L'Usurpateur

   La porte s'ouvrit brutalement et Ehwaz entra ; Azraël se tourna vers lui sans lâcher Méline, mais les gardes les séparèrent avec violence, pour les ramener dans la salle aux murs rougeoyants. Le jeune homme fut soigneusement enchaîné au poteau, tandis que Méline était retenue par les gardes. Un homme se tenait debout devant l'autel, le kriss à la main. Azraël comprit aussitôt de ce qui se tramait : n'ayant pas réussi à persuader Méline de le tuer, ils allaient sacrifier la jeune fille. Il commença à bander ses muscles, se raidissant contre les chaînes qui le retenaient. Une voix sensuelle arrêta tout.
    - Que se passe-t-il ?
   Radjan venait de faire son apparition en haut des marches. Ehwaz se tourna vers elle.
    - Ma dame, dit-il respectueusement, nous allons sacrifier l'Usurpateur et sa complice.
    - Idiot ! écuma Radjan, son beau visage tordu de colère. La prophétie ordonne de ne pas les tuer ! Pourquoi me l'as-tu enlevé ? Je m'en chargeais.
   Elle s'approcha d'Azraël, toujours enchaîné, et lui prit le visage entre les mains. Elle plaqua ses lèvres contre les siennes en un geste infiniment possessif, tout en se pressant contre le jeune homme. Celui-ci, enchaîné comme il l'était, ne pouvait rien faire pour éviter cette étreinte passionnée. Méline, outrée, se débattit avec acharnement, mais les gardes la maintenaient fermement. Ehwaz regardait Radjan avec une surprise sans bornes ; dans les yeux marron du colosse, il y avait une sorte de jalousie devant ce baiser qui se prolongeait. Quand Radjan se détacha d'Azraël, elle le regarda avec un doux sourire et murmura :
    - Tout aurait été beaucoup plus simple si tu n'étais pas parti tout à l'heure...
   Elle l'embrassa de nouveau, plusieurs fois, en de longs baisers brûlants. Azraël sentait ses genoux trembler sous lui, en une impression qu'il n'avait jamais ressentie, même en présence de Veranyliarasha, qui l'avait pourtant troublé. Tout le portait à se laisser aller aux étreintes de Radjan, malgré le fait que Méline soit là. Mais, dans un coin de son esprit, il y avait un reste de lucidité, qui savait pourquoi Radjan agissait ainsi. De toute sa volonté, il fit appel à l'entraînement de la Guilde pour rester maître de lui. Sa lucidité lui revint tout d'un coup et ce fut en pleine connaissance de cause qu'il répondit avec ardeur aux baisers de Radjan. Si la jeune femme, enivrée par cette soudaine coopération, avait fait attention, elle aurait remarqué que les yeux noirs n'avaient pas l'éclat qu'on pouvait attendre du regard d'un amoureux ; au contraire, ses yeux avaient l'éclat sauvage au feu glacé implacable et impérieux qui caractérisait si bien Azraël. Mais Radjan ne voyait que son visage aux traits un peu trop marqués, ce visage qui ressemblait tant à celui de l'ange noir et qui en possédait également le charme indiscutable, au point d'en fermer les yeux sous ses baisers. Et puis, soudain, elle s'effondra à ses pieds. Azraël la regarda sans paraître ému le moindre du monde. Son regard dur comme du silex se posa sur elle et Méline comprit avec soulagement qu'il n'avait pas été sensible à son charme.
    - Je savais ce que tu avais en tête, Radjan, articula-t-il très bas. Un poison dans la boisson que tu m'as offerte et un autre sur tes lèvres. Mais tu as compté sans une chose : je suis grand maître des élixirs et ton poison ne pouvait pas me faire grand-chose. Quant à toi, tu avais une petite chance d'y échapper si les deux poisons n'étaient pas trop longtemps en contact. Seulement, voilà, j'y ai mis un peu du mien, et tu as été envoûtée. Désolé, Radjan.
   Il reporta son regard sur Ehwaz, qui fit un signe à l'homme devant l'autel. Les gardes poussèrent brutalement Méline en avant. La jeune fille, qui n'avait pas prononcé le moindre mot lorsqu'elle avait vu Radjan embrasser Azraël avec passion, laissa échapper un cri :
    - Egan !
   Tout le corps de jeune homme se tendit en avant, s'arc-boutant pour tenter de se libérer de ses chaînes. Ehwaz ordonna d'une voix brève de hâter le sacrifice ; visiblement, il se remettait mal de la mort brutale de Radjan. Le prêtre entonna pourtant un chant d'actions de grâce, maintenant le kriss levé au-dessus de la tête de Méline que l'on avait à demi allongée sur l'autel. Azraël rauqua furieusement, s'acharnant sur ses chaînes.
    - Tu le peux ! gronda-t-il en lui-même. Tu peux te libérer !
   Avec un regain d'énergie, il se débattit plus violemment encore et il sentit qu'une chaîne résistait plus mal que les autres ; il concentra ses efforts sur elle et l'entendit claquer durement. Ehwaz s'affola.
    - Dépêche-toi ! cria-t-il au prêtre.
   Celui-ci accéléra le débit de sa litanie, tandis que le colosse se mettait en travers du chemin d'Azraël qui se débarrassait de ses dernières chaînes. D'un coup d'oeil, le jeune homme jaugea la scène : il y avait beaucoup trop d'adversaires pour qu'il puisse délivrer Méline et la faire sortir vivante. Il tendit le bras en avant, vers le cimeterre accroché au mur en face de lui, et ordonna :
    - Viens !
   La Pierre de Lune s'illumina et le cimeterre sortit tout seul de son fourreau pour venir se placer de lui-même dans la main d'Azraël, la lame environnée de sa flamme blanche.
    - Impossible ! bégaya Ehwaz. Tu es l'Usurpateur, et seul le Champion Divin peut faire cela !
   Azraël ricana ; dans le silence qui venait soudain de frapper l'assemblée, il perçut nettement un martèlement sourd, ce qui amena un sourire de victoire sur ses lèvres : il s'agissait de Crotale. Levant le cimeterre à l'éclair, il se rua sur le prêtre qui allait sacrifier Méline et le tua d'un simple revers de son arme enchantée. Il saisit Méline par le coude et la tira derrière lui, s'interposant entre les adversaires et elle.
    - Tuez-le ! cria Ehwaz. Il est l'Usurpateur et doit mourir pour la gloire d'Indis !
    - Si on m'avait dit que je devais mourir pour ta gloire, Vilya..., murmura Azraël, un sourire ironique aux lèvres.
    - Tu sais très bien que ce n'est pas vrai ! protesta la voix désincarnée qui lui tenait souvent compagnie.
   Azraël ne s'en préoccupa pas ; le sourire qu'il affichait terrorisait à moitié ses adversaires : il leur était inconcevable qu'un homme seul contre vingt pût sourire. Sans même bouger, il tint ainsi en respect toute l'assemblée, jusqu'à ce qu'un pan du mur s'effondrât et que la tête de Crotale apparût dans l'ouverture.
    - Tu viens, Azraël ? lança-t-il.
   Sans même se retourner, Azraël poussa Méline vers le jeune elfe.
    - Pars avec elle. Je me charge du reste.
    - Présomptueux ! grogna Crotale entre ses dents. Il faut toujours que tu t'amuses tout seul ! Tu ne pourrais pas m'attendre, pour une fois ?
    - Crotale, reprit fermement Azraël.
    - Tu n'es vraiment pas drôle, soupira le jeune elfe. En tout cas, presse-toi !
    - Je sais. Déguerpis, maintenant.
   Crotale disparut, emmenant Méline avec lui. Les autres n'avaient pas fait un seul mouvement, tétanisés par ce sourire diabolique imprimé sur les lèvres d'Azraël. Le jeune homme se tourna vers Ehwaz.
    - Je voulais éviter que Méline me voie faire, expliqua-t-il avec urbanité.
   Il se concentra un bref instant, sans cesser de surveiller ceux qui lui faisaient face, et appela l'esprit de l'Obscure.
    - Nébul ! M'entends-tu ?
    - Bien sûr, Azraël. Je suis toujours à portée de voix ou de pensée.
    - Tu as pris l'esprit de Radjan, n'est-ce pas ?
    - En effet, admit l'esprit.
    - Rends-le-moi, ordonna Azraël.
    - Non, répondit Nébul, boudeur.
    - Je n'ai pas envie de discuter, Nébul. Rends-le-moi tout de suite.
    - Je ne rends jamais les âmes que je prends.
    - Eh bien, tu vas changer les règles de ton jeu, grogna Azraël. Très bien, nous allons faire un marché : tu me rends l'âme de Radjan et tu auras droit de prendre toutes celles de ceux que je tuerai à partir de maintenant.
   Nébul réfléchit un instant.
    - Cela me paraît honnête, acquiesça-t-il. D'accord, voilà son âme !
   Le corps de Radjan eut un léger soubresaut, que personne ne remarqua, sauf Azraël, qui guettait cette réaction.
    - Mais cela ne te servira pas à grand-chose, continua l'esprit de l'Obscure. Elle est morte par le poison, et non parce que je l'avais privée de son âme.
   Azraël eut un rictus moqueur. Rapidement, il mit un genou en terre et posa sa main gauche sur les lèvres de Radjan. L'extrémité de ses doigts s'ensanglanta presque aussitôt, mais Radjan ne bougeait toujours pas et son teint avait toujours la pâleur de la porcelaine. Il releva la tête ; les autres ne faisaient pas le moindre mouvement, Ehwaz le leur ayant interdit. Par quelque obscure impression, il avait compris que le jeune homme essayait de guérir Radjan et une lueur d'espoir agrandissait follement ses yeux marron. Azraël releva la jeune femme sur son bras et se pencha pour lui donner un baiser. Ehwaz eut un geste instinctif, comme pour intervenir, mais il se contint. Azraël se redressa et tendit Radjan au colosse.
    - Garde-la, dit-il simplement.
   Il recula, s'appuya au mur et croisa les bras.
   Lentement, les paupières de Radjan s'ouvrirent sur son magnifique regard de saphir. Ehwaz la remit sur pied avec une douceur étonnante. Les yeux de la jeune femme rencontrèrent le regard ironique d'Azraël et elle parut se troubler un bref instant.
    - Je te dois la vie, murmura-t-elle de sa voix si enchanteresse. Laisse-moi te remercier.
   Elle s'approcha de lui, lui entoura les bras de son cou et pressa ses lèvres contre les siennes. De nouveau, Azraël sentit ses genoux trembler sous lui et, dans un coin de son esprit, une petite voix ricana :
    - Ce serait drôle que, moi, Azraël l'Invincible, me liquéfie pour un baiser !
   Quand Radjan se recula, elle tenait dans sa main droite le cimeterre à l'éclair, qu'elle avait subtilisé à Azraël pendant son baiser.
    - Je suis désolée, Egan, dit-elle en reculant encore.
   Ehwaz la regardait avec des yeux exorbités.
    - Ma dame... Vous... vous êtes le Champion Divin ? interrogea-t-il, incrédule.
   Les regards de Radjan et d'Azraël se croisèrent.
    - Non, Ehwaz, répondit Azraël d'une voix nette. Je suis le Champion Divin et Radjan est l'Usurpateur.
   Les lèvres de Radjan s'ouvrirent en un sourire inconsciemment séducteur.
    - Tu connais la prophétie, Egan, s'excusa-t-elle.
    - Le Champion Divin et l'Usurpateur se trouveront face à face et le monde tremblera sous leurs coups. La lame étincelante, litige de cet affrontement, choisira son élu qui accordera grâce à son adversaire, car terrible serait l'avenir si l'Usurpateur devait mourir, cita Azraël. Il n'est nullement dit que tu me vaincras, Radjan. Reconnais-le !
    - Il ne faut pas que l'Usurpateur meure, Egan, reprit calmement Radjan, mais rien n'est dit sur le Champion Divin.
    - Parce que le cimeterre me rétablira dans mon droit, répliqua le jeune homme.
    - Je ne peux pas te laisser vivre, Egan. La lame étincelante me permettra d'asseoir mon pouvoir sur les fidèles d'Indis.
    - En tuant tous ceux qui sont ici ?
    - Qu'importe ! Je peux tenir le cimeterre de la lune ! L'Usurpateur a des pouvoirs aussi grands que ceux du Champion Divin !
    - Cela n'est pas, Radjan. La preuve, c'est que je ne suis pas mort de ton poison, alors que tu en as été victime ! Ecoute-moi et obéis ! lança-t-il soudain d'une voix plus profonde que la sienne habituelle. Fais ton choix, maintenant !
   La Pierre frémit et s'illumina davantage. Malgré elle, Radjan fut obligée d'ouvrir les doigts et le cimeterre s'éleva dans les airs. Azraël tendit la main gauche en avant, paume vers le ciel, laissant bien voir la rose blanche au creux de sa main ; Radjan l'imita. La Pierre fit entendre un faible bourdonnement et le cimeterre se mit à tournoyer au-dessus de leur tête. Azraël ne le regardait même pas ; il fixait le sol devant lui, calculant combien de temps il lui restait. Crotale devait avoir presque achevé son travail, maintenant. Soudain, le cimeterre tomba et sa poignée se posa doucement dans la main d'Azraël qui referma ses doigts dessus. Il leva le bras vers le ciel.
    - Désolé, Radjan, dit-il calmement.
   Dans un craquement effroyable, le plafond leur tomba sur la tête.
   
   Au dehors, Crotale avait fait reculer Méline et regardait ce que Azraël et lui appelaient un manoir de fer. Irisea et Zarth les avaient rejoints et eux aussi regardaient ce magnifique bâtiment. Les murs semblèrent vaciller et dans un vacarme infernal, le manoir s'effondra dans un nuage de poussière. Crotale ne devait jamais oublier le cri que poussa Méline, un cri inhumain ne pouvant être émis par aucune gorge au monde.
    - Egan ! hurla la jeune fille.
   Elle se tourna vers Crotale, en furie, et l'agrippa par sa tunique.
    - Mais qu'as-tu fait ? cria-t-elle, des larmes pleins les yeux.
    - J'ai sapé les fondations du manoir, répondit calmement Crotale.
    - Tu as condamné Azraël à être enterré vif !
    - Il le savait. Ce n'est pas le premier manoir de fer que nous détruisons de cette manière.
   Irisea se serrait contre Zarth, ses yeux d'ambre follement agrandis. Le jeune drow ne parvenait pas à en croire ses yeux : Azraël, enfoui sous ces tonnes de gravats, mort écrasé ?
   La poussière se dissipait lentement, redescendant en volutes vers le sol. Crotale, silencieusement, souleva Méline de terre et la déposa sur le dos d'Imbris. Zarth dut se résigner à l'impossible : Azraël l'Invincible était mort. Nyi et Entshilkan s'approchèrent à leur tour et ils montèrent en selle. Zarth prit la tête du petit groupe ; tournant la tête en arrière, il vit que Crotale n'était pas à cheval. Il restait planté devant le manoir de fer, les yeux brûlés par la poussière, ne pouvant se résoudre à détacher son regard de cet amas de décombres à demi caché par le nuage opaque. Méline, incapable de supporter ce silence plus longtemps, lança Imbris au galop : elle voulait retourner le plus vite possible à Slar ramener de la main-d'oeuvre pour dégager le corps d'Azraël et lui donner une sépulture décente où elle pourrait venir pleurer. Un cri d'Irisea l'arrêta net :
    - Regardez !
   La jeune elfe avait les yeux exorbités de surprise, alors que Crotale arborait un sourire confiant : dans le nuage de poussière, on distinguait des silhouettes qui venaient vers eux. La première marchait tranquillement, d'un pas sûr, et au niveau de son oreille droite, brillait une douce lueur blanche. Les lèvres soudain décolorées de Méline articulèrent un nom en un souffle. Le visage couvert de poussière, les vêtements déchirés et salis, à moitié couvert de sang, Azraël sortait des décombres, portant Radjan à demi évanouie dans ses bras, suivi d'Ehwaz qui chancelait légèrement. Crotale secoua la tête avec un sourire indéfinissable.
    - Je savais bien que tu ne pouvais pas y être resté, dit-il simplement de sa voix rauque.
   Azraël lui tendit Radjan et se retourna vers le manoir.
    - En voilà un de moins sur Yslaire, fit-il avec satisfaction.
    - Qu'ont-ils de si spécial ? s'enquit Irisea, curieuse.
    - Le ciment entre les pierres a été mélangé à du sang humain et a ensuite été enchanté, si bien que rien ne peut abattre ces murs. A la fin, l'esprit de ceux qui vivent entre les murs d'un manoir de fer est attaqué par l'âme des hommes morts pour construire la bâtisse, et soit ils deviennent fous, soit leur ego est exacerbé et ils se transforment en monstres assoiffés de sang. Crotale, Rapace et moi avons décidé de détruire tous les manoirs de fer que nous trouverions sur notre route. En effet, la plupart des sacrifiés étaient des elfes. Quand un manoir est détruit, l'âme des sacrifiés trouve enfin le repos. A combien en sommes-nous, Crotale ?
    - C'est le dix-neuvième, répondit le jeune elfe. Rapace et moi en avons détruit quelques-uns pendant ton absence.
   Azraël hocha la tête.
    - C'est du bon travail. Combien en reste-t-il théoriquement ?
    - Juste trente-six, fit Crotale avec un sourire amusé.
    - Il nous reste encore du travail sur la planche, constata Azraël. Bon, on ne va pas rester là indéfiniment. Comment te sens-tu, Ehwaz ?
   Le colosse secoua la tête, comme pour se remettre les idées en place.
    - C'est bon, répondit-il. Mais je ne comprends toujours pas comment je suis encore vivant.
   Azraël eut un mince sourire et Crotale le soupçonna d'avoir fait des pieds et des mains pour sauver Ehwaz et Radjan. La jeune femme reprenait conscience dans ses bras ; quand le merveilleux regard bleu saphir rencontra les yeux d'un brun riche et chaud, aux légers reflets verts, Radjan se sentit rougir comme une enfant confrontée à un roi. Crotale, sans paraître s'apercevoir de son trouble, la remit sur pied, la soutenant toujours de son bras. Radjan regarda Azraël.
    - Tu m'as encore sauvée, Egan, commença-t-elle de sa voix enchanteresse.
    - C'est un de mes passe-temps favoris, répliqua ironiquement le jeune homme.
   Elle leva les bras et l'étrange parure de saphir qui ornait ses épaules s'illumina d'une lueur quasi irréelle. Azraël comprit alors qu'il s'était trompé : ce n'était pas des vraies pierres, mais bel et bien un tatouage d'une rare perfection, imitant réellement l'éclat des saphirs.
    - Je suis vraiment désolée, Egan, continua Radjan, une lueur désespérée dans ses yeux bleus. Je ne peux pas faire autrement...
   Elle prononça quelques mots et baissa les mains. Avant que l'éclair ne parte du bout de ses doigts, Crotale la saisit à bras-le-corps et la tira en arrière. L'éclair se perdit dans les airs, sans atteindre personne. Le jeune elfe regarda Azraël par-dessus l'épaule de Radjan.
    - Je crois que je me suis enfin acquitté de ma dette, remarqua-t-il du ton neutre qu'il adoptait souvent.
   Azraël acquiesça sans rien dire. Radjan se débattit dans les bras de Crotale, mais le jeune elfe ne semblait pas s'en soucier outre mesure. Il avait la même carrure peu commune que ses deux frères et aurait sans doute donné du fil à retordre à Azraël, si bien que ce n'étaient pas les pitoyables efforts de Radjan qui allaient le gêner. Il s'offrit même le luxe de relâcher son emprise d'une main pour repousser une mèche cuivrée qui s'était échappée du serre-tête de bronze ciselé qui lui enserrait le front.
    - Que fais-je d'elle ? demanda-t-il calmement.
    - Laisse-la libre, soupira Azraël d'un ton las. Nous n'avons pas le droit de la tuer : elle est l'Usurpateur de la lame étincelante et si elle meurt, il peut se passer des choses terribles. Elle finira par se rendre à l'évidence que cela ne sert à rien d'essayer de me tuer. Radjan, tous ceux du culte d'Indis sont morts, enterrés sous les décombres de ce manoir de fer. Tu n'as plus personne à dominer. Ma mort ne te servira à rien.
   Radjan eut un soupir étouffé et ne répondit rien ; Méline, instinctivement, comprit ce qui la motivait ainsi. Elle vint se couler sous le bras d'Azraël et lui chuchota :
    - C'est parce qu'elle t'aime qu'elle veut te tuer. Elle ne peut pas supporter de se sentir dominée par un homme.
   Azraël haussa les épaules.
    - Je n'y peux rien. Mais elle trouvera quelqu'un d'autre. La prophétie le dit. Partons, maintenant. Crotale, tu veux bien te charger de Radjan ? Je crains que Ehwaz ne soit trop soumis avec elle, alors que je sais que tu es totalement incorruptible.
   Crotale eut un sourire amusé qui rendit son visage anguleux un peu moins marqué. Du doigt, il suivit la cicatrice blanche qu'il avait au coin gauche de la bouche et fit :
    - Au pire, cela me le rappellera à mon bon souvenir.
   Azraël fit semblant de prendre un air contrit.
    - N'insiste pas trop lourdement à ce sujet. J'admets ne pas avoir été d'une délicatesse remarquable ce jour-là, mais avoue que tu m'y avais poussé !
   Crotale eut une moue dubitative.
    - J'en doute, rétorqua-t-il. Je dirais, pour ne pas faire de jaloux, que les torts étaient partagés. Je n'aurais pas dû te dire que tu n'étais après tout qu'un vil assassin mercenaire et tu n'aurais pas dû me frapper avec ton poing armé de cette horrible bague à pointe que tu tiens de la Guilde.
   Azraël eut un rire bref et broya amicalement l'épaule du jeune elfe.
    - Maintenant, tout cela est du passé. J'en garde une simple blessure d'amour-propre et tu as cette adorable cicatrice qui ajoute à ton charme.
   Crotale lui répondit par une grimace moqueuse, déposa Radjan sur Imbris et bondit en selle. Azraël fit de même avec Méline, tandis que Irisea prêtait Nyi à Ehwaz ; la jument accepta de mauvaise grâce de changer de cavalier et la jeune elfe dut la cajoler pendant une dizaine de minutes avant qu'elle ne laisse Ehwaz l'approcher. Zarth souleva alors sa fiancée de terre et l'assit devant lui en travers de sa selle. Le petit groupe s'ébranla en direction de Slar et les yeux de Radjan ne quittaient pas le cimeterre de la lune qui battait doucement l'épaule droite d'Azraël. Crotale chevauchait tranquillement, un bras passé autour de la taille de Radjan, ne semblant aucunement troublé par cette parfaite beauté, alors que même Azraël, qui se vantait, avec quelque raison, de résister aux charmes les plus ensorcelants, avait éprouvé le regret de devoir la tuer. Crotale ne se plaisait qu'en compagnie d'Imbris, son étalon couleur marbre aux longs poils marron. Lâchant les rênes, il caressa du doigt l'épaule satinée de son cheval.
    - Va, Orage de Pluie, murmura-t-il avec affection.
   L'animal dressa les oreilles et secoua la tête, comme pour confirmer que la confiance de son maître était bien placée. Sans forcer, il allongea la foulée et passa au petit galop. Derrière eux, Zarth et Irisea se chuchotaient des choses fort tendres à en juger par l'éclat des yeux de la jeune elfe, dont toute sauvagerie avait disparu. Quant à Azraël, il avait enroulé une mèche d'or rouge autour d'un de ses doigts et gardait ses lèvres près de l'oreille de Méline, son menton doucement appuyé au creux de l'épaule de la jeune fille.

Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair

Silverhair