Irisea

   Le chemin du retour à Slar se fit en un temps record et Azraël sut, en voyant les murailles de la ville, que quelque chose s'était passé. Il traversa la capitale au grand galop et les habitants, encore choqués, le laissèrent passer, reconnaissant leur prince au visage livide de démon.
    - Julian ! lança-t-il. Reste avec Shaman et Inuit ! Je n'ai pas le temps.
   Furnerius ralentit à peine en arrivant devant le palais et Azraël bondit à terre, imité par Zarth. Le jeune homme grimpa les marches du palais à une vitesse stupéfiante, suivi de près par Zarth qui ne lui cédait en rien en célérité. Azraël crut revivre un cauchemar qui lui avait déjà coûté Magira et Estar : des corps ensanglantés jonchaient le sol et quelques défenseurs parcouraient encore les couloirs, l'arme à la main, la mort et l'horreur dans les yeux, si terriblement fatigués qu'ils ne réalisaient plus que le palais était désert. Soudain, il buta dans un corps à demi dissimulé. Il se pencha et découvrit Jasanna. La jeune Païenne, ses cheveux noirs répandus autour d'elle, semblait tendre la main à quelqu'un par-delà même la mort. Azraël comprit vite : non loin se trouvait Kenaz, qui s'était fait si discret qu'il l'avait complètement oublié. Au doigt des deux jeunes gens, un mince anneau d'argent. Il s'agissait d'une coutume païenne : la jeune fille portait dès l'âge de quatorze ans un double anneau d'argent qu'elle scindait en deux lorsqu'elle s'engageait. Visiblement, Kenaz et Jasanna avaient échangé plus que des promesses. Dans un élan de pitié qu'il ne se connaissait pas, Azraël sacrifia quelques instants de son temps pour réunir les deux corps côte à côte et il mit la main de Jasanna dans celle de Kenaz. Puis il reprit sa course à travers le palais. Une autre peur lui tordait le ventre, en plus de la crainte de perdre Méline : il avait maintenant deux enfants. Intérieurement, son autre personnalité ricana d'un ton saccadé.
    - Quelle folie que d'avoir fondé une famille ! Tu as tant d'ennemis que tu ne pourras jamais tous les tuer ! Fou ! Fou !
   Et ce mot résonnait douloureusement dans sa tête, réveillant toutes les questions qu'il s'était déjà posées lors de l'affrontement avec les troglodytes.
   Irisea se dressa soudain devant eux et essuya d'un geste machinal le sang qui lui coulait du visage. Elle avait reçu un coup d'épée sur la joue, mais ne semblait pas s'en soucier.
    - Ils ont enlevé Méline, annonça-t-elle d'une voix rauque.
    - Qui la défendait ?
    - Nous tous. Mais elle préférait que nous luttions pour Estar et Shilka. Ils sont saufs, ici.
   Siriog se traîna péniblement vers eux, à moitié soutenu par Loïeza au désespoir. Le jeune homme n'était plus qu'une plaie et il tenait quand même à venir voir son prince alors qu'il ne pouvait même plus marcher.
    - J'ai échoué, mon prince, fit-il d'une voix lamentable. Je n'ai pas su protéger la femme que vous m'aviez confiée.
    - Siriog s'est jeté sur l'agresseur, relata Irisea de sa voix précise. Ce dernier tenait déjà Méline, mais Siriog s'accrochait ferme. Il a lancé un sort qui a projeté Siriog contre le mur et il a disparu dans un éclair.
   Azraël se pencha et souleva Siriog dans ses bras puissants comme s'il s'agissait d'un enfant.
    - Je suis désolé, mon prince..., sanglota le jeune barbare.
    - Il n'y a pas de quoi, Siriog. Tu as fait ce que tu as pu et je suis fier de toi. J'espère qu'Estar deviendra aussi brave que toi et aussi loyal.
   Il déposa le jeune barbare sur un lit et lui ordonna de ne plus bouger. Il laissa Loïeza à son chevet et disparut dans le couloir. Quand Zarth le vit réapparaître, le jeune elfe comprit tout de suite que son ami était en colère : ses yeux n'étaient plus que deux fentes très minces à l'éclat aussi dur que des pierres.
    - Viens avec moi, Zarth, dit-il d'un ton sans réplique.
   L'elfe noir ne protesta pas et obéit, suivi par Irisea. Azraël se rendit aussitôt dans le temple de Zubaran. Quand il le vit arriver, le prêtre vint immédiatement à sa rencontre.
    - C'est un grand malheur qui nous est arrivé là, dit-il d'emblée.
   Mais le visage d'Azraël lui laissait présager le pire.
    - Où parle-t-on à ton dieu ? demanda-t-il sèchement.
    - Le lieu vous est interdit, objecta le prêtre.
    - J'ai dit : où parle-t-on à ton dieu ? répéta Azraël d'une voix effrayante tant elle était calme.
    - Au fond du temple. Mais je doute qu'il vous entende.
    - Il a intérêt à m'entendre, gronda le jeune homme.
   Il alla se planter devant la statue qui représentait Zubaran, avec son habituelle boule de cristal dans la main gauche.
    - Zubaran, m'entends-tu ? cria-t-il.
    - Je t'entends, ô Azraël. Que me veux-tu ?
    - Tu es le dieu des oracles. Tu dois savoir où est Méline. J'exige que tu me communiques le lieu où elle est détenue et celui qui a commis ce forfait.
    - Je ne peux rien pour toi, Azraël.
    - Pas de faux-fuyant avec moi, Zubaran ! hurla Azraël. Réponds à ma question ou je détruis ce temple pierre par pierre et ta statue se trouvera éparpillée aux quatre coins du royaume !
    - Les dieux ne sont pas des boîtes à réponses, Azraël, répondit patiemment la voix désincarnée du dieu. Je ne peux accéder à ta demande.
   Furieux, le jeune homme saisit un vase précieux à côté de lui et le précipita violemment au sol.
    - Vous autres, les dieux, ne servez vraiment à rien ! lança-t-il. Vous êtes incapables de rendre le moindre service !
    - Un dieu et un seul peut t'aider ; lui seul osera affronter la colère d'Illustra et d'Erza qui ont édicté que nous étions trop liés par nos serments pour vous aider aussi directement.
    - Bien sûr, railla Azraël, répondre simplement à une question vous est interdit, mais pondre des prédictions aussi alambiquées qu'inutiles, ça, vous savez faire ! Vous êtes tous des incapables !
   Il brisa un autre vase et quitta le temple dans un état de fureur indescriptible. Il s'arrêta sur les marches du temple et plissa les yeux.
    - J'en appelle à tous les rapaces et à toutes les panthères ! lança-t-il mentalement. Recherchez Méline, ma femme, et retrouvez-la ! C'est un ordre qui suspend tous les autres !
   Normalement, son rayon d'action était très limité, mais sa colère était telle qu'il dépassa aisément les limites normales et des chevaliers des rapaces en initiation eurent la stupéfaction de voir leur compagnon s'envoler sans explication en plein exercice. Les maîtres vinrent les rassurer : ils avaient perçu eux aussi l'ordre mental d'Azraël et, sentant la tension du jeune homme, préférèrent ne pas se mettre en travers de son chemin.
   Le ciel fourmilla bientôt de rapaces qui volaient en tous sens, tandis que les panthères patrouillaient à terre. Azraël reçut rapidement un rapport d'un aigle, qui avait aperçu Méline au nord de la Forêt Principale ; l'oiseau de proie précisait que le ravisseur allait bientôt atteindre la mer et qu'il ne pourrait plus le suivre. Azraël ne fit ni une, ni deux : trente secondes plus tard, Furnerius se trouvait devant lui, près à partir. Zarth le rejoignit quelques instants plus tard, achevant de boucler sa ceinture supportant ses sabres. Entshilkan le suivait docilement. Ils allaient partir quand Irisea surgit à son tour. Elle n'avait rien fait pour sa blessure à son visage, mais avait pris le temps de s'armer d'une lourde épée et d'une dague, et sa fidèle arbalète était attachée à sa selle, ainsi qu'un nombre impressionnant de carreaux.
    - Que fais-tu, Irisea ? s'étonna Zarth.
    - Je viens avec vous, rétorqua la jeune elfe en renvoyant sa chevelure de flamme dans son dos d'un mouvement de l'épaule. Je ne servirai à rien ici, de toute façon.
    - C'est ridicule ! protesta Zarth. C'est bien trop dangereux !
    - Raison de plus, fit Irisea en mettant la main sur le pommeau de son épée.
   Azraël la fixa un petit moment, puis eut un sourire tordu.
    - Allons-y, dit-il simplement.
   Irisea inclina la tête et lança Nyi au galop.
   Ils n'eurent pas le temps d'aller très loin. A peine les murs de Slar eurent-ils disparu de leur champ de vision qu'une flèche frôla la joue d'Irisea qui fermait la marche. La jeune elfe s'arrêta aussitôt et bondit à terre, l'arbalète à la hanche. Ses yeux vifs fouillaient les alentours et quand son carreau partit, un cri de douleur ne tarda pas à faire écho. Trois hommes se ruèrent sur la jeune elfe, apparemment seule. Elle dégaina son épée, écarta Nyi d'un coup de poing sur la croupe et se prépara à faire face. Elle tua le premier sans beaucoup de mal, mais n'eut pas le temps d'éviter la lame du second. Elle plongea à terre, le front ensanglanté, mais se releva presque aussitôt et élimina le troisième attaquant. Le second recula un instant ; Zarth, alerté par l'arrivée de Nyi sans cavalier, avait fait demi-tour et prit Irisea par le bras.
    - Viens donc, lança-t-il. Inutile de t'exposer.
   Elle le repoussa.
    - Pars, Zarth. Je les retiendrai suffisamment longtemps pour qu'ils vous laissent tranquilles le temps que vous retrouviez Méline.
    - Tu ne nous accompagnes pas pour nous laisser tomber à la première embuscade ! fit Zarth d'un ton agressif.
    - Eh bien, si, justement. Telle était mon idée.
   Elle renvoya une des ses mèches en arrière et eut un doux sourire.
    - Pars, Zarth, répéta-t-elle. Tout ira mieux quand je te saurai au loin.
    - Pourquoi tenais-tu tant à nous accompagner ? demanda-t-il brutalement.
    - Parce que je ne voulais plus jamais être séparée de toi, répondit la jeune elfe sans le regarder.
   Zarth reçut un coup au coeur. Elle se retourna vers lui et son magnifique regard d'ambre doré était empli de tristesse.
    - Maintenant, cela n'a plus d'importance, n'est-ce pas ? Il est trop tard, de toute façon.
   Zarth la prit par le bras et la força à le regarder.
    - Tu vas les laisser te tuer, dit-il, lisant dans son regard comme dans un livre ouvert.
    - Oui, admit-elle sans fausse honte. Quand je serai sûre que vous êtes en sécurité.
    - Mais je ne veux pas, moi !
   Elle eut un sourire très tendre, puis tendit la main vers sa joue pour l'effleurer du bout des doigts.
    - Il est trop tard, Zarth, répéta-t-elle. Pars, maintenant. Je n'ai plus rien à dire.
   Elle se dégagea de son emprise et affermit sa main sur son épée. De l'autre main, elle tenait son arbalète chargée. Sans rien dire, elle la leva et tira ; un cri résonna sous les arbres. D'un geste vif, Zarth profita de son inattention pour la soulever dans ses bras et s'éloigner d'un pas vif. Il reçut presque aussitôt une flèche dans l'épaule.
    - Mauvais tireurs ! cria-t-il en se retournant à moitié.
    - Je t'en prie, Zarth ! fit Irisea en se débattant. Pourquoi fais-tu cela ?
    - Pour la même raison que toi, je suppose, répondit le jeune elfe en la déposant à terre et en dégainant ses sabres. Tu es jeune, Irisea, et je n'ai aucune envie de te voir mourir pour si peu de choses.
   Du dos de la main, Irisea essuya machinalement le sang qui coulait de son front.
    - Que veux-tu dire, Zarth ?
    - Je veux dire que je ne veux pas que tu meures, c'est tout.
   Irisea détourna la tête avec un pauvre regard de bête blessée à mort.
    - Je n'ai plus le choix, maintenant, Zarth. Alors, je t'en prie, n'en rajoute pas et laisse-moi seule ici. Azraël doit t'attendre et vous devez retrouver Méline avant qu'il ne soit trop tard.
   Sans s'occuper des archers qui pouvaient les viser, Zarth fit pivoter Irisea sur ses talons et plongea son regard gris dans les profondeurs dorées.
    - Et une fois que tu seras morte, cela t'avancera à quoi ?
    - Moi, à rien. Mais toi, tu seras délivré de ma présence. Ce sera déjà quelque chose d'appréciable, non ?
    - Et qui te dit que je veux être délivré de toi ? Par Sirius, Irisea, il ne t'est jamais venu à l'esprit que je pouvais prendre plaisir à ta compagnie ?
    - Si, mais je n'y ai jamais cru.
    - Pourquoi ?
   Torturée par le regard méditatif que Zarth portait sur elle, Irisea, dans un geste désespéré, leva son épée et courut vers les ennemis embusqués. Ceux-ci réagirent selon son attente, sortant brusquement de leur cachette. La corde d'acier de l'arbalète claqua encore une fois, puis Irisea la jeta sur le côté pour dresser son épée en geste de défi. Elle embrocha quelques attaquants sans peine, évitant en même temps les coups que lui portaient les autres. Soudain, il y eut une présence à côté d'elle et deux sabres étincelants entrèrent dans la danse.
    - Va-t'en ! cria-t-elle à Zarth.
    - Pas sans toi, rétorqua le jeune elfe noir.
   Irisea tomba brusquement à genoux, terrassée par un adversaire qui l'avait agressée dans le dos. Utilisant ses dernières forces, elle se traîna vers son arbalète, encocha un des carreaux attachés à sa ceinture et leva son arme. Un homme se dressa devant elle et se prépara à lui planter son épée dans le coeur. Dans un brouillard rouge, la main d'Irisea se crispa sur son arbalète et le carreau partit se ficher dans la poitrine de l'homme qui s'effondra sur le corps de la jeune elfe. Juste avant de perdre conscience, elle entendit Zarth pousser un véritable cri inhumain.
   Le jeune elfe noir fut pris d'une frénésie meurtrière et tous reculèrent devant lui. Soudain, une flèche enflammée fendit les airs et vint éliminer un des ennemis. Azraël venait d'entrer en scène.
    - Eh bien, il vous faut tout ce temps pour vous débarrasser d'une malheureuse dizaine d'adversaires ? s'exclama-t-il. Où est Irisea ?
   Incapable de répondre de façon cohérente, Zarth lui montra l'endroit où elle s'était tombée.
    - Occupe-toi d'elle, ordonna Azraël, je me charge du reste.
   Sans protester, Zarth courut vers le cadavre de l'homme qu'il poussa sur le côté et souleva Irisea dans ses bras. D'un bond, il fut sur le dos d'Entshilkan et s'éloigna, suivi de Nyi. La jeune elfe ouvrit rapidement les yeux et poussa un gémissement de désespoir en constatant qu'elle était toujours vivante.
    - Oh ! Pourquoi ne m'as-tu pas laissée mourir ? demanda-t-elle en éclatant en sanglots.
    - Parce que je ne veux plus vivre sans toi, répondit simplement Zarth.
   Mais Irisea pleurait amèrement et elle n'entendait rien. Le jeune drow la serra doucement contre lui. Elle releva la tête et parvint à balbutier, à travers ses larmes :
    - Comment peux-tu dire cela, alors que tu es un drow et moi une elfe de la surface ? Comment peux-tu dire cela alors qu'il y a... alors qu'il y a Shilka ?
   Elle se cacha le visage entre les mains, oubliant tout le sang qu'elle perdait. Zarth ne répondit rien. Leur différence ne serait pas préjudiciable à lui, mais bien à elle ; que diraient les autres elfes blancs de la voir acoquinée avec un drow ? Mais plus grave encore, pour lui, était cette accusation à propos de Shilka. Elle croyait qu'il l'aimait, c'était visible. Il arrêta Entshilkan et descendit de cheval pour déposer la jeune elfe sur un lit de mousse. Elle enleva les mains de son visage qui était barbouillé de sang et de larmes et le regarda de ses yeux d'or liquide remplis de douleur. Il lui prit les mains et eut un sourire qui se voulait courageux.
    - Irisea, Shilka est ma soeur, dit-il sans expliquer plus loin.
   La jeune elfe devint plus pâle encore qu'elle ne l'était déjà.
    - Il est trop tard, Zarth, fit-elle dans un souffle. Toute ma vie ne fut que des trop tard.
   Elle ferma les yeux.
    - Irisea ! cria Zarth. Irisea, ne meurs pas ! Je t'en prie, ne meurs pas ! Reste... reste avec moi...
   Elle rouvrit péniblement les yeux et essaya de lui sourire.
    - Pourquoi a-t-il fallu que ce soit toi ? Ne pouvais-je donc pas choisir quelqu'un d'autre ? J'ai tout perdu...
    - Oh, je t'en prie, Irisea...
    - Ne pleure pas, Zarth, il est trop tard, je te dis. Tu aurais dû m'écouter, tout à l'heure, quand je te disais de partir. Je voulais t'éviter ce spectacle pitoyable.
    - Je ne t'abandonnerai jamais, Irisea, dit fermement Zarth. Où que tu ailles, j'irai avec toi. J'ai l'impression que je t'ai attendue toute ma vie et que c'est pour cela que j'étais tellement attiré par la surface.
   Les larmes coulèrent des yeux d'or d'Irisea. Elle eut un sourire livide.
    - Merci de me dire cela maintenant, Zarth. Mais je... je vais mourir...
    - Ne dis pas de bêtises ! s'emporta le jeune drow.
   Avec son sourire douloureux, Irisea déboucla lentement sa ceinture, puis repoussa le plastron de cuir noir qu'elle portait. Zarth ouvrit de grands yeux horrifiés devant la blessure béante qu'elle avait au ventre.
    - Tout sera bientôt fini, murmura-t-elle, ses grands yeux d'or devenant vitreux.
   Soudain, une grande silhouette se dressa à côté de Zarth. L'elfe noir leva la tête.
    - Florian ! s'exclama-t-il, soulagé. Fais quelque chose pour elle, je t'en supplie !
   Le jeune mage s'agenouilla gravement à côté de lui.
    - Le veux-tu vraiment, Zarth ? demanda-t-il. Ce serait cruel de la ramener à la vie si tu ne veux pas d'elle.
    - Je l'aime, Florian ! Et j'ai besoin d'elle. Tu ne peux pas savoir combien elle m'a manqué pendant que j'étais avec Azraël à Vindemiatrix. Je ne veux plus jamais être séparé d'elle.
    - Très bien. Qu'il en soit donc fait ainsi que tu le désires.
   Et Florian déchaîna sa magie. Peu à peu, le teint d'Irisea perdit sa pâleur mortelle, mais ses yeux restaient obstinément clos. Et puis, tout arriva en même temps : Azraël revint du champ de bataille au moment où Irisea ouvrait les yeux. Zarth retint son cri de victoire, mais son regard était suffisamment éloquent. Quant à Irisea, elle avait l'air misérable.
    - Tiens, bonjour, Florian, fit Azraël, apparemment aucunement surpris de la présence du jeune mage.
    - Figure-toi que j'ai appris que tu étais encore une fois parti à la recherche de Méline, remarqua Florian en caressant doucement la tête de Rani qui avait enroulé un de ses tentacules autour de sa jambe.
    - Je sais bien ; dès que je m'absente, quelqu'un en profite pour l'enlever dans mon dos, soupira Azraël. C'est énervant, à la fin.
    - Je me suis dit que je pourrais peut-être te rendre service, reprit malicieusement Florian.
    - C'est une idée, rétorqua Azraël, gouailleur. A la rigueur, ça peut se négocier.
    - Bon. Que veux-tu ?
    - Tu peux nous téléporter là-bas ?
    - Non. Ce n'est pas dans mes cordes. Je ne peux téléporter quelqu'un que si je suis avec lui et il me faudrait faire au moins deux fois le chemin et je serais complètement vidé de mes forces, surtout que d'autres ont besoin de moi.
    - Méline m'avait téléporté une fois seul à Ferkar, remarqua Azraël.
    - Méline maîtrise la magie du feu, la plus puissante de toutes les magies. Moi, ce n'est pas mon cas. Par contre, je peux vous rendre infatigables jusqu'au moment où vous retrouverez Méline. Mais une fois que le sortilège aura expiré, vous serez incapables de faire quoi que ce soit. A mon avis, Azraël, tu devrais t'en sortir sans trop de mal. Zarth aussi. Mais Irisea...
   La jeune elfe repoussa derrière son oreille une mèche qui caressait sa joue.
    - Ne t'inquiète pas pour moi, Florian. J'ai vécu longtemps avec Farenir et il m'est arrivé plus d'une fois de rester sans dormir pendant plus d'une semaine d'affilée. Je tiendrai le coup.
    - Dans ce cas...
   Le jeune mage leva les mains et murmura quelques mots.
    - Vous pouvez y aller, leur indiqua Florian.
    - Merci, ami, lui fit chaleureusement Azraël. Au fait, si tu as le temps, passe donc à la cour flamboyante ; je crains qu'on n'ait besoin de tes services.
   Florian soupira en hochant la tête. Il s'éloigna, suivi de Rani, puis disparut soudainement. Les trois chevaux partirent presque aussitôt au galop.
   Il n'y eut plus de halte. Furnerius, Entshilkan et Nyi semblaient voler et la fatigue leur était inconnue. Mais ils ne pouvaient pas continuer éternellement comme cela. Alors qu'ils venaient de descendre de cheval pour se désaltérer, Irisea resta à l'écart comme elle le faisait depuis que Florian l'avait guérie ; Zarth subit le feu impitoyable du regard noir d'Azraël.
    - Tu ferais peut-être bien d'aller lui parler, suggéra le jeune homme d'une voix charriant des glaçons. Elle a honte. Elle t'a tout avoué parce qu'elle croyait qu'elle allait mourir et tu lui fais le coup de la sauver tout en continuant à l'ignorer. C'est inutilement cruel, tu sais.
   Il leva les yeux au ciel et soupira.
    - Et dire que c'est moi qui dis cela ! se lamenta-t-il. El Shur, espèce de faux-jeton, tu ne pourrais pas me laisser tranquille de temps en temps ? Il me semble que j'ai fait ma part, non ?
   Le dieu auquel il s'adressait était celui des sentiments et visiblement, celui-ci s'amusait fort à faire d'Azraël son messager, comme pour se venger de toute l'indifférence qu'il avait manifestée. Zarth se leva et se dirigea vers Irisea. Celle-ci leva des yeux craintifs quand elle le vit venir vers elle.
    - Irisea, je voudrais te...
   Soudain, il se tut ; il ne savait même pas quoi lui dire. Elle le regarda un instant, semblant attendre qu'il prononce quelque chose, puis soupira et tourna les talons.
    - Irisea, attends !
   La jeune elfe vit un mouvement dans les taillis ; d'un geste vif, elle se plaça devant Zarth, les bras écartés, pour le protéger de son corps, un cri rauque mourant sur ses lèvres. Le jeune drow perçut distinctement l'impact de la flèche quand elle s'enfonça dans l'épaule gauche d'Irisea qui s'affaissa sans un mot. Un peu plus loin, Azraël bondit sur ses pieds, dégaina ses cimeterres et plongea dans les taillis. Zarth recueillit la jeune elfe dans ses bras.
    - Idiote..., murmura-t-il. Idiote, avais-tu besoin de faire cela...
   Elle battit des paupières, comme si elle essayait vainement de garder les yeux ouverts.
    - J'aurais tant aimé..., souffla-t-elle.
    - Je m'en serais sorti tout seul, Irisea. Tu n'avais pas besoin de faire cela !
    - Je voulais que ma mort serve à quelque chose, dit-elle en essayant de rire. Mais ils ne savent même pas viser correctement...
   Elle ferma les yeux et une larme coula de sa paupière close. Zarth la serra contre lui.
    - Ne meurs pas ! s'exclama-t-il, farouche. Je te l'interdis !
   Elle rouvrit les yeux.
    - Je ne vais pas mourir, affirma-t-elle d'un air désolé. Ils n'ont touché que l'épaule. Mais je me sens toute drôle...
    - Azraël ! hurla Zarth à pleine voix.
    - Trente secondes ! répondit la voix lointaine de son ami. Je n'en ai pas encore fini !
   Il ne lui fallut que quelques instants pour bondir par-dessus un buisson et s'approcher.
    - Que se passe-t-il encore ?
    - Je crains qu'ils n'aient empoisonné leur flèche, fit Zarth, angoissé.
   Azraël extirpa avec le plus de douceur possible la flèche de l'épaule d'Irisea et en examina la pointe toute poisseuse.
    - En effet, fit-il en goûtant du bout de la langue son doigt trempé dans la substance. Je le connais ; il n'est pas follement dangereux, mortel, mais pas dangereux. Bon, je suppose que tu veux que je fasse quelque chose ?
   Il s'agenouilla à côté d'Irisea et posa sa main sur la blessure. Il fronça les sourcils et se concentra un bref instant. Le bout de ses doigts se mit à saigner, comme à chaque fois, et il se redressa, le visage légèrement pâle.
    - Je déteste cela, grogna-t-il.
    - Qu'as-tu fait ? hoqueta Zarth, surpris.
    - J'ai utilisé mes compétences de grand maître des élixirs. C'est-à-dire que partant du principe que je suis immunisé à tous les poisons, je peux soigner les autres par transfert du poison de leur sang au mien. C'est un procédé absolument infâme, que je réprouve totalement.
   D'une voix plus basse, il ajouta :
    - Je vais faire un tour. Je te laisse dix minutes, pas une de plus. Débrouille-toi pour que tout soit réglé à ce moment-là. Et je te promets que si tu n'as pas tout dit à Irisea, je mets les pieds dans le plat !
   Zarth eut un sourire.
    - Ouste ! murmura-t-il.
   Azraël s'éloigna d'un pas vif.
    - Où va-t-il ? demanda Irisea d'une petite voix.
    - Vérifier que les alentours sont sûrs, mentit Zarth. Maintenant, Irisea, il va falloir que nous ayons une petite conversation tous les deux.
   La jeune elfe détourna la tête, gênée.
    - Je suis désolée de t'avoir dit tout cela, Zarth. Si j'avais su que Florian était dans le coin, j'aurais attendu une autre occasion. Dès que nous aurons retrouvé Méline, je retournerai chez Farenir, ou dans ma tribu, et je ne t'importunerai plus.
    - Tu as fini ton petit discours ? s'enquit le jeune drow avec un drôle de sourire.
   Irisea rougit.
    - Il serait très bien adapté dans certains cas, reprit Zarth, mais pas ici.
   Il s'assit à côté de la jeune elfe et entoura ses genoux de ses bras.
    - Je ne sais pas si tu le sais, commença-t-il rêveusement, mais quand je suis venu à la surface d'Yslaire, les dieux-elfes m'ont observé longuement et Sirius a fini par m'adopter. Il a alors demandé à sa soeur, Crinalys, de me donner le pouvoir de communiquer avec les animaux, et plus spécialement avec les chevaux.
   Il jeta un coup d'oeil à Irisea qui l'écoutait sans rien dire. Il la saisit brusquement aux épaules.
    - Ne t'avise jamais de repartir où que ce soit sans moi, dit-il d'une voix qu'il retenait à grand-peine. Si jamais tu me fais un coup pareil, je mets tous les animaux d'Yslaire sur ta trace.
   Les yeux d'or d'Irisea s'emplirent de larmes.
    - Tu dis cela par pitié ! l'accusa-t-elle.
   Zarth eut un sourire amusé.
    - Tu sembles oublier, Irisea, que je suis un drow. La pitié et moi, cela fait deux. Il y a belle lurette que je n'en ai plus, comme Azraël, d'ailleurs. Lui, il prétend qu'il a déjà donné toute celle qu'il avait. Puisque tu n'as pas l'air de comprendre, je vais être obligé de te mettre les points sur les i. Je t'aime, Irisea, et je ne veux pas que...
   Il se mordit la lèvre, puis reprit :
    - Je ne veux surtout pas te priver de ta liberté, mais j'aimerais bien que tu arrêtes d'essayer de te suicider pour me protéger. Je suis assez grand pour le faire tout seul, tu sais. Mais il y a un petit problème, en fait.
   Irisea baissa les yeux.
    - Je suppose que ça a un rapport avec le fait que nous soyons des elfes différents, dit-elle lentement.
    - En effet. Acceptes-tu vraiment un drow ?
   La jeune elfe eut un sursaut.
    - Mais..., bégaya-t-elle. Mais ce n'est pas toi qui...
    - Il n'y a aucun problème pour moi, lui assura gravement Zarth. C'est pour toi que je m'inquiète. Les gens n'aiment pas les drows.
    - Je m'en moque ! Zarth, il y a autre chose... Je suis une demi-elfe...
    - Et alors ? fit le jeune elfe noir d'un ton parfaitement détaché.
   Le visage d'Irisea s'illumina ; Zarth la serra plus fort contre lui, puis prit son visage entre ses mains. Azraël, qui allait revenir, les vit s'embrasser de loin, et il jugea plus prudent d'aller vérifier de nouveau si tout allait bien.
    - Bon, de leur côté, les choses vont on ne peut mieux, songea-t-il. Mais je trouve étranges ces deux embuscades. Visiblement, le ravisseur ne tient pas à ce qu'on le rattrape. Mais moi, je n'ai pas vraiment envie de perdre mon temps à lui éliminer tous ses hommes les uns après les autres.

Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair

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