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Azraël face aux Abysses
Et puis, soudain, dans un bruit de verre brisé, le nuage vola en éclat et l'horreur noire fut libérée. Sifflant comme trente-six démons, elle fondit droit sur Shyntlara... et Azraël qui se trouvait droit devant elle. Le jeune homme tendit en avant ses mains blessées et lança un ordre sec. Un bouclier de cristal apparut au bout de ses mains. Le nuage hésita ; il venait de faire connaissance avec le cristal et n'avait que fort peu apprécié le contact. Il fit donc un écart, mais resta obnubilé par sa cible. Azraël pivota sur ses talons, son bouclier protecteur toujours tendu devant lui et, sous les impulsions du jeune chevalier du cristal, le bouclier s'étendait à vue d'oeil. Azraël prenait bien garde à rester toujours devant le petit groupe que constituaient ses compagnons d'aventures. Le nuage poussa un sifflement irrité et Azraël répondit de la même façon. Un dialogue sembla s'engager entre les deux antagonistes, puis le jeune homme prononça quelques paroles dans un langage hideux, des mots durs, rocailleux, qui semblaient rouler dans la bouche avant d'être audibles. Ça ressemblait à un mélange de grognements, de sifflements et d'autres bruits peu agréables.
- Mais que fait-il ? chuchota Julian à Zarth.
Le jeune drow semblait en admiration.
- Je ne l'avais jamais vu faire ça, dit-il. J'en avais entendu parler, mais vu de mes yeux, non...
Il se ressaisit.
- Ce nuage est envoyé par un dieu, sans doute Liriel ou Nyxador. Ce que tu vois bouger dedans, ce sont des créatures des Abysses, des démons, des monstres affreux dont personne ne peut soutenir la vue. Ces créatures ont un langage horrible, que personne ne connaît et que personne ne voudrait apprendre. J'avais entendu dire que Azraël savait parler à ces créatures, mais je ne le croyais pas. Et pourtant, c'est vrai ! On vient de prouver que la gorge humaine pouvait prononcer ces bruits bizarres !
- Azraël sait donc tout ? demanda Julian, impressionné.
- Tout ? Oui, sans doute, on peut dire cela. Mais souviens-toi, Julian, qu'il a payé le prix de chaque parcelle de son savoir... Il les a même sans doute payées beaucoup plus qu'elles ne valent...
Azraël continuait à dialoguer avec le nuage, mais sa voix devenait de plus en plus irritée. A un moment, il ne répondit que par un seul borborygme et le nuage sembla être traversé de lueurs rouges.
- Aïe aïe ! fit Zarth. On dirait qu'il vient de dire quelque chose qui ne leur a pas plu...
Le nuage se replia sur lui-même, puis se détendit comme un ressort, fondant droit sur Azraël. Le jeune homme lui opposa la protection de son bouclier de cristal, mais le nuage semblait avoir prévu la manoeuvre et il commença à s'étendre de tous les côtés, vers les bords du bouclier. Azraël prononça un autre mot, mais ce n'était plus dans la langue gutturale des Abysses. Zarth constata alors qu'il ne tenait pas le bouclier dans ses mains : il y avait au moins une vingtaine de centimètres entre ses mains blessées et la surface de cristal.
Une course s'engagea : d'une part, le nuage noir tentait d'atteindre les bords du bouclier et, d'autre part, Azraël agrandissait le même bouclier. Le bord inférieur finit par toucher le sol, mais Azraël ne cessa pas pour autant de tendre son pouvoir de ce côté. Le cristal entra dans le sol, établissant une symbiose, et bloquant totalement le passage au nuage. Mais l'ombre s'étendait maintenant encore plus vite vers les autres bords. Azraël intensifia son effort et Zarth vit des gouttes de sueur jaillir de son front. Mais Azraël était infatigable ; il se redressa et lança dans cette langue rocailleuse ce qui devait être une injure et qui fut très mal pris par le nuage. Alors que ce dernier, suffoqué d'indignation, arrêtait sa progression, Azraël se tendit dans sa concentration et son bouclier de cristal s'ancra dans toutes les parois. Ils étaient maintenant protégés par une paroi de cristal qui se refermait autour d'eux.
Vidé de ses forces, Azraël se recroquevilla et s'appuya sur ses genoux, ne pouvant retenir une grimace de douleur quand la paume à vif de ses mains prit appui sur le cuir de son pantalon. Pour Zarth, cette grimace était révélatrice : le jeune homme n'avait plus de forces, sinon il n'aurait jamais montré sa souffrance. Il vint soutenir son ami.
- Par Sirius, Azraël, reprends quelques forces ! Tu vas te tuer à la tâche !
- Donne-moi mon cimeterre, murmura le jeune homme, livide. Surtout, ne le touche pas, ça pourrait te tuer. Prends-le par son fourreau.
Zarth obéit et, tandis qu'il le tenait, Azraël posa une de ses mains sur la Pierre de Lune.
- Vas-y, maintenant, Xetha, dit-il à voix basse.
La pierre irradia une lueur opaline qui entoura la main d'Azraël. Le jeune homme ferma à demi les yeux pour cacher la douleur qui l'envahissait, mais rien n'échappa au regard vigilant de Zarth qui s'interrogea : si la guérison causait une telle souffrance à Azraël, qu'avait-il donc ressenti quand il était blessé ? Le jeune aventurier posa ensuite son autre main sur la Pierre de Lune et la guérison se fit de nouveau. Ensuite, Azraël prit le fourreau de ses deux mains et l'éleva à la hauteur de ses yeux ; alors il appuya son front contre l'énorme adulaire qui constituait le pommeau de son arme. La lueur de la pierre l'entoura alors tout entier, le nimbant d'une sorte d'aura. Pendant ce temps, les autres gardaient les yeux fixés sur le nuage qui s'acharnait à l'extérieur contre la paroi de cristal qui le séparait de ses victimes.
Azraël se redressa, se sentant régénéré, et constata la sorte de transe hypnotique dans laquelle se trouvaient plongés ses compagnons.
- Les Abysses ont faim, dit-il soudainement.
Ces simples paroles rompirent l'hypnose. Shyntlara, parfaitement consciente maintenant, se jeta dans les bras d'Azraël qui en resta si surpris qu'il ne fit aucun mouvement pour l'en empêcher.
- Tu m'as sauvée ! murmura-t-elle avec adoration, ses bras noués autour de son cou.
- Allons, Shyntlara, ce n'est pas le moment. Je n'ai fait que retarder l'échéance. Tu me remercieras plus tard..., répondit Azraël en essayant de se dégager de l'étreinte de la jeune drow.
Mais Shyntlara se collait à lui de telle manière qu'il ne pouvait rien faire, surtout qu'il était complètement vidé de ses forces, les sorts de cristal nécessitant énormément d'énergie. La jeune drow se hissa à sa hauteur et pressa ses lèvres contre les siennes. Azraël leva les yeux vers le plafond, comme pour dire :
- Mais pourquoi est-ce que ça tombe toujours sur moi ?
Ce faisant, son regard rencontra celui de Lualyrr, qui aurait pu passer pour inexpressif, mais qui était haineux : la fille aînée de Kaliffa n'avait pas craint sa demi-soeur, mais elle voyait maintenant en elle une rivale. Azraël fit un pas en arrière, ses épaules heurtant la paroi de cristal, et repoussa Shyntlara.
- Pas de ça, Shyntlara ! fit-il, mâchoires serrées. Ce n'est vraiment pas le moment et, de toute façon, on n'embrasse pas l'assassin de son père et de sa mère !
Il remit ses protège-bras et ses gants, ainsi que son anneau noir, chose qu'il avait oubliée de faire plus tôt, dans la précipitation. Son regard fit le tour de l'abri de cristal.
- Zarth et Julian, je vous confie la défense du camp ! lança-t-il avec un léger sourire.
Il se mit dans un coin, contre une paroi de cristal, et commença à élever un mur entre le groupe et lui.
- Qu'est-ce que tu fais ? hurla Elvanshalee.
- Je vais rendre une petite visite aux Abysses ! répondit-il en souriant.
Elvanshalee se jeta en avant, mais il venait d'achever son mur, et ses mains n'agrippèrent que du cristal lisse. Zarth vint la prendre par les épaules.
- Elvanshalee, fais-lui confiance, dit-il.
- Un bien grand mot, n'est-ce pas ? fit-elle avec un pauvre sourire.
Lualyrr ne quittait pas des yeux la petite cage d'Azraël et elle le montra du menton avec un cri étranglé.
- Regardez !
Tous les regards convergèrent vers Azraël. Celui-ci était tranquillement en train d'ouvrir son abri vers l'extérieur, vers le danger ; il était appuyé contre la paroi adjacente à leur abri, le cimeterre de la lune fixé dans son système spécial et il tenait ses deux mains tendues devant lui en psalmodiant un chant ou un sortilège. De nouveau, Elvanshalee se jeta en avant et tambourina des deux poings contre l'épaisse paroi de cristal.
- Azraël ! Azraël ! Ne fais pas ça ! Je t'en prie...
Sa voix se brisa. Zarth murmura, en secouant la tête :
- C'est inutile. Il ne nous entend pas. Son cristal ne laisse pas passer le son.
Julian alla chercher la petite elfe noire qui se mordait les lèvres pour ne pas pleurer.
Azraël était sorti de son abri de cristal, le cimeterre à la main, et, subitement, le nuage ne semblait pas pressé de l'attaquer. Il était allé voir si le jeune homme n'avait pas laissé une ouverture dans son édifice de cristal, mais Azraël était un perfectionniste. Il se tourna vers le nuage et, donc, vers ses amis, qui virent ses lèvres bouger. Azraël parlait de nouveau cette langue gutturale, seule langue que comprenaient les créatures des Abysses.
- Que voulez-vous ?
- L'âme d'une drow nous est due. Elle a trahi son serment envers Liriel, répondirent les créatures.
- Elle est sous ma protection et je vous retire votre droit à son âme ! s'exclama Azraël, impassible, évitant de nommer la jeune elfe, puisque le nom donnait toujours un pouvoir quand il était utilisé par ou sur des créatures des Abysses.
- Qui es-tu pour nous dire cela ?
- Je suis le Champion Divin !
Une voix soudain domina le chaos de sifflements et de grondements qui provenait du nuage, une voix chaude et profonde, aux sonorités d'exception, comme de la lumière pure, et cette voix prononça quelques mots dans la langue d'Azraël.
- Eh bien, Azraël, te revoilà donc sur mon chemin !
- Ozanam ! s'étonna le jeune homme. Je veux dire... Zaamon. J'aurais dû me douter que tu avais rejoint les Abysses après notre petit différent.
Celui qui s'était fait passer pour le barde Ozanam fit entendre un petit rire.
- Petit différent ? Voilà comment tu appelles notre affrontement ? Que voilà un bel euphémisme, aventurier ! Et nous revoici de nouveau face à face, ajouta-t-il d'un ton gourmand. Sauf que je suis maintenant dans mon domaine...
- Oui, mais j'ai ceci en plus depuis la dernière fois, fit Azraël en soulevant légèrement son cimeterre.
- Oui, nous savons. Les Abysses ont tremblé quand tu as posé ta main sur le cimeterre sacré. Qu'allons-nous faire de toi ?
Une protestation s'éleva du nuage.
- Mes compagnons ne sont pas d'accord. Ils n'aiment pas que nous discutions dans une langue qu'ils ne comprennent pas. Acceptes-tu de parler de nouveau la langue des Abysses ?
- Je n'ai pas trop le choix, me semble-t-il, répondit Azraël à l'aide de deux grognements et d'un long sifflement.
La voix qui lui répondit n'avait plus rien à voir avec celle d'Ozanam.
- Pourquoi discutons-nous avec toi ? Nous pouvons utiliser ton nom contre toi !
- Vous ne connaissez pas mon vrai nom ! rétorqua calmement Azraël. De plus, je connais aussi le nom d'un des vôtres, voire de plusieurs, et j'ai des moyens de pression sur vous. Rendez-vous !
- Jamais ! rugit la voix et Azraël recula d'un pas, tant le cri résonna dans ses oreilles.
Il secoua doucement la tête, comme pour la remettre en place, et releva son cimeterre d'un air résolu.
- Alors, puisque nous ne pouvons nous entendre, nous allons nous battre ! lança-t-il.
Le nuage fondit aussitôt sur lui. Azraël l'esquiva souplement et riposta d'un coup de cimeterre. Sa lame sembla traverser l'ombre sans lui causer de dommage, mais les voix poussèrent un hurlement et trois gouttes d'épais sang noir tombèrent sur le sol. Après ce premier affrontement, le nuage parut soudain moins résolu à se battre, mais Azraël n'était pas de cet avis et il prit l'initiative de l'offensive. Il bondit en avant, son arme levée au-dessus de sa tête, et l'abattit férocement sur le nuage, reculant précipitamment avant que l'ombre ne se referme sur lui. De nouveau, il entendit la plainte monter des Abysses et le sang noir vint s'écraser sur le sol. Intrépide, sans pitié, Azraël repartit à l'assaut, tailladant à loisir dans le nuage noir, qui se tordait tant de douleur et qui criait tant qu'il ne pouvait éviter les coups. Les créatures à l'intérieur qui n'avaient pas été touchées tentaient de reformer la cohésion du nuage, mais bientôt, elles se retrouvèrent seules devant le simple mortel qui les défiait. Azraël savait que le chasseur en lui reprenait le dessus, cet autre lui-même qui était né durant son apprentissage chez les Fils des Ténèbres et qui restait toujours tapis au fond de lui-même, guettant la moindre occasion de resurgir. Dans le nuage, ce fut la débandade, à qui s'enfuirait le plus vite pour retrouver l'abri sombre du fond des Abysses. Tant pis pour Liriel ! Qu'elle fasse son travail elle-même !
- Et ne revenez pas ! hurla Azraël dans la langue des Abysses et, proférées de cette voix hargneuse et puissante, les syllabes paraissaient plus terribles et plus rocailleuses encore. Si jamais je vous retrouve sur mon chemin, je vous poursuivrai jusqu'au fond des Abysses !
La menace du jeune homme éclata dans les Abysses comme un glas et tous les démons, toutes les créatures maudites, tous les monstres dont la vue était insoutenable se cachèrent la tête sous leurs pattes, quand ils en avaient, et gémirent comme des enfants abandonnés dans le noir. Azraël entendit cette plainte alors que le nuage partait en lambeaux et un sourire satisfait s'inscrivit sur son visage. Alors il se retourna vers l'abri de cristal et, d'une seule note, très pure, il brisa la paroi de cristal, libérant ses amis. Zarth vient aussitôt vers son ami qui s'occupait de nettoyer sa lame du sang noir qui la souillait.
- Que s'est-il passé ? Tu semblais exulter !
Le jeune homme leva vers le jeune drow un visage calme et inexpressif.
- Les Abysses me craignent, dit-il simplement.
Zarth resta sidéré par cette nouvelle ; de toutes les créatures qui existaient, dieux y compris, nulle n'était moins accessible à la peur que les créatures des Abysses. Et voilà qu'un simple humain les terrifiait !
- En es-tu sûr ?
Azraël renversa la tête en arrière et éclata de rire, un rire profond et chaleureux comme Zarth n'en avait jamais entendu de la part du jeune homme.
- Tu as vu comment le nuage s'est disloqué ? Les Abysses ont fui devant moi comme d'autres fuient devant la peste ! Je les ai fait trop souffrir et je paraissais invulnérable. Je les ai menacées de venir dans leur domaine si jamais je les revoyais et elles se sont mises à pleurer ! A pleurer ! C'est à mourir de rire !
Azraël grimaçait un sourire et, dans ses yeux, une lueur inquiétante s'était allumée.
- Tiens, au fait, il y avait ton ami Ozanam, dit-il négligemment.
Zarth se raidit. Ozanam avait tout fait, lors de son séjour à la cour de Slar, pour isoler le jeune drow et miner ses bonnes résolutions.
Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair
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