La mort de l'hydre

   Azraël reprit conscience avec un mal de crâne épouvantable ; il était couvert de chaînes de la tête aux pieds et rigoureusement incapable d'effectuer le moindre mouvement. En face de lui, l'hydre achevait de se débarrasser de la gangue de cristal qui la recouvrait. Azraël examina sa situation d'un oeil critique, essaya de bouger un doigt et conclut de façon impavide qu'il ressemblait bel et bien à quelqu'un de prisonnier.
   Il releva la tête et vit une elfe venir vers lui ; il s'agissait d'une drow habillée d'une longue robe noire stricte et au front ceint d'une fine couronne noire ornée en son milieu d'une étoile noire. Elle aurait pu être une prêtresse de Liriel, mais Azraël savait que ce n'était pas le cas. Avec un sourire machiavélique, la drow ouvrit les mains et, dans ses paumes plus claires, étaient peints deux symboles d'un noir brillant : dans la main gauche, une lune et dans la main droite, un soleil. Azraël hocha la tête.
    - Bienvenue à toi, Liriel, dit-il calmement.
   La déesse des ténèbres alla chercher un large cercle de métal noir qu'elle enfonça sur la tête du jeune homme avant de le fixer à une chaîne reliée au mur.
    - Ce que j'aime avec toi, Azraël, répondit-elle enfin, c'est que tu ne perds jamais espoir. Même vaincu, tu continues à te battre.
    - Tu es dans l'erreur, Liriel. Je ne peux pas perdre l'espoir : je n'en ai jamais eu.
   Il regarda l'hydre qui ne perdait pas le moindre de ses mouvements, pour peu qu'on puisse dire qu'il bougeait.
    - Aurais-tu abandonné ta gentille petite créature, Liriel ? demanda-t-il.
    - Non, pas du tout. En fait, la drow que tu vois devant toi n'est qu'une illusion. Je suis toujours incarnée dans cette hydre blessée, mais bientôt, tu ne seras plus là pour le voir.
   Elle sourit de nouveau. Azraël hocha la tête d'un air blasé, renversa la tête en arrière pour l'appuyer contre la roche et se mit à siffler. Liriel en fut décontenancée et un tantinet furieuse.
    - Je t'interdis de siffler ! lança-t-elle. Tu ne sais pas ce que je te prépare, mon petit Azraël !
    - Bof. Il paraît que tu attends avec impatience de voir mon sang répandu en ton honneur, alors je suppose que tu me mijotes un gentil petit sacrifice que, malheureusement, je ne pourrais pas voir jusqu'à la fin, car j'en serai la victime. Tss. Vraiment dommage.
    - Qui a vendu la mèche ? hurla Liriel.
    - Kaliffa. Mais si tu veux la tuer, rassure-toi tout de suite, je l'ai déjà fait à ta place, rétorqua Azraël avec un sourire à se faire damner les déesses.
   Liriel lui répondit par un sourire fruité.
    - Ne crois pas cela, mon petit Azraël, ronronna-t-elle.
   Alors le jeune homme commença à craindre le pire. Il s'invectiva mentalement et se secoua ; il examina la pièce autour de lui. Il se trouvait dans une sorte de grotte qui ne devait pas être bien loin des environs de Vindemiatrix, mais que Liriel protégeait certainement par un sort pour éviter que des drows ne la repèrent. Deux galeries y donnaient accès et, de l'une de ses galeries, sortit Kaliffa, aussi belle que lorsqu'elle était devenue prêtresse, il y avait de cela quelques dizaines d'années. Le visage mince d'Azraël ne marqua pas la moindre réaction.
    - Que penses-tu de cela, mon petit Azraël ? continua Liriel sur le même ton ronronnant.
   Le jeune homme grinça intérieurement des dents.
    - Absolument admirable, Liriel, commenta-t-il d'un ton détaché, sachant que la déesse exulterait si elle le voyait abattu ou furieux. J'étais un peu désolé d'avoir traité Kaliffa de cette manière. Heureusement que tu l'as ressuscitée ! J'ai trouvé qu'elle n'avait pas beaucoup de ressort la dernière fois.
   Le beau visage de Kaliffa se déforma de fureur.
    - Laisse-moi le sacrifier en ton honneur, ô Déesse ! implora-t-elle en se tournant vers Liriel.
   La déesse contempla celle qui avait été longtemps sa prêtresse préférée.
    - Appelle ton époux, Kaliffa, ordonna-t-elle enfin.
   Surprise, la grande prêtresse obtempéra. Le drow qui entra dans la grotte n'était plus l'ombre que de lui-même. Azraël se souvint qu'il avait transformé sa femme en zombie quand Zarth l'avait tuée. Les pouvoirs accordés aux hommes dans la société régie par Liriel n'étaient jamais très grands, les magiciens se faisant souvent transformer en driders lors de l'épreuve de fidélité à Liriel. Pour accomplir le sortilège de zombie, l'époux de Kaliffa avait dû dépasser la limite de ses forces. Mais en regardant plus attentivement le drow, Azraël comprit qu'il s'était trompé sur un point : Liriel elle-même avait dû ordonner cette "résurrection" et elle avait accordé des pouvoirs à celui qui avait accepté d'être son instrument dans l'affaire ; cela se voyait dans la lueur fanatique des yeux de l'elfe.
    - Vyn, commença la déesse d'une voix douce, vois-tu cet homme enchaîné ? Il est responsable de bien des maux et, entre autres, c'est lui qui a tué le zombie que tu avais eu tant de mal à créer.
   Le drow eut un geste de fureur. Liriel eut un sourire de satisfaction. Azraël avait fini d'examiner le nouveau venu et, pour montrer son mépris, il cracha entre ses dents.
    - Même avec une seule main de libre, je ne fais qu'une bouchée de cet avorton, marmonna-t-il.
   La déesse l'entendit et elle répondit doucement, de façon à ce que lui seul l'entende :
    - Tu n'auras même pas ce plaisir-là, mon petit Azraël !
   Elle se tourna vers Kaliffa.
    - Appelle ta fille aînée ! ordonna-t-elle.
   Kaliffa obéit sans discuter et Lualyrr, l'aînée des filles de Kaliffa, grande prêtresse elle aussi, plus belle encore que sa mère, vint s'agenouiller devant la déesse qu'elle vénérait.
    - Ecoute et regarde, Lualyrr, commanda Liriel.
   La jeune drow hocha la tête et se releva, pour aller se poster dans un coin de la grotte d'où elle pourrait tout observer. Liriel se tourna de nouveau vers Kaliffa.
    - Donne-moi la lame du sacrifice et chante ! Le plus beau chant dédié à ma gloire !
   Obéissante, Kaliffa fit ce qu'elle voulait. Liriel leva la lame en forme d'araignée au-dessus de sa tête. Azraël sentit un frisson lui parcourir le dos en voyant la lame aux huit pattes acérées droit au-dessus de son coeur.
    - Eh bien, il semblerait que je sois arrivé à la fin de ma vie, songea-t-il. Dis-moi, Caliga, qui, de la Guilde ou moi, a gagné le combat ?
   Tandis que la voix de Kaliffa continuait à psalmodier un chant drow, Azraël réfléchit et plissa les yeux.
    - Mon vieux, tu es un imbécile, se dit-il. Tu es à peine prisonnier d'une déesse que tu paniques !
   Liriel continuait à tenir la lame sacrificielle au-dessus de sa tête et elle attendait le point culminant du chant pour l'abattre dans une poitrine offerte. Enfin, la voix de Kaliffa s'envola, prenant plus d'ampleur, et le bras de la déesse s'abattit à une vitesse fulgurante.
   Il y eut un hoquet de douleur et Vyn, ses mains serrées sur sa poitrine, roula par terre, les yeux exorbités. Kaliffa s'arrêta au milieu de son chant, la bouche ouverte, regardant son mari qui gisait au sol, son coeur frémissant planté sur la lame sacrificielle que tenait encore Liriel. Azraël, se retenant de hurler de rire, continua le chant drow là où Kaliffa l'avait abandonné, mais d'une voix qui contenait toute la moquerie du monde. Un long cou surgit de la deuxième galerie et saisit le corps encore chaud de Vyn entre les impressionnantes mâchoires. L'hydre, que tout le monde avait oubliée.
   Les yeux de Kaliffa s'agrandirent un peu plus. Liriel se tourna lentement vers la grande prêtresse, pointant d'un air menaçant la lame dans sa direction.
    - Ceci est le dernier échec que je pardonnerai, dit-elle d'une voix terrible. La prochaine fois, ton âme connaîtra des souffrances pires que celles que tu as pu imaginer pour tes victimes...
    - Il n'y aura pas de prochaine fois, Maîtresse, bégaya Kaliffa encore choquée.
   Elle sentait la joie exultante de Lualyrr : si Kaliffa était destituée de son rang de matrone, ce serait elle, Lualyrr, qui prendrait la direction de la première maison de Vindemiatrix. Elle devait se ressaisir, vite, avant que sa fille aînée ne profite davantage de la situation.
    - Tu tenais beaucoup trop à ton mari, lança négligemment la déesse.
   Saisissant la perche, la grande prêtresse se ressaisit enfin, lançant un regard menaçant à Lualyrr. Elle savait que toute forme d'attachement était bannie dans la religion de Liriel.
    - En fait, pas vraiment, dit-elle d'un ton détaché. C'est juste que je m'attendais à la mort d'Azraël.
   La déesse plissa les yeux et observa un instant Kaliffa.
    - Bien, reprit-elle de ce ton ronronnant. Très bien. Lualyrr, ajouta-t-elle en regardant la jeune drow, tu peux t'en retourner ; tu as entendu et vu ce qu'il fallait que tu entendes et voies. Va.
   Lualyrr obéit sans discuter et se retira après avoir salué sa déesse.
    - Bon, eh bien, là, ça va être mon tour, pensa Azraël. Je fais quoi ? Je les maudis toutes les deux ? Non, non, ça ferait vraiment rancunier. Je lance une phrase historique ? Bof. Pourquoi la gâcher pour des gens qui ne sont même pas capables de l'apprécier ? Bon, dernière solution : je me sors de là, et en vitesse, même !
   Pendant que Kaliffa chantait, il n'était pas resté inactif, loin de là ! Patiemment, il avait dégagé un de ses doigts, puis deux, puis toute la main. Mais il secoua la tête. L'hydre, bien sûr. A quoi pensait-il donc ? Sur ordre de Liriel, Kaliffa avait recommencé à chanter ; lentement, prudemment, Azraël accompagna son chant d'une bien étrange façon : il n'y avait pas la moindre parole dans son chant, il s'agissait d'un seul son, qui gagnait en ampleur et qui grimpait les octaves à une vitesse foudroyante. Un gémissement se fit entendre et l'hydre sortit de sa cachette, chancelante. Liriel elle-même était devenue blême et était figée sur place. Kaliffa s'arrêta de chanter et fut frappée par ce cri qui vrillait les oreilles.
   Toutes les têtes, les sept têtes restantes de l'hydre se dressèrent vers le ciel, gueules ouvertes sur un interminable cri de souffrance ; la silhouette de la déesse vacilla et disparut, l'éclair dans les yeux de l'hydre se faisant alors plus vif. Mais rien ne pouvait arrêter Azraël maintenant.
   Zarth, Julian, Vanyar et Elvanshalee, qui avaient enfin réussi à retrouver sa trace, s'arrêtèrent net à l'entrée de la grotte, frappés par le spectacle : Azraël, assis par terre, enchaîné au mur, tenait sous sa voix l'hydre monstrueuse et Kaliffa. Fascinés, ils regardèrent les cous se tordre de douleur. Puis la voix d'Azraël monta en un cri suraigu et chacun eut l'impression que quelque chose se brisait en lui. On entendit distinctement le bruit d'un cristal qui se brisait et l'hydre eut un dernier sursaut avant que ses têtes ne retombassent mollement sur le sol les unes sur les autres. Les yeux restèrent longtemps ouverts, avec cette lueur rouge fixée sur Azraël, puis la dernière plainte s'exhala et toute vie disparut du regard de l'hydre.
   Azraël commençait déjà à se débarrasser de ses chaînes, tandis que Kaliffa, reprenant ses esprits, regardait autour d'elle. Elle vit Zarth venir vers elle, mâchoires serrées, sabre et bâton dans les mains, et elle jugea plus prudent de battre en retraite. Vanyar s'empressa de briser les chaînes qui retenaient encore Azraël prisonnier et le jeune homme ne fit rien pour empêcher Elvanshalee de se jeter dans ses bras.
    - Diable d'homme ! fit Zarth, moqueur. Nous croyions que nous allions te sauver, et voilà que tu le fais tout seul ! Que s'est-il passé exactement ?
    - Liriel ne connaît pas suffisamment bien les sorts du cristal, rétorqua Azraël avec une belle désinvolture.
   Mais Zarth remarqua que le jeune homme était plus affecté qu'il ne voulait bien le montrer. L'éclat un peu trop brillant de ses yeux le lui laissait clairement voir.
    - Les sorts de cristal sont irréversibles. Rien ne peut les empêcher d'agir. Liriel a cru que le pouvoir de l'hydre lui permettait de se débarrasser de la gangue de cristal ; en fait, c'était totalement voulu. Le cristal ne restait pas en surface. Il continuait son oeuvre sous la peau, puis s'enfonçait plus profondément, jusqu'à atteindre le coeur, qu'il a transformé en coeur de cristal. J'ai réussi à atteindre ce moment où le coeur de l'hydre avait atteint le stade de transformation et il a alors suffi d'un simple cri pour que cette pauvre bête passe de vie à trépas, même animée par Liriel.
   Julian regardait Azraël avec admiration, ainsi que Elvanshalee. Ces deux-là n'avaient pas l'habitude d'assister à de semblables prodiges.
    - Je suis fier de toi, mon fils, dit solennellement Vanyar.
   Azraël se tourna vers lui et son regard eut un éclair.
    - Est-ce que tous les dieux m'appellent leur fils ? demanda-t-il. D'abord Vilya, puis toi, jusqu'à Liriel qui m'appelait son petit Azraël !
    - Tu es fils d'Indis par ta lycanthropie et tu es le mien en tant que prince barbare de Gazanhe, répliqua Vanyar d'un ton sec. Quant à Liriel, qui connaît ses raisons d'agir ?
    - Bon, eh bien, mon petit Vanyar, reprit Azraël avec impertinence, on va se quitter ici. Ravi de t'avoir vu et à la prochaine ! J'espère que ta visite était seulement pour me tenir compagnie face à l'hydre ? Soigne bien ta cheville, au fait !
   Julian resta sidéré devant l'insolence d'Azraël envers un dieu. Vanyar regarda longuement le jeune homme, puis inclina la tête, avant de se fondre dans l'obscurité des galeries. Le chevalier du néant se tourna vers Azraël.
    - Mais tu es fou de te comporter ainsi ! C'est un dieu !
    - Pas croyable ! répondit le jeune homme, pas autrement ému. Ecoute-moi bien, mon petit Julian : j'ai été leur pion pendant des années, j'en ai vu des vertes et des pas mûres pour leur faire plaisir, maintenant, à eux de comprendre ce que j'ai enduré ! J'en ai assez d'être manipulé.
   Il dégaina la lame étincelante.
    - Tu crois que cette quête vient de ma propre initiative ? C'est Vilya qui me l'a imposée ! Alors maintenant, je vais un peu vivre ma vie, et ils vont savoir ce qui leur en coûte de se mettre en travers de mon chemin !
    - Mais... ils peuvent t'annihiler d'un simple battement de paupières ! objecta Julian, de plus en plus stupéfait.
   Azraël eut un sourire rusé.
    - Tu vois cette jolie lame ? Eh bien, elle fait de moi le Champion Divin et surtout, elle fait en sorte qu'ils ont peur de moi. Les dieux ont peur de moi, répéta-t-il d'un ton gourmand, détachant bien les syllabes comme pour bien faire comprendre cette idée à Julian. Oui, mon petit Julian, avec cette arme, je fais trembler les dieux. Intéressant, non ?
   Il eut un rire bref, rengaina le cimeterre marqué de l'éclair.
    - En route, compagnons ! lança-t-il d'un ton totalement différent, presque gai. Je crois que Gaud et quelques-uns de ses doubles noirs nous attendent pour un beau combat !
   Il regarda Zarth qui lui adressa un sourire complice. Azraël tendit la main droite vers le drow qui lui prit le poignet et le serra à la façon des aventuriers. Une fois de plus, Julian se dit qu'il y avait quelque chose de plus entre ces deux-là que la simple complicité entre un maître d'armes et son élève.

Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair

Silverhair