Les rapaces

   Garouk dormait tranquillement dans sa chambre sous les combles quand quelqu'un le secoua pour le réveiller.
    - Garouk, lève-toi ! chuchota Jillian.
   Le jeune homme ouvrit aussitôt les yeux ; il n'aurait su dire d'où il tenait cette faculté, mais il se réveillait toujours immédiatement.
    - Jillian ! protesta-t-il à mi-voix. Enfin, ça ne se fait pas d'entrer dans la chambre d'un garçon en pleine nuit !
   Jillian soupira ; les habitants de la Waasie étaient très prudes.
    - Ne discute pas, Garouk, se contenta-t-elle de répondre.
   Garouk se redressa et attrapa sa tunique de lin qu'il enfila avant de quitter son lit. Il dormait avec son pantalon de bure et le temps était suffisamment clément pour qu'il reste torse nu.
    - Que se passe-t-il, Jillian ?
    - Nous partons.
   Garouk la regarda avec des yeux ronds.
    - Mais, Jillian, protesta-t-il de nouveau. On ne part pas en pleine nuit comme des voleurs !
    - Garouk, tu obéis. On discutera après.
   Sidéré, le jeune homme obtempéra. Jillian l'aida à regrouper son maigre balluchon en le houspillant à voix basse. Garouk était tellement étonné qu'il en était incapable de réagir. Puis ils se glissèrent silencieusement dans le couloir. Quelqu'un était debout devant une porte, appuyé contre le chambranle. Garouk le reconnut sans hésitation.
    - Térek ! Que fais-tu là ?
    - Je t'attendais. Ehrok et Anzac m'ont dit que tu partais.
   Le jeune homme qui se détacha de l'ombre était un grand gaillard aux larges épaules et à la force tranquille. Térek était un pur Waas : calme, taciturne, lent à émouvoir, méthodique et pratique. Son bon visage était encadré de boucles brunes aussi emmêlées que les cheveux de Garouk.
    - Reviens-nous vite, reprit Térek.
    - J'essaierai, promit Garouk. Au revoir, Térek.
    - Au revoir, Garouk.
   Les deux jeunes hommes échangèrent un long regard et tout fut dit ; Térek et Garouk avaient été élevés ensemble et ils n'avaient même plus besoin d'utiliser le langage des doigts pour se comprendre : leurs yeux suffisaient. Jillian ne dit rien quand Garouk tourna les talons d'un pas mal assuré et descendit l'escalier. Térek s'appuya à la rambarde et suivit la tête blonde de son ami jusqu'à ce qu'elle soit happée par les ténèbres. Alors, sur un soupir, il alla se coucher.
   Gorneval attendait dehors, un beignet dans une main, une gourde de cidre dans l'autre. Jillian le regard d'un oeil noir.
    - Tu es encore allé piller la cuisine de Synel, l'accusa-t-elle. Je t'ai déjà dit un millier de fois que les beignets étaient mauvais pour toi.
    - Je suis désolé, Jillian, répondit calmement Gorneval, mais j'aime beaucoup trop les beignets à la pomme pour arrêter d'en manger. Surtout que Synel fait les meilleurs beignets que je connaisse. Si ça t'intéresse, les chevaux sont là-bas.
    - Quels chevaux ? s'étonna Jillian.
    - Ceux que Anzac m'a donnés. Il a l'air de souhaiter que notre Garouk revienne très vite. Je ne sais pas ce que tu as fait pour qu'il tienne à toi comme ça, petit.
    - Je découvre des veines de fer, grogna Garouk. Et des galeries.
   Trois chevaux attendaient plus loin ; il y avait une grande bête grise et deux minces juments nerveuses. Garouk s'arrêta net.
    - Anzac t'a vraiment donné ces chevaux, Gorneval ? demanda-t-il, soupçonneux.
    - Oui. Pourquoi ?
   Garouk désigna le cheval gris.
    - C'est une des bêtes appartenant en propre à Anzac. Je l'adore.
    - Eh bien, prends-le, au lieu de discuter !
   Garouk haussa les épaules et monta en selle en flattant l'encolure de son cheval.
    - Où va-t-on d'abord, Jilly ? reprit Gorneval.
   La jeune femme réfléchit tout en montant en selle.
    - Aux Ilots d'Event, dit-elle enfin. Après, nous allons remonter la Ky Shar jusqu'au Bosquet de la Shar.
   Gorneval plissa les yeux.
    - Tu sais que ça nous rallonge ? Il aurait été plus simple de contourner les Monts de Waasie pour descendre la Ky Shar.
    - Je sais, mais on nous attend aux Ilots.
   Gorneval haussa les épaules et fit avancer son cheval d'un coup de genou.
   Au petit matin, ils firent une halte dans une auberge pour se restaurer. Profitant de ce que Jillian avait le dos tourné, Gorneval engloutit deux beignets coup sur coup. Quand Jillian lui fit face à nouveau, il mangeait sagement sa galette de maïs insipide. Garouk lui donna un coup de coude discret.
    - Il t'en reste ? demanda-t-il par signes sous la table.
   Sans trop rechigner, Gorneval lui glissa un beignet que le jeune homme mangea sans se faire voir.
    - Je peux savoir pourquoi nous sommes partis en pleine nuit ? fit Garouk en rompant le silence qui s'abattait sur leur table.
   A sa question, Gorneval répondit par une autre :
    - Tu as toujours le pendentif de ton père ?
   Garouk porta la main à son cou et tira sur une grosse chaîne ouvragée de métal blanc. Au bout pendait un étrange pendentif : trois anneaux entrelacés, d'un métal blanc aux reflets prononcés bleus.
    - Range-le tout de suite ! siffla Gorneval.
   Garouk le regarda avec stupeur.
    - Ne me dis pas que nous nous sommes enfuis comme des voleurs à cause de cette babiole !
    - C'est de cette babiole que ton cousin a besoin, répondit Gorneval à voix basse.
    - Finis ta galette, Garouk, ordonna Jillian, puis nous allons repartir. Nous ferons une petite étape aujourd'hui, puisque nous n'avons pas beaucoup dormi, et nous devrions arriver à Maag demain.
   Avant de partir, Jillian acheta un peu de nourriture : pommes de terre et farine d'avoine, ainsi qu'un peu de lard. Ils chargèrent ça sur les chevaux et repartirent au pas. Un peu plus loin, la route était meilleure et ils purent passer au trot.
   Garouk restait étourdi ; tout cela manquait de réalité à ses yeux. Toute son éducation se rebellait contre ce qu'il faisait avec Jillian et Gorneval. Machinalement, il porta la main à son amulette, à travers sa tunique de lin blanc. Comme d'habitude, il frotta le tissu contre le métal, comme pour astiquer le bijou et il sentit le métal se réchauffer doucement, une sorte de rayonnement qui lui faisait une présence. Il se demanda pourquoi ce bijou était si important pour son cousin ; il le tenait de son père, qui le lui avait transmis juste avant de mourir, en lui faisant promettre de ne jamais l'enlever. Il poussa son cheval contre celui de Gorneval.
    - Comment est mon cousin ? demanda-t-il.
   Gorneval baissa la gourde qu'il s'apprêtait à porter à ses lèvres et regarda étrangement Garouk.
    - Moins tu en sauras, moins tu en diras, répondit-il en fermant un de ses yeux d'un bleu très clair.
   Il avala une goulée de cidre.
    - Je préfère te laisser la surprise, reprit-il.
   Garouk rumina cette réponse.
    - Oh ! Bien.
   Il soupira et se plaça entre Jillian qui menait le petit groupe et Gorneval qui fermait la marche ; le chemin continua, morne et banal. A sa droite se dressaient les Monts de Waasie ; il les trouvait déjà impressionnants, mais les voyageurs qui s'arrêtaient parfois à l'exploitation d'Ehrok étaient tous unanimes : rien ne valait la Chaîne de Kyshar. Mais même le fait de penser à ces montagnes, qu'il avait toujours rêvées de voir, ne put le défaire de son humeur morne. A sa gauche, ce n'était que champs et herbages à perte de vue et ce spectacle familier ne l'intéressait pas particulièrement. Il grogna intérieurement : quitte à quitter l'exploitation en douce, autant que le chemin à faire soit mouvementé !
    - Jill ! appela Gorneval à un moment, Garouk aurait bien été en peine de dire lequel, tant le temps lui semblait ne pas bouger.
   La jeune femme se retourna, son regard gris interrogateur.
    - On est suivis.
   Le regard de Jillian devint lointain.
    - Ils sont cinq.
    - Je sais.
    - Tu t'en occupes, Val ?
    - D'accord.
   Il descendit de cheval et lança les rênes à sa soeur, qui obliqua vers la droite, se rapprochant des montagnes. Gorneval s'éloigna d'un pas alerte. A regret, Garouk suivit Jillian qui allait droit vers un abri bien dissimulé, comme si elle avait toujours su qu'il était là. Le jeune homme se retourna, tentant de voir ceux qui les suivaient, puisqu'il ne connaissait leur présence que parce que ses deux amis en avaient fait mention. Enfin, en se tordant convenablement le cou, il parvint à distinguer cinq silhouettes à cheval sur la route qu'ils suivaient précédemment. Mais ce n'était que des points quasiment indiscernables, que seule la légère poussière du chemin trahissait. Il ne les aurait jamais vus s'il ne les avait pas cherchés. Il se tourna vers Jillian, étonné.
    - Comment saviez-vous qu'ils étaient là ?
    - Une longue pratique, Garouk, répondit la jeune femme, manifestement absorbée par autre chose. Val et moi sommes sur les routes depuis longtemps, maintenant.
   Garouk reporta son regard sur le chemin. Là-bas, un grand oiseau s'abattait sur le petit groupe. Le jeune homme ouvrit de grands yeux : le rapace attaquait les poursuivants ! Il entendit Jillian grogner tout bas.
    - Qu'est-ce que c'est, Jill ?
    - Un circaète, dit-elle distraitement. Ils en ont peur, ces idiots !
    - Tu sais, j'aurais peur aussi, si un rapace aussi grand me fondait dessus !
   Jillian haussa les épaules.
    - Les circaètes mangent des serpents, expliqua-t-elle. C'est juste sa taille qui le rend impressionnant. Quoique celui-ci ne soit pas tout à fait normal...
   En effet, même si Jillian assurait qu'il ne s'attaquait qu'aux serpents, le circaète harcelait tant et si bien la petite troupe que les hommes prirent la fuite les uns après les autres, le visage en sang à cause des coups de bec et de serres. Quand le terrain fut libre, le rapace poussa un long cri victorieux et disparut dans le ciel. Quelques minutes après, Gorneval refit son apparition. Il alla droit à son cheval et prit sa gourde de cidre dont il but une grande gorgée.
    - J'ai un mauvais goût dans la bouche, dit-il en réponse au regard noir de sa soeur.
    - Tu n'as pas choisi le moyen le plus rapide, commenta Jillian.
   Gorneval haussa les épaules.
    - C'est comme ça que je préfère faire.
    - Où sont-ils maintenant ?
   Comme Jillian quelque temps auparavant, le regard de Gorneval devint lointain.
    - Ils foncent à bride abattue vers le nord-ouest.
   Jillian réfléchit un moment.
    - Futhark ? dit-elle enfin.
    - Peut-être. Les Halyantes seraient capables de faire ça.
    - Enfin, Val, ça n'a pas de sens ! Les Halyantes n'ont aucun intérêt dans cette histoire !
    - Depuis quand les Halyantes ont-ils besoin d'une raison pour agir ? répliqua sardoniquement Gorneval. Ce sont tous des mercenaires ; n'importe qui peut les acheter. Leur employeur est peut-être à Futhark.
    - Tu les as vus, tout à l'heure. De quoi avaient-ils l'air ?
    - Je n'ai pas fait vraiment attention, fit Gorneval en haussant négligemment les épaules.
    - Val..., gémit Jillian.
    - Jilly, on s'en moque. Qui que ce soit, nous devons faire attention, c'est tout.
    - Oui, mais entre des Halyantes et des Simmanites, je préfère nettement les Halyantes.
    - Ce n'étaient pas des Simmanites, déclara Gorneval. Ceux-là, on les reconnaît à vingt lieues ! ajouta-t-il avec un reniflement méprisant.
    - Val, gronda Jillian, le front plissé par la réflexion. Ne te laisse pas emporter par des préjugés.
   Silencieux, Garouk restait perché sur son grand cheval, écoutant de toutes ses oreilles. Il ne comprenait pas tout, mais il sentait que tout cela s'éclaircirait avec le temps. Sans savoir pourquoi, il était sûr que tout était en corrélation avec son amulette. Sous la tunique, il sentit les trois anneaux métalliques, agencés de telle façon qu'ils formaient une ligne rigide horizontale, la chaîne étant fixée aux anneaux situés à l'extrémité. Le contact froid du métal sur sa peau le rassurait toujours.
    - Ne devrions-nous pas repartir ? suggéra-t-il doucement.
    - Oui, bien sûr, fit Jillian, absente.
   D'un coup de genou, elle fit sortir son cheval de l'ombre des Monts de Waasie et lui fit regagner la piste. Docilement, Garouk reprit la formation précédente.
   Quand le soleil commença à décliner derrière l'horizon, Jillian ordonna une halte. Tandis que Garouk s'occupait des chevaux, Gorneval alluma un feu ; Jillian glissa quelques pommes de terre sous les cendres chaudes et entreprit de préparer une bouillie d'avoine. Gorneval, appuyé à un arbre, la regarda placidement tourner sa bouillie avec une grande cuillère de bois. Garouk prenait tout son temps avec les chevaux, les bouchonnant soigneusement et vérifiant leurs sabots. Il prit dans son sac un crochet dont il se servit pour ôter la terre qui recouvrait la sole. Jillian sortit les pommes de terre brûlantes de sous la cendre avec un long bâton et les laissa refroidir un peu. Elle répartit la bouillie dans des bols en bois qu'elle affectionnait particulièrement, puis mit le lard frit sur une épaisse tranche de pain noir. Les trois amis s'installèrent autour du feu pour manger. Garouk coupa sa pomme de terre en deux pour qu'elle refroidisse plus vite ; la peau était noire et brûlée, mais la chair était blanche, farineuse, et répandait une bonne odeur. Il plongea sa cuillère dans la bouillie d'avoine chaude et vida rapidement son bol, avant de faire un sort à son lard, puis à sa pomme de terre. Gorneval conclut son propre repas par une bonne goulée de cidre.
    - Voyons, Val, railla Jillian, tu n'as pas de beignet pour couronner le tout ?
    - Non, Jill, répondit son frère avec un air de dignité offensée. Les beignets sont meilleurs quand ils sont chauds, fondants et qu'ils viennent d'être faits. Le beignet réchauffé a un mauvais goût. Je n'allais pas demander à Synel de nous préparer des réserves de beignets.
   Jillian le fixa un long moment, puis haussa les épaules. Garouk restait assis, les genoux remontés entourés de ses bras, les yeux perdus dans le vague.
    - Pourquoi nous poursuivait-on ? demanda-t-il brusquement.
   Gorneval cligna de l'oeil.
    - Ça fait partie des surprises que ton cousin t'expliquera mieux que nous.
   Garouk grogna et se frotta machinalement un oeil. Jillian le regarda faire en pensant visiblement à autre chose, mais il s'éternisait et elle finit par froncer les sourcils, comme si cela lui rappelait quelque chose de désagréable.
    - Garouk, quel âge as-tu ? demanda-t-elle d'une voix pressante.
   Le jeune homme enleva la main de devant son oeil et répondit :
    - Vingt ans, Jill. Tu es venue il y a un mois pour ça.
   La jeune femme échangea un rapide regard avec son frère.
    - Plus qu'un an, marmonna-t-elle.
    - On le savait, répliqua son frère d'un ton fataliste.
   Garouk s'endormit au bruit familier des disputes de Jillian et Gorneval. Il savait que le frère et la soeur s'adoraient, mais ils n'avaient pas vraiment envie de sombrer dans le sentimentalisme, alors ils préféraient se montrer leur amour par des remarques bourrues qui trahissaient quand même l'attention qu'ils portaient l'un à l'autre.
   Le lendemain matin, le jeune homme ne se trouva pas vraiment reposé. Le sol était dur et il avait plein de courbatures, dues aux heures de cheval de la veille.
    - On repart, fit Gorneval. Comment reste-t-il de chemin avant Maag ?
    - Douze lieues, répondit Jillian après un rapide calcul. Nous en avons fait un peu plus de dix depuis hier matin.
    - Nous pourrions y être ce soir, fit pensivement Gorneval en se frottant le menton du plat de la main.
    - Non, Val. Les portes seraient déjà fermées à notre arrivée.
    - Qui est responsable de la garde là-bas, déjà ? reprit Gorneval en fronçant les sourcils.
    - Selik, non ? Je crois qu'il a en horreur les gens qui veulent entrer quand les portes sont fermées.
    - Selik est un maniaque, ronchonna Gorneval.
   Ils continuèrent paisiblement le chemin et Garouk trouvait de plus en plus déprimant de ne voir que des champs et des montagnes. Un peu après le repas du midi, Jillian observa le soleil et remarqua :
    - Je vous conseille de faire une petite sieste ; nous sommes aux heures les plus chaudes de la journée, autant profiter de l'ombre des Monts de Waasie. Nous continuerons quand l'air se sera un peu rafraîchi.
    - Enfin, Jillian ! protesta Gorneval. Je ne suis pas fatigué au point de faire une sieste !
    - Mais je ne t'empêche pas de faire autre chose pendant ce temps, Val ! répondit Jillian, la bouche en coeur.
   Son frère lui lança un regard noir, mais ne daigna pas répondre. Garouk s'était allongé sur le dos, les mains sous la nuque, et avait le regard perdu dans le ciel. Soudain, il sentit son amulette vibrer doucement contre sa peau et émettre un faible bourdonnement. Il se redressa aussitôt.
    - Il y a un problème ! lança-t-il sans savoir comment il pouvait en être si sûr.
   Jillian prit un air étonné. Garouk ferma les yeux et plaqua sa main sur sa poitrine et son amulette. Son bras se tendit vers une direction qu'il ne voyait même pas et il dit d'un ton sans réplique :
    - Là.
   Jillian prit un air absent, tournée vers l'endroit indiqué par Garouk, et elle se releva avec un cri étouffé.
    - Le petit a raison, Val !
   Le jeune homme apprécia modérément d'être appelé le petit, mais il ne dit rien.
    - Combien sont-ils, Jilly ? demanda calmement Gorneval en se remettant sur ses pieds.
   Les yeux de sa soeur prirent leur reflet lointain.
    - Une petite dizaine, Val, annonça-t-elle en se tournant vers son frère.
   Garouk alla chercher sa hache dans son paquetage.
    - Ils ne résisteront pas à ça ! fit-il, farouche.
    - Garouk, mon chéri, tu ne peux pas en tuer dix à toi tout seul, objecta distraitement Jillian.
   Il leva un sourcil étonné.
    - Parce que vous comptez me laisser me battre tout seul ? fit-il, moqueur.
    - Qu'y a-t-il dans les parages, Val ? demanda Jillian sans s'occuper de l'interruption.
   Il y eut un silence, puis Gorneval répondit :
    - Il y a un aigle à une demi-lieue d'ici et quelques buses et corbeaux. Ah ! Un gypaète, aussi. Un jeune.
    - Et dans les carnivores ?
    - Un couple de chacals endormis, au sud, répondit malicieusement Gorneval.
    - Val, dépêche-toi, ils se rapprochent !
    - Un chat sauvage, si tu veux. C'est tout, les autres sont trop loin.
    - Je m'occupe du chat sauvage. Appelle les oiseaux.
   Le frère et la soeur se dressèrent l'un à côté de l'autre ; Jillian était tournée vers la montagne, tandis que Gorneval regardait le ciel. Un peu ahuri, Garouk les regardait faire sans comprendre. Son amulette vibra plus fortement et ils distingua un grand nuage de poussière qui se dirigeait droit vers eux à une grande vitesse. Il allait alerter Jillian et Gorneval, quand un long cri le fit sursauter : levant la tête, il aperçut trois rapaces, ailes immobiles, volant en cercle. Avec stupeur, il reconnut des buses. Un grand corbeau les rejoignit, son croassement semblant avertir Gorneval qu'il était là. Puis un autre rapace fit son apparition : d'une grande envergure, il était noir et beige. Garouk se prit la tête en retenant un gémissement : tout ce qu'il voyait était parfaitement impossible ! Un miaulement prononcé le fit sursauter et, pivotant sur ses talons, il vit un chat sauvage descendre des montagnes. C'était un adulte dans la pleine force de l'âge, aux muscles jouant sous la fourrure. Alors Gorneval et Jillian se regardèrent d'un air satisfait.
    - Je crois qu'on peut les attendre, maintenant, constata Gorneval avec un petit sourire impudent.
   Garouk, refusant de croire à ce que voyaient ses yeux, resserra l'étreinte de ses doigts autour du manche de sa hache et carra les épaules dans l'attente du choc. Sans savoir pourquoi, il sortit son amulette de sous sa tunique et la laissa pendre bien en évidence.
   Neuf cavaliers leur tombèrent dessus avec des cris guerriers ; en réponse à cette clameur, les buses se laissèrent tomber en spirale vers eux, les serres tendues en avant. Leurs griffes acérées déchirèrent le visage des assaillants sans pitié et ceux-ci plaquèrent leurs mains sur leur figure avec un cri de douleur. Garouk jeta un coup d'oeil en arrière ; Jillian et Gorneval se tenaient très droits, le regard fixe et paraissaient très concentrés. Des gouttes de sueur coulaient le long des joues de Gorneval et son visage était crispé sous l'effort. D'un air belliqueux, Garouk balança une ou deux fois sa hache, puis bondit en avant. Sa lame atteignit le premier qui se trouva sur sa route en plein visage. L'homme bascula en arrière avec un cri horrible, mais Garouk n'entendait plus rien. Le chat sauvage bondit à côté de lui et désarçonna un homme. Les oiseaux ne relâchaient pas leurs attaques et Garouk, quand un homme harcelé par le corbeau vint buter contre lui, se retourna et l'acheva d'un coup de hache. Il se sentit soudain saisi par-derrière et il eut beau se débattre, il ne parvint pas à se dégager.
    - C'est lui ! brailla son agresseur.
   Soudain, son amulette se mit à luire et l'entoura d'un halo bleu étincelant. L'homme qui le tenait eut un hurlement affreux et relâcha sa prise ; Garouk pivota sur ses talons et leva sa hache. Méthodiquement, comme s'il fendait une bûche, il l'abattit d'un large mouvement du bras. Il ne restait plus d'un survivant ; paniqué, il voulut s'enfuir, mais un long glatissement retentit dans le ciel : l'aigle qui planait au-dessus de leur tête se laissa soudain tomber et s'abattit sur l'homme. Profitant de la confusion, le chat sauvage bondit à la gorge de la victime et lui planta ses crocs dans la jugulaire. Garouk regarda autour de lui, nettoya sommairement le tranchant de sa hache, puis la remit à sa selle. Alors seulement, il se mit à trembler, l'exaltation du combat disparue. Jillian, qui avait renvoyé le chat sauvage dans ses montagnes, vint à côté de lui. Elle posa une main sur son épaule et le regarda droit dans les yeux emplis de larmes.
    - Tu es blessé, mon Garouk ?
   Il secoua la tête, délogeant une larme qui roula le long de sa joue.
    - J'ai tué trois hommes, Jillian, fit-il, ses grands yeux bleu foncé écarquillés d'horreur. Ils ont crié tellement fort...
   Machinalement, il essuya la larme qui coulait du dos de sa main, se maculant la joue de sang. Jillian le prit dans ses bras et le serra contre elle jusqu'à ce qu'elle sentît ses tremblements se calmer. Gorneval alla tranquillement observer chaque cadavre et le seul qui l'intrigua fut un qui avait les mains, les bras et le visage à moitié brûlés.
    - Dis donc, Garouk, je peux savoir ce que tu lui as fait, à celui-là ? lança-t-il.
   Garouk lui jeta à peine un coup d'oeil et respira profondément.
    - Ce n'est pas moi. C'est mon amulette. Quand il m'a attrapé, elle s'est mise à luire et il a lâché prise.
    - Tu m'étonnes ! grommela Gorneval. Comment veux-tu faire autrement quand tu es brûlé de toutes parts ?
    - Val, tais-toi ! fit Jillian d'un ton sans réplique, observant avec attention les sentiments qui se succédaient sur le visage bouleversé de Garouk.
   Sans répondre, Gorneval tira les corps à l'écart, tandis que Garouk détournait ostensiblement le dos, plongeant le regard dans les yeux ronds du gypaète posé sur un rocher.
    - Val, tu as oublié le gypaète, remarqua Jillian.
    - Je sais.
    - Jill, on peut continuer la route, s'il te plaît ? demanda Garouk d'une voix implorante.
   Jillian jeta un rapide coup d'oeil sur la route où des taches de sang témoignaient encore de l'affrontement qui s'y était déroulé. Elle réfléchit un instant.
    - Bien sûr, mon Garouk, nous allons reprendre le voyage.
   Aussitôt, il alla seller les chevaux et monta en selle. Jillian prit la tête et ils s'éloignèrent du lieu du combat. N'y tenant plus, Garouk lança sa monture au galop ; il savait que son cheval pouvait parcourir plus d'une lieue à cette allure rapide. Il n'avait qu'un but : s'éloigner le plus vite possible de cet endroit où il avait tué pour la première fois de sa vie. Il suivait la route sans penser à rien ; Jillian remonta à sa hauteur.
    - Ça ne sert à rien, mon Garouk, fit-elle remarquer.
   Le jeune homme lui lança un regard courroucé.
    - Je suppose que Val et toi y êtes habitués, cracha-t-il entre ses dents.
    - En effet.
    - Ce n'est pas mon cas, Jill. Je n'avais jamais tué quelqu'un de ma vie et je n'ai pas envie de recommencer. Les Waas ne sont pas des guerriers. Nous sommes d'honnêtes travailleurs, c'est tout.
    - Je sais, Garouk, reprit patiemment Jillian, mais ça ne changera rien. Tu n'as fait que te défendre.
    - Je ne sais même pas pourquoi !
   Gorneval remonta à leur hauteur, l'air soucieux.
    - Que se passe-t-il, Val ?
    - J'ai examiné les cadavres, puisque tu voulais tant savoir d'où venaient nos agresseurs. Ce sont presque tous des Halyantes, sauf un. Le brûlé était Simmanite.
    - Tu plaisantes ?
    - Non, pas du tout. Les Simmanites ont un physique assez caractéristique pour que je les reconnaisse, même à moitié brûlés. C'était bien un Simmanite et je me demande même si ce n'est pas celui qui a braillé tout à l'heure.
    - Si, c'est lui, confirma Garouk, le coeur au bord des lèvres.
   Jillian plissa le front.
    - Alors ils savent.
    - Bien sûr, qu'ils savent ! s'emporta son frère. Mais si nous avons les Simmanites sur le dos en plus des Halyantes, nous ne sommes pas prêts de nous en sortir.
    - Evidemment. Les Halyantes ne sont que des mercenaires, mais les Simmanites ont autre chose dans le crâne. Ça ne me plaît pas, Val. Notre petite équipe ne va jamais suffire.
    - Tu veux des renforts ? proposa Gorneval avec enthousiasme.
   Jillian lui jeta un drôle de regard.
    - Qu'as-tu derrière la tête, vieux renard ?
    - Si tu veux des renforts, je crois que je peux te trouver ça.
    - Oh ! Je vois à qui tu veux penser. Oui, ça ne sera pas plus mal.
   Gorneval eut un sourire qui allait d'une oreille à l'autre. Il leva les yeux au ciel et avisa le gypaète qui continuait à voler au-dessus de leur tête. Gorneval le regarda un petit moment, puis le rapace fit demi-tour et partit plein ouest.

Texte © Azraël 1997 - 2002.
Bordure et boutons Running horse silhouette, de Silverhair (modified)

Silverhair