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Xetha
La musique s'éleva, semblant accompagner le chant des oiseaux et, comme Azraël s'y attendait, des clochettes argentées vinrent joindre leur chant cristallin à la mélodie. Ils arrivèrent dans une clairière et, de nouveau, les prisonniers s'arrêtèrent, le souffle coupé, devant tant de beauté. Au centre de la clairière s'élevait une fontaine, d'où jaillissait non pas de l'eau, mais de la lumière. Devant cette fontaine, une silhouette encore plus lumineuse que les gardiens de l'éternelle lumière dansait sur la musique qui leur emplissait les oreilles et, autour d'elle, les animaux lui constituaient un auditoire attentif. Apercevant les nouveaux venus, la silhouette s'arrêta de danser et se tourna vers les trois gardiens.
- Pourquoi avoir amené ces intrus en ma présence ?
- Pardonne, Divine, à tes serviteurs égarés, implora Xeran. L'un de ceux-là prétendait avoir été appelé en cet endroit. Ne sachant que faire, nous avons recours à ta sagesse.
Le regard incandescent de la silhouette lumineuse s'arrêta sur les trois prisonniers.
- Lequel est-ce ? demanda-t-elle d'une voix indifférente.
Azraël s'avança sans peur et, sans un mot, tendit en avant sa main gauche à la paume marquée d'une rose blanche.
- Reconnais ceci et donne-moi ce qui m'est dû depuis la nuit des temps ! dit-il d'une voix forte.
- Ah ! Sa manie de toujours exiger ! murmura Zarth en hochant la tête avec tristesse.
- Je suis la source de l'éternelle lumière, reprit la silhouette lumineuse, et je reçois d'ordres de personne.
- Je suis le Champion Divin, rétorqua Azraël tout aussi tranquillement, et j'inquiète même les Eternels aux Noms Multiples.
Il s'approcha plus encore de la silhouette lumineuse, tendant toujours vers elle sa main ouverte. Les gardiens ne faisaient pas un geste.
- Il a franchi la zone de protection, murmura Xenwia, et il est toujours vivant !
- La Divine va le punir, répondit Xeran avec confiance. Nul mortel ne peut l'inquiéter, quel qu'il soit.
- C'est étrange, remarqua Julian à voix basse, que l'on se donne tant de mal pour protéger la source de l'éternelle lumière si elle est elle-même armée contre les intrus et que la forêt captive tant qu'il est impossible de s'arracher à sa contemplation.
- Il est écrit, commença Zarth de sa voix mélodieuse, qu'un jour, un homme se présenterait ici, en cet endroit nommé l'Endroit-sans-Nom, et que cet homme serait cause de la disparition de ce site. Les gardiens en ont peur.
Un cri déchira l'air : la silhouette lumineuse de celle qui se prétendait la source de l'éternelle lumière venait de mettre sa main dans celle d'Azraël et elle avait touché la rose blanche, emblème de Loïeza. Ce contact l'avait fait crier.
- En vérité, dit-elle en reculant, rassemblant autour d'elle ses lambeaux de lumière, tu es le Champion Divin et moi, comme tous, je tremble devant toi. Epargne cet endroit !
- Donne-moi ce qui m'est dû ! exigea Azraël. J'ai fait un long chemin pour l'obtenir, j'ai accepté des traitements que je punis ordinairement de la mort pour l'avoir. Donne-le-moi !
La source de l'éternelle lumière gémit.
- Si je te le donne, cet endroit sera voué à l'oubli et à la désolation !
Le regard d'Azraël se fit inflexible.
- En vérité, murmura Xenwia, cet homme est celui dont nous craignions la venue !
- Que la honte soit sur nous ! s'exclama Xeran d'un ton un peu trop mélodramatique. Nous avons failli à notre tâche !
Là-bas, devant la fontaine, la source de l'éternelle lumière, Xetha, se tordait de douleur aux pieds d'Azraël qui la regardait sans la moindre pitié.
- Je t'en prie, Champion Divin..., sanglotait-elle.
Azraël détourna le regard de la silhouette lumineuse et leva la main gauche vers les sommets des arbres.
- Vilya, viens à moi ! commanda-t-il. Achève la mission que tu m'as confiée.
Une étoile se sépara des lumières d'or et vint se poser à côté de la fontaine. Quand l'éblouissement eut cessé, l'étoile était devenue la si belle déesse de la lune, Indis la Nacrée, et elle tenait entre ses mains un cimeterre en argent, à la lame ornée sur toute sa longueur d'un éclair ; la poignée était d'un métal léger, blanc, finement sculpté, et le pommeau se terminait par des griffes se refermant sur le vide. Elle tenait également un fourreau de métal gris aux reflets bleutés et, lentement, elle se tourna vers Xetha.
- Xetha ! appela-t-elle d'une voix douce.
La source de l'éternelle lumière tourna vers elle ses yeux incandescents remplis de larmes.
- Oui, Divine.
- De tous temps, la source de l'éternelle lumière et la lame étincelante ont été destinées à ne faire plus qu'une pour armer la main du Champion Divin, déclama Indis, et Azraël sentit qu'elle citait un passage des Oracles divins.
- Oui, Divine, répondit Xetha. Mais cette union condamnera cet endroit...
Elle leva un regard plein d'espoir vers Indis.
- Et cet endroit est votre sanctuaire..., ajouta-t-elle.
- Je le sais, Xetha, reprit Indis avec son doux sourire. Mais tes enfants et toi avez mal interprété la prophétie.
- Pourquoi nous en punir si terriblement, ô Divine ?
- Je ne vous punis pas, Xetha, et si tu me fais confiance, tu auras ta récompense. Viens t'unir à la lame étincelante.
Le cimeterre que la déesse de la lune tenait entre ses mains se mit à luire d'une flamboyante lumière blanche et quand Xetha tendit les bras vers elle, la silhouette de la source d'éternelle lumière fut aspirée dans la lame. Il y eut un brusque éclat de lumière argentée, puis bleutée, et une énorme pierre de lune s'enchâssa dans le pommeau, retenue par les griffes. Indis remit la lame dans le fourreau et prit l'arme dans ses deux mains pour la tenir horizontalement, face à Azraël.
- Champion Divin, écoute l'antique prophétie : "De tous temps, la source de l'éternelle lumière et la lame étincelante ont été destinées à ne faire plus qu'une pour armer la main du Champion Divin. Quand icelui viendra, les gardiens de l'éternelle lumière verront la fin de leur tâche et retourneront à la paix à laquelle ils ont toujours aspiré. La source de l'éternelle lumière sera alors tarie à jamais et le lieu qui n'a plus de nom disparaîtra.". En vérité, aujourd'hui, tu viens de voir la source de l'éternelle lumière sous son ultime forme. Sache qu'elle sera toujours à tes côtés à partir de maintenant et ce, jusqu'à la fin des temps. Reçois le cimeterre sacré et consacré de mes mains et fais-en l'arme qui vaincra la source du mal.
Alors que Azraël écoutait Indis, tous les gardiens s'étaient réunis autour de la déesse et du jeune homme en un cercle de lumière. Azraël mit ses mains sous celles de la déesse, paumes vers le ciel, doigts légèrement repliés, prêt à recevoir la magnifique cimeterre dont Indis lui faisait cadeau. Alors un chant de bénédiction monta de mille gorges, tous les gardiens de la source de l'éternelle lumière entonnant ce chant pour remercier Azraël de leur apporter la paix aussi éternelle que la lumière de la source sur laquelle ils avaient si longtemps veillé. Lentement, Indis déposa le cimeterre dans les mains d'Azraël et referma les doigts du jeune homme sur le simple fourreau de métal.
- Mon fils ! murmura-t-elle, la voix étranglée. Fais-en bon usage.
Azraël, sans sarcasme pour une fois envers la belle déesse, acquiesça d'un simple signe de tête. Alors Indis fit une chose incroyable : elle prit la tête du jeune homme dans ses bras, la serra contre elle avec un sanglot étouffé et embrassa le front d'Azraël en murmurant avec une incroyable fierté :
- Mon fils !
Elle relâcha son étreinte et se redressa, fière et altière, regardant autour d'elle tous les gardiens qui, les yeux fermés, le visage levé vers le ciel, chantaient à pleine voix un chant aussi lumineux qu'eux à la gloire d'Azraël. Elle leva lentement les mains vers les frondaisons et progressivement, la silhouette des gardiens s'estompa. Quand tous eurent disparu, Indis sourit à Azraël, redevint le grain de lumière stellaire qu'elle était à son arrivée et tout redevint calme, sauf que la fontaine de lumière n'existait plus à son tour. Azraël revint vers ses amis ; il avait glissé le fourreau du cimeterre qu'il venait de recevoir dans son dos, comme si c'était la place qui lui était réservée depuis toujours. Zarth le trouva soudain plus grave.
- Regagnons Vindemiatrix, dit-il d'une voix sourde. Nous avons un petit compte à régler avec les utilisateurs du double noir.
Ils retraversèrent la forêt et, arrivés à la lisière, ils se retournèrent. Azraël leva son cimeterre marqué de la rune de l'assassin en un muet salut, que les branches des arbres parurent lui rendre, puis leur bruissement décrut pour s'éteindre tout à fait. L'image de la forêt se brouilla et quand tout redevint net, ils n'avaient plus devant eux que l'étendue nue et froide de la pierre souterraine.
- L'Endroit-sans-Nom a disparu à jamais, fit Zarth avec un regret inexprimable.
- Mais non, le contredit Azraël en caressant du bout des doigts la Pierre de Lune qui luisait doucement à côté de son oreille. Il est seulement allé en un autre lieu. Il n'existe plus sur ce monde, c'est tout. Vilya l'a emmené avec elle ; c'est ce qu'elle appelait leur récompense.
- Et Xetha ?
- Elle est avec moi, affirma Azraël. En fait, elle est la Pierre de Lune de mon cimeterre. Mais son essence est avec Vilya. Je n'ai là que son enveloppe et ses pouvoirs. Toute sa conscience et son âme sont restées avec les gardiens. Vilya ne pouvait décemment pas la condamner à rester en ma compagnie jusqu'à la fin des temps.
Zarth regarda son ami avec surprise. A son grand étonnement, il s'aperçut qu'il était sérieux.
- Bon, reprit Azraël, il commence à se faire tard. Vous avez tous l'ordre d'aller dormir.
- Et toi, bien sûr, tu vas rester éveillé ! lança Julian en ôtant son casque noir.
Le regard noir d'Azraël le transperça de son acuité.
- Tu n'as pas confiance en moi, Julian ? Tu as peur que je te tue durant ton sommeil ou que je te laisse à la merci des drows ?
Le beau visage bien ciselé de Julian se troubla, puis il se ressaisit.
- Jamais je ne croirai cela de toi, ami ! protesta-t-il.
Azraël le regarda d'un air moqueur et le chevalier du néant s'empourpra.
- D'accord, je l'ai cru quand nous avons affronté les gardiens de l'éternelle lumière, admit-il. Mais cela ne se reproduira plus, je te le jure !
- Ne fais pas de serment que tu ne pourrais tenir, Julian, reprit Azraël. Regarde Zarth : nous nous connaissons depuis combien d'années, Zarth ? Trois ans ? Quatre ? Et pourtant, lui aussi a douté. Personne ne peut me faire confiance, Julian, personne !
- Et Méline ? interrompit Zarth.
Azraël tourna vers lui son regard de faucon.
- Elle a douté aussi, répondit-il d'une voix brève qui montrait qu'il n'avait pas envie de s'appesantir sur le sujet. Même Loïse, même mes enfants.
Il eut son sourire ironique.
- Je dois avoir reçu une malédiction qui m'empêchera d'inspirer confiance aux autres. Cela vaut mieux pour tout le monde : je pourrais être tenté d'en profiter.
Il sourit de nouveau.
- Me ferez-vous quand même assez confiance pour dormir sous ma surveillance ?
Julian lui rendit regard pour regard et, sans rien ajouter, il s'allongea sur sa couverture. Zarth passa près d'Azraël.
- Pas Furnerius, dit-il rapidement. Ni Anthrax.
Azraël acquiesça, mais Zarth ne vit pas la crispation de son visage. Il alla se coucher près de Julian et bientôt, deux respirations régulières vinrent tenir compagnie à la solitude d'Azraël.
Le jeune aventurier s'assit en tailleur et examina l'arme qu'il venait de recevoir des mains d'Indis.
- Mère, murmura-t-il involontairement et, aussitôt, il se morigéna pour cet instant de faiblesse.
Zarth n'aurait pas dû lui parler de Méline. Le souvenir de la jeune fille était toujours présent à son coeur, mais il n'avait pas sa place en cet endroit. Il ramena ses pensées sur le sortilège de double noir ; l'esprit de Gaud disséminé dans des dizaines de nouveaux corps... Cette idée le fit frémir. Il crispa les poings : l'autre camp, comme il l'appelait, usait d'armes prohibées par les dieux, alors que son propre camp perdait des combattants : Magira, Estar et, surtout, Julianne. Sa soeur, qu'il avait à peine eu le temps de connaître, tuée par ce monstre de Gaud, dont l'esprit avait droit à une autre vie. Non, par tous les dieux, cela ne serait pas ! Même au prix de sa vie, il débarrasserait le monde de Gaud et de ses clones. Une douleur aiguë le rappela à la réalité et il s'aperçut qu'il avait serré ses poings sur la lame nue du cimeterre marqué de l'éclair ; ses paumes se trouvaient maintenant balafrées d'une large plaie, mais, au milieu du sang, Azraël distinguait toujours la rose blanche, symbole de Loïeza. La Pierre de Lune entra en vibration ; alerté, Azraël se redressa sur un genou, la main sur la garde de son épée, et écouta attentivement. N'entendant rien, il caressa l'énorme adulaire du bout des doigts.
- Eh bien, ma grande, que me fais-tu ?
Une force le poussa à poser sa main sur la gemme et aussitôt, les vibrations se firent plus fortes. La Pierre de Lune prit une lueur éblouissante et le sang cessa de couler de la plaie qui cicatrisa aussitôt. L'adulaire fit de même pour la main gauche. Azraël la regarda faire avec un léger sourire.
- Ma grande, on dirait bien que nos sangs ont été mêlés, maintenant, non ?
Il remit le cimeterre dans son fourreau et reprit son attente. Rien n'aurait pu le détourner de son but. Il se souvenait encore des longues heures passées dans l'ombre, à guetter sa proie alors qu'il faisait partie des Fils des Ténèbres, fredonnant le Chant des Assassins. A ces moments-là, il n'y avait rien qui le retenait, sinon une haine tenace et la volonté d'apprendre tout de la Guilde pour pouvoir venger l'ordre massacré des chevaliers de la guerre. Cette fois-ci, une fois de plus, c'était la haine qui le guidait, la haine pour ceux qui avaient tué sa soeur. Pauvre Julianne, qui était encore si ignorante des aléas de la vie ; comment aurait-elle pu savoir que personne ne pouvait quitter la Guilde comme elle l'avait fait ? Il se rappelait certaines phrases de Caliga :
- La Guilde n'a pas de traîtres, pour la bonne raison que le premier qui dévie du droit chemin se retrouve rapidement avec une navaja dans le dos ou avec du poison dans son verre. Personne ne peut tirer sa révérence à la Guilde sans en payer le prix fort, de même que personne n'aurait assez de force pour tenir tête à la Guilde entière, tant elle dispose de moyens que nul ne peut imaginer. Non, Azraël, quand on entre dans la Guilde, on y entre jusqu'à la fin de ses jours, ce qui, généralement, n'est pas aussi long que cela puisse paraître. Non, fiston, aucun homme ne peut lutter contre la Guilde...
- Aucun homme ne peut lutter contre la Guilde..., répéta Azraël. Personne... Alors qui suis-je ? Car je lutte contre la Guilde, même en y laissant quelques plumes. Caliga, pour toi, quand est-ce que la lutte prendra fin ? Si je meurs avant le dernier Fils des Ténèbres, aurai-je perdu ?
Un bruit de pas le tira de ses rêveries. Aussitôt, il fut sur pied, son cimeterre à la main. La Pierre de Lune, à côté de son oreille, fit entendre un bourdonnement de reproche, comme pour protester du fait qu'il se serve de son ancien cimeterre quand il avait le cimeterre à l'éclair à portée de main.
- Désolé, ma grande, mais je ne voudrais pas te déshonorer en t'utilisant pour la simple tâche de me défendre, murmura Azraël.
Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair
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