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Radjan
Son visage s'éclaira de son sourire sauvage et il leva le poing vers le ciel en un cri rauque. Un faucon aux ailes marquées de rouge s'abattit du ciel avec un cri strident et vint frotter son bec contre la joue d'Azraël.
- Inguz, mon beau, murmura doucement le jeune homme. Je vais avoir besoin de toi.
Le faucon pencha la tête en l'écoutant. Qui mieux que lui pouvait les aider ? Ses ailes ne connaissaient plus la fatigue, son regard transperçait tout et il était déjà mort depuis longtemps. Ses instructions reçues, le faucon s'envola aussitôt.
- Vole, Inguz, vole et aide-moi à retrouver Méline...
Zarth et Irisea vinrent le rejoindre, arborant des airs de sainte nitouche. Mais le regard que leur lança Azraël était éloquent. Zarth rétorqua par une grimace. Le jeune homme lui montra Entshilkan d'un geste péremptoire ; avec un soupir, l'elfe noir bondit en selle, imité par ses deux compagnons. Azraël reprit la tête de la petite troupe, restant en liaison permanente avec les rapaces, les panthères et Inguz. Mais dans sa tête, résonnait aussi une phrase de Zubaran :
- Un dieu et un seul peut t'aider ; lui seul osera affronter la colère d'Illustra et d'Erza qui ont édicté que nous étions trop liés par nos serments pour vous aider aussi directement... Un dieu et un seul... Un dieu...
- Par les Abysses ! jura Azraël en lui-même. De quel dieu voulait-il donc parler ?
Il rugit intérieurement, puis, soudain, une image s'imposa à son esprit : Vanyar se tenant debout à côté de lui, luttant contre Liriel incarnée en hydre souterraine ! Vanyar intervenant pour lui ! Vanyar ! Inguz revint se poser sur son épaule et frotta son bec contre sa joue. Zarth, derrière lui, eut un cri d'alerte. Azraël se retourna et le jeune drow fut frappé par la similitude des regards entre Azraël et le faucon : les mêmes yeux noirs, d'une acuité étrange, à la même vivacité, à la même dureté aussi.
- Regarde ! dit-il simplement.
Son doigt tendu indiquait une silhouette assez proche, une silhouette portant une armure d'or rouge qui rappelait tellement la cascade étincelante de la chevelure de Méline. Azraël n'eut pas une hésitation. Ses yeux s'étrécirent un instant en voyant la silhouette avancer vers lui et, sans regarder son faucon, il lui saisit le bec entre le pouce et l'index.
- Tu aurais pu éviter de me trahir, Inguz, dit-il doucement, aucunement troublé.
Il gardait son regard fixé sur Vanyar qui approchait nonchalamment.
- Je peux savoir pourquoi tu me suis partout, Vanyar ? demanda fraîchement Azraël.
- Parce que tu as besoin de mon aide en ce moment, Azraël, même si tu ne veux pas te l'avouer, riposta tranquillement le jeune dieu. Pourquoi faut-il donc que tu sois aussi têtu ?
- Désolé, ça fait partie de mon charme. Tu ne peux rien faire pour moi, Vanyar.
Le jeune dieu eut un petit geste négligent de la main et Azraël sentit une soudaine fatigue l'envahir. Faisant appel à toutes ses capacités, il repoussa cette vague insidieuse et braqua son regard noir sur Vanyar.
- Je viens de rompre le sortilège de Florian, annonça le dieu de la destruction.
- J'avais compris, rétorqua Azraël d'une voix glaciale. Zubaran me disait que tu étais le seul dieu à oser braver Illustra et Erza pour moi, mais je vois qu'il s'est trompé. Tu me barres la route, maintenant ?
- Ne crois pas ça, Azraël. Le ravisseur de Méline vient d'arriver dans son repaire et tous les rapaces ont perdu sa trace.
- Ravi de le savoir. Je suis censé exulter, peut-être ?
- Ecoute-moi un peu de temps à autre ! s'emporta Vanyar. Je sais où elle est et qui l'a enlevée.
Azraël se laissa glisser de cheval et s'avança vers le jeune dieu que son haleine brûlante frappa de plein fouet quand il articula lentement :
- Eh bien, je te conseille de parler très vite.
- Elle est aux mains du culte d'Indis, répondit Vanyar sans se préoccuper de la menace. Enfin, plus précisément, des dirigeants du culte d'Indis, qui ne s'intéressent pas vraiment à l'adoration de la lune. Une seule chose les a fait agir : ton cimeterre !
Il marqua une pause, pour que Azraël s'imprègne bien de ce qu'il venait d'apprendre.
- Et ensuite ? demanda le jeune homme, imperturbable.
- Ils s'attendent à ta venue, fit le jeune dieu en haussant les épaules d'un air d'évidence. Enfin, si ça t'intéresse, je peux te transporter à proximité du lieu.
Azraël transperça Vanyar de son regard aigu.
- Pourquoi défier les lois divines pour moi, Vanyar ? Je n'ai été qu'un prince barbare parmi d'autres, et pendant fort peu de temps. Pourquoi cette préférence si nettement marquée ?
- Il viendra un moment où tu comprendras tout, répondit Vanyar, légèrement crispé. Le plus tard possible, j'espère. Mais assez parlé !
Il eut un large mouvement du bras et tout se brouilla autour du petit groupe. Quand leur vision redevint nette, le paysage autour d'eux avait changé et, au loin, apparaissait la flèche élancée d'une tour. Vanyar tendit la main et Inguz vint se percher sur son poing.
- J'ai fait ce que je devais, Azraël, annonça le jeune dieu. Maintenant, tout repose entre tes mains !
Il repartit et sa silhouette s'estompa progressivement, laissant un reflet d'or rouge dans la lumière. Azraël ne fit aucun commentaire et fit avancer Furnerius vers la flèche. Ils se retrouvèrent bientôt au pied d'un manoir de couleur grise.
Azraël se tourna vers Zarth et Irisea.
- Que l'un de vous retourne à Slar, dit-il. Il faut ramener ici Crotale et, si possible, Rapace.
Zarth savait qu'il faisait allusion à l'heureux événement qu'attendait Cystis. Seul Azraël était capable de partir quand sa femme attendait un enfant.
- Ils sauront quoi faire en voyant ce genre de bâtiment, reprit le jeune homme.
Il jeta un coup d'oeil pensif au manoir qui se dressait devant lui, son regard jaugeant les hauts murs de pierre brute de couleur grise, puis revenant se poser sur Irisea et Zarth.
- Dépêchez-vous de vous décider.
- J'y vais, déclara Zarth. Irisea assurera nos arrières. Que veux-tu exactement à Crotale ?
- Dis-lui qu'il s'agit d'un manoir de fer. Il comprendra.
- De fer ? répéta Zarth, étonné. Mais il n'est pas du tout en fer !
Azraël eut un mince sourire.
- Ne t'inquiète pas. Transmets-lui ce message. Il s'agit d'une sorte de code entre nous.
- Oh ! Bon. Dans ce cas, j'y vais tout de suite.
Il remonta sur Entshilkan, eut un regard d'intelligence avec Azraël, un geste d'encouragement à l'égard d'Irisea et partit au galop. La jeune demi-elfe ne sembla pas se soucier outre mesure de la froideur de ses adieux ; elle savait que Zarth était quelqu'un de réservé et qu'il n'aimait pas les grandes démonstrations. Elle regarda Azraël.
- Que faisons-nous ?
- Toi, tu restes là et tu surveilles. Moi, je rentre à l'intérieur.
- C'est rempli de gardes. Tu vas te faire prendre, l'avertit Irisea.
- C'est exactement ce que je veux, répondit Azraël avec un sourire torve. Sois bien sage, petite elfe !
Il sourit, s'agrippa à la paroi et s'éleva à une vitesse stupéfiante. Sans savoir pourquoi, Irisea grogna :
- Quand est-ce qu'il arrêtera de me prendre pour une enfant ?
Souple comme un serpent, Azraël se glissa à l'intérieur du manoir, s'introduisant dans une ouverture si étroite qu'il était difficile de concevoir qu'il puisse passer par là. Le couloir où il arriva était vide.
- Ils ne m'attendent pas par là, murmura-t-il, amusé. Quelle bande d'amateurs ! Je pourrais entrer et sortir par la grande porte si je le voulais !
Il descendit calmement les escaliers, les mains dans les poches, sentant son cimeterre battre contre son épaule.
- Oui, ma grande, chuchota-t-il à l'adresse de la Pierre de Lune. On va bien s'amuser, mais tu restes silencieuse.
La Pierre émit un faible bourdonnement, comme pour acquiescer.
En bas de l'escalier, les gardes guettaient si quelqu'un tentait de s'introduire dans le manoir. Azraël s'appuya au mur, gardant ses mains dans ses poches, et les interpella :
- Dites, j'ignore si c'est moi que vous attendez, mais si c'est le cas, ce n'est pas en guettant de ce côté que vous me trouverez. La preuve, c'est que je suis là.
Les gardes pivotèrent d'un seul bloc et restèrent paralysés par tant d'inconscience.
- Allons, dépêchez-vous, je n'ai pas toute la journée à vous accorder !
- Quel dommage ! susurra une voix sensuelle dans son dos. Nous qui aurions été si ravis d'accueillir parmi nous une légende telle que vous !
Azraël se retourna et eut un sourire aimable à l'intention de la magnifique jeune femme qui se tenait devant lui, même si son regard aussi dur que du silex démentait cette apparente gentillesse.
- Que voulez-vous ! s'exclama-t-il d'un ton faussement désolé. Les aléas de la célébrité ! J'espère que je ne vous ai pas fait trop attendre ?
- Nous avons réussi à supporter votre absence, admit la jeune femme avec un sourire délicieux. Je m'appelle Radjan.
- Charmant, apprécia Azraël. Je suppose que vous me connaissez et que je n'ai pas besoin de me présenter ? Néanmoins, par prudence... Je suis Egan Pendragon, surnommé Azraël.
- Acceptez-vous de me suivre ?
- Avec plaisir, chère Radjan. Je suis venu dans ce but. Je me serais probablement plus pressé si j'avais su que vous m'attendiez. J'ignorais que j'aurais le privilège d'être accueilli par le chef même de la racaille qui se dit au service d'Indis.
Le ton d'Azraël restait parfaitement aimable, comme s'il avait complimenté Radjan, alors qu'il venait de l'insulter gravement. Radjan se tourna vers lui, ses beaux sourcils froncés.
- Vous maniez les mots avec une précision redoutable.
- Aussi bien que le cimeterre, Radjan, répondit calmement Azraël.
Les tranquilles yeux bleus de Radjan le fixèrent sans ciller, puis elle eut un sourire amusé.
- Vous êtes coriace, n'est-ce pas, cher ami ?
- Vous ne pouvez pas savoir à quel point ! rétorqua Azraël en lui rendant son sourire.
Radjan rit doucement et lui montra le chemin.
Tout en la suivant, Azraël ne put s'empêcher d'admirer la parfaite beauté de la jeune femme : de longs cheveux d'un bleu violacé foncé, à la limite du noir, remontés en un lourd chignon sur le haut du crâne par un large cercle d'or qui les laissait ensuite cascader librement jusqu'à la taille, des yeux du même bleu qu'un saphir de la plus belle eau, artistiquement maquillés de bleu ; elle portait une longue robe blanche à larges plis, laissant largement ses épaules nues, avec de longues manches dont le poignet était marqué d'un éclair d'un bleu scintillant. Son cou était entouré d'un collier de saphir, détail rappelé par l'étrange parure des mêmes pierres ornant ses épaules et dont on avait l'impression qu'elle était tatouée sur la peau, tant les arabesques qu'elle décrivait semblaient impossibles à être réalisées avec de vrais bijoux, mais, en même temps, il semblait bien trop parfait pour être un tatouage. Enfin, elle était chaussée d'élégantes sandales blanches, laissant bien voir le petit pied mince. Il y avait en cette femme une telle majesté et une telle grâce que, pour la première fois de sa vie, Azraël regretta de devoir la tuer, tant priver Yslaire d'une femme aussi exceptionnelle lui paraissait être un crime.
- Je trouve dommage que nous nous affrontions, remarqua-t-il paisiblement.
- Je suis entièrement d'accord avec vous, répondit chaleureusement Radjan, et même sa voix était un miracle de la nature : une voix grave et profonde, aux intonations richement modulées. Vous êtes un guerrier parfaitement accompli.
- J'ai de l'entraînement.
Radjan le fit entrer dans une salle somptueusement décorée ; là, une table les attendait.
- Dieux ! Moi qui m'attendais à la salle de torture ! s'exclama Azraël, feignant d'être surpris.
- Une salle de torture ? répéta Radjan avec un haut-le-corps. Mais nous n'en avons pas !
- Vous n'avez pas dû visiter vos souterrains, chère Radjan. Mes renseignements, de fraîche date et de source fiable, faisaient mention d'une salle de torture parfaitement équipée. Mais peut-être est-elle camouflée, car en effet, quelle torture pourrait bien faire souffrir le célèbre Azraël ? conclut-il en s'inclinant avec un sourire moqueur.
- Oh ! Une salle de torture rien que pour vous ? Ce serait une torture des plus raffinées qu'il faudrait trouver et je doute que nous en ayons le temps. Et puis, à quoi bon la torture si vous vous montrez coopératif ?
Azraël la regarda d'un air navré.
- Je suis vraiment désolé, Radjan, mais je crois que j'ai oublié cela à Slar. Ou ailleurs. Je ne me suis jamais montré coopératif. C'est un de mes plus gros défauts qui m'a apporté une quantité d'ennuis. Je ne peux pas me résoudre à traiter avec ceux de l'autre camp.
- Ce n'est pas grave. Pour l'instant, vous êtes mon invité. N'est-ce pas, Egan ? Je puis bien vous appeler Egan ?
- Bien sûr, Radjan. Vous avez même le droit de me tutoyer. Après tout, nous sommes entre gens civilisés.
La porte s'ouvrit et un colosse entra. Azraël le fixa trente secondes, puis murmura :
- Je crois que je révise mon opinion : nous étions entre gens civilisés.
Radjan lui adressa un sourire discret de complicité, puis se tourna vers le nouveau venu avec un air interrogateur.
- Que se passe-t-il, Ehwaz ? demanda-t-elle sèchement.
- Je crois que vous avez là un prisonnier qui appartient au culte d'Indis, ma dame, répondit le colosse d'une voix profonde.
Radjan haussa légèrement les sourcils.
- Où voyez-vous donc un prisonnier, Ehwaz ? fit-elle d'un ton parfaitement naturel.
- Mais... l'homme qui est assis à vos côtés, ma dame, avança Ehwaz, surpris.
Radjan se tourna vers Azraël ; celui-ci était confortablement installé de travers dans son fauteuil, une jambe lancée par-dessus l'accoudoir, les doigts croisés reposant sur son genou. La jeune femme lui fit un sourire radieux, puis reporta son regard sur Ehwaz.
- Si vous voulez parler d'Egan, il ne s'agit pas le moindre du monde de mon prisonnier. Il est mon invité.
- Ma dame, insista Ehwaz, je me permets de vous faire remarquer qu'il est armé en votre présence.
Radjan se retourna avec vivacité, prenant l'air de quelqu'un découvrant quelque chose pour la première fois.
- Oh, Egan ! dit-elle d'un ton de doux reproche en saisissant un couteau à bout rond sur la table. Comment osez-vous... !
- Je suis vraiment désolé, Radjan, répondit le jeune homme, dissimulant son hilarité derrière son air impassible.
Radjan tendit le couteau à Ehwaz.
- Voilà. Vous pouvez disposer, Ehwaz.
A contrecoeur, le colosse s'inclina et sortit de la pièce, le ridicule couteau à la main, non sans avoir jeté un mauvais regard à Azraël.
Dès que la porte se referma, le jeune homme éclata de rire.
- Vous auriez dû faire actrice, Radjan ! Vous étiez merveilleuse dans ce rôle !
- Mais pourquoi croyez-vous que je sois rentrée au service d'Indis ? lui répondit la jeune femme innocemment.
Elle soupira.
- Ehwaz m'ennuie. Il est toujours à me dicter ce que je dois faire ou ne pas faire. Je ne serais pas surprise qu'il agisse dans mon dos.
- Il y a un moyen radical pour qu'il arrête.
Radjan eut une moue délicieuse.
- C'est un peu trop radical, justement.
Elle versa dans une coupe un liquide ambré et le tendit à Azraël, tout en se servant elle-même.
- Buvez, cher ami. Je ne cherche pas à vous empoisonner. Voyez vous-même.
Elle lui tordit légèrement le poignet et but à la coupe du jeune homme.
- Ai-je l'air d'être empoisonnée ?
Azraël la regarda un instant, puis éclata de rire.
- Ne jouez pas les innocentes avec moi, Radjan. Soit vous continuez votre rôle, soit vous ignorez tout des poisons : il en existe certains qui se décomposent en deux autres, chacun inoffensif, mais la réunion des deux provoque la mort immédiate. Néanmoins, je vous fais...
- Confiance ? suggéra Radjan.
- Je ne dirais pas cela ; je fais rarement confiance aux autres. Disons plutôt que je me fie à votre loyauté... pour cette fois.
Il trempa ses lèvres dans le liquide ambré ; il s'était bien gardé de dire qu'il était immunisé par le fait même qu'il était grand maître des élixirs. Radjan le regarda à travers ses longs cils baissés.
- Dites-moi, Egan, n'avez-vous jamais songé à entrer au service d'Indis ? demanda-t-elle en reposant sa coupe de cristal sur la table.
- Je suis déjà son fils ; je crois que cela lui suffit, rétorqua négligemment Azraël en regardant le plafond.
- Vous êtes fils d'Indis ? répéta Radjan, sincèrement étonnée.
- Oh ! Vous l'ignoriez ? Je suis tigre-garou.
Azraël se leva ; sa coupe était pratiquement intacte. Radjan l'imita et se plaça devant lui.
- Vous ne comptez pas me quitter de cette façon, quand même ?
- Je crains bien que si, répondit Azraël, d'un ton faussement désolé.
Radjan le fixa un long moment, puis lui entoura le cou de ses bras et attira sa tête à elle pour l'embrasser. Azraël eut un éblouissement et il eut l'impression, pendant une fraction de seconde, qu'il s'agissait de Méline. Mais son entraînement refit surface sans même qu'il ait besoin d'y faire appel et il repoussa Radjan.
- Pas de cela, Radjan, haleta-t-il autant que s'il avait soutenu une course de plusieurs kilomètres. Pas de cela !
La jeune femme le regarda de ses yeux de saphir.
- Pourquoi pas, Egan ? demanda-t-elle doucement.
- Je suis engagé ailleurs, Radjan, et il est inutile de me détourner de mon véritable amour.
Sans ajouter autre chose, il ouvrit la porte et sortit dans le couloir. Radjan n'avait pas bougé et un puits de détresse envahissait ses yeux.
Azraël n'avait pas fait plus de trois pas dans le couloir que Ehwaz se dressait devant lui.
- Je vous cherchais, déclara Azraël.
- Tant mieux, moi aussi, rétorqua le colosse d'un ton rogue.
Il fit un signe de la main et une dizaine de gardes entoura Azraël. Le jeune homme les contempla de son air méditatif, puis laissa tomber :
- Vous avez de la chance que j'ai décidé de me laisser faire, sinon ce ne serait pas vos malheureux gardes qui m'empêcheraient de faire quelque chose. Allez-y, je vous suis.
Ehwaz ouvrit le chemin et Azraël le suivit sans se faire prier. Devant ses yeux flottait l'image de Méline.
Azraël fut emmené dans une salle souterraine, qui lui fit penser à la Crypte des Assassins. Les murs étaient tout aussi rougeoyants, mais au lieu d'un autel noir, il y avait un autel d'un blanc très pur, placé devant un poteau auquel Azraël fut enchaîné. On lui prit toutes ses armes ; Ehwaz se chargea lui-même du cimeterre à l'éclair, le prenant par son fourreau de métal gris à reflets bleutés, une étrange lueur dans les yeux. Le cimeterre fut accroché religieusement au mur, en face d'Azraël. Une silhouette enveloppée dans une grande tunique blanche, un vaste capuchon rabattu sur les yeux, s'approcha lentement de lui ; elle tenait un poignard à lame en zigzag, comme un long kriss. Ehwaz tenait la silhouette par le coude et lui chuchotait ses instructions, que Azraël entendait parfaitement bien :
- Voilà l'ennemi. Il a volé le cimeterre d'Indis et tu dois le sacrifier à la déesse pour retrouver sa faveur, car c'est tout ce qui t'intéresse, n'est-ce pas ?
- Oui, fit ferveusement une voix douce que Azraël reconnut avec un coup au coeur.
Il s'agissait de Méline ! Lui qui la croyait croupissant au fond d'une cellule ! Elle était là, en face de lui, et elle était chargée de le tuer ! Il sut, dès qu'il aperçut l'éclat de son regard sous le capuchon, qu'elle était dominée mentalement. Ehwaz comprit qu'il l'avait reconnue et il baissa le capuchon. Oui, c'était bien Méline, son visage encadré de vagues d'or rouge. Elle s'approcha de lui en psalmodiant un chant dédié à la grâce d'Indis. Une voix douce et désincarnée résonna dans la tête d'Azraël :
- Egan, tu dois utiliser le cri du cristal.
- Jamais de la vie, Vilya ! protesta mentalement Azraël. Je tuerais Méline en même temps !
- Il ne faut pas que tu meures ! insista Vilya. Le sort de la planète en dépend !
Azraël ferma les yeux malgré lui. Quand il les rouvrit, il vit que Ehwaz l'observait avec une satisfaction non dissimulée : il savait le dilemme qui venait de se proposer à lui et il s'en réjouissait ; il croyait fermement qu'il ne pourrait pas la tuer.
- Tu ne peux pas le faire, Azraël, murmura-t-il avec délectation. Ce serait tuer toute ta vie, ta rédemption sur terre.
Intérieurement, Azraël gémit. Ehwaz avait raison. Mais Vilya intervint de nouveau :
- Non, il te restera toujours tes enfants ! Ne les condamne pas à être orphelins si jeunes. Tu n'as pas le droit de te laisser tuer par Méline. Elle est perdue et sa vie actuelle est pire que la mort que tu pourrais lui donner.
- Nébul ! appela Azraël sans se préoccuper de Vilya, ses yeux fixés sur le kriss enserré par les doigts crispés de Méline. Nébul, tu m'avais promis de lui éviter toute domination mentale !
L'esprit de l'Obscure lui apparut, avec son visage torturé si semblable à celui de Denethor.
- Ce sortilège est beaucoup trop puissant pour moi, avoua-t-il. J'ai essayé de le contrer, mais j'en ai été incapable. Je vais tenter d'en diminuer l'emprise, mais je ne te promets rien.
Les yeux d'Azraël rencontrèrent ceux d'Ehwaz. Le colosse triomphait, mais son sourire se teinta d'inquiétude, quand il vit un étrange éclat s'allumer dans le regard noir. Vilya faisait resurgir en Azraël sa personnalité de Fils des Ténèbres et il ne vit plus en Méline qu'une victime potentielle. La soif de sang le fit trembler de retenue.
- Qu'importe qui elle est ? lui souffla une petite voix qu'il s'interdisait sans cesse d'écouter. Tu peux la tuer ; tu dois la tuer, pour ta propre survie. Tu es plus animal que homme, Azraël, ne t'attache pas aux humains. Seule la bête en toi t'a permis de survivre jusqu'à présent. Ne la renie pas pour une humanité illusoire.
Soudain, il eut devant les yeux la vision de Méline exsangue et lui libre ; libre et vivant, mais quelle vie l'attendait, maintenant que toute sa raison de vivre était morte ? Il repoussa la vision avec fureur et s'adressa intérieurement à la petite voix perfide :
- Si je tuais Méline, je serais pire qu'une bête. Même pour ma propre survie. Je ne peux pas le faire...
- Tu le dois, Egan ! intima Vilya d'un ton péremptoire. Tu n'as pas le choix. Si tu ne le fais pas, tu condamnes tes enfants à devenir orphelins et la planète à mourir sous les tourbillons noirs. Tu es le Champion Divin. Fais-le ! Maintenant !
La mort dans l'âme, Azraël comprit que l'esprit de la lune avait raison. Il leva les yeux sur le petit visage crispé de Méline et murmura doucement :
- Lymanee...
Il n'y eut pas le moindre éclair de lucidité sur le visage. Azraël soupira puis il commença le cri du cristal. Ehwaz prit un air de totale stupéfaction ; jamais il n'aurait cru que le jeune homme puisse vaincre son amour pour Méline. Mais il ne savait pas que le cri n'avait pas sa puissance normale ; Azraël en avait augmenté l'intensité, car il avait décidé de s'atteindre également. Il était immunisé contre le cri du cristal, mais il y avait une note, qu'il se savait capable d'émettre à la fin du cri, si celui-ci commençait suffisamment fort, à laquelle il n'était pas immunisé. Il gardait ses yeux fixés sur le visage de Méline, aussi remarqua-t-il aussitôt les changements qui s'y produisaient ; son expression redevenait normale, si on excluait la douleur que commençait à causer le cri du cristal. Il s'arrêta net.
- Méline...
- Egan, gémit-elle en réponse, se jetant contre lui, le kriss tombant à terre dans un bruit métallique.
Les autres reprirent douloureusement leurs esprits. Ehwaz avait le visage déformé de fureur.
- Enfermez-les tous les deux ! aboya-t-il.
Azraël fut détaché et emmené avec Méline dans une cellule sombre. La jeune fille se précipita aussitôt dans ses bras et il la serra contre lui avec emportement.
- J'ai cru te perdre à jamais ! chuchota-t-il avec violence.
Méline ne répondit pas ; elle sentait la peur d'Azraël et elle savait que c'était la peur qu'il avait ressentie à son sujet. Le jeune homme songeait à sa conversation avec Julian :
- Y a-t-il quelque chose qui te fasse peur, Azraël ?
- Oh oui ! Il y a une chose qui me fait trembler plus que tout.
- Qu'est-ce que c'est ?
- La peur de perdre Méline, avait-il répondu.
Il avait toujours cette peur en lui ; il serra Méline plus fort contre lui.
- Promets-moi..., murmura-t-il, promets-moi de ne jamais me quitter, quoi que je fasse.
- Je te le promets, dit gravement Méline.
Elle lui entoura le cou de ses bras et laissa aller sa tête contre la solide épaule.
Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair
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