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"Que ton sang retombe sur ton meurtrier"
Azraël reprit son sérieux et son visage retrouva son impassibilité coutumière.
- Nous avons un flacon de double noir à détruire, dit-il sourdement. Alors seulement, Julianne sera vengée !
Il pivota sur ses talons.
- Shyntlara ! Où est l'entrée secrète ?
La jeune drow, mise en confiance par cet homme qui défiait les dieux et les démons, pointa son doigt vers un endroit de la muraille.
- C'est là. Tu veux que je l'ouvre ?
- Non, je crois que j'ai compris le système. Zarth ! Crée une zone de ténèbres à cet endroit et les autres, venez tous derrière moi !
Il passa doucement son doigt sur l'éclair stylisé sur la lame d'argent de son cimeterre, un curieux sourire aux lèvres. Zarth jeta ce sort que tous les drows nobles savaient jeter ; alors, dans les ténèbres, Azraël avança et pesa contre la paroi. Il la sentit céder sous son poids et découvrir un passage éclairé. Il s'y engagea silencieusement, assurant son cimeterre dans sa main. Mais dans la petite excavation qui se trouvait au bout du chemin, il n'y avait pas quatre clones de Gaud, comme Shyntlara l'avait dit ; il y avait... Ankrist.
Le sourire qui se dessina sur les lèvres d'Azraël était affreux à voir et celui par lequel lui répondit le tueur n'était pas plus agréable.
- Egan ! Ça faisait si longtemps !
- Oui. Depuis l'attaque de la Crypte par les chevaliers de la guerre, répondit calmement Azraël.
A ce souvenir, le visage d'Ankrist se referma.
- Un bien beau jour que celui de notre dernière rencontre, continua Azraël avec un petit sourire réjoui.
- Trêve de plaisanteries, Egan ! gronda Ankrist en se reprenant. J'ai ce que tu veux.
Il montra derrière lui une petite niche sombre où l'on distinguait vaguement la forme d'une fiole. Azraël acquiesça calmement.
- En effet. Je t'attends, Ankrist. Donne le signal des hostilités.
Dans un lent mouvement cérémonieux, Ankrist dégaina son épée en un vaste geste, puis sa dague pour parer. Le sifflement du deuxième cimeterre d'Azraël fut beaucoup plus discret et plus bref, mais il avait le bruit de la mort. Les deux hommes se firent face et Elvanshalee aperçut alors l'éclat de leurs yeux : même si Ankrist était un zombie, il avait l'air d'être vivant et la lueur dans son regard était aussi dure et haineuse que celle du regard sombre fixé sur lui. A la façon dont les doigts d'Azraël étaient refermés sur la garde de son arme, Zarth comprit que le chasseur avait réapparu. L'épée dessina la première courbe étincelante et un cimeterre se dressa sur sa trajectoire. La danse commença, d'abord lente, comme si les deux antagonistes se testaient, puis s'accélérant de plus en plus.
- Il y a des jours, gronda de nouveau Ankrist, je me dis que tu aurais mieux fait de me laisser mourir ce fameux jour où nous nous sommes battus côte à côte.
Azraël lança une nouvelle botte, mais Ankrist la para sans le moindre problème.
- Je sais, répondit Azraël, qui perdait du sang par sa blessure que lui avait infligée un des Gaud et qui avait été vidé de ses forces par les sorts de cristal, mais au moins, je connais mon adversaire. Deviendrais-tu nostalgique, Ankrist ?
Malgré cette pique, à laquelle le tueur ne répondit pas, Azraël ne put s'empêcher de repenser à cette journée qu'il classait parmi les plus éprouvantes de sa vie.
C'était quelques années auparavant, quand il avait vingt-sept ans. Il faisait alors son année de formation chez les drows et, lors d'une journée de libre, il partit dans les galeries environnantes de Vindemiatrix. Il portait alors ce qu'il appelait sa tenue de guerre, pantalon noir, tunique ajustée noire recouverte de la légère armure de cuir des chevaliers de la guerre, la fameuse ceinture de métal ouvragé et, déjà, son serre-tête d'alliage de tantale et de tungstène. La main sur la garde de son cimeterre, il allait à sa guise, seul pour une fois, Zarth étant parti avec Shilka faire une ronde avec une garnison. Au cours de son petit tour, il tomba sur un piège hautement sophistiqué, qui avait d'ailleurs été mis au point par des drows, et, dans ce piège, Ankrist, impuissant. Azraël s'arrêta en face de son ennemi de longue date et le regarda calmement, les bras croisés. Le tueur reconnut aussi celui qui se tenait devant lui et il grelotta devant la dureté du regard noir.
- Vas-y, Egan, siffla-t-il. Tu en as l'occasion : tue-moi !
Mais Azraël ne faisait pas un mouvement. Il se contentait de le regarder de ses yeux si étrangement vides, paraissant s'interroger sur la conduite à tenir. Puis, il fit un pas en avant. Ankrist essaya de rire, mais son rire mourut sur ses lèvres : le regard mortellement froid venait de se poser sur lui et il en frémit jusqu'aux os ; Ankrist n'était pourtant pas quelqu'un d'impressionnable, mais Azraël avait une attitude si singulière qu'il ne pouvait s'empêcher de redouter le pire. Avec une attention toute clinique, Azraël examina le piège qui retenait Ankrist, ce dernier tremblant de retenue en voyant son ennemi si près de lui, à sa portée, alors qu'il ne pouvait pas effectuer le moindre mouvement ! Il serait mort mille fois avec joie s'il avait pu tuer Azraël avant de mourir. Azraël tendit la main vers la machinerie du piège et Ankrist s'affola un court instant, persuadé qu'il avait trouvé un moyen de le faire souffrir encore plus atrocement avant de mourir. Mais subitement, l'emprise du piège se relâcha et il roula au sol, épuisé. Heurtant violemment le sol, il perdit connaissance.
Quand il rouvrit les yeux, Azraël était assis sur une pierre en face de lui, armes au fourreau, mais l'épée et la dague d'Ankrist à la main.
- Comment te sens-tu ? demanda le jeune homme d'une voix atone.
- Je ne suis pas encore mort, répondit Ankrist, un peu surpris.
- Pas encore, répéta Azraël.
Il se leva et lui lança ses armes. Ebahi, paralysé par l'étonnement, Ankrist faillit les laisser tomber. D'un mouvement fluide, Azraël sortit ses propres armes.
- Nous voici face à face pour la première fois, Ankrist, dit-il calmement. Plus d'embuscade sournoise ou d'attaques à quatre contre un ! Seuls, l'un contre l'autre. Défends-toi !
Ils s'approchèrent l'un de l'autre, le regard rivé dans celui de l'autre. Mais, à peine eurent-il croisé le fer qu'ils se figèrent tous les deux dans le même mouvement, aucun ne tenant de profiter de la soudaine immobilité de l'autre. Des aboiements doublés résonnaient le long des galeries de pierre.
- Des chiens infernaux ! s'exclama Ankrist en pâlissant légèrement.
- Ils viennent par ici, remarqua placidement Azraël.
Il recula et se dégagea de l'affrontement, sans pourtant baisser sa garde.
- En route, Ankrist. Nous n'allons pas nous laisser croquer les mollets par ces petits chiens.
- Petits ! gémit Ankrist. Ils font deux mètres de long !
Azraël se souvint que Ankrist était un lâche avant tout et il eut une grimace de mépris.
- Libre à toi si tu veux mourir. Mais il n'est plus l'heure de nous battre ou d'hésiter : les chiens infernaux seront là d'un instant à l'autre !
L'avertissement venait trop tard et Ankrist le sentit : la meute était déjà là ! Il pivota sur ses talons, se retrouvant à côté d'Azraël, et il pointa son arme devant lui, prêt à recevoir le choc. Il fut terrible : la meute se rua sur eux, gueules ouvertes sur des crocs dégoulinant de bave. Azraël n'eut même pas un frémissement et pourtant, il connaissait le danger de la morsure des chiens infernaux, cette morsure qui contaminait les victimes, leur donnant une maladie gangreneuse.
- Egan ! râla Ankrist. Nous ne nous en sortirons jamais !
Azraël ne daigna même pas répondre. La danse mortelle de ses deux lames ne s'interrompit pas et le dédain qu'il manifesta à Ankrist redonna du coeur au ventre à l'assassin. Il comprit que l'entraide était le seul moyen de sauver sa peau et il revint aux côtés de son ennemi. L'épée et la dague entrèrent en jeu à leur tour et pour les chiens, ce fut la bataille la plus dure de leur existence. Les deux hommes en face d'eux semblaient invulnérables et leurs coups étaient mortellement précis. Azraël ne s'occupait même pas du fait que chaque chien avait deux têtes : ses cimeterres se plongeaient dans les flancs chauds, atteignant le coeur, ou les décapitait directement à la base des deux têtes. La technique d'Ankrist était aussi efficace et sobre.
Le nombre des chiens dans la meute diminua, jusqu'au moment où il n'en resta plus que trois. Deux d'entre eux étaient focalisés sur Azraël et le dernier était gêné par ses deux semblables. Ankrist jugea qu'il était temps de disparaître. Il aurait aimé tuer Azraël de ses propres mains, mais la lutte du jeune homme était en train d'assurer sa propre existence. Silencieux comme un assassin savait le faire, il se glissa dans les ombres de Vindemiatrix. Azraël ne s'aperçut pas de son départ, mais il s'en était toujours douté et sa défection ne lui fit pas défaut. Il continua à faire front, sans reculer d'un seul pas, son regard étincelant rivé dans les yeux du chien qui lui faisait face. Il le regardait encore quand il lui enfonça son cimeterre dans la gorge. Il finit par se retrouver seul contre le dernier chien.
Glissant sur une flaque de sang, il tomba à la renverse et, aussitôt, le chien fut sur lui, cherchant sa gorge de ses crocs. Parant au plus pressé, Azraël se tortilla de façon à atteindre sa navaja au creux de ses reins et se débarrassa de la première tête. La deuxième le mordit cruellement au bras. Dans un dernier sursaut, Azraël appuya de son bras blessé sur la garde de sa navaja qui s'enfonça dans le coeur. Il ne craignait rien de cette maladie que transmettaient les morsures, puisque, par sa formation de grand maître des élixirs, il résistait à toutes les toxines attaquant son organisme. Il se releva lentement et récupéra ses armes.
- Nous nous retrouverons, Ankrist, je te le jure ! murmura-t-il.
Ankrist retrouva dans le regard d'Azraël cette lueur sans pitié qu'il y avait déjà vue le jour de leur combat côte à côte. De plus, le visage maculé de sang du jeune homme ne lui donnait pas un air de pitié. Mais la haine aveuglait presque Ankrist, alors que Azraël gardait son calme. Il avait toujours eu l'air si détaché dans leur long affrontement. On aurait presque pu dire qu'il ne haïssait pas Ankrist et qu'il se battait uniquement pour survivre. Mais cette fois-ci, Ankrist savait comment provoquer le jeune homme. Comprenant que, une fois de plus, les cimeterres étincelants se montreraient plus rapides que lui, il feinta et plongea en arrière, attrapa la fiole que convoitait Azraël ; une fléchette empoisonnée traversa sa main, mais il ne parut pas le ressentir. L'état zombie avait parfois du bon. Ankrist tint la fiole devant lui, haletant.
- Ne bouge plus, Egan, fit-il d'une voix hachée. Ne bouge plus ou je la laisse tomber sur le sol.
Lentement, sans quitter le jeune homme des yeux, il recula. Son attention fut détournée un instant par une mince silhouette qui bougea à l'extrémité de son champ de vision.
- Shyntlara ! Ne bouge pas non plus !
La jeune drow le regardait sans crainte, tandis qu'il continuait à reculer, tenant toujours la fiole dans sa main, tendue devant lui comme un talisman.
- Je suis désolée, mon oncle, murmura Shyntlara d'une voix si basse qu'elle en était presque inaudible.
Elle se redressa et inspira profondément avant de lancer :
- Par les Abysses, vois !
Ankrist s'arrêta net, ses yeux s'ouvrant démesurément sur une horreur qu'il était le seul à voir.
- Non ! hurla-t-il. Non, Shyntlara, pas ça !
Il lâcha la fiole et un cri horrifié jaillit des gorges de Zarth, Julian et Elvanshalee. Mais Azraël avait déjà réagi : il plongea en avant, roula sur lui-même et leva le bras ; son cimeterre décrivit une parfaite courbe étincelante et rencontra la fiole. Il y eut un bruit de cristal brisé et une vapeur s'éleva vers le ciel. Ankrist s'enfuit en hurlant, tandis que deux Gaud faisaient leur apparition, se tenant la poitrine comme s'ils souffraient l'enfer. Ils tombèrent à genoux, en prise à des convulsions terribles, puis tombèrent face contre le sol.
La fiole gisait par terre, réduite en de minuscules éclats de verre, et Azraël se redressait calmement, le cimeterre à l'éclair dans la main. Quand les deux hommes par terre se relevèrent, ils ne ressemblaient plus du tout à Gaud et avaient retrouvé leurs traits originels. Ils regardèrent Azraël avec terreur, son visage maculé de sang, et l'arme qu'il tenait à la main, puis s'enfuirent sans demander leur reste. Azraël baissa les yeux vers les restes de la fiole qui avait contenu l'âme de Gaud. A sa grande surprise, il vit un liquide rouge foncé se répandre sur les bris de verre et il se souvint alors de la phrase qu'il avait prononcée dans la forêt où il avait été pourchassé par Gaud devenu zombie, juste après avoir perdu Julianne :
- Que ton sang retombe sur ton meurtrier et retourne à la terre dont il est issu.
Malgré lui, il murmura de nouveau cette phrase et il sentit comme un sentiment de paix descendre sur lui. Il comprit alors que l'âme de Julianne était maintenant en paix. Il tourna son regard vers ses compagnons.
- Shyntlara... Tu as appelé Ankrist "mon oncle". Tu veux bien t'expliquer ?
- Ankrist est le frère de Gaud, dit calmement la jeune drow.
Azraël prit la nouvelle avec son impassibilité coutumière.
- Oh ! Très bien, dit-il seulement. Approche, Lualyrr.
La fille aînée de Kaliffa obéit, ses bras toujours liés derrière son dos. Azraël dégaina sa navaja et trancha ses liens.
- Lualyrr et Shyntlara, le moment est venu de nous quitter. Nous allons regagner le monde de la surface et vous, vous resterez ici.
Les deux jeunes drows pâlirent et le regard qu'elles attachèrent sur lui aurait fait comprendre au plus aveugle le sacrifice qu'elles allaient subir.
- Il est inutile de gémir ou de me supplier, continua inexorablement Azraël, prévenant toute parole. Mon coeur n'est pas libre, Shyntlara, ni pour toi, ni pour une autre, ajouta-t-il en regardant fixement Lualyrr. Il ne peut y avoir de vie pour moi dans les souterrains de Vindemiatrix.
Les deux jeunes drows acquiescèrent de la tête, puis se retirèrent. Chacun entendit leur pas décroître, puis il n'y eut plus qu'un seul pas, chancelant, un bruit sourd et le silence. Ils se regardèrent, un peu effarés ; seul Azraël semblait calme, comme s'il savait ce qu'il s'était passé. Elvanshalee se tourna vers lui.
- Azraël, que s'est-il passé ?
- Tu le sais, Elvanshalee, répondit le jeune homme en la regardant fixement. Partons.
Julian l'arrêta.
- Réponds plus clairement pour moi, si possible.
- Elles se sont entre-tuées, répondit Azraël en haussant les épaules d'un air d'évidence.
- Mais pourquoi ?
- Pour moi, fit doucement le jeune homme. Il était insupportable à Lualyrr de savoir que Shyntlara m'avait embrassé et la fille de Gaud n'était pas quelqu'un qui comptait se laisser faire. Lualyrr a gagné le premier affrontement, car elle a pris sa rivale par surprise, mais elle s'est effondrée peu après.
Julian le regarda avec des yeux horrifiés.
- Tu le savais et tu les as laissées partir ensemble !
Azraël rit doucement.
- Tu vois, Julian, pour toi, les drows étaient des créatures maléfiques, vouées à être exterminées. Tu en as rencontré quelques-uns, tu les as côtoyés pendant un certain temps et tu les as appréciés, ou presque. Maintenant, pour un peu, tu les épargnerais tous, en te disant qu'en fait, tu ne les comprenais pas auparavant. Détrompe-toi. Lualyrr a dû assassiner des dizaines d'elfes blancs innocents, et bien d'autres encore, et Shyntlara n'a certainement pas la conscience pure non plus.
Il regarda encore un moment le jeune chevalier du néant sérieusement ébranlé dans sa foi, puis rit de nouveau.
- Ne doute pas, Julian. Tu savais pourtant que j'étais quelqu'un de peu recommandable. Ne t'attache pas aux gens comme ça, ça te mènera à ta perte.
Il se tourna vers Elvanshalee, qui se tenait à côté de Zarth.
- Viens-tu avec nous, petite elfe ?
Elle le regarda de ses grands yeux rubis et elle acquiesça en silence.
- Très bien. Nous allons à la Crypte des Assassins. Nous avons nos montures à récupérer.
Ils reprirent donc leur route, passant à côté de deux formes sombres gisant par terre, mais Azraël ne s'arrêta pas. Ce fut à peine s'il leur accorda un regard, alors qu'il fit une pause pour récupérer son sac. Julian remonta à sa hauteur.
- Pourtant, tu as sauvé Shyntlara, hasarda-t-il.
- Après l'avoir quasiment tuée, répondit Azraël avec un petit sourire. N'oublie jamais, Julian, qu'un assassin a de bien étranges motivations, quand il a des motivations.
- Tu n'es pas un assassin !
- Oh si ! J'en suis un. Le meilleur, même. D'ailleurs, je suis presque le seul encore vivant de la Guilde. Et j'en garde encore les réflexes.
Ruminant ces phrases, Julian se retira vers le centre de la colonne, à côté d'Elvanshalee.
Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair
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