquiesça et continua à remonter la Ky Shar. Garouk se releva et s'appuya au bord. Il alla voir Jillian.
    - C'est le Bosquet de la Shar ? demanda-t-il.
    - Oui ; nous devrions y trouver un nouveau compagnon.
   Gorneval aperçut un éclair lumineux dans l'épaisseur de la forêt et il poussa un gémissement.
    - Jilly, ne me dis pas que tu as fait appel à Takander !
    - Si, bien sûr, pourquoi ?
   Gorneval laissa échapper un soupir funèbre. Un grand destrier s'élança à travers les arbres et se dirigea droit vers eux. Garouk en resta bouche bée : le temps était clément, voire même plutôt chaud, et le nouvel arrivant était entièrement enfermé dans une armure de métal aux reflets bleus. Il leva sa lourde épée en guise de salut et fit stopper son cheval.
    - Jillian, murmura Garouk d'une voix étranglée, c'est... c'est un Kashemar...
    - Bien sûr, Garouk. Il s'agit de Takander, landgrave de Khandar.
    - Un fou, fit Gorneval en avalant une grande gorgée de cidre.
    - Val, arrête, fit machinalement sa soeur. Tu ne supportes pas le cidre quand tu es sur un bateau.
    - Entre être malade à cause du cidre et Takander, je préfère le cidre, rétorqua Gorneval en partant en traînant les pieds.
    - Ne fais pas ça ! protesta Jillian. Tu sais bien que ça use les semelles.
   Pour toute réponse, Gorneval émit un grognement.

Texte © Azraël 1997 - 2002.
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