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Julian
Julian était un homme d'une taille plus que respectable, aux cheveux noirs bouclant légèrement et retombant dans son cou ; son regard d'un bleu profond était vif et perçant. Il avait aux lèvres un perpétuel sourire un peu moqueur, comme pour signaler à tous ceux qui le haïssaient que leur opinion ne l'atteignait pas. Il se montrait agréable compagnon et ne paraissait guère affecté par le statut particulier qu'il avait gagné en devenant chevalier du néant. Sa monture, un grand cheval qui semblait avoir grandi trop vite, répondait au nom de Dolgttrasir , surnommé le Combattant.
Zarth les conduisait vers une entrée connue de lui seul. Ils cheminaient tranquillement à travers la Forêt Principale et se laissaient presque bercer par le pas des chevaux.
- La dernière fois que je suis venu à la Crypte, le chemin m'avait paru plus court, s'étonna Azraël en bâillant.
- Normal, je fais des détours, expliqua calmement Zarth. J'aimerais autant éviter qu'un idiot nous suive. La présence d'un chevalier du néant dans les environs est bien souvent signalée à des kilomètres à la ronde.
- Il est vrai que le nombre de gens ayant envie de planter leur arme dans le dos de ces chevaliers est assez impressionnant.
- Si ma présence entrave votre quête, je suis prêt à renoncer à votre compagnie, remarqua Julian sans la moindre émotion.
- T'avons-nous demandé de t'en aller ? A moins que je ne devienne sourd, je ne crois pas l'avoir entendu.
- Vous risquez beaucoup à être avec moi.
- Quant à savoir lequel de nous risque le plus à être en la compagnie de l'autre, je ne parierai pas pour nous, Julian. Tu ne peux pas savoir la réputation détestable que Zarth et moi avons dans cette région !
L'elfe noir et Azraël se regardèrent d'un air complice et éclatèrent de rire.
- Il est vrai que la dernière fois que j'ai mis les pieds dans la contrée, admit Zarth, il y a eu une sorte d'épidémie chez les Fils des Ténèbres : ils tombaient tous comme des mouches !
- Il faut dire que Méline nous a bien aidés ce jour-là, mais je crois que j'ai battu son record lorsque Gaud s'est mis en tête de me donner la chasse. Je ne t'ai pas raconté ? Il a décidé de jouer au jeu favori de la Guilde, mais en me prenant pour gibier.
- Quelle erreur a-t-il fait là ! s'exclama Zarth avec un sourire réjoui.
- Je ne te le fais pas dire ! Imagine-toi qu'il avait recruté pratiquement tous les éléments d'élite de la Guilde, plus quelques jeunes sots chargés de jouer la viande à cimeterre. Il les envoyait sur moi à un rythme infernal. La première fois, j'ai joué son jeu, c'est-à-dire que je les ai bien consciencieusement éliminés, mais la deuxième fois, je les ai repoussés pour déséquilibrer les rangs suivants et les passer au fil du cimeterre, ce qui, bien évidemment, n'était pas prévu au programme. Je crois qu'il m'en a voulu. Disons qu'en une seule nuit, j'ai dû lui détruire la moitié de ses effectifs. Tu le connais, quand il s'agit de moi, il ne néglige rien. Enfin, je veux dire, il croit ne rien négliger. Le lendemain, la chasse a repris. Il utilisait un sortilège de piste du sang pour me suivre à la trace.
- C'est un sortilège hautement répréhensible, commenta Julian.
- Nous sommes bien d'accord sur le sujet, mon vieux, répondit Azraël avec un sourire torve.
- Comment as-tu réussi à t'en sortir ? demanda Zarth, curieux. Le sortilège de piste de sang est presque imparable.
- Presque, souligna Azraël. Il n'y a que deux solutions : tuer le sorcier, ce qui est quasiment impossible, ou... modifier la composition de son sang.
- C'est encore plus impossible, fit Julian.
- Non, pas du tout. Je t'ai parlé de Foudremort, le poison que j'ai moi-même créé ? Il date de mon initiation au statut de grand maître des élixirs. Je suis immunisé contre, bien entendu, ce qui n'est pas le cas des autres, et j'en ai bu. J'aurais aimé que tu voies la tête de Gaud quand il s'est aperçu qu'il ne pouvait plus me localiser ! J'ai failli mourir de rire.
- Et après ?
- Oh ! La routine habituelle ! Une flèche bien placée ; je l'ai ensuite décapité, coupé en rondelles et brûlé. Du coup, les Fils des Ténèbres restants se sont entre-tués les uns et les autres. Il n'en est resté qu'un : Kenaz, le fils de Caliga. Classique. Enfin, je n'ai pas ri tout le temps, mais c'était quand même bien divertissant.
Julian regarda le jeune homme détendu qui se tenait à côté de lui, cet homme étrange qui parlait en riant de mort et de danger. Impressionné malgré lui, il demanda :
- Y a-t-il quelque chose qui te fasse peur, Azraël ?
Le jeune homme se tourna vers lui et sans cesser de sourire, de ce sourire tendre et ironique à la fois, qu'aimait tant Méline, il répondit avec le plus grand sérieux :
- Oh oui ! Il y a une chose qui me fait trembler plus que tout.
- Qu'est-ce que c'est ?
- La peur de perdre Méline, dit Azraël avec gravité.
Son regard sombre était un puits de lumineuse détresse. Zarth lui serra le bras, comme pour lui affirmer son soutien. Lui aussi connaissait cette peur : il se souvenait encore du jour où il avait lutté pour Méline jusqu'à en voir s'ouvrir les portes de la mort. Les deux amis échangèrent un regard et se comprirent ; ils pensaient tous les deux la même chose. Azraël avait encore devant les yeux la vision de Rapace ramenant le corps semblant privé de vie de Zarth, dont la chevelure neigeuse avait pris une teinte rouge par le sang. Il se secoua et leva le nez pour observer le ciel.
- Nous devrions faire une halte ; Arkis ne va pas tarder à se coucher.
Zarth acquiesça d'un signe de tête.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Quelques minutes plus tard, ils étaient réunis autour d'un feu flambant clair. Julian avait suggéré de le dissimuler un tant soit peu, mais Azraël et Zarth lui avaient ri au nez.
- La prudence, ce n'est plus de notre âge ! déclara Azraël.
Julian comprenait de moins en moins. D'après ce qu'il avait entendu, les deux hommes étaient plus ou moins pourchassés et ils envoyaient aux mille diables les règles les plus élémentaires de la prudence. Zarth daigna lui expliquer :
- Ils ont tellement peur de nous qu'ils n'oseront jamais nous attaquer sans une armée, même pendant notre sommeil !
Azraël renchérit d'un signe de tête. Julian trouvait que la ressemblance entre les deux amis était flagrante : il y avait visiblement entre eux quelque chose qui dépassait la simple amitié, comme un lien surnaturel qui les faisait agir de la même façon en toutes circonstances. Quand il fit cette remarque, Azraël rit en s'étirant comme un jeune chat devant le feu.
- Normal, Julian. Zarth a été mon maître d'armes.
La surprise du chevalier du néant fut totale. Azraël et Zarth durent tout expliquer, puis ils se couchèrent, car Vilya venait de faire son apparition dans le ciel.
Quelques heures plus tard, la nuit était au plus sombre et Vilya brillait d'un éclat quasi insoutenable. Zarth ouvrit les yeux, sentant quelque chose d'inhabituel. Se redressant sur un coude, il regarda autour de lui. Il retint un cri de surprise : à côté de lui, Azraël dormait comme un enfant, le visage calme et débarrassé de toute son ironie et de son cynisme, et, s'agenouillant près de lui, il y avait une grande jeune femme très pâle vêtue d'une robe dans un tissu clair ; l'apparition avait des cheveux blond cendré relevés en couronne. Elle sentit que Zarth était réveillé et elle tourna vers lui ses yeux bleu foncé à la pupille blanche.
- Ne dis rien ! supplia-t-elle. Laisse-moi le regarder quelques instants !
Son ton était si doux et si implorant que Zarth ne se sentit pas le courage de refuser. Il acquiesça d'un signe de tête. La jeune femme lui fit un sourire reconnaissant et tourna son regard vers Azraël endormi. Elle effleura de sa main la joue dure du jeune homme, puis se pencha vers lui pour déposer un léger baiser sur son front. Elle caressa les mèches châtains décolorées par le soleil et murmura :
- Dors bien, mon fils, et prends soin de toi...
Elle lui accorda un dernier regard affectueux, puis se releva lentement et tendit les bras vers Vilya. Lentement, sa silhouette s'estompa et elle disparut. Zarth se laissa retomber sur le dos, un peu surpris. Il avait reconnu la jeune femme : il s'agissait d'Indis, la si belle déesse de la lune. Il savait que Azraël, en tant que lycanthrope de naissance, avait des affinités avec elle, mais il ignorait que la déesse lui rendait visite la nuit. Il décida de ne rien dire. Il connaissait suffisamment son ami pour savoir que cela le mettrait en colère. Et puis, le regard d'Indis avait été si suppliant qu'il ne pouvait décemment pas la trahir. Il fixa son regard sur Vilya, comme s'il voulait en percer le secret, et ce fut ainsi qu'il s'endormit.
Le lendemain, son réveil ne fut pas tendre : Azraël le secoua sans ménagement en hurlant à tue-tête :
- Debout, paresseux ! La journée s'annonce splendide !
Zarth grogna, ouvrit les yeux et reçut de plein fouet les premiers rayons d'Arkis. Il poussa un cri de douleur et referma derechef les yeux.
- Tu peux regarder, Zarth, dit Azraël après un instant de silence, la voix plus calme.
Avec précaution, l'elfe noir ouvrit un oeil. Azraël s'était mis entre le soleil et lui et il avait fière allure ainsi, auréolé d'un halo d'une blancheur lumineuse.
- Tu as l'air d'un être divin ! lui lança Zarth en rabattant avec soin son capuchon sur ses yeux sensibles.
Azraël éclata d'un rire moqueur en pirouettant sur ses talons.
- Je sais, on m'a déjà dit que j'étais fils de Vanyar !
Quelques instants plus tard, ils étaient tous en selle et reprenaient leur chemin.
Ils passèrent non loin de la Crypte des Assassins et le regard d'Azraël s'alluma d'une mauvaise flamme. Julian le remarqua et s'exclama :
- Veux-tu que nous allions faire un tour en cet endroit au retour de notre quête, ô ami ?
Azraël le regarda et éclata de rire.
- Je crains que la résistance ne soit trop rude pour nous trois, Julian. De plus, il me semble que la Crypte est désormais déserte suite à une attaque des chevaliers de la guerre.
- Mais je croyais qu'ils étaient tous morts.
- Il ne faut jamais croire ce que l'on n'a pas vérifié soi-même. Je me suis amusé à donner une nouvelle vie à l'ordre de la guerre. Je devais bien cela à mon ennemi personnel.
- Voici l'entrée ! lança Zarth.
Entshilkan entra dans une caverne de grande dimension, suivi par Furnerius et Dolgttrasir.
- Zarth, je ne crois pas que Julian dispose de l'infravision, dit calmement Azraël.
- Je l'avais oublié, avoua le jeune drow. Je suis tellement habitué avec toi... Mais les torches vont nous rendre repérables.
- Je sais ce que nous allons faire : il va monter sur Furnerius qui voit dans le noir aussi bien que moi et je vais prendre Dolgttrasir.
- Il n'y a qu'un seul problème, Azraël, fit Julian. Dolgttrasir n'accepte que moi comme cavalier.
Azraël eut un petit rire.
- Ne t'inquiète pas pour cela ! S'il existait des chevaliers des chevaux, je crois que j'en serais le grand-croix !
Il descendit de cheval et s'approcha de Dolgttrasir ; Zarth avait arrêté Entshilkan et les attendait. Quand Azraël s'approcha de lui, Dolgttrasir ne fit pas un mouvement. Le jeune homme le caressa doucement, puis lui frotta le front de son poing. Furnerius le poussa du nez pour lui montrer qu'il n'était pas content.
- Descends, Julian. J'ai la situation en main.
Le chevalier du néant obéit sans discuter. Azraël monta souplement en selle et serra les jambes. Docilement, Dolgttrasir obéit. Julian n'en revenait pas. Comment aurait-il pu savoir que Azraël avait été obligé d'hypnotiser le cheval pour qu'il lui obéisse sans manifester la crainte habituelle des animaux en présence d'un lycanthrope ?
Le jeune aventurier attrapa les rênes de Furnerius et chuchota quelque chose dans l'oreille veloutée de son grand cheval de guerre. L'étalon noir secoua violemment la tête.
- Furnerius, ça suffit ! intima sèchement Azraël. Tu vas arrêter ton caprice. Nous ne pouvons pas faire autrement.
Furnerius baissa la tête et souffla fortement sur le sol.
- Mais non, grosse bête, je ne suis pas fâché ! Je sais bien que tu n'aimes que moi, va !
Il lui frotta le front de son poing, en ce geste que l'étalon aimait tant. Furnerius sembla se résigner.
- Tu peux le monter, Julian. Euh, oui, le harnachement n'est pas vraiment réglementaire.
En effet, Furnerius portait une bride sans mors, et sur le dos, il n'avait qu'une selle légère sans étriers et des sacoches. Julian sourit.
- Je crois que j'arriverai à survivre ainsi.
Il monta en selle, peu aidé par sa lourde armure. Furnerius resta d'une sagesse exemplaire. Zarth fit repartir Entshilkan qui continua à s'enfoncer dans les profondeurs de la grotte.
Le chemin descendait de plus en plus. Azraël et Zarth se relayaient l'un après l'autre à la tête de l'expédition et le jeune homme regrettait à chaque instant Furnerius dont le pas sûr n'aurait jamais fait rouler toutes ces pierres. Enervé, il descendit de cheval et confia Dolgttrasir à Zarth. Il s'éloigna de quelques pas, puis se transforma en tigre et disparut à grands bonds silencieux dans les ombres. Furnerius avait senti le changement de son maître et son comportement s'en affecta. Julian comprit aussitôt que quelque chose s'était passé.
- Zarth ? Qu'y a-t-il ?
- Rien. Azraël est parti en éclaireur.
Le jeune homme revint peu de temps après.
- Je crois que nous pouvons nous arrêter, dit-il calmement. Dehors, la nuit va tomber.
Zarth le regarda avec stupéfaction.
- Mais...
Le jeune homme le foudroya du regard.
- Ne proteste pas ! grinça-t-il. Une troupe de drows approche. Si Julian les voit, il va aller les défier. Son code d'honneur l'y oblige. Je veux que nous restions là ; ils devraient passer sans nous voir. Je monterai la garde.
Le jeune elfe acquiesça.
- Nombreux ? demanda-t-il dans le langage secret des elfes, puisqu'il savait que Azraël voyait parfaitement bien ses doigts.
- Une petite cinquantaine. Je sais, on pourrait les vaincre, mais nous n'avons pas de temps à perdre avec des blessés. Si une patrouille drow ne revient pas, tu sais comme moi que l'alerte sera donnée.
Zarth acquiesça de nouveau. Azraël regarda les chevaux.
- Ils vont nous gêner, marmonna-t-il. On devrait les cacher.
- Que dirais-tu de la Crypte des Assassins ? Ils ont des écuries, là-bas, proposa Zarth d'un air parfaitement innocent.
Azraël faillit s'étrangler de rire.
- Tu imagines la tête d'Ankrist s'il revenait nous faire une visite impromptue ? bégaya-t-il.
Zarth éclata de rire à son tour, sous le regard étonné de Julian. Pour le chevalier du néant, cette crise de fou rire était inexplicable : d'abord, il n'avait rien entendu de la conversation des deux amis, mais de plus, son prosaïsme lui interdisait pareille attitude en de semblables lieux. Pour lui, le domaine de Vindemiatrix était un lieu de haut mal et le rire n'y avait pas sa place. Pourtant, il ne put s'empêcher d'admirer ceux qui pouvaient rire en un pareil endroit. Azraël, appuyé contre la muraille, tentait tant bien que mal de reprendre son souffle, mais dès que ses yeux rencontraient ceux de Zarth, tous repartaient dans leur fou rire.
- Oh, stop, Azraël, je t'en prie ! réussit enfin à articuler Zarth. J'ai trop mal aux côtes et je vais mourir de rire si on continue.
Azraël fit entendre un petit rire moqueur, puis retrouva son calme. En un instant, son visage redevint sérieux.
- Zarth, tu restes là avec Julian, décréta-t-il. Je vais emmener les chevaux à la Crypte.
- Tu vas retrouver le chemin ? demanda le jeune drow, un peu inquiet.
Azraël se retourna, un sourire de loup sur les lèvres.
- Je te rappelle que j'ai bien dû faire ce chemin une bonne centaine de fois !
Il eut un clin d'oeil appuyé et partit, emmenant les chevaux à sa suite. Julian le regarda s'en aller sans poser de questions.
Furnerius bourra les côtes d'Azraël de gentils coups de nez, tout à sa joie de le retrouver. Affectueusement, Azraël lui entoura l'encolure de son bras et appuya sa joue sur le poil doux et fin. Il se glissait silencieusement dans les galeries sombres, évitant soigneusement les patrouilles drows et les monstres qui pouvaient hanter le peu agréable royaume de Vindemiatrix. Il se souvenait encore des trajets qu'il faisait entre la Crypte et la maison des Maskelyne. A force de le faire, il avait cherché tous les itinéraires possibles et en avait trouvé un plus court et moins fréquenté que celui qu'on lui avait montré la première fois. Il retrouva ce chemin sans la moindre hésitation, son extraordinaire mémoire lui restituant sans peine les moindres détails. Il savait qu'un passage de ce chemin était dangereux, car il passait devant la tanière d'une ombre des roches, qui gardait cette mauvaise habitude de s'embusquer pour surprendre sa proie. Azraël l'avait affrontée à trois reprises ; la première fois, elle avait provoqué un éboulement et l'avait manqué ; la deuxième, elle avait pris la fuite quand elle avait jugé être suffisamment blessée et quant à la troisième, elle n'avait tenté qu'une attaque et, voyant qu'elle avait échoué, avait abandonné le terrain. A chaque fois qu'il était passé devant sa tanière, Azraël avait senti le souffle de l'ombre de roches, mais elle ne s'était plus jamais risquée à l'attaquer, même par derrière. Il espéra qu'elle le reconnaîtrait et qu'elle le laisserait passer sans faire d'histoires. Il joua de malchance, car elle voulut se jeter sur lui. Dans un sifflement métallique, Azraël dégaina son cimeterre. L'ombre des roches hésita, puis gémit dans sa propre langue :
- Encore toi !
- Désolé, ma vieille, répondit Azraël dans la même langue. Tu veux bien me laisser passer ?
L'ombre des roches ne sembla pas surprise qu'il connaisse sa langue. Elle se redressa et gronda :
- J'ai faim ! Si tu ne veux pas me servir de dîner, donne-moi une des bêtes qui te suivent !
- Non. Mais si tu veux, je sais qu'un ver pourpre loge à quelque distance de là. Si tu as faim, tu devrais aller lui faire une petite visite. Avec un peu de chance, en route, tu tomberas sur une patrouille drow et tu auras à manger à satiété.
L'ombre des roches grogna.
- Dis-moi où est le ver pourpre, dit-elle enfin, sachant par expérience que Azraël était un adversaire bien trop coriace pour elle.
Azraël lui expliqua aimablement le chemin et l'avertit qu'il repasserait d'ici une petite demi-heure. L'ombre des roches lui répondit :
- Je serais en train de déguster un ver à ce moment ; je ne crois pas que nous nous reverrons.
Ils se séparèrent courtoisement, mais dès qu'il fut hors de vue, Azraël accéléra le train ; les ombres des roches n'étaient pas connues pour le respect de leur parole et rien ne lui disait qu'elle ne le suivait pas pour le priver d'un cheval au détour d'une galerie. Il prit bien garde à ne pas être suivi et conduisit les montures jusqu'au couloir communiquant avec la Crypte. Il fit jouer le loquet, discrètement, et la porte secrète pivota. Il poussa vivement les chevaux à l'intérieur et referma la porte derrière lui. Il se trouvait dans une grande salle vide, toute blanche. Il alla au fond de la pièce, ouvrit un grand portail, tirant les chevaux derrière lui et les installa dans les écuries vides qui s'offraient à lui. Avec un sourire moqueur, il se tourna vers Furnerius et, très grand seigneur, lui demanda :
- Quelle stalle veux-tu, très cher ?
Furnerius eut un hennissement réprobateur, puis retroussa ses douces lèvres en ce qui aurait pu passer pour un sourire. Azraël lui fit une horrible grimace et l'installa dans la plus grande des stalles. Il vérifia qu'ils avaient de l'eau et de la nourriture, puis quitta les écuries, oubliant complètement de fermer les portes des stalles. Il referma soigneusement toutes les autres portes derrière lui et se retrouva de nouveau dans les galeries de Vindemiatrix.
- Je déteste cet endroit, grogna-t-il. Ce n'est certes pas là que je partirai en villégiature !
Avec un énorme soupir, il prit sa course dans les souterrains. Il ralentit en approchant de l'antre de l'ombre des roches, mais il n'y eut pas le moindre mouvement ; il se demanda un instant si elle était vraiment partie à la recherche du ver pourpre. En tout cas, elle ne serait pas déçue : il y avait effectivement un ver pourpre à l'endroit qu'il avait indiqué, mais à cette époque de l'année, il ne devait pas être tout seul... Il retint un ricanement, mais n'eut aucun remords de ce qu'il avait fait.
Zarth et Julian l'attendaient bien patiemment et ils se levèrent quand ils entendirent sa course légère sur les rochers. Le chevalier du néant eut un regard de reproche. Etonné, Azraël interrogea Zarth avec le langage des doigts.
- Il t'en veut de l'avoir laissé en arrière, expliqua silencieusement Zarth. Il espérait en découdre avec des drows.
- C'est bien pour cela que je ne l'ai pas emmené ! fit Azraël en étouffant un rire. Il serait capable de nous faire repérer rien que pour exterminer cinquante malheureux elfes noirs. Une honte, n'est-ce pas ?
- Oh oui ! Le sang salit le sol et le rend glissant. C'est dangereux lorsqu'on fuit.
- Depuis quand un chevalier du néant fuit-il ? demanda Azraël d'un air faussement indigné. Tu les insultes, vil drow !
- Pardonne-moi, ô non moins vil assassin ! rétorqua Zarth et ses doigts trahissaient le rire silencieux qui le secouait tout entier.
Azraël reprit son sérieux et demanda à voix haute :
- Quel sera le programme, demain ?
- Il faudra être sur nos gardes, dit Zarth sans répondre directement à la question. Nous allons longer le domaine des Maskelyne et matrone Sielera est toujours à l'affût des intrus passant près de chez elle.
- Ton emblème ne risque pas de nous faire repérer ? interrogea Azraël, soucieux.
Zarth étouffa un rire.
- Si elle se base dessus, elle ne me sentira jamais arriver. Il y a belle lurette que je ne l'ai plus. C'est Méline qui le porte.
- Se peut-il qu'une faible dame ait accepté de porter un emblème aussi tristement célèbre que celui d'un drow ? s'exclama Julian, troublé.
- Faible, faible, grogna Azraël, c'est vite dit. Je puis t'assurer que Méline t'en remontrerait sur sa faiblesse. Quand lui as-tu donné ? reprit-il en s'adressant à Zarth.
- Le jour de notre première rencontre. Elle m'a donné une médaille de Sirius. Je lui ai offert tout ce qu'il me restait. Grâce à elle, le dieu-elfe a daigné baisser son regard sur moi.
Azraël eut un sourire torve. Le parler assez ampoulé de Julian commençait à déteindre sur le jeune drow.
- Tous au lit ! les houspilla-t-il soudain. J'aimerais savoir ce que vous faites encore debout à cette heure !
Zarth s'exécuta en riant, tandis que Julian le regardait avec des yeux ronds.
- Pardonne ma hardiesse, ami, mais le sommeil fuirait-il tes paupières toutes les nuits ?
- Dis-moi, Julian, as-tu déjà vu un assassin dormir ? demanda Azraël d'un ton fruité.
Le chevalier du chaos hésita, désarçonné.
- En vérité, ami, je ne connais que fort peu d'assassins et onc n'ont fermé les yeux en ma présence.
- Tu m'étonnes ! fit Azraël entre ses dents. Il est normal, ami, que tu ne les aies vus dormir, puisque, hommes de la nuit, ils ne sauraient clore leurs paupières en de si douces heures.
Du coin où il s'était installé, Zarth lui fit des signes frénétiques :
- Continue comme cela et j'en parle à Méline ! Je suis sûr qu'elle adorera t'entendre parler des "si douces heures" !
- Dis seulement un mot à ce sujet, rétorqua Azraël avec des gestes incisifs, et je te promets que ta carcasse ornera les murailles de Slar.
Zarth se renfonça dans son coin, sans doute pour cacher le rire qui n'allait pas tarder à exploser. Azraël, parfaitement calme, reporta toute son attention sur Julian.
- Aussi, ami, ne crains pas de placer ta confiance en moi car, en vérité, elle ne pourrait être mieux placée en cet instant.
Julian regarda longuement Azraël, essayant de voir s'il se moquait de lui ou non. Finalement, devant l'intense magnétisme du regard aux eaux sombres, le chevalier du néant baissa les yeux ; il alla s'allonger dans un coin et s'enroula dans sa couverture en jetant à Azraël un dernier regard perplexe. Le jeune homme resta imperturbable et s'interdit de regarder Zarth qui se tordait de rire. Il était debout, légèrement appuyé contre la paroi, les bras croisés, en son attitude la plus familière. Il eut un sourire énigmatique, et Julian, étrangement, se sentit rassuré... à tort, car le sourire d'Azraël était celui qu'aimait tant Siriog, un sourire à la fois éblouissant de gaieté et de blancheur et inquiétant par le pli de mauvais augure. Le jeune aventurier ne bougea pas tant que la respiration de ses deux compagnons ne devînt pas régulière. Alors seulement, il se redressa d'un coup de reins et, silencieux sur ses pieds nus, il partit dans le labyrinthe jouxtant la ville cent fois maudite de Vindemiatrix. Il savait que ni Zarth, ni Julian ne craignait quoi que ce soit : d'abord, le jeune drow se réveillerait dès qu'un danger se présenterait et, l'avantage avec lui, c'était qu'il était toujours prêt au combat. Azraël s'aperçut qu'il aimait bien Zarth ; il s'était cru un solitaire endurci, mais avec un compagnon tel que Zarth, qui lui ressemblait tellement en étant pourtant très différent de lui, l'aventure et le danger devenaient vraiment le jeu qu'il avait toujours prétendu qu'ils étaient. Ensuite, il était à peu près certain que ses deux compagnons pouvaient dormir sur leurs deux oreilles : en effet, l'instinct de bête sauvage qu'il avait en lui l'avertirait aussitôt qu'un danger se profilerait.
Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair
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