Les chevaliers de la guerre

   Azraël mena Méline en direction de l'éclair qu'il avait aperçu. Si la jeune fille n'avait aucun souvenir de ce lieu où il l'emmenait, le jeune homme, lui, était assailli par les images qu'il en gardait. Ce lieu n'était autre que la tour du chaos, la bâtisse ronde recouverte de plaques de miroir. Il y allait, sans même daigner se cacher, une idée en tête, une idée qui lui tenait tant à coeur qu'elle en était marquée sur son visage. C'était l'homme implacable qui était de retour, celui que même tous les chevaliers du chaos de la tour réunis ne pourraient arrêter. C'était l'homme qu'on appelait démon, c'était l'ombre revenue dans la lumière d'Arkis, Azraël l'Invincible était de retour.
   A la tour du chaos, personne n'attaqua quand Azraël et Méline se présentèrent devant la porte. Impudemment, il entra, laissant Furnerius à l'entrée, prêt à partir au galop si le besoin s'en faisait sentir. Sa confiance accrue par ce qui venait de se passer, Méline le suivit sans poser de questions. Sans vergogne, Azraël monta tranquillement au quatrième étage de la tour. Il ne vit pas un seul chevalier, pas un seul garde. On aurait cru que tout était désert. Azraël ouvrit la porte et laissa Méline entrer devant lui. C'était la pièce luxueuse dans laquelle il était venu d'instinct, lors de sa capture par les chevaliers du chaos.
   Comme si elle comprenait ses motivations, Méline alla droit au portrait de Lymanee. C'était une mince jeune fille aux longs cheveux bruns dansant dans son dos et aux yeux vert clair. Instantanément, la jeune magicienne comprit pourquoi Azraël avait pu être attiré par elle : le regard clair avait un éclat décidé, la bouche souriait, mais le pli des lèvres était ferme et volontaire. Oui, Lymanee était une jeune fille qui ne craignait ni dieu, ni démon, une digne fille de chevalier du chaos. Méline sentit qu'Azraël venait derrière elle. Elle se retourna.
    - Eh bien ? fit-elle d'un ton de défi.
   Azraël montra le portrait sans rien dire.
    - J'ai vu, répondit Méline. Et je répète : eh bien ?
   Son coeur battait à tout rompre. Elle avait peur de comprendre ce qu'elle lisait dans les yeux noirs insondables. La réponse à sa question non formulée vint enfin :
    - Comprends-tu maintenant pourquoi je ne peux pas oublier son souvenir ?
   La voix était rauque, voilée, comme teintée d'une tristesse sans âge.
    - Tu m'as dit que tu m'aimais ! lança Méline.
    - Lymanee avait seize ans quand elle est morte ; j'en avais vingt-quatre. Depuis que j'ai vingt-quatre ans, je suis fidèle au souvenir d'une morte, je suis fidèle à l'amour que je lui portais, comme elle m'a avoué le sien sur son lit de mort. Et j'ai trahi la confiance qu'elle me portait.
   Méline sentit son sang se glacer.
    - Parce que tu m'aimes ? fit-elle d'une toute petite voix.
    - Je croyais que tu étais Lymanee, continua Azraël comme s'il n'avait pas entendu sa question. Je croyais que tu étais elle ! Les Merveilleux t'avaient reconnue, Aynaud aussi, tu as certaines de ses manies... Je ne croyais pas faire de tort à sa mémoire en t'aimant... Je me suis trompé. Tu n'es pas Lymanee ! lança-t-il en s'éloignant vers la porte.
   Sa dernière phrase résonna comme un glas pour Méline.
    - Pourquoi ne suis-je pas Lymanee ? demanda-t-elle, se battant soudain pour une identité dont elle ne voulait pas : elle ne voulait pas vivre dans l'ombre de la morte !
    - Parce que Lymanee aurait compris, répondit-il sans se retourner.
   Compris quoi ? Méline ouvrit la bouche pour comprendre, elle aussi, mais elle la referma sans avoir dit un seul mot. Soudain, tout venait de lui apparaître dans sa lumineuse simplicité : Lymanee aurait compris pourquoi il tenait tant à la séparer de lui, pourquoi une souveraine ne pouvait aimer un assassin. Elle baissa la tête et deux larmes comme des diamants perlèrent à ses paupières.
    - Tu vas partir, Egan ? dit-elle doucement, faisant appel à toute sa volonté pour que sa voix ne tremble pas.
    - Si tu ne veux pas comprendre, oui, je partirai et je ne reviendrai plus jamais au royaume de Slar. Je continuerai la lutte, mais ailleurs.
    - Mais si je comprends, Egan, si je comprends, resteras-tu ?
   La réponse se fit attendre, mais elle vint, ferme et définitive :
    - Oui.
   Méline ferma les yeux, pria Illustra de lui donner la force nécessaire, puis déclara d'une voix brisée :
    - Alors, Egan, je te promets de ne plus jamais faire allusion à... à ce qui te dérange tellement et de me comporter comme doit se comporter la souveraine de Slar qui... qui peut employer des assassins, mais non en aimer un !
    - Alors viens, il est temps de rentrer.
   La mort dans l'âme, ayant l'impression de renoncer à tout ce qu'elle aimait et croyait, Méline le suivit sans plus protester.
    - Peut-être, songeait-elle, peut-être que les affaires du royaume me permettront de trouver un dérivatif qui m'empêchera de trop penser ! Peut-être !

   En chemin, elle eut une idée, mais eut soudain peur d'en parler à Azraël. Elle se morigéna, se disant que la cour ne devait surtout pas être au courant de ce qu'il s'était passé : les courtisans en feraient des gorges chaudes et en profiteraient pour reprendre du poil de la bête.
    - Egan, fit-elle d'un ton qu'elle espérait parfaitement naturel, pourquoi ne créerais-tu pas un nouvel ordre de la guerre ?
   Le jeune homme tourna vers elle son regard au feu magnétique.
    - Redonner vie à l'ordre de la guerre, répéta-t-il d'un ton pensif. C'est une bonne idée. Ça donnerait quelques sueurs froides aux Fils des Ténèbres.
    - Je suis sûre que parmi tous nos réfugiés, plus d'un serait ravi de devenir chevalier de la guerre ! Surtout que la légende qu'est Egan Pendragon peut faire naître des vocations.
   Visiblement, Azraël, même s'il ne disait trop rien, trouvait l'idée plutôt séduisante.
    - Veux-tu que je fasse une proclamation, sitôt arrivés à Slar ? De plus, ajouta-t-elle pour achever de le convaincre, un ordre de la guerre pourrait être utile, maintenant que nous allons nous attaquer aux troupes du chaos.
   Azraël lui jeta un regard en biais.
    - Tu sais qu'il faudra plusieurs mois pour que l'ordre soit vraiment effectif ?
    - Je ne crois pas, non. Tu oublies que Zarth a entraîné la plupart de nos combattants. Il mérite d'ailleurs de prendre du repos, le pauvre !
    - Zarth n'aime rien tant que d'être occupé, fit machinalement Azraël, ses pensées ailleurs.
   Méline comprit, sans qu'il ait besoin de le dire, qu'il était d'accord pour redonner vie aux chevaliers de la guerre. Dans le coeur du jeune homme, c'était resté comme une blessure d'amour-propre. Méline ignorait si Azraël portait le regret des chevaliers de la guerre parce qu'ils avaient disparus ou parce qu'ils avaient été plus que des amis pour lui. Elle se dit qu'il avait quand même dû se sentir intégré chez eux, puisqu'il était rentré chez les Fils des Ténèbres pour les venger. Comme pour répondre à sa question, Azraël dit doucement :
    - Ne t'y trompe pas, Méline. L'ordre de la guerre était une famille pour moi. J'étais vu comme un bon combattant, qui ne reculait jamais, comme le voulait l'honneur, et c'est pour cela que j'étais intégré parmi eux. Quand on rentre dans l'ordre de la guerre, le passé disparaît. Si tu es jugé digne, tu deviens quelqu'un de l'ordre et tes problèmes, si tu en as, deviennent ceux des autres chevaliers, comme les leurs deviennent les tiens. Les seules choses qui comptent dans l'ordre, ce sont les liens solides qu'il y a entre tous les chevaliers, des liens de fraternité dans le combat, qui dépassent même les haines personnelles, et l'art de se battre. L'égalité régnait le plus possible, si bien que même si ma ceinture a été modifiée cinq fois sur un maximum possible de sept, je restais avec les autres, avec les novices et avec ceux qui étaient proches de la perfection. Nous étions tous mélangés et ceux qui avaient leur ceinture rectifiée sept fois et que nous appelions les grands-croix, même s'ils ne l'étaient pas vraiment, s'entendaient tous et se mêlaient aux autres. Pas de véritable chef, même si c'étaient eux qui prenaient les décisions.
    - C'est dit, Egan. Je crois que ton coeur a besoin d'un nouvel ordre de la guerre.
    - Mon coeur et ma vengeance, murmura Azraël si bas qu'elle ne l'entendit pas.

   Sitôt arrivée à Slar, Méline envoya des émissaires dans tous les campements dressés dans la ville et bientôt, on vit tous ceux qui étaient intéressés converger vers le palais, où ils étaient dirigés vers la cour où Zarth avait si longtemps entraîné les réfugiés. Et là, Azraël les attendait, un peu nerveux. Quand le flux d'arrivants s'arrêta enfin, il prit une grande inspiration et s'avança vers tous ceux qui étaient réunis.
    - Pour ceux d'entre vous qui ne me connaissent pas encore, cria-t-il, je suis Egan Pendragon, aussi connu sous le nom d'Azraël, et je suis le champion du feu. Je suis aussi chevalier de la guerre, ordre qui a disparu et que je veux voir revivre. Et vous êtes ici pour cela !
   Il fit face à tous ceux qui avaient répondu à son appel, ou plutôt, à celui de Méline. Il se sentait nerveux et chercha inconsciemment les quelques visages familiers. Dizarn et Urgell, son frère, étaient là, ainsi que Siriog, que Méline avait encouragé. Il avait horreur des discours en public, mais il reprit néanmoins la parole :
    - Bienvenue à tous, qui avez décidé de redonner vie à l'ordre moribond des chevaliers de la guerre !
    - L'ordre n'avait-il donc pas totalement disparu ? demanda quelqu'un.
    - Pas tout à fait. Je suis Egan Pendragon, dernier survivant de l'ordre de la guerre, je suis Egan Pendragon et j'ai lutté sept ans contre la Guilde pour survivre, pour que l'ordre ne meure pas. Maintenant, je compte sur vous pour donner des sueurs froides à la Guilde. Peut-être certains sont-ils maintenant moins enthousiastes à se joindre à moi.
   Mais personne ne bougea, alors Azraël continua :
    - Je suis ici pour vous apprendre ce que c'était que l'ordre de la guerre, pour vous rappeler son code d'honneur, sa façon de vivre et de lutter. Je ne suis pas grand-croix de l'ordre, je ne suis malheureusement pas arrivé à ce niveau. Je ne suis que commandeur de l'ordre. C'est un titre qui n'a aucune valeur, comme tous les titres de l'ordre. Néanmoins, je pense être capable de faire de vous de vrais chevaliers de la guerre.
   Il fit une pause.
    - Avant toute chose, reprit-il, je tiens à vous dire que les chevaliers de la guerre meurent jeunes, car leur honneur leur interdit de reculer d'un pas au combat. Le dieu de l'ordre est Varaxador, mais l'ordre en lui-même n'est pas un ordre divin. Le but des chevaliers est simple : quand il y a une guerre, il appartient aux grands-croix de déterminer quel parti est digne de son intervention et les chevaliers vont tous mourir au combat pour cette cause, sauf quelques-uns, qui resteront pour fonder le nouvel ordre. Nos plus grands ennemis sont les Fils des Ténèbres, nos alliés les Païens. Si vous n'avez pas de question, nous allons pouvoir passer à l'entraînement.
   Seul le silence lui répondit.
    - Pour faire de vous les meilleurs et pour que vous soyez capables de défaire les Fils des Ténèbres, j'ai tenu à m'assurer la présence du meilleur maître d'armes, Zarth Ka'Brézil, de la maison des Maskelyne.
   Zarth fit son entrée, plutôt timidement, mais les sourires de Dizarn, Urgell et Siriog le rassurèrent. De plus, une majorité de ceux qui étaient présents avaient fait partie de ses anciens élèves.
    - Zarth et moi allons donc vous entraîner. Je veux que vous preniez chacun un compagnon d'armes, avec qui vous allez tout faire. Alors choisissez-le bien, car il deviendra plus que votre compagnon d'armes : il deviendra votre frère d'armes ! Mais sachez aussi une chose : dans l'ordre de la guerre, les inimités personnelles n'existent plus. Vos problèmes sont ceux des autres et les leurs deviennent les vôtres. Celui que vous croyiez être votre pire ennemi peut se révéler votre meilleur allié. Il y a trois règles fondamentales dans l'ordre : nous devons tous être liés comme si nous étions tous des frères, il n'y a aucune notion de hiérarchie et vous êtes ici pour sublimer l'art de la guerre.
   Chacun fit comme Azraël disait. Le jeune homme était rassuré d'un certain côté : aucun des courtisans qu'il détestait tant - non, ce n'était même pas de la haine, c'était de l'indifférence, plutôt - n'avait voulu se joindre à ce grand rassemblement. Comme il était naturel, Azraël et Zarth se choisirent comme compagnons d'armes. Etrangement, Dizarn ne choisit pas son frère, mais se tourna vers Siriog.
    - Nous ne sommes pas barbares de la même tribu, dit-il avec un sourire d'invitation, mais nous partageons quelque chose : notre fanatisme pour notre prince.
   Siriog ne dit rien tout d'abord, comme si sa fierté se rebellait, puis il agrippa la main que Dizarn lui tendait. Azraël et Zarth virent ce geste et un sourire flotta fugitivement sur les lèvres du jeune homme. Urgell avait regardé autour de lui et s'était dirigé vers un elfe, plutôt chétif, même d'après les critères elfes, et, un sourire aux lèvres, se proposa comme compagnon d'armes. L'elfe leva un regard timide vers le colosse blond qui venait à lui et, voyant qu'il ne se moquait pas de lui, accepta de grand coeur l'offre qui lui était faite. Il s'appelait Solen.
   Après un désordre indescriptible, chacun finit par trouver son compagnon d'armes. Les noms fusaient dans tous les sens et Azraël regardait cela avec approbation. Il se souvenait encore des arrivées de novices dans l'ordre : c'était le même brouhaha joyeux, les mêmes intonations dans les interpellations. Puis le bruit se calma et chacun tourna les yeux vers Azraël et Zarth qui commencèrent tranquillement leurs démonstrations. Un peu plus tard, la cour retentissait du bruit des armes entrechoquées.
   Les jours suivants, le même scénario se répéta. Azraël et Zarth demeuraient invisibles à la cour : ils restaient avec les futurs chevaliers dans les logements que Méline leur avait attribués. La jeune souveraine semblait insensible à l'absence de son champion. Elle sentait souvent sur elle le regard inquisiteur d'Elias, qui devait se demander comment elle supportait l'épreuve, mais elle opposait à tous un visage impassible. Les courtisans commencèrent à jaser et bientôt, on proclama partout la défaveur du champion du feu. Si bien que certains n'hésitèrent pas à venir narguer Azraël dans la cour, devant tous ses nouveaux frères.
   Mal leur en prit. Ils auraient dû penser que la faveur de Méline n'expliquait pas seule la puissance d'Azraël. Sans se soucier de leurs cris de protestations, de leur réclamation de tel grand nom ou de tel protecteur, il les rossa consciencieusement, sans même prendre une arme et les renvoya piteux à la cour. Comme ceux qui avaient subi pareille humiliation préféraient le cacher, Elias savourait presque ouvertement ce qu'il appelait sa victoire et Ozanam en profitait pour faire de multiples chansons sur la déchéance du champion, ce qui empira encore l'atmosphère de malaise qui commençait à s'ancrer à la cour.
   Mais Azraël s'en moquait. Il vivait avec les chevaliers de la guerre, nuit et jour, comme Zarth. Cette formation semblait être pour le maître et l'élève une nouvelle occasion de se rapprocher et ils ne s'en privèrent pas. L'amitié entre Azraël et Zarth devint plus solide que jamais et leur complicité plus évidente encore. Ils avaient parfois les mêmes gestes au même moment, les mêmes mimiques de désespoir exagéré devant certaines maladresses et partaient du même rire.
   Les chevaliers en oubliaient l'horreur de la guerre qui grondait à leurs portes, ils vivaient presque heureux, les uns avec les autres, découvrant leurs voisins qu'ils avaient cru insupportables et qui se révélaient de joyeux lurons à l'humour cynique, parfois teinté de noir pour ceux qui avaient subi de grandes pertes, mais tous redressaient la tête fièrement. Tous, également, vouaient presque un culte à Azraël et Zarth. Dizarn avait dit à Siriog qu'ils étaient tous les deux des fanatiques du prince de Gazanhe, mais parfois, il s'effarait de voir comment les chevaliers adoraient Azraël. Tous l'appelaient Egan, mais avec une nuance de respect qui n'échappait à personne.
   Déjà, le jeune homme avait repéré quelques éléments qui lui paraissaient dignes d'avoir leur ceinture rectifiée. Il avait lui-même, avec l'aide de Zarth, réalisé les ceintures de base pour tous ceux qui étaient présents. C'était un talent que l'on apprenait à la troisième modification. Alors il alla voir les sujets en question, parmi lesquels se trouvaient Dizarn, Siriog et Solen. Volontairement, il laissa de côté Urgell, même si le colosse avait les capacités pour passer au niveau supérieur. Le géant blond comprit fort bien quelle en était la raison : il était hors de question que les autres chevaliers croient qu'il y avait favoritisme.
   Solen fut très surpris d'être choisi. Certes, il était frêle, presque maladif, mais il avait une technique d'une fluidité qui avait séduit Azraël. Le jeune elfe rougit beaucoup d'être distingué et pendant plusieurs jours d'affilée, Azraël le vit caresser doucement sa ceinture rectifiée du bout des doigts, avec un air émerveillé qu'il n'était pas près de perdre. Les ceintures de quinze chevaliers furent donc modifiées et Zarth et Azraël y passèrent une nuit complète à sculpter patiemment les détails qui s'ajoutaient à la ceinture pour le passage au premier niveau.
   Azraël avait dessiné à Zarth tous les ornements qui allaient se rajouter au fur et à mesure. Sur sept dessins différents, il avait détaillé les différents passages, puis, sur un seul dessin, il avait montré le résultat de l'ensemble, chaque stade étant marqué d'une couleur pour mieux faire la distinction. Le jeune elfe noir les avait étudiés longuement, puis avait eu un geste d'assentiment. Les dessins étaient maintenant gravés dans sa mémoire et, comme Azraël, il n'oublierait jamais plus ce qu'ils étaient. Bien sûr, Zarth avait eu sa ceinture modifiée dès le début : Azraël lui avait offert une ceinture du même niveau que lui.
    - Je sais que tu n'es pas chevalier de la guerre, lui avait-il dit gravement en lui tendant l'ornement qui allait être la marque de l'ordre auquel il appartenait désormais. Mais je sais que tu as le même niveau que moi et que la doctrine de la guerre te viendra vite. Tu la respectes déjà en grande partie.
   Le jeune drow n'avait rien dit, mais Azraël avait remarqué la lueur de joie dans le regard gris quand il avait reçu sa ceinture des mains du jeune homme.
   Azraël se sentait presque revivre en voyant l'ordre de la guerre émerger des cendres. Le secret en était bien gardé. Aucun courtisan ne savait en fait de quoi il s'agissait, pensant simplement que Zarth et son nouvel aide, comme ils appelaient maintenant Azraël, continuaient à entraîner les réfugiés. Les émissaires de Méline avaient choisi avec soin les personnes à qui ils avaient parlé, si bien que Azraël pouvait raisonnablement espérer que la Guilde n'était pas encore au courant de son initiative et qu'elle n'allait pas écraser dans l'oeuf ce qu'elle ne manquerait pas de considérer comme une menace.
   Pourtant, il avait encore un regret, car au fond de lui vivait toujours l'ancien ordre, tous ces chevaliers qui avaient été ses frères, pour la mémoire desquels il avait voulu de toutes ses forces survivre contre la Guilde, tous ces compagnons d'armes qu'il avait voulu venger en devenant Azraël le Fils des Ténèbres et parmi tous ceux-là, un surtout, dont le souvenir restait vif : son propre frère d'armes. Il s'appelait Donansian Erythr , car ses cheveux étaient d'un roux flamboyant presque rouge. C'était un mince jeune homme au regard brun rieur, toujours un sourire aux lèvres, même au coeur du combat, qui adorait jouer le plus de farces possibles à Azraël.
   En combat, Donansian et lui étaient inséparables ; dos à dos quand ils étaient encerclés, ou côte à côte quand ils avançaient en faisant des ravages dans les rangs adverses, leurs mouvements étaient toujours coordonnés, ils savaient se battre sans se gêner. Une telle organisation n'était pas rare, mais les grands-croix aimaient les citer en exemple. Pourtant, tout semblait éloigner Donansian d'Azraël : autant le jeune homme avait déjà le sérieux et l'impassibilité qui allaient devenir siens plus tard, autant Donansian n'était qu'un rire. Il était capable d'être pris d'un fou rire au beau milieu d'un discours très sérieux, entraînant les autres dans son hilarité tant son rire était communicatif, mais dans les combats, s'il gardait son sourire, il ne riait pas. Seul Azraël se moquait de ses adversaires. Pour Donansian, la guerre était quelque chose de sérieux.
   Azraël soupira. Donansian lui manquait. Il lui aurait suffi d'éclater de rire une fois, au milieu de tous ces gens d'horizons disparates, dont un tiers était des elfes, pour que toutes les barrières s'abattent et que les mains se tendent spontanément. Mais voilà, Donansian n'était pas là. Il était mort dans les premiers quand les Fils des Ténèbres s'étaient abattus sur eux, ses lèvres figées gardant l'empreinte de son sourire. Et Azraël, dans un hurlement de fou, était devenu berserker, le combattant le plus redouté : sans craindre pour sa vie, il avait foncé droit devant lui, sans même chercher à se défendre, son seul but étant d'attaquer, toujours plus. Seul au beau milieu des ennemis, sa colère berserker l'avait miraculeusement préservé, tout en faisant un carnage autour de lui.
   Il soupira de nouveau ; Donansian, comme bien d'autres, ne vivait désormais plus que dans sa mémoire. Mais subitement, il sourit : il venait de se souvenir d'une vieille tradition des chevaliers, pas toujours respectée. Les "vieux" chevaliers racontaient aux novices l'histoire des anciens ordres. Le sourire d'Azraël s'élargit encore : oui, il raconterait à tous ceux qui se trouvaient avec lui l'histoire de son ordre et Donansian, avec tous les autres, revivrait dans les mémoires. Mentalement, il adressa un message à son ami mort depuis sept ans :
    - Dors en paix, mon frère, ton histoire ne mourra jamais !

Texte © Azraël 1996 - 2002.
Bordure et boutons Black Cat, de Silverhair

Silverhair