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Prologue
Garouk était dans l'arrière-cour et fendait méthodiquement des bûches qu'il entassait à côté de lui, quand il avisa deux personnes devant lui. Il releva la tête et renvoya en arrière ses cheveux qui lui tombaient dans les yeux. Son visage mince et sérieux s'illumina d'un sourire.
- Jillian et Gorneval ! Quel bon vent vous amène ici ?
Le dénommé Gorneval haussa les épaules.
- Le vent du Sud, répondit-il de sa voix grave.
Garouk haussa les sourcils.
- Comment était Meroc ? demanda-t-il poliment en posant sa lourde hache.
- Froide et humide, comme d'habitude, reprit Gorneval. Où est Ehrok ?
- Je suppose qu'il est aux champs, pour le blé. Quoique... non, il est parti mener deux bêtes à la ville. Il y a une petite foire aujourd'hui et il voulait absolument se débarrasser de ces deux vaches. Bon, désolé, mais si je n'ai pas fendu ce bois avant ce soir, il ne va pas être ravi.
Il se passa la main dans les cheveux, pour les renvoyer en arrière, les maculant d'échardes de bois et de quelques restes de résine. Il reprit sa hache, l'assura dans sa main et recommença à fendre des bûches.
Gorneval tenta de dire quelque chose, mais Jillian l'en empêcha ; elle contemplait Garouk avec un sourire vaguement attendri et semblait fort s'amuser à le regarder manier la hache. Gorneval secoua la tête et partit en grognant. Placidement, Jillian s'assit sur une grosse souche voisine de celle sur laquelle travaillait Garouk et, après l'avoir dénouée, elle entreprit patiemment de démêler sa longue chevelure brune. Jillian était une jeune femme d'une trentaine d'années, grande, au port majestueux. Elle portait une simple robe de laine grise et un sac de cuir sur l'épaule droite. Gorneval était son frère aîné.
Garouk releva brièvement la tête et eut un rapide sourire. Aussi loin que remontaient ses souvenirs, Jillian avait toujours été présente lors des événements marquants de sa vie : d'abord quand son père avait dû partir au loin, elle était venue aider sa mère, débordée par le travail ; puis, à la mort de son père, qui avait suivi de peu son retour ; et enfin, à la mort de sa mère, elle s'était occupée de lui jusqu'à ses quinze ans. A ce moment-là, Ehrok, le fermier, avait décrété qu'il était adulte et, de fait, Garouk avait travaillé comme les autres. Avec un de ses amis, il alternait travail à la ferme et descente dans la mine voisine. Anzac, le porion, n'aimait pas cette répartition et il faisait des pieds et des mains pour que Garouk soit affecté à temps complet à la mine, car le jeune homme semblait avoir un don pour dénicher les filons intéressants.
Ce que Garouk appelait la ferme était en fait une petite exploitation qui regroupait la ferme, la mine, la carrière de sable et les artisans qui allaient de pair avec les produits bruts qu'ils extrayaient : forgeron, souffleur de verre, car le sable de la carrière était de très bonne qualité et, bien sûr, tous les métiers de la ferme.
Garouk jeta un coup d'oeil à son tas de bois qui allait en diminuant ; il aurait bientôt fini et n'aurait plus qu'à le transporter dans la grange. Il remonta distraitement une de ses manches qui avait glissé et reprit sa hache qui recommença à voltiger. Une fois le tas de bois épuisé, il planta sa hache dans la souche, prit une brassée de bûches dans ses longs bras et les emmena paisiblement jusqu'à la grange où il les entassa avec méthode.
Jillian, brossant machinalement le bout de ses cheveux, ne le perdait pas du regard. Garouk était un jeune homme de haute taille, plutôt mince ; ses cheveux d'un blond presque blanc étaient collés sur son front par la transpiration et descendaient dans le cou, lequel luisait de sueur, comme le visage mince et sérieux, mais les yeux bleu foncé qui brillaient dans ce visage fatigué restaient vifs et observateurs. Il portait un simple pantalon de bure marron resserré aux chevilles, soigneusement rapiécé aux genoux, et une tunique blanche.
Une fois son tas de bûches bien empilé, Garouk revint vers Jillian et s'assit devant elle, sa hache sur les genoux. Il nettoya méticuleusement l'outil, affûta le tranchant avec soin et alla la remettre dans la remise à outils. Son retour fut un peu plus long que la fois précédente.
- Ehrok est rentré, annonça-t-il à Jillian qui époussetait le bas de sa robe. Excuse-moi, il faut que j'aille rentrer les chevaux.
Il se baissa, ramassa sa grosse tunique grise et la lança négligemment sur son épaule en partant de son pas élastique vers le pré où trois chevaux broutaient paisiblement l'herbe. Jillian le regarda un instant puis alla chercher son frère.
Gorneval, comme d'habitude, avait réussi à se faufiler dans la cuisine ; c'était le seul lieu qu'il jugeait intéressant dans une maison, à part la chambre. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour se faire une amie de Synel, la cuisinière, qui lui avait apporté deux beignets tout chauds. Jillian fronça les sourcils en voyant son frère avaler un grand verre de cidre avec son petit en-cas.
- Ehrok est revenu, Val, fit-elle remarquer, réprobatrice.
- J'arrive.
Gorneval engloutit son dernier beignet en deux bouchées, se leva de table et attrapa Synel par les épaules.
- Tes beignets sont toujours aussi délicieux, Synel, déclara-t-il en l'embrassant sur les deux joues. J'espère qu'il y en aura encore ce soir au dessert.
Synel rougit et marmonna quelques mots. Exaspérée, Jillian entraîna son frère hors de la cuisine.
- Arrête de troubler cette pauvre Synel ! lança-t-elle. Nous avons bien autre chose à faire !
- Ça suffit, Jill. Nous n'allons pas en discuter à chaque fois. Où est Ehrok ?
- Dans son bureau. Il s'occupe des comptes.
L'homme qui releva la tête quand le frère et la soeur entrèrent dans la pièce avait le nez cassé et une dent en moins, souvenirs d'une bagarre plus ou moins amicale avec Anzac, le porion, à une époque où ils s'affrontaient souvent ; Ehrok, qui, dans sa jeunesse, avait été bûcheron et forgeron, avait gagné le combat et Anzac, bon gré, mal gré, avait dû se soumettre à son autorité. Ehrok était trapu, avec de larges épaules, d'énormes bras musculeux terminés par des poings impressionnants ; son visage était plutôt rond, avec une mâchoire proéminente et des petits yeux bleus dont le regard avait la fâcheuse habitude de liquéfier ceux qui ne le connaissaient pas. En fait, Ehrok était la douceur même et Anzac avait mis beaucoup de temps avant de réussir à le faire sortir de ses gonds.
- Dame Jillian et Gorneval ! s'exclama-t-il. Vous passerez la nuit ici, bien sûr ?
- Bien sûr, fit Jillian en souriant, sans laisser le temps à son frère de placer un mot. Mais je doute que la raison pour laquelle nous sommes venus vous fasse autant plaisir.
Ehrok fronça ses épais sourcils noirs.
- De quoi s'agit-il, dame Jillian ?
- Le cousin de Garouk a besoin de lui ; nous sommes venus le chercher.
Ehrok fronça encore plus ses sourcils.
- Beaucoup de monde demande après mon Garouk en ce moment, commenta-t-il. Je ne peux pas le laisser aller comme ça ; il faut que j'en parle avec Anzac.
- Parlez-en avec le moins de personnes possibles, je vous en prie, Ehrok. J'aimerais autant éviter les scènes larmoyantes d'adieu.
- Garouk est-il au courant ?
- Non. Il tenait absolument à finir ses corvées avant de nous tenir exclusivement compagnie.
Ehrok eut un mince sourire.
- Bien. J'en parlerai à Anzac dès son retour de la mine.
Gorneval acquiesça et entraîna sa soeur.
Au repas du soir, tous les travailleurs étaient regroupés autour d'une grande table de bois, présidée à chacun des deux bouts par Ehrok et Anzac. Le porion arborait un air lugubre et Jillian supputa que le départ de Garouk en était la cause. Le jeune homme, qui avait pris son bain avant de venir, portait une tunique de lin blanc sur son pantalon de bure. Ses cheveux humides retombaient négligemment dans son cou et il était visible qu'il avait encore oublié de se coiffer. Il était assis entre Jillian et Gorneval, mais, comme d'habitude, il ne disait pas grand-chose et se contentait d'écouter, ses grands yeux bleu foncé fixés sur celui qui parlait.
Quand Synel apporta le pain et la viande sur la table, tous les convives observèrent une minute de silence avant que Ehrok et Anzac ne rompent le pain pour le distribuer. Chacun mangeait tranquillement en discutant gaiement avec le voisin d'à côté ou d'en face ; à chaque bout de table, Anzac et Ehrok restaient plutôt silencieux et échangeaient des signes entre eux.
Dans l'exploitation, on avait mis au point un langage très simple à base de signes, car le peuple de cette région était de nature taciturne. De plus, parmi les ouvriers, il y avait une proportion non négligeable de muets, ce qui leur permettait de communiquer sans problèmes. Les doigts et les mains d'Ehrok bougeaient donc en réponse aux mouvements d'Anzac ; les deux hommes, malgré leurs fréquentes altercations, s'entendaient très bien et plus d'une chose les avait rapprochés, entre autres la mort de leur femme dans la même semaine, il y avait de cela plusieurs années.
Garouk observait leur conversation à la dérobée, son regard vif ne perdant pas le moindre geste, aussi discret fut-il. Jillian se pencha vers lui.
- Garouk, cette fois-ci, tu vas repartir avec nous, annonça-t-elle à voix basse.
Les yeux bleu foncé au regard grave se tournèrent aussitôt vers elle.
- Anzac et Ehrok ne voudront jamais, Jillian, objecta-t-il.
- Ils discutent de cela actuellement, intervint Gorneval en montrant les deux hommes de son pilon rôti de poulet.
- Que se passe-t-il ?
- Ton cousin a besoin de toi.
- Mon cousin ? J'ignorais que j'avais un cousin.
- Ton père avait une soeur, expliqua patiemment Jillian. A ma connaissance, d'ailleurs, tu n'as pas qu'un seul cousin, mais pour l'instant un seul nous intéresse.
- Il vient juste d'apprendre mon existence ? demanda Garouk de sa voix tranquille.
- Non. En fait, il la connaît depuis longtemps ; nous avons veillé à ce qu'il n'ignore rien de toi. Mais il n'a pas voulu te déranger sans raison majeure.
- Oh, fit seulement Garouk.
Il baissa les yeux sur son assiette et piqua un morceau de blanc de sa fourchette ; il mâcha longuement sa bouchée en ruminant la nouvelle.
- Bien, lâcha-t-il finalement.
Ehrok et Anzac, leur discussion terminée, se tournèrent vers Jillian et son frère. Gorneval avalait beignet sur beignet et Synel, debout à la porte de la cuisine, le regardait faire avec une sorte de fascination.
- Dame Jillian, demanda respectueusement Anzac, auriez-vous la bonté avec votre frère de nous interpréter une des chansons dont vous avez le secret ?
- Avec plaisir, Anzac.
Avec un soupir, Gorneval jeta un regard de regret au demi-beignet qui restait dans son assiette et se leva de table. Il alla chercher ses affaires et en sortit son luth qu'il accorda soigneusement. Il leva les yeux vers Jillian qui se tenait debout à côté de lui et il eut un imperceptible signe de tête. Jillian lui répondit de la même façon et Gorneval plaqua quelques accords sur son luth, puis entama une antique mélodie au rythme plutôt lent, mais profond et riche. La douce voix de Jillian s'éleva alors, reprenant le thème esquissé par le luth. Garouk se rendit compte qu'il ne s'agissait pas du même genre de chants dont ils les gratifiaient d'ordinaire. La sonorité était plus profonde, la mélodie très antique, mais il y avait également comme une douleur sous-jacente dans la voix de Jillian. La jeune femme se tenait très droite, les yeux rivés dans ceux de Garouk, et sa voix modulait les notes comme si elle n'avait chanté que cette chanson toute sa vie. Quant à Gorneval, il avait la tête baissée sur son luth, mais ses doigts caressaient avec une douceur inaccoutumée les cordes de l'instrument, comme s'il cherchait à en extraire toute la beauté. Quand les dernières notes s'égrenèrent, il y eut un moment de silence, puis Ehrok dit très doucement, comme si c'était un sacrilège que de parler :
- Vous venez de nous faire un cadeau inestimable.
Jillian hocha la tête sans rien dire.
- Une telle musique est d'ordinaire réservée aux rois, appuya Anzac. C'est un privilège pour nous que de l'entendre ce soir.
Gorneval se leva, rangea soigneusement son luth et revint à table pour finir son beignet. Amusée, Synel en apporta un nouveau plat, qui disparut aussi rapidement que les premiers. Jillian leva les yeux au ciel avec un air de martyre, tandis que Garouk regardait d'un air rieur Gorneval manger ses beignets.
Texte © Azraël 1997 - 2002.
Bordure et boutons Running horse silhouette, de Silverhair (modified)
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